Dans l’article « Fonctionnaires » du Dictionnaire de l’économie politique (tome 1, A—I, 1852), Ambroise Clément porte la charge contre l’extension du domaine de l’intervention publique sur celui de l’initiative individuelle et de l’entreprise privée. Reprenant les intuitions de Vincent de Gournay[1] [voir notes en bas de page] et surtout les analyses de Charles Comte et Charles Dunoyer[2], il soutient qu’il existe une différence fondamentale entre les services publics, fonctionnant par autorité, et les services privés, fonctionnant par la liberté. Les services privés sont soumis à la loi de la concurrence, par laquelle les hommes progressent et innovent, cherchant dans la satisfaction de leur clientèle la seule source possible de leur prospérité. Les services publics en revanche répondent aux impératifs, plus ou moins désintéressés, plus ou moins légitimes, communiqués par des ministres ou des parlementaires ; ils ne suivent pas directement les besoins des usagers, leur valeur n’est pas débattue par la confrontation libre des offreurs et des demandeurs, et le moteur de l’intérêt personnel ne force pas à leur perfectionnement. Le propos d’Ambroise Clément, dans cet article, introduit les concepts qui sont au cœur des célèbres écrits de Ludwig von Mises sur le calcul économique en régime socialiste. En concluant sur l’erreur d’étendre la sphère de l’activité gouvernementale, il nous rappelle à l’urgence de populariser dans notre pays les connaissances de base en économie. — B.M.
Ambroise Clément (1805-1886) était économiste et longtemps secrétaire du maire de Saint-Étienne. Dans le milieu des années 1840, il commença à écrire sur les questions économiques et impressionna tellement Guillaumin que ce dernier lui demanda d’assumer la tâche de diriger la publication de l’important et influent Dictionnaire de l’économie politique, en 1850. Il y écrivit de très nombreux articles. Clément fut membre de la Société d’économie politique à partir de 1848, un écrivain régulier et un critique pour le Journal des économistes, et fut nommé membre correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques en 1872. Il fut l’auteur des ouvrages suivants : Recherches sur les causes de l’indigence (1846), Des nouvelles idées de réforme industrielle et en particulier du projet d’organisation du travail de M. Louis Blanc (1846), La crise économique et sociale en France et en Europe (1886), ainsi qu’une critique précoce des Harmonies économiques de Bastiat pour le Journal des économistes (1850), dans laquelle il salua le style de Bastiat, mais critiqua aussi sa position sur la population et sa théorie de la valeur. Deux œuvres qui méritent une attention spéciale sont l’article sur la spoliation, « De la spoliation légale » (Journal des économistes, vol. 20, n°83, 1er juillet 1848), qu’il a écrit dans le feu de l’insurrection des Journées de juin, et l’ouvrage en deux volumes sur la théorie sociale qui expose de nombreuses vues « autrichiennes » : Essai sur la science sociale. Économie politique – morale expérimentale – politique théorique (Paris, Guillaumin, 1867). — David Hart.
Ambroise Clément, article « Fonctionnaires » du Dictionnaire de l’économie politique, Paris, Guillaumin, 1852, p.787-789
FONCTIONNAIRES
« Les fonctionnaires publics, dit M. Vivien[3], sont les dispensateurs ou les instruments de la force sociale ; par leur entremise, la justice se rend, l’instruction se propage, la police est observée, l’impôt perçu, la fortune publique administrée, la richesse nationale accrue, la sûreté, la dignité, la grandeur du pays sont maintenues et garanties. »
Adam Smith, tout en reconnaissant la nécessité du service des fonctionnaires, les comprenait dans la classe des travailleurs qu’il nommait improductifs : parce que le produit de leur travail ne lui apparaissant dans aucun objet matériel, il supposait qu’aucune accumulation de richesse ne pouvait en résulter. L’erreur de cette opinion a souvent été démontrée depuis. La production industrielle consiste à modifier, déplacer ou transformer les matériaux fournis par la nature, de manière à les rendre applicables à nos besoins ; ce qu’elle crée ainsi, ce n’est pas de la matière, chose tout à fait au-dessus du pouvoir humain, mais de l’utilité, et il faut pour cela qu’elle surmonte des obstacles de divers genres, parmi lesquels ceux qui existent dans les passions des hommes, et qui arrêteraient la production en supprimant la sécurité, sont assurément au nombre des plus considérables et des plus difficiles à vaincre. Or la mission essentielle des gouvernements est d’instituer et d’appliquer les garanties indispensables à cette sécurité ; les fonctionnaires qu’ils emploient dans ce but concourent donc très positivement à la production, en travaillant à surmonter l’une des principales difficultés qui peuvent s’opposer à ses développements et à sa fécondité, et en y réussissant plus ou moins bien.
Lorsque cette mission est convenablement remplie, l’utilité qui en résulte s’attache à l’homme lui-même, qu’elle rend plus retenu dans ses penchants malfaisants, plus éclairé sur ses devoirs et ses droits, mieux disposé à observer les uns et à défendre les autres, plus apte, en un mot, à toutes les fonctions utiles de la vie sociale. On ne saurait donc méconnaître que les fonctionnaires appliqués à une semblable mission prennent une part considérable à la production et à l’accumulation des utilités de création humaine qui composent les richesses ; mais il ne faudrait pas conclure de là que leur concours est d’autant plus efficace qu’ils sont plus nombreux et que leur action s’étend davantage, car cette conclusion serait le contraire de la vérité, et c’est ici le cas de faire, entre les fonctionnaires et les autres travailleurs, une distinction qui nous parait importante.
Tous les travaux régis par LA LIBERTÉ, c’est-à-dire résultant de l’initiative et des combinaisons volontaires de l’activité individuelle, sont soumis, dans leurs développements et dans leurs résultats, à des lois naturelles que l’observation a fait reconnaître ; mais les travaux des fonctionnaires, régis par L’AUTORITÉ, c’est-à-dire par des hommes investis du pouvoir de contraindre les volontés, échappent généralement à l’action de ces lois. Quelques indications suffiront pour donner une idée de la différence, et souvent de l’opposition des conditions qui régissent ces deux classes de travaux.
Les travaux libres ont pour cause déterminante les besoins variés que chacun éprouve et satisfait à son gré, selon la limite de ses ressources ; ils ne sauraient prendre, dans leurs diverses applications, plus de développement que n’en comporte l’étendue de chacune des classes de besoins auxquels ils répondent, car nul travailleur n’a le pouvoir de faire accepter aux autres des produits ou des services qui ne leur conviendraient pas, ni de les obliger à en rémunérer une plus grande quantité que celle qu’ils réclament. En l’absence de toute contrainte ou empêchement, soit quant au travail, soit quant aux échanges, chaque service est nécessairement rémunéré en raison de sa valeur réelle, c’est-à-dire de celle qu’on lui reconnaît généralement. Si une classe de services s’étend plus que ne le réclame l’état des besoins correspondants, le taux de sa valeur s’abaisse et les travailleurs tendent à s’en dégager ; si, au contraire, une classe de services ne se trouve pas suffisamment étendue relativement à la demande que l’on en fait, le taux de sa valeur s’élève et de nouveaux travailleurs tendent aussitôt à s’y livrer. C’est ainsi que la liberté assure à chacun une part du produit général égale à la valeur de son concours, telle qu’elle a été volontairement reconnue par tous, et qu’elle maintient, mieux qu’on ne saurait l’obtenir par tout autre moyen, une constante proportionnalité entre l’étendue de chaque branche de travaux, et celle des besoins qu’elle est destinée à satisfaire. Sous ce régime, chaque travailleur est vivement intéressé, dans sa sphère d’activité spéciale, à multiplier et à perfectionner ses services, parce que la récompense qu’il en attend grandit infailliblement à mesure qu’il réussit mieux à accroître leur importance, et que, d’un autre côté, ils seraient bientôt avilis et délaissés s’ils devenaient inférieurs à ceux de ses concurrents. Par là se produit, entre tous les travailleurs, une émulation énergique et persévérante, dont le résultat assuré est le perfectionnement continu de tous les travaux, l’accroissement progressif, tant en quantité qu’en importance, de tous les services que nous nous rendons mutuellement et dont les produits composent nos richesses.
Telles sont les conditions les plus générales qui régissent les travaux libres. Mais il en est tout autrement des travaux des fonctionnaires : la cause déterminante de ceux-ci n’est plus dans les besoins librement manifestés par chacun des individus dont se compose la société ; elle est dans la volonté, c’est-à-dire dans les opinions, les vues, les passions des hommes investis de l’autorité, et dans des besoins réels ou prétendus qu’ils supposent à la population, avec plus ou moins de raison et de désintéressement. Les applications de ces travaux ne se proportionnent donc plus nécessairement à l’étendue des besoins correspondants, car cette étendue n’est déterminée que par des appréciations arbitraires, plus ou moins indépendantes de l’assentiment des intéressés et plus ou moins fondées. D’un autre côté, ceux auxquels les services sont destinés n’ont plus la faculté de les refuser ni d’en limiter la quantité. Ces services ne sont donc plus rémunérés en raison de leur véritable valeur, car cette valeur n’est plus débattue et déterminée de concert entre celui qui la fournit et celui qui la paye, et sa fixation résulte d’appréciations presque inévitablement erronées ou partiales. Enfin, les principales causes du perfectionnement continu des travaux libres n’agissent plus sur les travaux des fonctionnaires, car il leur manque le stimulant de l’intérêt personnel qui, dans les fonctions publiques, se satisfait bien mieux par les sollicitations et l’intrigue que par l’amélioration des services. Il leur manque encore le stimulant de la concurrence et la certitude d’une récompense exactement proportionnelle à la valeur des services rendus.
On voit que les travaux des fonctionnaires ne sont assimilables, presque sous aucun rapport, aux travaux libres et, qu’on ne pourrait, en économie politique, confondre les uns avec les autres, les considérer comme étant soumis aux mêmes lois générales, sans ouvrir la voie à beaucoup d’erreurs.
Il résulte également des indications qui précèdent que les travaux des fonctionnaires sont placés dans des conditions incomparablement moins favorables à leurs progrès que celles qui régissent les travaux libres, et l’expérience confirme pleinement, sur ce point, les indications de la théorie, car les perfectionnements d’organisation ou de procédés sont aussi rares dans les services publics qu’ils sont fréquents dans les travaux libres. Ces derniers se transforment ou se modifient sans cesse sous l’impulsion des découvertes de la science ou d’un esprit d’invention constamment stimulé, et il n’est guère d’innovation adoptée qui n’ait pour effet d’accroître leur fécondité. Les premiers, au contraire, se distinguent par une sorte d’immutabilité qui n’est guère troublée qu’aux époques de révolutions, et les innovations qui se produisent alors sont loin de constituer toujours de véritables progrès. Telle est, sous le rapport de la fécondité des travaux, l’infériorité de ceux régis par l’autorité, que l’on peut affirmer, sans la moindre crainte d’exagération, que si la production libre employait autant de facultés et de ressources pour obtenir, en somme, aussi peu de résultats utiles, elle ne parviendrait pas à satisfaire la dixième partie des besoins auxquels elle pourvoit. Cette seule considération autoriserait à conclure que les nations qui entendent leurs intérêts doivent s’efforcer de réduire le plus possible le nombre de leurs services publics, ou, en d’autres termes, les attributions de leurs gouvernements, car toutes les branches d’activité qu’elles laissent enlever, sans une nécessité absolue, au domaine de l’initiative individuelle et de la liberté, pour en faire un apanage de l’autorité, perdent, par cela même, la plus grande partie de leur puissance utile ; mais la nécessité de restreindre le plus possible le nombre des services et des fonctionnaires publics apparaît bien davantage encore si l’on observe, dans leur ensemble, les funestes résultats produits par le système opposé.
Nous sommes engagés, en France, depuis longtemps, mais surtout depuis soixante ans, dans une voie désastreuse : sous l’influence de malheureuses erreurs d’opinion et d’une tendance trop générale vers les emplois publics, nous n’avons cessé d’agrandir le domaine de l’autorité aux dépens de celui de l’activité libre. C’est ainsi que nos gouvernements ont été successivement chargés de l’enseignement général, du service des cultes, de la réglementation et de la direction de tous les services d’utilité communale ou départementale ; de l’initiative et de la direction de tous les travaux publics ; de la réglementation de tous nos échanges avec les nations étrangères et de la mission de protéger, contre leur concurrence, certains producteurs nationaux, aux dépens d’autres producteurs et de tous les consommateurs ; de la réglementation d’une multitude de professions dont l’autorité peut seule conférer l’exercice, et enfin d’une intervention qui s’étend à presque toutes les affaires et aux directions de laquelle l’activité individuelle n’échappe que par exception. Non seulement cette extension monstrueuse de l’action de l’autorité a considérablement réduit la puissance et la fécondité des branches d’activité auxquelles elle s’applique plus particulièrement, mais elle a porté le découragement dans toutes les autres. Elle tend de plus en plus à faire perdre aux populations l’habitude des efforts personnels et le sentiment de la responsabilité, à les disposer à se dérober autant que possible à toute initiative individuelle, et à tout attendre du gouvernement. En même temps elle a entraîné la création d’un nombre immense de fonctions ou d’emplois publics, et multiplié à un point excessivement dangereux cette partie de la population qui, aspirant à vivre des faveurs gouvernementales ou du produit des impôts, use de tous les moyens pour y parvenir : corruption, intrigue, sollicitations, mendicité, émeutes, révolutions, contre-révolutions, etc. Elle a ainsi substitué, sur une vaste échelle, l’activité nuisible à l’activité utile, et rendu infiniment plus difficile, plus précaire et plus onéreux le maintien de la sécurité ; enfin, elle a contribué à élever nos dépenses publiques, en moins de 50 ans, de 500 à 1 800 millions de francs.
On compte, en France, de 5 a 600 mille fonctionnaires ou employés publics rétribués, dont une grande partie, loin de concourir à la création des utilités, sont occupés, généralement à leur insu, à nuire à cette création. Ce ne serait probablement pas exagérer que de porter au double le nombre des aspirants, plus ou moins affamés, qui assiègent sans cesse tous les postes dépendant de l’autorité. Or cela forme une classe parasite redoutable par sa masse, et c’est principalement pour la contenir, après l’avoir fait naître, que nous entretenons, en outre des 600 mille fonctionnaires, 500 mille officiers et soldats.
Les forces et les ressources de l’industrie sont immenses ; elle a marché et s’est développée à travers des obstacles plus grands encore que ceux que nous venons d’indiquer ; mais combien sa fécondité serait accrue et ses bienfaits plus abondants, si ses efforts étaient moins entravés, si l’autorité, se renfermant dans sa mission utile, le maintien de la sécurité, pouvait un jour renoncer à tout diriger et cesser ainsi de provoquer des tendances qu’il faut ensuite contenir par des moyens ruineux !
Ambroise Clément.
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NOTES DE L’INTRODUCTION :
[1] « Il n’y a dans tous les pays du monde, que deux classes d’hommes qui contribuent à en augmenter les richesses : 1° les laboureurs par la culture de la terre et ses productions, 2° les ouvriers, les artisans, les matelots et les marchands par leur industrie et par le commerce. Toutes les autres professions ne faisant point sortir de la terre et n’attirant point de l’étranger de nouvelles richesses, il est juste de dire que ceux qui les exercent vivent aux dépens et des fruits de l’industrie des laboureurs, des artisans, des matelots et des marchands. » Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, p.39
[2] « Nous l’avons déjà dit : il n’existe dans le monde que deux grands partis ; celui des hommes qui veulent vivre du produit de leur travail ou de leurs propriétés, et celui des hommes qui veulent vivre sur le travail ou sur les propriétés d’autrui ». (Le Censeur européen. Tome Septième, 1818)
NOTES DE L’ARTICLE :
[3] Études administratives, p.43.
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