Louis-Paul Abeille, Faits qui ont influé sur la cherté des grains en France et en Angleterre, [avril] 1768
FAITS QUI ONT INFLUÉ SUR LA CHERTÉ DES GRAINS EN FRANCE ET EN ANGLETERRE
Si l’on entend par disette, l’insuffisance réelle des grains existants dans le royaume, pour la subsistance de ses habitants, il ne serait pas difficile de prouver qu’il n’y a point eu de disette en France depuis plus d’un siècle. Si l’on entend par disette l’insuffisance apparente et l’excessive cherté des grains, causée par le monopole ou l’avidité, on en trouverait aisément des exemples. Le monopole est donc le seul mal dont il soit essentiel de se garantir ; et pour s’en garantir, rien n’est plus essentiel que d’en observer les causes et les effets. Envisagé du côté de ses effets, il est de deux espèces : celui de spéculation, et celui d’imitation. Ceux qui répandent de faux bruits sur le produit des récoltes passées, sur le renchérissement des grains et du pain dans les provinces éloignées, dans l’espérance, ou plutôt dans le dessein de vendre à un prix excessif les grains qu’ils possèdent ou qu’ils ont arrhés, se rendent coupables du monopole de spéculation. Ceux qui, voyant augmenter le prix des grains, s’abstiennent d’en vendre, dans l’espérance que le prix pourra augmenter encore, tombent dans le monopole d’imitation. Moins coupables que les premiers, ils font cependant beaucoup plus de mal, parce qu’ils sont en bien plus grand nombre. Ils donnent l’exemple après l’avoir reçu ; et l’avidité, passion si contagieuse, gagnant de proche en proche, occasionne rapidement une disette apparente, aussi redoutable qu’une disette réelle. Il n’y a nulle différence, pour les consommateurs, entre des blés qui n’existent point et des blés soustraits à la consommation.
Rien n’est plus intéressant pour le souverain, pour ceux qui administrent sous son autorité, et pour le peuple soumis à la domination, que de connaître les causes de ces calamités publiques, les moyens qu’emploient ceux qui cherchent à en profiter, et le degré d’efficacité des remèdes qui ont été essayés contre des maux si redoutables. Peut-être suffira-t-il, pour répandre la lumière sur des objets si intéressants, de rassembler quelques faits publiés par le commissaire Delamare, dans son Traité de la police.
Il serait difficile de produire un garant moins suspect, ou, pour mieux dire, un garant plus digne de confiance. Ce commissaire, infatigable dans ses recherches et dans l’exercice de ses fonctions, avait été témoin de la plupart des faits qu’il raconte, et il a fait imprimer une multitude de pièces justificatives. À l’égard de ses principes sur le commerce des grains, il paraît qu’il en avait de deux espèces. Il devait les uns à un jugement sain et à l’observation exacte des faits ; il devait les autres à l’ascendant qu’ont sur tous les hommes les opinions de leurs contemporains. Partisan de la liberté, il répète souvent qu’elle est l’âme du commerce. Il dit que « l’on a souvent proposé, et quelque fois même tenté de fixer tous les ans le prix des grains, selon la fertilité ou la stérilité des moissons ; mais ce dessein, dit-il, a été autant de fois
rejeté et trouvé impraticable... La liberté de mettre le prix à la marchandise est l’âme du commerce ; un gain certain et trop borné, quelque juste et quelque raisonnable qu’il soit, rebute les marchands... Le bruit qui se répand qu’une marchandise est rare et augmente de prix à un certain lieu, suffit pour les y attirer, et leur concours y rétablit aussitôt, contre leur intention, l’abondance et le bon marché. De là vient ce proverbe populaire et si commun, que cherté foisonne ». (Traité de la police, tome 2, pag. 267) D’un autre côté, il pensait que la liberté d’exporter ne doit être accordée que dans le seul cas où la surabondance des grains « remplit tellement nos granges et nos greniers, et que la quantité en est si fort au-dessus de celle qui nous est nécessaire… qu’il faut nécessairement en faire part à nos voisins. Sans cela, ajoute-t-il, nous aurions souvent le chagrin de voir périr, faute de consommation, le fruit des travaux de nos peuples, et l’une des principales mines que la providence a placées dans cet État, pour en faire la richesse et en soutenir les charges ». (Ibid., pag. 270) Il croyait même que la liberté de la circulation des grains dans l’intérieur du royaume, peut dégénérer en licence, qui doit être tempérée par quelques précautions. (Ibid., page. 267) Enfin il établit en maxime « qu’il est important que le transport des grains d’une province à l’autre, soit réglé avec beaucoup de prudence, de sagesse et d’économie ». On voit qu’il était parvenu, sinon à concilier, du moins à admettre les principes les plus contradictoires ; ce qui suppose un caractère d’impartialité bien étonnant, quoiqu’il ne soit pas rare. Tel est le témoin qu’on va entendre.
Faits concernant la disette des années 1660, 1661 et 1662.
« Il y eut quelques provinces où les blés furent niellés au commencement du mois de juillet 1660. Cet accident n’était pas universel, et la diminution qu’il causait dans la récolte future, pouvait être bien plus que remplacée par les grains qui étaient restés des années précédentes. Les marchands … surent bien profiter de cette occasion… Ils achetèrent tous les grains des marchands forains, même ceux qui étaient arrivés sur les ports de Paris, et en firent des magasins. Quelques-uns d’entre eux, ou de leurs émissaires, prirent la poste, coururent de ville en ville répandre le bruit de la disette des blés ; ils affectèrent même, pour se faire croire, d’acheter en chaque ville, dans les marchés et dans les greniers des particuliers, quelques muids de blé au-dessus du courant. Après qu’ils se furent ainsi rendus les maîtres de tous les blés qui pouvaient être amenés à Paris, ils ne les firent plus venir que peu à peu, bateau à bateau. En sorte que le blé qui ne coûtait, au mois de juin, que 13 liv, 10 sols, monta tout d’un coup à dix écus, et fut porté en peu de tems à 34 liv. ». [1] (Ibid., pag. 373).
Les magistrats se donnèrent les plus grands mouvements pour arrêter ce désordre dans Paris même, où des marchands avaient formé des magasins. Les commissaires du Châtelet en découvrirent et les firent ouvrir. Les marchands se voyant éclairés de trop près, firent des magasins en province, et principalement le long des rivières, d’où ils tiraient ensuite les blés petit à petit, pour les faire venir à Paris ; et, ainsi, de concert entre eux, ils en cachaient l’abondance et entretenaient la cherté. (Ibid., pag. 375).
Les commissaires du Châtelet eurent ordre de se transporter sur les lieux. Ils trouvèrent près de Meaux des magasins où l’on retenait en réserve une quantité considérable de grains. Les marchands furent assignés. L’un d’eux comparut et fut arrêté. Un autre fut décrété de prise de corps. Les commissaires continuant leurs descentes, firent de nouvelles découvertes de magasins ; et « l’on reconnut, par leurs procès-verbaux et par leurs informations, que ce n’était point la disette, mais la malice et les usures des marchands, d’où procédait la cherté des grains ; que plusieurs de ces marchands, pour avoir un prétexte qui eût quelque apparence de raison de retenir leurs blés en magasın, les avaient fait saisir par des créanciers simulés ; … que tout leur objet était de ne les faire venir à Paris que bateau à bateau, pour en cacher l’ABONDANCE, et y entretenir la CHERTÉ ». (Ibid., pag. 376).
Le fruit de ces descentes fut de saisir en très peu de tems 3 600 muids de blé qui furent chargés pour Paris, et 5 850 muids qu’on ne put faire charger et partir, faute de bateaux et d’hommes pour les voiturer, et d’une quantité d’eau suffisante pour la navigation. Malgré ces efforts, on ne put faire tomber qu’à 23 livres le setier, des grains qui ne coûtaient que 13 livres 10 sols, quatre mois auparavant. Les procès-verbaux des commissaires mirent à découvert « toutes les usures, les monopoles, les magasins de plusieurs années, les blés gâtés et jetés de nuit dans les rivières pour avoir été gardés trop longtemps, les sociétés vicieuses, les faux bruits répandus, la connivence de quelques officiers, et toutes les autres causes qui entretenaient la disette et la cherté des grains. Il y avait des blés suffisamment pour les Provinces et pour Paris ; cela était bien prouvé. Il ne s’agissait plus, pour rétablir l’abondance, que de les mettre en mouvement ». (Ibid., pag. 377).
La quantité des grains qui arrivaient sur les ports de Paris, ne pouvait qu’en faire baisser considérablement le prix. « Les usuriers en furent alarmés ; et entre autres moyens qu’ils mirent en usage pour embarrasser ces fréquentes voitures et entretenir la disette, ils suscitèrent les traitants qui avaient des recouvrements à faire sur les villes ; et, en vertu d’arrêts de solidité, ils firent saisir et arrêter sur la route les bateaux chargés de blé pour Paris ». (Ibid., pag. 379). Le Roi, par un Arrêt du Conseil du 19 décembre 1660, leva cet obstacle.
Dans le même mois de décembre il se forma un conflit de juridiction entre le Châtelet et le Prévôt des marchands et Échevins, qui prétendent que cette police leur appartient sur la rivière. Cette contestation, qui ne fut terminée qu’au mois d’août 1661, fut si favorable au monopole, que le blé était monté à 38 livres le setier. (Ibid., pag. 381.)
Le Prévôt des marchands et les Échevins firent tous leurs efforts pour reprendre les recherches et les poursuites qui avaient été commencées ; ils trouvèrent partout beaucoup de difficulté à le faire obéir. (Ibid., pag. 384.) « La disette augmenta, et la cherté à proportion. Le prix du blé fut porté jusqu’à 50 l. le setier, et le pain se vendait 8 sols la livre. [2] Le roi avait fait acheter une quantité considérable de blés à Dantzig et ailleurs… S. M. y envoya jusqu’à deux millions de livres. La flotte chargée de ces grains arriva dans nos ports au mois d’avril 1662, et le besoin cessa… Ces blés étrangers se vendirent d’abord 26 l. le setier… Cela fit baisser tout d’un coup ceux des marchands de 50 à 40 l. L’on mit alors ceux du roi à 20 l., ce qui obligea encore les marchands de baisser à proportion… Malgré ce grand exemple des bontés et de la charité du Roi… il y eut encore des gens assez endurcis pour garder leurs blés en magasin, et pour les laisser plutôt gâter et corrompre que de les exposer en vente. » (Ibid., pag. 389).
« Tous ces soins, et la moisson qui avançait et paraissait assez belle, faisaient diminuer de jour à autre le prix du blé. Les seuls usuriers voyaient ces progrès avec chagrin… Ils allaient dans les fermes et les maisons des laboureurs arrêter sur pied toute la récolte future… La moisson de l’année, qui avait paru belle d’abord, fut encore gâtée par la nielle en plusieurs lieux ; celle de l’année 1663 fut médiocre… l’hiver de l’année 1664 fut fort humide… Il arriva ensuite, au commencement du printemps, de fortes gelées : une partie des blés avaient pourri en terre sous les eaux, d’autres périrent par la gelée ; ainsi l’on se vit menacé d’une stérilité presque universelle. Il y avait beaucoup de blés des années précédentes ; la disette n’était pas absolument à craindre... mais il arriva ce qui est ordinaire en semblables occasions, les greniers et les magasins furent FERMÉS... et dès le mois d’avril le prix du blé fut porté à 24 l. et peu de temps après à 10 écus ». (Ibid., pag. 390).
Des blés que le roi avait fait acheter par prévoyance, arrivèrent à Paris ; on n’en fit paraître que quelques bateaux à la fois, et ils furent débités comme appartenant à des marchands forains. On en diminua successivement le prix de 40 sols à 40 sols ; en sorte qu’on amena par degrés les marchands à ne vendre les leurs que 16 l. le setier. Alors l’abondance et le bon marché se rétablirent.
Voilà des exemples bien frappants de ce que peut la plus légère concurrence contre le monopole, et de ce que peut le monopole enhardi par le défaut de concurrents, Si les manœuvres qu’on vient de rapporter sont effrayantes par leur longue durée, par leur résistance à tous les efforts de l’administration, elles le sont beaucoup plus encore sous l’époque suivante.
Faits concernant la disette des années 1692, 1693 et 1694.
« Après les moissons abondantes de huit années consécutives, il se répandit un bruit, sur la fin du printemps de l’année 1692, que les blés avaient été niellés en plusieurs des plus fertiles provinces. Cet accident se trouva en effet véritable ; mais il n’était pas universel. Il restait encore l’espérance de la moitié au moins d’une récolte des années ordinaires… Comme il ne faut qu’un prétexte aux marchands… pour les déterminer à grossir les objets du côté de la disette, ils ne manquèrent pas à profiter de celui-ci. On les vit aussitôt reprendre leurs allures, et remettre en usage leurs pratiques pour faire renchérir les grains. Sociétés, courses dans les provinces, faux bruits répandus, monopoles par les achats de tous les grains, surenchères dans les marchés, arrhements de grains en vert, ou dans les granges et les greniers, rétention en magasins… tous les autres marchands, et surtout les forains, traversés par ceux-ci… Le froment, après la moisson faite, fut porté jusqu’à 24 l. le setier[3]… et ce prix alla toujours en augmentant ». (Traité de la police, t. 2, p. 390).
Il fut défendu, par une ordonnance du 13 septembre, de faire sortir aucune espèce de grains du royaume[4]. Cette défense ne produisit pas l’effet qu’on s’en était promis. Le désordre intérieur qu’on voulait prévenir, augmenta au point que des soldats et des personnes du menu peuple s’attroupèrent, pillèrent et prirent, à force ouverte, du pain exposé en vente par les boulangers au marché de la place Maubert, et commirent plusieurs autres violences dans ce marché. Deux des séditieux furent pendus, et plusieurs autres furent condamnés aux galères, au carcan, au fouet et au bannissement.
Cet exemple contint les mal-intentionnés, mais il ne remédia point à la disette apparente qu’entretenait le monopole. Comme le peuple souffrait de l’excessive cherté du pain, qui augmentait de jour à autre, il y eut jusqu’à la moisson de 1694, des mouvements, des commencements d’émotions populaires, des cris, et des gémissements. Trente-six mille sept cents malades entrèrent dans l’année à l’Hôtel-Dieu, et il en mourut 5 422. Tout était en mouvement, non seulement pour procurer des subsistances, mais encore pour mettre les boulangers en sûreté, soit dans les chemins, soit dans les marchés de Paris. Les commissaires veillaient continuellement à faire baisser le prix du pain quand celui du blé était diminué, sans néanmoins trop forcer la liberté du commerce, le seul appas qui attire l’abondance. Mais tous ces secours n’auraient pas été de longue durée, s’il n’avait été en même temps pourvu à faire sortir les blés des granges et des magasins, où le monopole les tenait renfermés. On ouvrit des ateliers d’ouvrages publics pour assurer du travail au peuple ; on ordonna aux mendiants de se retirer à la campagne ; il fut défendu de fabriquer de la bière et des eaux-de-vie de grains ; on déchargea de tous droits d’entrées et de péages les grains qui seraient apportés, tant par terre que par mer ; enfin la défense d’exporter qui avait été faite sous peine de confiscation des grains et des galères, fut renouvelée sous peine de confiscation des bâtiments, et de la vie. [5] On défendit aussi, sous peine de la vie, de s’assembler tumultuairement, et de faire aucune violence aux boulangers. (Ibid., pag. 392, et suiv.)
« Si jamais l’opinion populaire grossit les objets au-delà de ce qu’ils sont en effet, c’est principalement dans les temps de disette. La crainte de manquer de pain... jette le trouble, et l’épouvante dans les esprits... D’un autre côté, le public est environné de gens avides qui l’entretiennent dans ces inquiétudes pour en profiter. De telles dispositions parurent en 1693, et furent portées jusqu’à un tel excès, que plusieurs laboureurs, propriétaires ou fermiers, eurent peur de n’avoir pas de grains suffisamment… pour la subsistance de leurs familles, qu’ils avaient pris la résolution de n’en rien retrancher pour ensemencer leurs terres… Le roi… rassura ses sujets sur cette crainte mal fondée ; et pourvut à ce danger par un arrêt… qui enjoignit à tous les laboureurs d’ensemencer leurs terres ; sinon, permit à toutes sortes de personnes de les ensemencer, sans en payer aucun loyer, ni autres redevances ». (Ibid., pag. 399) Le roi fit acheter des blés, les fit convertir en pain ; on en distribuait tous les jours cent mille livres pesant, pour la moitié du prix qu’il coûtait. Cependant tous les maux de la disette subsistaient encore au mois de mai 1694.
« La récolte future approchait ; les blés étaient montés en épi… Il y avait longtemps qu’il ne s’était présenté une récolte d’une si belle espérance… Cet objet si consolant pour les gens de bien, désola les usuriers. Ils mirent tout en usage pour en traverser l’utilité… Leur grand secret consistait à se rendre les maîtres de tous les grains qui étaient sur terre, ou du moins de la plus grande partie, pour en cacher l’abondance, comme ils avaient fait l’année précédente » (ainsi il existait à la fois abondance et disette) « l’on découvrit qu’en effet, ils courraient les fermes dans les provinces, d’où Paris tire sa subsistance, et arrhaient les grains de tous côtés… Les plus grands risques qu’on aurait eu à craindre pour les grains étaient passés ; cependant le prix du blé augmentait de jour à autre. Il fut porté jusqu’à 57 livres le setier à la halle et sur les ports de Paris[6]. Il se vendait le même prix dans tous les marchés des environs, et 54 à 55 livres dans les marchés plus éloignés, et à plus de vingt lieues à la ronde ». (Ibid., pag. 404).
Les fermiers des grosses terres s’étaient enrichis et n’étaient pressés, ni de vendre leurs blés vieux, ni de battre les blés nouveaux que leur promettait la récolte. Les petits fermiers ou laboureurs s’étaient au contraire endettés et avaient besoin d’argent et pour s’acquitter et pour faire leur moisson. Les monopoleurs, profitant de cette occasion, avaient couru de ferme en ferme répandre de l’argent, et arrher tous les blés qui étaient encore sur pied ; en sorte que tous les blés vieux étaient retenus ou dans les greniers et les granges des fermiers riches, ou dans les magasins des marchands usuriers ; et tous les blés nouveaux étaient en la possession des uns ou des autres. Leurs mesures étaient assez bien prises pour que la famine fût à craindre, péril qu’ils grossissaient encore par de faux bruits. (Ibid., pag. 405).
Six commissaires du Châtelet furent chargés de pourvoir à la subsistance du peuple, par la découverte des blés vieux. « Ce qui arriva de ces descentes dans les provinces, confirma bien la conjecture que l’on avait toujours faite, que la malice des hommes avait eu bien plus de part à la cherté des grains qu’une véritable disette. Ils trouvèrent partout des blés vieux de plusieurs récoltes, dans les fermes, chez les riches habitants des villes, dans les magasins des marchands. Ils mirent tous ces grains en mouvement, ... en les faisant sortir des lieux où ils étaient réservés, ce qui donna lieu aux marchands et aux blatiers de les acheter et de les faire parvenir de proche en proche jusqu’à la capitale. Les informations qu’ils firent contre tous ceux qui, par leurs usures ou par leurs monopoles avaient causé la cherté des grains, les emprisonnements de quelques-uns des principaux, les décrets décernés contre les autres, jetèrent l’épouvante entre eux, les déconcertèrent, et ils furent obligés de rentrer dans l’ordre ». Enfin le fruit du rétablissement du commerce, par la cessation du
monopole, fut tel qu’à la S. Martin, le plus beau blé, qui auparavant coûtait 54 livres, ne se vendait plus que 15 et 16 livres le setier. Et ce fut ainsi, dit le commissaire Delamare, que finit cette disette apparente et cette véritable cherté, qui avait duré près de deux ans. (Ibid., pag. 406 et 407).
Faits concernant la disette des années 1698 et 1699.
On éprouva, quatre ans après, les mêmes malheurs. « La nielle gâta les blés de plusieurs provinces, en 1698, et les pluies continuelles des mois de juillet et d’août en firent germer et périr beaucoup sur terre. Il y avait alors des blés vieux suffisamment pour suppléer à ce défaut… Mais comme ils étaient en la possession de gens beaucoup passionnés pour leur profit, ils prirent grand soin, à leur ordinaire, d’en cacher l’abondance. Un bruit de disette se répandit aussitôt, et ils ne manquèrent pas de l’exagérer. Il n’en fallut pas davantage pour faire augmenter considérablement le prix des grains. Celui du blé fut porté en peu de temps à 30 livres le setier mesure de Paris[7] ». On fit quelques exemples sévères contre des monopoleurs ; cependant la disette continuait à se faire sentir de tous côtés, et le prix des grains augmentait de jour à autre. On eut encore recours aux descentes sur les lieux. (Ibid., pag. 407).
Le commissaire Delamare, qui fut nommé pour cette opération, dit, que s’il voulait rapporter toutes les contraventions qu’il trouva, « on y verrait une abondance de grains découverte de tous côtés ; mais une espèce de conspiration de la cacher au public… afin que le prétexte d’une apparente disette, en fît toujours augmenter le prix. L’on y verrait des granges et des greniers entiers qui en étaient remplis, mais fermés par les fermiers mêmes, ou par des usuriers qui les avaient achetés pour les y garder. D’autres granges où l’on faisait en effet battre les grains, mais où, … après que ces grains étaient battus, au lieu de les faire vanner… on les faisait rejeter sur le tas de gerbes pour les y conserver… L’on verrait chez de riches laboureurs des blés de l’année 1693, qu’ils avaient laissé gâter pour n’avoir voulu les donner à 50 liv. le setier, qu’il se vendait alors dans leur province…[8] dans l’espérance que ce prix exorbitant augmenterait encore… que dans une saison, où à peine les semailles étaient faites, la plus grande partie de la récolte future était arrhée ». (Ibid., pag. 409).
Enfin, malgré une multitude d’exemples de sévérité contre ceux qui achetaient des grains sur pied, il y eut des gens qui en passèrent des actes par-devant notaires ; d’autres plus artificieux se les faisaient adjuger en justice sans aucune saisie précédente ; et le monopole, inépuisable en ressources, parvint à faire durer cette fausse disette jusqu’à la moisson de 1699. (Ibid., pag. 419).
Faits concernant la disette de 1709 jusqu’à la fin de la récolte de 1710. [9]
« Huit années d’heureuses et abondantes récoltes, qui suivirent la disette dont on vient de parler, remplirent de blés et d’autres grains de toute espèce, les granges et les greniers des laboureurs. Les plus riches habitants des provinces, dont les principaux revenus consistent en blés, en firent des magasins ». (Voyez la page 1ère du Supplément, qui est à la fin du Tom. 2. du Traité de la police.)
L’automne de 1708 fut très pluvieux, ce qui retarda les semailles. La nuit du 6 janvier 1709 il s’éleva un vent de nord qui causa un froid de la dernière violence. Le 10 la terre fut couverte de neige. Un faux dégel, qui survint le 22, la fit fondre ; et le 25 la gelée reprit avec plus de force qu’auparavant. Elle dura quinze jours ; pénétra, dit-on, jusqu’à deux pieds dans la terre ; tous les blés périrent, excepté dans quelques vallées, que des montagnes couvraient du côté du nord. On vit alors reparaître toutes les mauvaises pratiques que la cupidité du gain produit, et l’on y opposa les mêmes remèdes dont on avait fait usage pendant les trois dernières disettes.
Une déclaration du roi du 27 avril 1709, obligea, sans aucune exception, quiconque possédait des grains à en déclarer la quantité aux juges des lieux. Il est bien remarquable que cette déclaration atteste la notoriété de la surabondance des grains, dans le moment même où le monopole faisait éprouver à la France une famine générale. « Une longue suite de récoltes abondantes… avait fait descendre les blés à un si bas prix, que les laboureurs et on les fermiers ne se plaignaient que de la trop grande quantité de grains dont ils étaient embarrassés ; ainsi nous avions lieu d’espérer que… nous n’aurions point à craindre qu’une cherté excessive succédât, en un moment, à une abondance onéreuse. Nous apprenons néanmoins de tous côtés, que le prix des blés est considérablement augmenté ; et nous sommes informés… que cette augmentation subite doit être attribuée, non pas au défaut de grains, dont nous ne pouvons douter qu’il ne reste une très grande quantité dans le royaume ; mais à l’avidité de ceux, qui, voulant profiter de la misère publique, ou impatients de se dédommager de la perte qu’ils croient avoir faite par le bon marché où ils ont vu les grains pendant plusieurs années consécutives, les réfèrent avec soin, pour attendre que la rareté apparente du blé l’ait fait monter a un prix encore plus haut que celui auquel il est à présent ». Voilà les faits qu’atteste Louis XIV dans le préambule de la déclaration du 27 avril 1709. (Ibid, pag. 2).
Un arrêt du Parlement, du 7 juin de la même année, réduisit à deux sortes de pain, l’un bis-blanc et l’autre bis, le pain qui serait exposé en vente dans les marchés et dans les boutiques des boulangers. On établit une chambre pour juger les procès criminels instruits dans les différentes provinces du royaume, contre les abus et les malversations qui se multipliaient de jour en jour dans un commerce qui n’était alors qu’un monopole. [10] Pour assurer la subsistance actuelle, et la culture de laquelle dépendaient les subsistances à venir, il fallut intervertir le droit des propriétaires et des fermiers concernant les labours et les semences, et le transporter à leurs créanciers, ou à toute autre personne qui voudrait en faire les frais. Le paiement des dîmes ecclésiastiques ou inféodées, des champarts, des terrages, les arrérages des cens, rentes foncières et autres redevances payables en grains, tout fut assujetti à un ordre nouveau, jusqu’à ce qu’une récolte heureuse eût triomphé du monopole, qui triomphait alors et de la loi et de l’autorité. Enfin, quoique l’abondance des années précédentes eût été portée au point d’être onéreuse ; que l’administration ne pût douter qu’il ne restât dans le royaume une très grande quantité de grains, et que leur rareté apparente ne fût l’ouvrage de l’avidité et du monopole ; « on n’a point d’exemple qu’il y ait eu de disette si grande que celle qui arriva en l’année 1709. Elle fut générale par tout le royaume, et se fit sentir avec violence dans tous les lieux habités ». (Ibid., pag. 54).
Ces faits bien médités, et ils méritent de l’être par tous ceux qui sont sensibles aux malheurs de la nation, publient à haute voix que nous n’avons point à craindre de disettes réelles ; que les funestes effets des disettes apparentes, c’est-à-dire des disettes qui existent en même temps que l’abondance, n’ont point d’autre cause que les manœuvres du monopole ; que le monopole réveillé par le défaut de concurrents, enhardi et fortifié par les frayeurs qu’il sème dans les esprits, se fait un rempart invincible contre l’administration, et de la frayeur du peuple, et du défaut de concurrents ; que s’il suffit pour déconcerter le monopole de lui présenter une faible image de la concurrence par la vente de quelques muids de grains tirés de l’étranger, il est évident qu’une concurrence générale est le moyen unique, prompt et infaillible de l’anéantir. La concurrence ne peut être générale qu’en attirant sur nos ports les spéculations des marchands étrangers ; et l’on ne peut y parvenir qu’en établissant une entière liberté à la sortie. L’intérêt de ces marchands les avertit de ne point entrer dans des ports d’où ils n’auraient pas la liberté de sortir, lorsque, par l’effet de leur concurrence même, leur denrée tomberait au-dessous de son prix. En un mot, l’intérêt est le mobile de tout, commerce licite, ou illicite. C’est lui qui anime les monopoleurs ; c’est lui qui fait faire les spéculations d’où naît la concurrence. Les agents du monopole ferment les greniers, ceux de la concurrence les ouvrent. La même clef sert aux uns et aux autres, l’intérêt. Il ne s’agit que de l’arracher aux mains destructives, pour la livrer aux mains secourables.
Pour se convaincre de plus en plus de la solidité de ce principe, il est peut-être utile dans ce moment-ci, de donner un coup d’œil sur la disette qu’éprouve l’Angleterre.
Faits concernant la disette qui règne en Angleterre depuis l’année 1765.
Il est impossible de bien saisir l’enchaînement des faits qu’on va rapporter, si l’on n’a pas quelque notion des principes de la police anglaise sur le commerce des grains. Ces principes ont été développés dans un mémoire qui parut au mois de mars 1764. [11] On va tâcher d’en donner une idée suffisante pour bien juger des causes de la disette dont on vient de parler.
Depuis 1689 les Anglais accordent une gratification à ceux qui exportent des grains. Elle cesse lorsque les grains montent à 48 schellings le quarter. [12] À l’égard de l’exportation, elle est toujours permise à quelque prix que les grains puissent monter, à moins qu’elle ne soit interdite par une dérogation expresse. La gratification a pour objet l’encouragement de la culture nationale ; ainsi pour empêcher le blé étranger d’en profiter par des réexportations, on a été forcé d’en interdire l’entrée en les chargeant de droits excessifs.
Ces droits ne sont pas fixes : ils varient suivant le prix du blé national. Quand le blé anglais est à bon marché, les droits d’entrée sur les grains étrangers sont excessifs ; quand, au contraire, les blés montent à un haut prix, et qu’enfin ils deviennent chers, les droits d’entrée sur les grains étrangers diminuent en proportion de l’augmentation du prix du marché. Si, par exemple, le blé vaut en Angleterre 30 à 45 l. le setier, argent de France, au moment du départ d’un de nos vaisseaux, le négociant français compte qu’il payera en arrivant 4 liv. 10 sols de droits d’entrée par setier. Mais si pendant la traversée quelque révolution sur le prix des grains les a ramenés au prix de 24 à 30 liv. de notre monnaie, il doit payer les droits d’entrée sur le pied d’environ 9 liv. 8 sols par setier, argent de France. On sent bien qu’aucun commerce ne peut supporter un impôt si démesuré, et qu’aucun commerçant n’expose sa fortune à des vicissitudes de droits qu’il ne peut prévoir, et dont rien ne peut le garantir.
On voit que la gratification qui paraît au premier coup d’œil la plus haute faveur qui pût être accordée à la liberté du commerce des grains, équivaut en soi à une loi prohibitive, puisqu’elle a entrainé la nécessité de proscrire l’entrée des grains étrangers. Aussi a-t-elle donné lieu à l’inconvénient majeur, inséparable de toute prohibition, c’est-à-dire, à l’établissement du monopole. Cette gangrène dévorante subsiste perpétuellement en Angleterre, et le commerce des grains qui s’y fait, n’est exactement qu’un monopole continu.
On peut réduire à deux classes ceux qui font le commerce intérieur des grains. Les fermiers, et ce qu’on nomme marchands magasiniers, ou simplement magasiniers. C’est au mois de décembre que les fermiers payent les propriétaires. Comme il se trouve alors dans les marchés une très grande affluence de vendeurs, le prix du grain tombe toujours au-dessous de celui qu’entretiennent les magasiniers pendant le cours de l’année. Cette affluence, quoique moindre qu’en décembre, continue pendant l’hiver. C’est le temps où les magasiniers font leurs opérations. Elles consistent à acheter le plus qu’ils peuvent des grains que mettent en vente les petits fermiers. La concurrence de ces riches acheteurs soutient les prix. Mais ils trouvent beaucoup d’avantage à acheter dans cette saison, lors même qu’ils achètent un peu cher, parce que leurs achats les mettent en état de conserver longtemps les grains qu’ils ont en meules. D’ailleurs ils se trouvent propriétaires de la portion la plus considérable des grains battus. Par là ils deviennent maîtres du prix dans les marchés nationaux, et la gratification d’environ 3 liv. par setier, qu’ils reçoivent par quarter, pour le blé qu’ils exportent, leur rembourse ce qu’ils peuvent avoir payé de trop, en conséquence du haut prix qu’ils ont occasionné et entretenu.
Ces magasiniers sont très attentifs à deux choses, l’une à n’exposer leurs grains en vente que peu à peu, afin de les vendre plus cher ; l’autre à les maintenir au-dessous du taux auquel la gratification cesserait. Sans ce manège, non seulement ils perdraient le bénéfice de la gratification dont ils profitent presque seuls, mais ils s’exposeraient à la concurrence des étrangers, qui pourraient alors introduire leurs grains en ne payant que de faibles droits d’entrée. C’est ce qui arriva en 1758 ; l’importation subite d’une grande quantité de blé, ruina une multitude de magasiniers.
Voilà le monopole réduit en système. Ses effets habituels sont d’entretenir les grains, dans les marchés nationaux, au-dessus de leur vrai prix. On va voir jusqu’à quel point ces effets peuvent devenir funestes, lorsqu’une mauvaise année seconde les efforts de l’avidité.
Une grande partie de la récolte de 1763 fut faite par un temps humide, et beaucoup de grains germèrent. Les pluies de l’été de 1764 réduisirent la moisson à deux tiers d’une année commune.
L’exportation avait été très forte pendant les dernières années de la guerre. L’Angleterre fournissait à la fois ses marchés étrangers, ordinaires, les armées qui étaient en Allemagne, et plusieurs provinces dans cette partie du continent. On exporte année commune six cents quarante mille setiers. L’exportation de 1764 fut de douze cents mille setiers, à cause de l’approvisionnement de l’Italie. [13] Cependant au mois de mars de la même année les grains étaient à leur prix moyen fixe, 23 livres le setier. Le blé diminua au commencement de juin, parce que la Cour de Naples avait contremandé, vers la fin de mai, celui qu’on se préparait à lui envoyer. Enfin il monta en juillet jusqu’à 24 l. le setier de Paris. Cette augmentation venait, 1° de ce que le mois de juillet est le temps où les gros fermiers spéculent sur la récolte qui va se faire, et qu’ils attendent pour lâcher la main sur le prix, que leurs nouveaux grains soient rentrés. 2° De ce qu’il se répandit alors un bruit, vrai ou faux, qu’il se faisait des enlèvements considérables de grains pour former des greniers à la proximité de l’Italie.
La récolte s’étant trouvée médiocre, les prix augmentèrent encore au mois d’août. Plusieurs vaisseaux chargés de grains pour l’étranger, périrent vers la fin de septembre ; en conséquence le froment se vendit en octobre 25 livres 6 sols le setier. Il retomba à 23 livres au mois de décembre, temps où les petits fermiers vendent pour payer les propriétaires ; mais il haussa de nouveau au commencement de l’année 1765.
L’exportation était encore très forte au mois de janvier de cette année. Comme on en publie journellement les états, tout le monde sait à quoi elle monte ; mais tout le monde ignore la quantité de blé que renferment les magasins. Le peuple attribua la cherté à l’exportation qui lui était connue, et ne songea nullement à l’attribuer aux magasiniers, dont les approvisionnements lui sont inconnus, ou à la distillation des eaux-de-vie, dont il ne connaît pas mieux la quantité.
Le peuple demanda hautement que la gratification fût retirée, et qu’on dérogeât à la loi de 1689, qui l’accorde tant que le prix du setier n’excède pas 27 livres 12 sols. On alla plus loin encore, le setier de froment monta, le 25 janvier, à 27 liv. et le même jour le Parlement reçut de la ville de Londres, et presque aussitôt de plusieurs autres villes, une requête, par laquelle il était supplié de faire arrêter l’exportation même. [14]
Ces clameurs contre la gratification, ces requêtes présentées au parlement contre l’exportation, n’augmentaient pas la somme des subsistances. Mais le bruit se répandit que le parlement allait rendre libre l’entrée du grain étranger, en l’affranchissant de tout impôt. La crainte de la concurrence fit le même effet qu’une abondante récolte. Dès le 29 janvier les magasiniers réduisirent le prix du grain à 25 l. 6 s., et ne le vendirent que 24 l. dans le mois de février. Cette manœuvre des monopoleurs détourna de dessus eux l’attention du parlement. On crut, sur ces apparences, que tout était rentré dans l’ordre, et les représentants de la nation ne prirent aucunes mesures pour l’arracher au péril dont elle était menacée.
L’exportation continua, et la gratification ne cessa pas un instant d’être payée. Bientôt le prix du grain remonta aux 27 l. ; il s’y soutint pendant un temps considérable, mais sans atteindre le point de 27 l. 12 s. Pendant cet intervalle, on n’exporta aucune partie de grains par le port de Londres. Les magasiniers sentirent la nécessité de se contenter du bénéfice qu’ils trouvaient dans le lieu même, sur les grains dont ils avaient rempli leurs greniers, et sur ceux qu’ils avaient conservés en meules à la faveur des achats qu’ils avaient faits pendant l’hiver. Enfin le grain atteignit et passa le taux de 27 l. 12 s., et la gratification cessa le 2 avril 1765.
Il n’y avait pas d’apparence qu’on pût faire sortir des grains depuis qu’ils étaient montés à ce prix. Le peuple en conclut que les magasiniers étant bornés aux seuls marchés nationaux, ces marchés allaient regorger de blé. Le monopole, au contraire, conclut de l’état des choses, qu’il devait trouver dans le commerce intérieur, non seulement ses bénéfices ordinaires, mais encore, ceux qu’il ne pouvait plus tirer du commerce extérieur. Une disette artificielle se manifesta sur-le-champ, et devint de jour en jour plus effrayante.
Dès le 10 avril, le setier de froment monta à 28 l. 15 s. Il fut porté le 11 à 29 1. 7 s. Pour appuyer cette manœuvre, on fit courir le bruit que le marquis de Squilace songeait à en tirer une grande quantité pour l’Espagne, opération qui pouvait toujours se faire, parce que, comme on l’a dit, l’exportation est libre, lors même que le haut prix fait cesser la gratification. Le grain monte à 30 l. 10 s. le 28 avril, et parvient le 2 mai jusqu’à 31 l, 12 s. Pour arrêter les progrès d’augmentations de prix si rapides, on fit de nouvelles représentations au parlement, qui, enfin, se détermina à passer une loi pour permettre l’entrée du blé étranger.
Au premier bruit de cette résolution, les magasiniers sentirent le péril où était leur fortune, parce que tenant au monopole, la concurrence, ou, ce qui est la même chose, un libre commerce allait le faire cesser. En conséquence le prix du grain diminua tout d’un coup de 3 l. par setier.
Il ne coûtait plus le 8 mai que 28 l. 15 s.
Le 9 28 4
Le 13 27 12
Le 15 25 18
Le 20 25 6
Et depuis le 25, au-dessous de 24 14
Ainsi, dans le court espace de 13 à 14 jours, sur la seule menace d’un libre commerce, et avant que l’étranger eût apporté un seul grain de blé, le prix diminua de 7 l. par setier.
Il est très essentiel d’observer la différence de conduite des magasiniers à la fin de janvier, et au commencement de mai 1765. À la première de ces époques, ils virent leurs intérêts en danger, cependant ils ne firent baisser les prix que de trois livres par setier. Ils se flattaient de faire croire dès ce temps là que tous les greniers étaient vides. C’est quatre mois après, pendant lesquels il s’était fait une consommation d’un tiers d’année ; pendant lesquels on avait beaucoup exporté ; pendant lesquels la distillation des eaux-de-vie de grains n’avait pas cessé ; pendant lesquels, enfin, l’Angleterre n’avait pas admis le moindre secours de la part des étrangers, que le blé tombe de 31 liv. 12 s. à 24 liv. 14 s. L’effroi du peuple avait donné le plus énorme avantage au monopole ; l’effroi des monopoleurs, à la vue de la concurrence, ramena la denrée à un prix proportionné à sa quantité. Les conséquences droites de ces événements, ne devraient échapper qu’à des aveugles réels ou volontaires, et par conséquent incurables.
Les récoltes de 1765, 1766 et 1767, n’ont pas été abondantes en Angleterre. Cette cause de renchérissement de la denrée, n’a point été affaiblie par la première suspension des droits d’entrée sur les blés étrangers. En voici la raison. Si, au lieu de menacer les magasiniers d’une concurrence générale, on eût levé brusquement les barrières qui écartaient le blé étranger, le monopole déconcerté n’eût pu opposer aucun obstacle à cette prompte concurrence ; elle se fût établie sur-le-champ, et elle se fût soutenue pendant tout le temps que des récoltes faibles eussent porté le grain national à un trop haut prix. Mais on fit deux fautes capitales : l’une d’avertir qu’on prendrait le parti de suspendre les droits d’entrée ; l’autre, de limiter cette suspension à un temps assez court, au lieu de la rendre perpétuelle. Par là on donna au monopole le temps dont il avait besoin pour imaginer de nouveaux artifices, et un moyen presque sûr de les faire réussir.
Les monopoleurs s’arrangèrent pour acheter tout le blé qui serait importé, et ils le mêlèrent avec du blé anglais, dont ils soutenaient le prix. Cette opération eut été infiniment au-dessus de leurs forces, si la suspension de droits eût dû être permanente. Elle vient d’être renouvelée en dernier lieu[15], et le prix du pain a baissé. Mais on ne dissimulera pas, que cet heureux effet ne doit pas être attribué à la suspension seule. Le renouvellement de la défense de distiller du froment, y a beaucoup contribué, et plus encore le bruit qui s’est répandu avec quelque fondement, que la même défense s’étendrait à l’orge. Voilà les inconvénients auxquels l’Angleterre s’est livrée, en voulant administrer avec des lois prohibitives, un commerce qui, par sa nature, et par son influence sur l’ordre public, a besoin de la plus grande liberté. Le monopole par sa souplesse, par son ardeur et son activité échappe par mille endroits, et aux lois, et à la vigilance de leurs ministres. C’est aller contre l’expérience de tous les siècles, de toutes les nations, que de se flatter de l’enchaîner. On ne peut s’en rendre maître qu’en l’étouffant, et la concurrence peut seule l’étouffer.
Malgré tous les efforts de l’administration anglaise, les blés, depuis trois ans, se sont vendus depuis 23, jusqu’à 31 livres 12 sols le setier. Le bon froment, pendant l’automne dernier, n’a pas été au-dessous de 29 liv. 18 sols, à 28 liv. 15 sols, et il a monté jusqu’à 31 liv. 12 sols. Enfin parce que la gratification et les droits d’entrée empêchent de contenir les magasiniers, et que le monopole a fait monter les grains à des prix exorbitants, on a cru qu’il serait avantageux de porter une loi pour réprimer les progrès du luxe[16]. C’est un moyen assez sûr de borner la dépense des gens riches. Mais il est difficile de comprendre comment il peut arriver que les gens riches dépensant moins, le peuple soit plus en état d’acheter du blé excessivement cher. Que de soins et de contradictions se serait épargnés l’Angleterre, si, remontant à la source des maux qu’elle éprouve depuis 1765, elle eût senti la nécessité de supprimer pour jamais une gratification qui entraîne après soi la prohibition des blés étrangers. Ses magasiniers auraient perdu, sans retour, par une administration simple, tous les moyens de survendre dans les années d’abondance, et d’opprimer par des disettes artificielles dans les années moins heureuses.
Il n’est peut-être pas inutile de rapporter ici les vrais motifs de cette gratification, que presque tout le monde en France et en Angleterre regarde comme le fruit de l’esprit d’administration en matière de commerce.
La gratification fut établie en 1689. C’est dans cette même année que s’opéra la révolution qui plaça le prince d’Orange sur le trône d’Angleterre. Tous les corps, tous les partis de la nation s’étaient réunis contre le roi Jacques II, beau-père de ce prince ; mais leur diversité d’opinion fut très marquée lorsqu’il fut question de prendre une résolution fixe et définitive sur le titre et les droits qu’ils accorderaient au prince d’Orange. Son vœu, secondé par le parti des whigs, était d’obtenir le titre de roi, avec la plénitude de la prérogative royale. Celui du parti des torys était de le réduire à une simple régence, avec le pouvoir royal. Après une multitude de discussions, aussi longues que vives, entre les membres et de la Chambre-haute et de la Chambre-basse, la convention porta un bill[17], qui donna la couronne au prince et à la princesse d’Orange, et l’administration au prince seul.
Le caractère de ce prince est trop connu, pour qu’il soit nécessaire d’avertir qu’il sentit combien le désavantage de sa position, si grand en lui-même, augmentait par l’éloignement des torys pour les moyens qui l’avaient élevé au suprême pouvoir. Le parti des torys était composé des plus grands propriétaires du royaume, et en particulier de tout le clergé de la haute-Église, à deux évêques près, celui de Londres et celui de Bristol. Il parut donc très essentiel au roi Guillaume de se concilier un parti si puissant. Parmi les moyens qu’il crut devoir employer, celui de la gratification pour les blés exportés, parut un des meilleurs, ou pour s’attacher les propriétaires des terres, ou du moins pour leur fermer la bouche sur une révolution qui contredisait leurs principes. Il fit insinuer, ou insinua lui-même la proposition d’accorder un encouragement pour l’exportation des grains, bien résolu d’approuver tout ce que le parlement serait d’avis de faire à cet égard. C’était assurer et augmenter les revenus des propriétaires. Ainsi la partie la plus riche et la plus importante de la nation, ne pouvait que lui savoir gré d’une loi nouvelle, si propre à être bien accueillie. La gratification fut proposée, et obtint le sceau d’une loi de l’État.
Cet encouragement eût trop coûté à l’Angleterre, si l’étranger eût pu le partager. Il entrait donc dans le système de cette opération, de continuer à chasser le blé étranger par des droits excessifs, et de peser de plus en plus sur ces droits, afin de les rendre équivalents à une prohibition formelle. Qu’en est-il résulté ? Ce qui résulte toujours des prohibitions : le monopole. Les magasiniers de grains ont spéculé d’après l’impossibilité de leur donner des concurrents qu’ils pussent redouter. Ils se sont arrangés de façon à profiter seuls d’une gratification originairement destinée aux propriétaires, et à se rendre maîtres du prix des grains, au point de les faire hausser ou baisser, sans que leur abondance ou leur proportion réelle, avec le besoin et la consommation, puissent avoir la moindre influence sur les prix des marchés intérieurs. On vient de voir à quel point leurs manœuvres sont redoutables pour la nation anglaise.
La liberté entière, c’est-à-dire, la liberté sur l’importation, comme sur l’exportation, est le remède unique à ce désordre. La gratification cessant, il n’y a plus ni motif, ni prétexte pour repousser le blé étranger. La concurrence entre les vendeurs devient nécessaire et générale. Ainsi le monopole est aux abois, parce qu’il ne lui reste aucune ressource pour porter les grains au-dessus de leur vrai prix. Tout autre moyen sera impuissant en Angleterre, en France, dans tout l’univers, parce qu’il est impossible à la main la plus robuste et la plus flexible, de tenir et de diriger des rênes qui puissent faire marcher, sans secousses, le commerce des grains. Il n’y a que la concurrence, résultant d’une entière liberté, qui, en poussant une multitude de têtes, de bras et d’intérêts vers cette opération, puisse conduire avec sûreté les détails et l’ensemble d’une machine si minutieuse et si grande.
[1] L’argent fin monnayé était alors à 28 liv. 13 sols 8 den. le marc. Ainsi, 34 liv. de ce temps là répondent à peu près à 60 liv. de notre monnaie actuelle.
[2] Il ne faut jamais perdre de vue en lisant cet extrait, qu’il faut presque doubler tous ces prix, pour connaître à quelle quantité de notre monnaie actuelle ils correspondent.
[3] Comme le prix de l’argent fin monnayé était à 31 liv. 12 s. 3 d. en 1692, 24 liv. de ce temps là répondent, en nombre rond, à 42 l. de notre monnaie.
[4] Voyez cette ordonnance dans le Traité de la police, t. 2, p. 317.
[5] Voyez ces deux ordonnances dans le Traité de la pol., tom. II, pag. 317, la première est du 9, et la deuxième du 24 septembre 1693.
[6] C’est-à-dire jusqu’à 84 liv, de notre monnaie actuelle, en nombre rond.
[7] C’est-à-dire à 44 liv. de notre monnaie actuelle, en nombre rond.
[8] C’était en nombre rond 74 liv. de notre monnaie actuelle.
[10] Voyez la déclaration du roi du 11 juin 1709. Ibid., p. 10.
[11] Il est intitulé : Réflexions sur la police des grains en France et en Angleterre. Il s’est vendu chez Regnard au Palais.
[12] La mesure nommée quarter, répond à très peu de chose près, à 2 setiers de Paris ; et le setier pèse 240 livres. Le schelling, répond à peu près à 23 s. de notre monnaie.
Pour soulager les lecteurs peu accoutumés à saisir sur le champ le rapport des mesures et des monnaies anglaises aux nôtres, on a tout réduit en mesures et en monnaies de France : et, pour ménager de plus en plus leur attention, on a toujours employé des nombres ronds. Ainsi, lorsqu’on a évalué le quarter, valant 42 schellings (ce qui répond à 24 l. 1 s. 6 d. de notre monnaie, par setier), on a dit que le setier valait ou coûtait 24 livres.
[13] On verra bientôt que la France n’a exporté que seize cents mille setiers dans trois années consécutives.
[14] Soit adresse ou intérêt de la part des uns, soit frayeur ou défaut d’instruction de la part des autres, l’expérience du passé ne suffit pas à tout le monde pour reconnaître que les disettes les plus fortes se sont fait sentir et ont été très fréquentes, dans les temps où l’exportation était interdite. Peut-être même qu’aujourd’hui, quoiqu’il n’y ait pas de disette en France, la cherté du pain, dans quelques endroits, paraît à bien des gens un effet de la liberté d’exporter accordée par l’Édit du mois de juillet 1764. Pour détruire les fausses idées qu’on pourrait avoir ou recevoir sur ce sujet, on va donner l’état des exportations et des importations en blés et en farines, qui se sont faites depuis le premier octobre 1764 jusqu’au premier octobre 1767, le tout évalué au setier de Paris pesant 240 livres. Cet état est tiré des registres des Fermes qui ont été tenus pour la perception des droits d’entrée et de sortie des grains et des farines.
Exportations. | Importations. | |
D’octob. 1764 à janv. 1765. | 124 686 | 21 607 |
De janvier à avril. | 210 570 | 33 593 |
D’avril à juillet. | 267 368 | 42 858 |
De juillet à octobre. | 200 874 | 76 734 |
Total de l’année depuis oct. 1764, jusqu’à oct. 1765. | 803 498 | 174 792 |
D’oct. 1765 à janvier 1766. | 275 320 | 99 465 |
De janvier à avril. | 175 289 | 87 106 |
D’avril à juillet. | 100 870 | 114 572 |
De juillet à octobre. | 218 626 | 28 879 |
Total de l’année depuis oct. 1765, jusqu’à oct. 1766. | 770 105 | 339 017. |
D’oct. 1766 à janvier 1767. | 324 325 | 81 370 |
De janvier à avril. | 224 805 | 95 145 |
D’avril à juillet. | 182 467 | 96 719 |
De juillet à octobre. | 128 260 | 17 342 |
Total de l’année depuis oct. 1766, jusqu’à oct. 1767. |
859 857 | 290 576 |
L’exportation totale pendant trois années complètes et consécutives a été de | 2 433 460 setiers. | |
L’importation a été de | 795 385 setiers. | |
La diminution des grains dans le royaume par l’exportation est donc de | 1 638 075 setiers. | |
Cette quantité de grains divisée par trois, donne pour moyenne proportionnelle de chaque année | 546 025 setiers. |
Voilà rigoureusement le résultat de l’exportation des grains. Elle a fait sortir moins que la quatre-vingtième partie d’une de nos récoltes ordinaires. On vient de voir que l’Angleterre a exporté dans la seule année 1764, 1 200 mille setiers mesure de Paris.
[15] Par un bill du 9 décembre 1767.
[16] Voyez l’art. de Londres, du 29 décembre 1767, dans la Gazette de France, du 8 janvier 1768.
[17] Ce bill est du 17 février 1689. La proclamation fut faite le 24 du même mois, et le couronnement le 21 avril suivant.
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