FACTUM DE LA FRANCE
ou Moyens très faciles de faire recevoir au Roi quatre-vingts millions par-dessus la capitation, praticables par deux heures de travail de Messieurs les ministres, et un mois d’exécution de la part des peuples, sans congédier aucun fermier général ni particulier, ni autres mouvements que de rétablir quatre ou cinq fois davantage de revenu à la France, c’est-à-dire plus de cinq cents millions sur plus de mille cinq cents anéantis depuis 1661, parce qu’on fait voir clairement en même temps, que l’on ne peut faire d’objection contre cette proposition, soit par rapport au temps et à la conjoncture, comme n’étant pas propre à aucun changement, soit au prétendu péril, risque, ou quelques autres causes que ce puisse être, sans renoncer à la raison et au sens commun, en sorte que l’on maintient qu’il n’y a point d’homme sur la terre, qui ose mettre sur le papier une pareille contradiction, et la souscrire de son nom, sans se perdre d’honneur : et l’on montre à même temps l’impossibilité de sortir autrement de la conjoncture présente.
(1707)
CHAPITRE PREMIER
Il parut il y a dix ans, autant par hasard que de dessein prémédité, au moins à l’égard du public, un mémoire ou traité intitulé Le Détail de la France. Bien qu’il fît voir la facilité que le Roi avait, sans rien déconcerter, de lever toutes les sommes nécessaires dans la conjoncture du temps, en procurant même l’utilité de ses peuples, il n’eut aucune réussite, et on n’y fit pas même la moindre attention.
L’auteur n’en espérait pas davantage, et il l’avait marqué en termes exprès. La raison de cela était qu’il y avait encore, pour ainsi dire, de l’huile dans la lampe : le motif ou les causes de la ruine de la France, par les surprises que l’on faisait à Messieurs les ministres, avaient encore par-devers eux de quoi payer amplement les entrepreneurs, comme eux pareillement assez de profit pour acheter de la protection. Mais aujourd’hui que tout a pris fin faute de matière, on doit présumer un succès moins traversé, parce qu’il y aura moins d’intérêt à contredire les propositions passées, ou plutôt une nécessité absolue de les admettre ; c’est pourquoi on offre de la part des peuples, sans craindre d’être désavoué, tous les besoins du royaume à quelque somme qu’ils puissent monter, tant sur terre que sur mer, pour mettre ses ennemis dans la nécessité de n’attendre la paix que de la justice et de la modération de Louis le Grand, comme par le passé.
On maintient, encore une fois, que s’il ne tient qu’à quatre-vingts millions par an par-dessus les tributs ordinaires, et même davantage, sans compter la capitation en l’état qu’elle est, la chose sera bientôt faite, et cela sans nul déconcertement ni rupture d’aucun traité que le Roi ait fait avec qui que ce soit, et faisant même beaucoup moins de mouvements qu’il n’y en eût, bien qu’il ne s’en trouvât aucun lors du premier établissement de la capitation.
On parle avec d’autant plus de hardiesse et de certitude, dans toutes les circonstances qui accompagnent cette proposition, que ces quatre-vingt millions ne seront que l’effet de plus de cinq cents que Sa Majesté aura rétablis à ses peuples par deux heures d’attention de Messieurs les ministres et quinze jours d’exécution chez les peuples, ainsi que l’on a dit, aux conditions marquées.
Que l’on suspende un peu l’idée de ridicule et d’extravagance que peut jeter une pareille proposition dans l’esprit d’une infinité de monde. Que l’on songe que le grand Saint Augustin et Lactance, célèbres auteurs, n’ont pas acquis bien de l’honneur à traiter de fou et d’insensé un évêque nommé Virgile, qui, de leur siècle, vint annoncer les antipodes. Christophe Colomb reçut le même traitement en presque toutes les cours de l’Europe, avant que d’être écouté et aidé par quelque particulier en Espagne.
Copernic, du dernier siècle, fut menacé du feu par toute la théologie sur l’exposition de son système, quoique aujourd’hui le plus universellement reçu.
L’auteur des quatre-vingts millions est dans une bien plus heureuse situation que n’étaient tous ces grands hommes : non seulement il n’est pas seul de son avis, comme eux, mais il maintient qu’il n’est que l’avocat de tout ce qu’il y a de laboureurs et de commerçants dans le royaume, c’est-à-dire de tous ceux qui sont la source et principe de toutes les richesses de l’État, tant à l’égard du Roi que des peuples.
En sorte que, pour tempérer d’abord la grande vocation qu’on aurait à traiter ces discours de vision, et en rejeter même une grande dose, dès l’abord, sur les contredisants, le procès va rouler entre les laboureurs et marchands, de qui seuls partent toutes sortes de paiements, tant envers le prince que les propriétaires, et ceux qui n’ont d’autre fonction que de recevoir.
Ces premiers disent et publient hautement qu’ils sont prêts de payer les sommes marquées au titre de ce mémoire aux conditions mentionnées, qui ne tiennent à rien, puisqu’il ne s’agit que d’un simple acte de volonté de la part des personnes que l’on sait bien être en pouvoir de faire ce qui leur plaît ; et les parties adverses sont ceux à qui on ne demande autre chose que de recevoir, qui disent, et croient même marquer par là leur sagesse et leurs lumières, que ces paiements sont impossibles.
Or, on peut voir sur qui de ces deux personnages le ridicule doit tomber, par l’exemple des lettres de change.
Un sujet qui serait porteur d’un papier de cette nature pour la valeur de mille livres sur un riche marchand, pourrait-il sans extravagance lui en faire signifier la protestation, après que l’autre lui aurait dit qu’il est prêt d’en faire le paiement, et l’aurait même sommé de le recevoir ?
Voilà les lois et le point de droit sur quoi va rouler toute la question. L’auteur de ces mémoires ne veut passer que pour un extravagant achevé s’il se méprend, et s’il n’est pas avoué par tous les peuples dans ses propositions. Il consent d’encourir cette peine, et même d’être mis aux lieux où l’on renferme les insensés, au cas qu’il ne rencontre pas juste. Et pour l’en convaincre, il n’exige pas de forts raisonnements, et qui aient à peu près autant d’apparence que les siens ; mais il déclare d’abord qu’au cas que tout ce qu’on lui pourra objecter contre ses offres, ou plutôt celles des peuples, soit par l’impossibilité absolue, soit pour le temps, comme n’étant pas propre à aucun changement, soit pour le péril, soit pour le déconcertement ; au cas, dis-je, que ces objections ne soient pas une extravagance achevée, étant mises par écrit, à faire horreur au ciel et à la terre, et qu’elles puissent trouver quelqu’un pour les signer, d’être lui-même traité de la manière qu’il vient de consentir, ce qu’il réitèrera presque à chaque page de cet ouvrage, de peur que l’on ne l’oublie.
Comme le mot d’extravagance va souvent être employé dans ce mémoire, bien que ce ne soit pas une expression que la politesse et la civilité souffrent ordinairement, ni dans les discours, ni dans les écrits entre les honnêtes gens, on est obligé, avant que d’entrer en matière, de faire une petite digression pour marquer en même temps et la nécessité de son usage dans cette occasion, et purger aussi l’idée d’injure que l’on y voudrait supposer, à l’égard de ceux envers lesquels on s’en pourra servir.
Pour le premier, comme la France a actuellement la gangrène, ou, si on veut, la pierre dans les reins, il faut pour sa guérison user d’incisions dans le vif, et d’opérations très violentes dans les parties les plus nobles, les remèdes ordinaires n’étant plus de saison, et se trouvant beaucoup au-dessous de la force du mal.
Or, toute autre expression pouvant laisser l’idée, sinon d’une vision, au moins d’un problème, dans ce que l’auteur de ces mémoires propose, à l’égard de tout ce qui n’est pas laboureur ou marchand, c’est-à-dire le beau monde, il serait difficile que qui que ce soit de ce genre s’embarquât à pénétrer dans ses raisons, et à en porter un jugement certain, pour faire le procès à de si illustres préjugés et à de si prétendus grands hommes, dans la pensée qu’après beaucoup de peine et de travail on ne trouverait que de l’obscurité, qui est plus qu’il n’en faut pour faire traiter l’auteur de visionnaire.
C’est dans ces occasions que l’on se fait un plaisir de croire que les faits les plus évidents sont des faussetés, où l’on se ferme les yeux dessus ; et après les avoir en quelque manière brûlés, on contredit les conséquences les plus certaines qui s’en tirent, pour se persuader à soi-même, et vouloir le faire croire aux autres, qu’il n’est pas à présumer que des gens si éclairés et si zélés pour le service du Roi et du public aient commis de si lourdes fautes ; qu’ils avaient des raisons à eux seuls connues ; que si on les savait, on ne les calomnierait pas de la sorte ; qu’il est de la justice de ne pas condamner des gens sans les entendre, surtout quand ils sont morts, ce qui les met hors d’état de défendre leurs intérêts, et d’apprendre les motifs particuliers de leur conduite.
La situation présente, ou plutôt le désordre de la France, a pourvu à se procurer de pareils défenseurs ; c’est pourquoi ce langage, quelque dépravé qu’il est, ne manquera pas de sujets qui s’en serviront dans l’occasion présente ; ils ne se convertiraient pas, même quand un mort viendrait de l’autre monde attester la vérité de ces mémoires ; et cela aux sentiments de l’Écriture sainte, parce que le cœur est pris ; ce qui étant, ni l’esprit, ni l’honneur, ni la conscience, n’ont plus de voix au chapitre.
Mais lorsque l’on parle d’extravagance, et que l’on maintient, comme l’on fera dans ces mémoires, que telle et telle affaire n’a pu être faite sans de deux choses l’une, ou que les auteurs eussent tout à fait perdu l’esprit, ce qui n’est pas, assurément, ni même présumable, ou qu’ils avaient si fort erré au fait qu’ils ont également produit des extravagances que s’ils avaient eu entièrement la cervelle démontée, ce qui produit le même effet dans l’un comme dans l’autre.
Il faut absolument alors prendre parti, il n’y a pas moyen d’user de subterfuge, ni prétexter de son ignorance sur de pareilles matières.
Tout le monde, pourvu qu’il ait le sens commun, est juge compétent, et ne peut s’abstenir de prononcer sans mauvaise foi, sous prétexte de son manque de lumière.
C’est par de pareils raisonnements ou de semblables principes qu’on soutient qu’on peut rétablir la France en deux heures, et l’on passe carrière d’abord, en répétant ce qu’on a déjà dit, savoir, que l’auteur de cette proposition veut bien passer pour un extravagant lui-même, et le plus grand qui fût jamais, si on lui peut faire aucune objection, encore une fois, soit pour la brièveté du temps, le péril ou quelques autres raisons que ce puisse être, qui ait la moindre apparence et qui ne soit pas une extravagance achevée, pourvu qu’elle soit mise par écrit ; et c’est ce qui arrive toujours dans tous les faits que l’on affirme, et que l’on contredit ; l’erreur est cause qu’il y a un des deux, assurément, qui commet la même extravagance que s’il avait perdu l’esprit.
Et qui que ce soit ne se doit formaliser d’être tombé dans cette faiblesse : tous les plus grands hommes et les plus célèbres auteurs y ont été surpris ; il n’y a point d’absurdités qu’ils n’aient dites et écrites sur la foi de mauvais mémoires, dans des ouvrages d’ailleurs très beaux, et qui les ont rendus très célèbres.
Saint Augustin et Lactance, comme l’on a marqué, ont traité d’extravagant le premier auteur des antipodes : la suite a fait voir que l’extravagance était de leur côté.
Ainsi il sera permis à l’auteur de ce discours d’user des mêmes termes, pour défendre la vérité et les intérêts du Roi et des peuples, desquels de si grands hommes ont usé pour la combattre.
Ce préambule posé, que l’on a cru nécessaire pour purger le cérémonial de cet ouvrage, afin qu’on ne fît pas un procès à l’auteur sur ses expressions, n’en pouvant attaquer le corps, on va entrer en matière, déclarant que l’on a un très grand respect pour les personnes que l’on va montrer avoir toujours erré au fait ; ce qui ne préjudicie point à leur intégrité, de laquelle on est très persuadé, et qu’on se serait même servi d’expressions plus douces si on avait cru le pouvoir faire sans trahir la cause du Roi et des peuples, qu’on a entrepris de défendre. La justice même oblige de dire que, bien loin que Messieurs les ministres soient répréhensibles de s’être si fort mépris au fait, ils ne pouvaient, sans miracle, faire autrement, succédant à des sujets qui leur avaient montré de très mauvais exemples, et tracé des routes très défectueuses ; et bien loin d’être en état de s’en détourner, on peut dire que tout le monde conspirait à les y maintenir, y ayant plus de fortune à faire à tromper un ministre en France, en ruinant le Roi et les peuples, qu’à conquérir un royaume entier pour le monarque, en quelque pays que ce soit.
CHAPITRE SECOND
On promet quatre-vingts millions et plus par-dessus les impôts ordinaires, même la capitation, par deux heures de travail et quinze jours d’exécution ; on promet, de plus, de payer toutes les dettes du Roi et de l’État en dix ans de paix, et on promet enfin un doublement de revenus du Roi, en supprimant la capitation, avant quatre ou cinq ans ; le tout sans rien risquer, ni déconcerter, ni user de pouvoir absolu.
Voilà la plus grande extravagance qui puisse jamais tomber dans l’esprit, ni être proposée, si l’auteur ne rencontre pas juste dans la moindre de ces parties ; mais que l’on suspende son jugement jusqu’à l’entière lecture de cet ouvrage, et que l’idée de ridicule, encore une fois, qui se présente avec violence à l’esprit, tempère un peu son ardeur, et l’on verra invinciblement que c’est le même procès qu’eurent ces grands hommes au sujet des antipodes.
Personne ne doute que le principe et la base des revenus de tous les princes du monde ne soient ceux de leurs sujets, qui ne sont à proprement parler que leurs fermiers, les souverains n’étant en pouvoir de rien recevoir, plus ou moins, qu’à proportion que ceux qui font valoir les terres sont en état, par le produit qu’ils en tirent, de leur payer les tributs. Cette maxime, qui se pratique également par tous les États, avait été en usage en France jusqu’à la mort du Roi François Ier, n’y ayant été dérogé que médiocrement depuis ce temps jusqu’en 1660. Mais on peut dire que depuis cette année on a pris le contrepied, et on n’a point cru pouvoir faire plus utilement et plus diligemment recevoir de l’argent au monarque, surtout dans les besoins extraordinaires, non en augmentant le revenu et les biens des peuples, mais en les diminuant partout, et les détruisant en plusieurs endroits presque entièrement, à un taux certain, l’un portant l’autre, savoir, vingt de perte par pur anéantissement à l’égard du propriétaire pour un de profit au Roi, partagé même avec l’entrepreneur et ses protecteurs, qui faisaient une fortune de prince pour un si déplorable service.
Comme voilà le héros de la pièce, et que c’est sur ce fondement que tout va rouler, on maintient ce fait incontestable, et aussi public qu’il est constant que la Seine passe dans Paris ; en sorte que quiconque le voudrait nier se rendrait aussi ridicule que celui qui ne voudrait pas convenir de cette autre vérité.
La perte de la moitié des biens de la France, tant en fonds qu’en industrie, qui suivent le sort nécessairement de ces premiers, a autant de témoins qu’il y a d’hommes dans le royaume, sans parler des registres, baux et contrats qui font cette preuve par écrit, comme les peuples par témoins.
On maintient encore que cette diminution depuis 1660 va à plus de quinze cents millions par an : que ce mot de centaines de millions n’étonne point et ne cause point de surprise. Comme on compte le revenu d’une maison, d’une ferme et d’un village, tant dans les diminutions que dans les hausses, il est aisé, à qui est rompu dans ces matières, de supputer celui de tout un royaume. On a fait celui de l’Angleterre, qui ne vaut pas le quart de la France, à le prendre de toutes les manières, quand elles travailleront ou plutôt seront régies par les mêmes maximes, et on prétend qu’il va à près de sept cents millions par an.
Et pour la France, ceux qui se formaliseront de ces expressions ou de ces calculs trouveront bon, s’il leur plaît, que l’on compte par plusieurs centaines de millions les revenus d’un État qui fournit à son prince souvent, dans des années, plus de cent cinquante millions, et à l’Église ordinairement plus de trois cents millions, tant de revenu en fonds que celui qui est casuel, qui surpasse de beaucoup le premier, dans la religion comme ailleurs.
Dans la seule élection de Mantes, le revenu des vignes, tant par un abandon entier de la plus grande partie, quoique autrefois d’un très grand produit aux propriétaires, que par la diminution sur celles qui subsistent encore, va de perte à deux millions quatre cent mille livres, de compte fait, par un calcul juste et certain, vérifié sur les lieux ; et comme les revenus en fonds, bien que menant ceux d’industrie, n’en fassent pas la quatrième partie, ces derniers les excédant beaucoup davantage, c’est plus de dix millions de perte en pur anéantissement sur une seule élection ; et bien loin que le Roi ait rien gagné à ce beau ménage, il a perdu plus de cinq cent mille livres sur les tailles, qu’il a fallu diminuer, tant dans cette élection que dans les circonvoisines, à cause du déchet des biens, et tant s’en faut encore que l’augmentation des aides ait remplacé cette perte sur les tailles, elles n’ont pas atteint la dixième partie de ce dommage.
Et comme ce sort est arrivé à l’élection de Mantes par une cause générale à tout le royaume, on en peut tirer les mêmes conséquences, et supposer certainement la même perte pour toute la France.
Que l’on commence donc à aller bride en main, en prétendant revêtir l’auteur de ces mémoires de l’idée d’extravagance, sur cette diminution de quinze cents millions de rente arrivée au royaume depuis 1660, d’autant que, quoique les aides tiennent constamment le principal personnage dans un pareil ravage, y comprenant les droits de sorties, passages et douanes du royaume, qui ne sont ni moins criminels, ni moins outrageants à la raison et au sens commun que ces mêmes aides, cause de tant de malheurs, de notoriété publique ; cependant, ces prétendus droits du prince ont pour consorts, dans la destruction de ses peuples, deux camarades qui les ont fort bien secondés, s’ils ne les ont pas égalés dans l’anéantissement de ces quinze cents millions de rente ; savoir, l’injustice et l’incertitude dans la répartition de la taille, dans laquelle bien qu’il n’y ait eu que de la négligence et du manque d’attention de la part de ceux qui gouvernaient, ou tout au plus un mauvais exemple de leur part, dans leur conduite particulière à l’égard de leurs fonds, le désastre néanmoins a été si terrible par la ruine de la consommation, et par conséquent du revenu, que l’on peut assurer que si les démons avaient tenu conseil pour aviser au moyen de damner et détruire tous les peuples du royaume, ils n’auraient pu rien établir de plus propre à arriver à une pareille fin.
On en fera un détail plus particulier dans la suite, lorsqu’il sera question de sa cessation ; ce qui n’exige point assurément une demi-heure d’attention de la part de Messieurs les ministres, et quinze jours d’exécution dans les provinces, quand cette commission sera donnée à des sujets versés en de pareilles matières, et surtout du pays, comme autrefois, les élus n’étant autre chose, dans leur institution, que des répartiteurs nommés par le peuple.
L’autre adjoint, dans la ruine de la France, est quelque chose de bien plus pitoyable : non seulement ce n’est point l’effet d’un intérêt indirect, comme dans les aides, qui ait aveuglé les entrepreneurs pour se procurer de l’utilité aux dépens de la ruine publique, ni la faute du manque d’attention au bien général, comme dans la répartition des tailles, mais c’est, au contraire, une production de réflexions très sages et très pieuses, à ce qu’on pensait, savoir, le soutien de l’avilissement des grains, que l’on a cru devoir établir et maintenir, par des efforts continuels d’une prétendue très fine politique, à être en perte aux laboureurs, le prix ne pouvant atteindre aux frais de la culture en quantité d’endroits, bien loin de satisfaire au paiement du propriétaire et des impôts ; ce qui a attiré, outre plus de cinq cents millions de diminution de rente dans le royaume, comme cela est aujourd’hui, l’abandon d’une infinité de terres de difficile exploitation, et la prodigalité des grains à des usages étrangers, comme nourriture de bestiaux et confection de manufactures ; ce qui ne menace de rien moins que d’une cherté extraordinaire à la première stérilité.
En un mot, on a cru qu’afin que tout le monde fût à son aise, il fallait que les grains fussent à si bas prix que les fermiers ne pussent rien bailler à leurs maîtres, et ceux-ci aucun travail aux ouvriers ; ce qui étant tout leur revenu, la privation en excède dix fois le prétendu bas prix du pain.
Et on a pensé pareillement que pour éviter les horreurs d’une cherté extraordinaire, il est avantageux de faire abandonner la culture d’une infinité de terres, et l’engrais de presque toutes en général, le prix de la récolte n’en pouvant supporter les frais, et qu’il fallait aussi prodiguer les grains à ces usages étrangers que l’on vient de marquer.
Quelque horreur que l’on conçoive d’une pareille conduite, qui a été un enfant de la spéculation, qui ne peut jamais produire que des monstres dans les arts, que l’on n’apprend que par la pratique, jusqu’à un soulier, que le plus grand génie du monde ne pourrait construire sur un mémoire dressé par un très habile ouvrier sans exhiber un objet ridicule ; cette conduite, dis-je, a cru mériter des applaudissements, et que les auteurs doivent être appelés les Josephs de leur pays.
Il y a un chapitre entier à la fin de cet ouvrage, et même, si l’on est curieux, on trouvera un petit volume où l’on fait voir clair comme le jour, et sans aucune crainte de repartie, qui ne soit une extravagance achevée, savoir, que plus les grains sont à vil prix, plus les pauvres sont misérables et surtout les ouvriers ; et, en même temps, que plus il sort de blés de la France, et plus on se garantit d’une cherté extraordinaire dans les années stériles.
CHAPITRE TROISIÈME
Voici le premier acte de la pièce, et sur lequel il faut faire une pause, pour commencer à soutenir, aux termes du cartel établi, que les revenus de la France sont diminués de quinze cents millions depuis 1660, et que les trois causes que l’on vient de marquer ont produit ce malheureux effet ; et que comme l’auteur se soumet d’être traité en insensé s’il ne rencontre pas juste, il maintient en même temps qu’il ne peut être démenti dans l’un et l’autre de ces deux faits sans une extravagance achevée.
Or, pour revenir au premier dessein de cet ouvrage, on ne peut contester, sur les principes établis au commencement, qui sont ceux de tous les États de la terre, que les revenus du prince n’ont d’autre ressource que ceux des peuples, que qui pourrait rétablir ces quinze cents millions de rente en un instant, dont les peuples jouissaient tranquillement jusqu’en 1660, tout ce qu’on a proposé pour le Roi, savoir, les quatre-vingts millions de hausse dans la conjoncture présente, et le paiement de toutes les dettes de l’État sous son nom, ainsi que le doublement de tous ses revenus, au lieu d’être une extravagance, serait une chose fort naturelle et fort aisée puisque, bien loin d’être l’effet de vision ou de violence, ce ne serait qu’une suite, ou plutôt qu’une très petite partie d’une opulence générale, répandue en quelque façon gratuitement ; et c’est de la manière que l’on l’entend, comme on va voir dans la suite, après qu’on aura montré dans un chapitre ce que c’est que richesse suivant les lois de la nature, dont la fausse idée qu’on s’est faite dans ces derniers temps a produit tout le désordre ; en sorte que la simple reconnaissance de la cause du mal le fera cesser entièrement, et rétablira l’opulence.
CHAPITRE QUA TRIÈME
La richesse, au commencement du monde, et par la destination de la nature et l’ordre du Créateur, n’était autre chose qu’une ample jouissance des besoins de la vie : comme ils se réduisaient uniquement à la simple nourriture et au vêtement nécessaire pour se garantir des rigueurs du temps, le tout se terminait presque en deux seuls genres de métiers, savoir le laboureur et le pasteur, les troupeaux, avant le déluge, n’ayant point d’autre usage que d’habiller les hommes de leur dépouille, et c’étaient les deux professions que se partagèrent les deux enfants d’Adam après la création de l’univers.
À leur exemple, ceux qui les suivirent furent longtemps maîtres et valets, et les propres constructeurs de leurs besoins ; la vente n’était qu’un troc et un échange qui se faisait de main en main, sans nul ministère d’argent, qui ne fut connu que longtemps après.
Mais depuis, la corruption, la violence et la volupté s’étant mises de la partie, après les besoins, on voulut le délicieux et le superflu ; ce qui ayant multiplié ces métiers, de deux qu’ils étaient d’abord, degré par degré, en plus de deux cents qu’ils sont aujourd’hui en France, cet échange immédiat ne put plus subsister.
Le vendeur d’une denrée ne trafiquant presque jamais avec un sujet qui fût possesseur de celle qu’il avait dessein de se procurer en se défaisant de la sienne, et ne la pouvant même recouvrer qu’après un long trajet, et une infinité de ventes et de reventes de l’un à l’autre par le moyen de ces deux cents mains ou professions qui composent aujourd’hui l’harmonie des États polis et magnifiques, il a fallu une garantie et un porteur de procuration de ce premier acheteur, que l’intention du vendeur serait effectuée par le recouvrement de la denrée qu’il voulait avoir en se dessaisissant de la sienne.
C’est par là que le ministère de l’argent est devenu nécessaire, par une convention et un consentement général de tous les hommes qu’en quelque pays que ce soit, à moins de quelque grand éloignement, ou que quelqu’autre violence ne dérange les choses, celui qui est porteur d’argent est assuré de se procurer pour autant de la denrée dont il a besoin qu’il s’est défait de la sienne, et qu’il sera livré avec autant de diligence et d’exactitude que si l’échange et le troc s’en étaient faits immédiatement et de main en main, comme au commencement du monde.
Il y a là-dessus une attention à faire, qui est que l’argent, malgré la corruption qui en a fait une idole, ne peut fournir aucun des besoins de la vie étant réduit en monnaie, mais est seulement garant que le vendeur d’une denrée ne la perdra pas, et que celle dont il a besoin en troc de la sienne lui sera livrée, ne se trouvant pas chez son acheteur.
Il faut faire encore une réflexion, savoir, que cette fonction est si peu singulière à l’argent, quelque idée qui règne au contraire, qu’il n’en fait pas la dixième partie, et même la cinquantième dans les temps d’opulence, qui n’est autre chose qu’une grande consommation, c’est-à-dire une très grande richesse.
Le papier, le parchemin et même la parole, en font, encore une fois, cinquante fois plus que lui ; ainsi on a grand tort, dans les occasions de misère, de mettre la cause des désordres sur son compte, et d’alléguer pitoyablement qu’il a passé en la plus grande partie dans les pays étrangers. Pourquoi ne dit-on pas que le papier et le parchemin y sont également allés, et que c’est faute de cette matière que le trafic a cessé, et que l’on ne vend et n’achète plus ?
On ne le dit point, parce qu’on sait bien que cela serait ridicule. Or, de tenir le même discours de l’argent est de la même absurdité, puisque, quand cette éclipse d’espèces serait véritable, comme non, on ne lui pourrait imputer que son sol la livre de la cessation du commerce, dans lequel n’ayant que la cinquantième partie des fonctions, on ne pourrait pas le rendre criminel pour un plus haut degré ; or, tout étant diminué depuis 1660 de plus de la moitié, on voit l’erreur de ces pitoyables raisons, que c’est manque d’argent.
Ces allégations seraient véritables au Pérou si les mines tarissaient, parce qu’étant uniquement le fruit du pays, il faudrait que les peuples y mourussent de faim s’ils n’en faisaient pas sortir toutes les années une très grande quantité du pays, pour l’échanger contre les denrées nécessaires à la subsistance.
Sans parler des îles Maldives, où, par une convention unanime, de certaines coquilles font fonction de l’argent monnayé ; ni de celles de l’Amérique, où les colons de l’Europe, qui les habitaient, ne manquaient d’aucuns de leurs besoins, sans presque jamais voir un denier d’argent : le tabac seul, tant en gros qu’en détail, en remplaçait toutes les fonctions ; si on voulait avoir pour un sol de pain, et même moins, on donnait pour un sol de tabac, et ainsi du reste, parce que ceux qui le recevaient étaient assurés d’en tirer le même avantage, en se procurant leurs nécessités. Sans parler, dis-je, de ces exemples, les foires de Lyon en France, qui forment un commerce par an de plus de quatre-vingts millions, n’ont jamais connu ni vu un sol d’argent dans ce trafic : tout se fait par échange immédiat de denrée à denrée, ou par billets, lesquels, après une infinité de mains, retournent au premier tireur, où il n’échet qu’une compensation.
L’argent n’est donc rien moins qu’un principe de richesse dans les contrées où il n’est point le fruit du pays : il n’est que le lien du commerce et le gage de la tradition future des échanges, quand la livraison ne s’en fait pas sur-le-champ à l’égard d’un des contractants, qui se dessaisit de la sienne par les raisons marquées, et il partage cette fonction même avec tant d’autres choses, comme la simple parole, le papier, le parchemin et les denrées mêmes, qu’il est dispensé de la plus grande partie de ce personnage que l’on lui suppose faussement être singulier.
Il est même indifférent que, pour ce qui lui reste d’emploi dans cet usage, dont on n’a jamais besoin que lorsqu’il n’apparaît et ne réside pas assez de solvabilité dans l’un des contractants, pour s’en fier à sa parole, au papier et au parchemin ; il est indifférent, dis-je, qu’il y en ait peu ou beaucoup dans une contrée pour lui procurer de l’opulence, c’est-à-dire une entière jouissance, non seulement des besoins de la vie, mais même de tout ce que l’esprit humain a pu inventer pour les délices.
Il n’y a qu’une clause indispensable, qu’étant indifférent que les choses soient à haut ou à bas prix, il est d’une nécessité absolue que le tout soit réciproque, autrement, plus de proportion, et par conséquent plus de commerce, et ainsi plus de richesses, ou plutôt beaucoup de misère, qui est aujourd’hui la situation de la France.
Un homme qui recevait mille francs par an sous le roi François Ier était aussi riche, et passait sa vie aussi commodément et magnifiquement que celui qui reçoit aujourd’hui quinze mille francs toutes les années, parce que le blé ne valait que vingt sols le setier à Paris, qui doit valoir aujourd’hui, année commune, quinze ou seize francs, et les souliers cinq sols, par appréciation imprimée dans les ordonnances, comme on les y peut voir. Le laboureur, qui ne vendait son blé que vingt sols, et le cordonnier ses souliers que cinq sols, y trouvaient pareillement leur compte, parce que les proportions s’y rencontraient.
Mais si comme aujourd’hui le blé avait valu quinze francs, le cordonnier serait mort de faim avec ses souliers vendus cinq sols ; comme, par réciproque, le laboureur eût tout quitté si, vendant son blé vingt sols, lui ou son maître eussent été obligés d’acheter les souliers quatre francs.
Ce sont donc les proportions qui font toute la richesse, parce que c’est par leur seul moyen que les échanges, et par conséquent le commerce, se peuvent faire : il serait ridicule de faire de la différence entre deux repas également bons, parce que l’un aurait coûté beaucoup et l’autre bien moins, en prétendant établir un plus haut degré de félicité dans celui pour lequel on aurait déboursé davantage.
C’est par le déconcertement de cette harmonie que les quinze cents millions de rente éclipsés en France depuis 1660 se sont évanouis.
Comme cette justice qui doit être entre deux commerçants, qui ne trafiquent uniquement que l’un avec l’autre, se doit étendre en plus de deux cents professions que renferme aujourd’hui la France, et qu’ils ont tous un intérêt solidaire de l’entretenir, parce que ce n’est que d’elle seule qu’ils peuvent obtenir leur subsistance et leur maintien, il ne faut pas qu’elle soit déconcertée en la moindre de ses parties, c’est-à-dire que le plus chétif ouvrier vende à perte ; autrement sa destruction, comme un levain contagieux, corrompt aussitôt toute la masse.
Il faut que cela se fasse non seulement d’homme à homme, mais aussi de pays à pays, de province en province, de royaume en royaume, et même d’année en année, en s’aidant et se fournissant réciproquement de ce qu’elles ont de trop, et recevant en contre-échange les choses dont elles sont en disette.
Cependant, par une corruption du cœur effroyable, il n’y a point de particulier, bien qu’il ne doive attendre sa félicité que du maintien de cette harmonie, qui ne travaille depuis le matin jusqu’au soir et ne fasse tous ses efforts pour la ruiner.
Il n’y a point d’ouvrier qui ne tâche de toutes ses forces de vendre sa marchandise trois fois plus qu’elle ne vaut, et d’avoir celle de son voisin pour trois fois moins qu’elle ne coûte à établir.
Ce n’est qu’à la pointe de l’épée que la justice se maintient dans ces rencontres ; c’est néanmoins de quoi la nature et la Providence se sont chargées. Et comme elles ont établi des retraites et des moyens aux animaux faibles pour ne devenir pas tous la proie de ceux qui, étant forts, et naissant en quelque manière armés, vivent de carnage, ainsi, dans le commerce de la vie, elle a mis un tel ordre que, pourvu qu’on la laisse faire, il n’est point au pouvoir du plus puissant, en achetant la denrée d’un misérable, d’empêcher que cette vente ne lui procure sa subsistance ; ce qui maintient également l’opulence, à laquelle l’un et l’autre sont redevables de leur subsistance proportionnée à leur état.
On a dit, que pourvu qu’on laisse faire la nature, c’est-à-dire qu’on lui donne sa liberté, et que qui que ce soit ne s’en mêle que pour y procurer de la protection et empêcher la violence.
C’est néanmoins de quoi on a pris le contre-pied, n’y ayant point de moyens ni de manières, quelque épouvantables qu’ils fussent, qu’on n’ait crus non seulement légitimes, mais d’être même la plus fine politique pour ruiner cette harmonie, en attaquant ou accablant singulièrement toutes les denrées les unes après les autres, par le moyen des partisans.
Quand on avait détruit un genre de biens, en sorte qu’il n’y avait plus rien à faire pour les entrepreneurs qui causaient cette désolation sous prétexte de faire venir de l’argent au Roi, bien qu’il ne reçût pas la centième partie du mal que cela causait, on transportait les mêmes mesures aux autres genres de biens qui n’étaient pas encore anéantis, en surprenant toujours également Messieurs les ministres ; en sorte que celui qui a le plus ruiné de pays, et, par conséquent, le Roi, est celui qui a le mieux fait ses affaires.
La grande récompense attachée à de pareilles entreprises, qui donnait moyen de la partager avec des protecteurs du premier degré, que l’on veut croire que l’on trompait également, qui étaient néanmoins les premiers ministres jusqu’en 1661, comme il sera justifié ; depuis lequel temps, quoique ces manières aient sextuplé, les immeubles ayant été engloutis, quoiqu’ils eussent jusqu’alors toujours paru sacrés, on est très assuré qu’il n’y a eu que de la surprise ; cela faisait qu’on se mettait l’esprit à l’alambic pour maintenir et augmenter cette manœuvre, et empêcher en même temps toutes sortes de remèdes et d’obstacles que les peuples y auraient pu apporter.
Ceci est trop public pour passer pour calomnie ou être révoqué en doute : les quinze cents millions de rente constamment éclipsés, les terres en friche, plus de la moitié des vignes du royaume arrachées pendant que les trois quarts des peuples ne boivent que de l’eau, arrêtent la grande vocation que les intéressés pourraient avoir à nier des faits aussi certains, et dont on leur est uniquement redevable. Et voici comme cela est arrivé.
C’est, par le moyen des traitants, trop peu d’attention à la répartition des tailles, et trop au commerce des blés, dont il fallait absolument laisser l’économie à la nature, comme partout ailleurs.
Il convient de faire un court détail de ces trois causes, et l’on verra que ce n’est pas sans raison qu’on maintient qu’elles ont fait plus de destruction dans la France que jamais les plus grands ennemis, et même tous les fléaux de Dieu dans leur plus grande violence : le ravage de ces manières ayant regagné par leur durée, depuis 1660, ce qui pourrait paraître de plus violent dans ces marques extraordinaires de la colère du Ciel.
CHAPITRE CINQUIÈME
Pour commencer par les tailles, dont on ne dira que peu de chose, parce qu’on en a assez parlé dans le livre intitulé Le Détail de la France, auquel ceux qui sont curieux d’en apprendre parfaitement l’anatomie pourront avoir recours, et dont ce qu’on va toucher ne sera qu’un abrégé, il y a, auparavant que d’en parler, une attention à faire, qui servira également pour cet article et pour les deux autres, savoir que tous les revenus ou plutôt toutes les richesses du monde, tant d’un prince que de ses sujets, ne consistent que dans la consommation, tous les fruits de la terre les plus exquis et les denrées les plus précieuses n’étant que du fumier d’abord qu’elles ne sont pas consommées.
Ce qui fait que les pays les plus féconds n’étant point habités, et par conséquent cultivés, à cause du petit nombre d’hommes, sont presque entièrement inutiles à leur prince.
Or, du moment que, quoique ces contrées se rencontrent très remplies de sujets propres à faire valoir les présents de la nature, il est de leur intérêt de ne rien consommer, et même sont mis dans l’impossibilité de le faire, le pays ni le prince n’en sont pas plus riches que s’il n’y avait qui que ce soit ou peu de monde.
La terre devient alors comme un herbage du plus grand produit qui ne rapporte rien à son maître lorsque les bêtes que l’on met dessus sont emmuselées et empêchées par cette violence de pâturer, ce qui ruine entièrement l’herbage et les propriétaires des bêtes, qui meurent aussitôt par cette force majeure, bien loin d’engraisser.
Voilà le portrait en raccourci de la taille dans les provinces où elle est arbitraire, c’est-à-dire dans presque les trois quarts du royaume, sans qu’il y ait en aucune façon la moindre différence.
Et cela, par le moyen de trois circonstances qui l’accompagnent et ne la quittent jamais un moment.
La première, son incertitude, tant dans l’assiette des paroisses que sur la tête de tous les particuliers.
La seconde, son injustice d’être haute et violente, non par rapport aux facultés des contribuables, ce qui est néanmoins l’esprit de son institution, comme dans tous les pays de la terre, même les plus barbares et les plus grossiers, mais eu égard seulement au plus ou moins de protection et d’élévation qu’un homme peut avoir pour s’en défendre, lui ou ses fermiers.
Et la troisième enfin, la collecte de cet impôt, qui étant très mal réparti, une grande partie demeure en perte à celui ou ceux qui sont chargés de ce malheureux recouvrement ; et comme chacun y passe à son tour, il tombe à tour par conséquent à tout le monde d’être ruiné tout à fait.
Pour reprendre chaque article, et montrer qu’il n’y eut jamais de plus grands bourreaux de la consommation : d’abord l’incertitude, qui commence la danse, met dans l’obligation tous les sujets qui y sont exposés de s’abstenir de toutes sortes de dépenses, et même de trafic qui fasse bruit.
Il n’y a qu’un ordinaire de pain et d’eau qui puisse faire vivre un homme en sûreté de n’être pas la victime de son voisin, s’il lui voyait acheter un morceau de viande ou un habit neuf ; s’il a de l’argent par hasard, il faut qu’il le tienne caché, parce que pour peu qu’on en ait le vent, c’est un homme perdu.
Par l’injustice, qui est le second article, il est fort naturel et fort ordinaire de voir une grande recette ne pas contribuer d’un liard pour livre, pendant qu’un malheureux qui n’a que ses bras pour vivre, lui et toute sa famille, est à un taux qui excède tout ce qu’il a vaillant ; en sorte qu’après la vente de quelques chétifs meubles, comme paillasse, couverture et ustensiles propres seulement au travail manuel, on procède à la vente des portes, des sommiers et de la charpente des maisons.
Ce qui ruine ce prétendu privilégié, et le Roi, par conséquent, bien plus que si ce fonds presqu’exempt avait payé six fois la taille où il est imposé, et qu’il en eût déchargé tout à fait ce malheureux, parce que toutes les terres n’ayant du produit, ainsi qu’on a dit, qu’à proportion que les fruits qui y excroissent trouvent de la consommation, et ceux qui la pourraient faire en étant empêchés par ces manières, ils tombent en pure perte, et les maîtres n’en tirent pas les frais de la culture.
Et pour le faire voir sans crainte de nulle repartie, il n’y a qu’à jeter les yeux sur une infinité de grands domaines appartenant à des gens de la plus haute considération : on les trouvera diminués, depuis 1660 qu’on a entièrement abandonné l’attention à la juste répartition des tailles, sans renouveler ni faire observer les anciennes ordonnances, qui ne parlaient d’autre chose que d’y veiller continuellement : on apercevra que ces terres sont diminuées de moitié, l’une portant l’autre, et quelques-unes davantage, pour servir de soulte aux autres, afin que le tout soit sous le même niveau, sans qu’on en puisse accuser sans fausseté l’excès de la taille, dont ces terres n’ont jamais presque rien payé ; et ce sera leur rendre un très grand service de leur en faire prendre leur juste part pour décharger ces misérables, puisque par là, la cause de la ruine de leurs fonds étant ôtée, ils reprendront incontinent leur ancienne valeur.
Et ceux qui ont quelque connaissance du détail en conviennent ; mais ils marquent en même temps qu’il faut que la chose soit générale, sans quoi une justice particulière qu’ils pourraient faire ne produirait qu’une hausse de paiement, sans nulle utilité singulière.
Et la collecte enfin venant en surtaux sur des sujets déjà accablés, et les constituant en quelque manière cautions et garants de paiements dont le recouvrement d’une partie ne se pourra jamais faire, achève de les ruiner et met le comble à leur désolation, ou plutôt à leur désespoir ; ce qui est le dernier degré de destruction de la consommation, sans parler des emprisonnements, qui est une habitation où une infinité de collecteurs de tailles font plus de séjour que dans leurs maisons, par la perte de leur temps qui est tout leur revenu, ainsi que celui du Roi et du royaume.
Ce désordre, qui coûte plus de cinq cents millions de perte par an à la France, et la vie à autant de malheureux qui périssent, tant en santé qu’en maladie, faute de nourriture et de secours, ainsi que de bâtiments qui les puissent défendre des injures du temps, ayant été en la plus grande partie détruits par cette belle économie de la taille ; ce désordre, dis-je, quelque grand et quelque effroyable qu’il soit, peut être arrêté en une demi-heure de travail et quinze jours d’exécution, puisqu’il n’est question que d’un simple acte de volonté du Roi et de Messieurs les ministres, comme on expliquera mieux et plus particulièrement dans le chapitre du remède.
Il faut passer à la seconde cause de la destruction de quinze cents millions de rente, qui sont les blés, à l’égard desquels il faut rappeler ce qu’on a dit ci-devant, que la richesse n’est autre chose qu’une jouissance entière, non seulement de tous les besoins de la vie, mais même de tout ce qui forme les délices et la magnificence, pour lesquelles il faut avoir affaire avec plus de deux cents professions qui composent aujourd’hui les États polis et opulents.
À cet effet, il est nécessaire que tous ces deux cents métiers fassent un échange continuel entre eux, pour s’aider réciproquement de ce qu’ils ont de trop, et recevoir en contre-échange les choses dont ils manquent ; et cela non seulement d’homme à homme, mais même de pays à pays et de royaume à royaume ; autrement l’un périt par l’abondance d’une denrée ou sa disette, pendant qu’un autre homme ou une contrée sont dans la même misère d’une façon tout opposée. C’est ce divorce qui forme la misère générale, pendant que le commerce réciproque qui aurait pu se faire aurait formé deux perfections de deux très grandes défectuosités.
Il y a encore une attention à faire, qui est que ce désordre durera éternellement si ce trafic et cet échange si nécessaires et si utiles ne se font avec un profit réciproque de toutes les parties, c’est-à-dire tant les vendeurs que les acheteurs, soit que le commerce se fasse par le canal de l’argent, ou par troc de denrée à denrée ; et celui qui prétend faire autrement non seulement ruine son correspondant, mais aussi se détruit lui-même.
Si le premier laboureur, trafiquant uniquement avec le pasteur, ne lui avait pas voulu donner assez de blé pour se nourrir, pendant qu’il eût exigé de lui tout son vêtement nécessaire, tiré des dépouilles des bêtes, non seulement il l’aurait fait mourir de faim, mais il aurait lui-même péri dans la suite de froid, en détruisant le seul ouvrier de ce besoin si pressant, savoir, le vêtement.
Et cette harmonie, d’une nécessité si indispensable alors entre ces deux hommes, est de la même obligation entre plus de deux cents professions, qui composent aujourd’hui le maintien de la France.
Le bien ou le mal qui arrive à toutes en particulier est solidaire de toutes les autres, comme la moindre indisposition survenue à l’un des membres du corps humain fait périr bientôt tout le reste, et par conséquent le sujet, si on n’y met incontinent ordre.
Le dépérissement qui arrive à une de ces deux cents professions n’est pas d’abord aussi sensible que celui qui aurait pu se rencontrer entre les deux premiers et uniques ouvriers de la terre ; mais avec le temps, et en augmentant à vue d’œil, il produit le même effet qu’aurait fait l’autre.
Le vendeur n’est donc que le commissionnaire de l’acheteur, comme l’acheteur est mis dans le pouvoir d’acheter par le vendeur, qui en doit faire autant de la denrée de ce premier acheteur, ou immédiatement, ou par une plus longue circulation au moyen de l’argent, toujours aux conditions marquées, c’est-à-dire avec une utilité perpétuelle de tous ceux qui jouent un personnage sur ce théâtre, c’est-à-dire tous les hommes du monde.
On a fait ce préambule parce que la dérogeance à cette règle, à l’égard des blés, coûte à la France, depuis 1660, près de trois à quatre cents millions de rente.
Comme cette denrée mène toutes les autres, qui la suivent pour ainsi dire toutes pied à pied, le mécompte qui s’y rencontre ne fait aucun crédit, et, embrassant aussitôt toutes professions, il les coule à fond sur-le-champ.
Le laboureur, qui est leur commissionnaire pour les faire subsister, vendant son blé trop cher, par un prix qui n’ait pas de proportion avec le prix du travail de ces deux cents métiers, voilà une famine qui fait périr une infinité de monde, dont on n’a que trop fait d’expérience ; et par fait contraire, le blé étant à vil prix comme aujourd’hui, ne pouvant atteindre non seulement au paiement du propriétaire, mais même aux frais de la culture, le canal nécessaire pour faire passer cette manne aux mains des ouvriers, qui n’ont d’autre revenu que leurs bras, est coupé ; savoir le maître, qui n’est point payé : et voilà toutes ces deux cents professions à sec, leur travail leur devient infructueux, comme les grains en perte à ce laboureur ; en sorte qu’il est par là mis hors de pouvoir, non seulement de payer son propriétaire, mais même de continuer à cultiver la terre, ce qui en fait demeurer quantité en friche, négliger les engrais des meilleures, et prodiguer les grains à des usages étrangers, comme nourriture de bestiaux, surtout les chevaux, et confections des manufactures, savoir les bières et amidons ; ce qui, à la première année stérile, ne manque pas de produire une cherté extraordinaire, par où ces deux cents professions ressentent la même misère par un excès tout opposé, pendant que la compensation de ces deux désordres en eût formé deux grands biens, comme on a déjà dit, si un zèle mal fondé n’avait pas procuré ce mal d’avilissement de grains, qui enfante lui seul l’autre extrémité, savoir le prix exorbitant. Le remède est aisé, et en la main de Messieurs les ministres ; mais comme le manque de lumière a fait tomber dans ce désordre, dont la connaissance, la plus grossière et la plus imparfaite, ne peut être acquise que par la pratique du labourage, il s’en faut beaucoup que ce soit l’espèce de ceux qui se sont mêlés, depuis 1660, de cette direction.
Ils ont cru que cette manne coûtait aussi peu à percevoir et faire venir que celle que Dieu envoya dans le désert aux Israélites ; ou, tout au plus, qu’elle était comme des champignons, ou comme des truffes, qu’elle croissait en tout son contenu à pur profit au laboureur, et qu’à quelque bas prix qu’elle pût être, il gagnait moins, mais ne pouvait jamais perdre ; et qu’ainsi il fallait qu’une autorité supérieure empêchât que les pauvres ne fussent la victime de son avidité.
C’est néanmoins cette autorité qui a tout gâté, ayant également ruiné les riches et pauvres dans l’une et dans l’autre extrémité de cherté et d’avilissement des grains, qui se sont enfantées et s’enfantent même toujours réciproquement, comme on verra plus particulièrement par le chapitre qui est à la fin de cet ouvrage.
Ainsi ces deux articles du désordre des tailles et des blés coûtent la moitié des quinze cents millions de perte arrivés au royaume depuis 1660, d’autant plus aisés à rétablir que ce n’a été l’effet d’aucun intérêt particulier, mais seulement manque d’attention dans l’un, et de trop d’attention dans l’autre, savoir, les grains. Il n’y avait qu’à laisser faire la nature, comme partout ailleurs, et la liberté, qui est la commissionnaire de cette même nature, n’aurait pas manqué de faire une compensation avantageuse, qui aurait formé un très grand bien de deux très grandes misères.
Le surplus de quinze cents millions de déchet, allant à environ huit cents millions, est l’unique ouvrage des traitants, tant ordinaires qu’extraordinaires ; quoique le rétablissement soit beaucoup plus aisé du côté de la nature, il est beaucoup plus difficile de la part des personnes intéressées au maintien de ce mal, quelque effroyable qu’il soit ; et il en arrive comme dans les maladies du corps humain, qui sont d’autant plus dangereuses quand elles attaquent les parties nobles.
C’est une chose aujourd’hui si publique que, quoique ce fût un crime autrefois d’être de part et de recevoir des gratifications de gens d’affaires, que personne ne s’en cache plus ; et quoiqu’un savant théologien ait imprimé, il y a trente ans, que c’est risquer sa damnation que de se faire partisan, les choses ont si fort changé depuis, que les personnes aujourd’hui de la plus haute piété ne s’en font nul scrupule, non seulement d’y prendre part, mais même de n’en pas faire de secret.
Apparemment que l’ignorance où elles sont des maux qu’un pareil canal des revenus du prince, fait au Roi et au royaume, les entretient dans cette tranquillité. Ce qui ne serait pas, si elles savaient que le souverain ne reçoit pas un sol par de semblables moyens, qu’il en coûte dix-neuf sur vingt en pure perte aux peuples, par la ruine de la consommation, et par conséquent de leurs biens, ainsi que la vie à une infinité de misérables qui périssent manque de leurs besoins.
Que l’on jette les yeux sur une contrée désolée, comme sur l’élection de Mantes, puisqu’on en a parlé, ce qui prouve également pour le reste du royaume, attendu que c’est par une cause générale : elle a perdu deux millions quatre cent mille livres sur les seules vignes, ce qui fait plus de dix millions de dommage par an sur les biens, tant en fonds qu’en industrie, par contrecoup ; que l’on en demande la raison, jusqu’aux enfants au sortir de la mamelle : ils ne bégaieront point pour dire que c’est l’ouvrage des traitants, apprenant par là à parler de leurs parents.
Cependant, la haute protection que ces Messieurs-là ont, et qu’ils se savent procurer, fait qu’on les respecte si fort que, pour leur contribution, pour la quote-part de la cessation de leur ministère, au rétablissement en deux heures de cinq cents millions dans la destruction desquels, et même beaucoup davantage, ils jouent un si grand rôle, on n’en veut pas congédier un seul ni leur ôter un cheveu de la tête, comme si c’étaient les gens du monde les plus nécessaires à l’État, loin d’être ses plus grands ennemis, au témoignage de Monsieur de Sully parlant à Henri IV. Ce qui n’empêche pas qu’on ne montre, comme l’on va faire voir dans le chapitre suivant, que le crime les a établis et maintenus jusqu’en 1660, depuis lequel temps, encore qu’ils aient quadruplé et sextuplé, ce n’a été que par surprise à l’égard de Messieurs les ministres, qui n’avaient que de bonnes intentions, bien que les malheurs opérés par le crime de leurs prédécesseurs aient reçu la même hausse que leur nombre et leurs fonctions.
CHAPITRE SIXIÈME
Les princes les plus riches et les peuples les moins chargés sont ceux chez qui les impôts passent droit des mains des contribuables en celles du monarque, et où il y a le moins de genres de tributs, et, par conséquent, de personnes employées à ce recouvrement.
Ou plutôt toutes les nations du monde, tant anciennes que nouvelles, n’ont jamais connu que ces manières, ainsi que la France, pareillement, jusqu’au règne de François Ier.
Les Romains n’avaient pas sitôt conquis un pays qu’ils y imposaient un tribut. Qu’est-ce qu’était que ce tribut ? C’était ou une somme par feu, c’est-à-dire, cheminée, ou un dixième du revenu ; ce qui se levait par des receveurs ou questeurs, sans nuls frais que des appointements réglés à ceux qui faisaient cette recette, et cette redevance de cheminées et de dixième a été longtemps l’unique redevance en France, ainsi que dans les autres provinces qui y ont été jointes ; ce qui est encore en Angleterre et serait encore en France, sans que cela n’enrichît que le prince et les peuples.
Ainsi nul déconcertement dans le commerce, nul embarras dans le trafic des peuples, et, par conséquent, ni juges, ni ordonnances pour ce sujet, dont on ne trouve pas la moindre trace chez tous les écrivains qui nous ont laissé l’histoire de tous ces maîtres du monde.
Le monarque ottoman administre aujourd’hui une domination de douze cents lieues d’étendue, à le prendre presque de tous les côtés, de la même façon.
Soixante-dix receveurs répandus dans les diverses contrées qui composent cet empire font toute la recette, et en comptent tous les trois mois à un receveur général résidant dans la capitale, qui rapporte ensuite aux ministres, sans que cela prenne plus d’une heure ou deux la semaine de tout le temps des uns ou des autres.
Tous les tributs de ce grand empire se terminent à deux genres uniquement, savoir, une légère capitation, qui se paie également depuis les enfants de la mamelle jusqu’au plus grand âge, et les douanes sur les sorties et entrées des États du prince singulièrement. Ce qui a un taux certain, savoir, trois, cinq ou dix pour cent, qui est le plus haut degré : ainsi nul juge, nulles ordonnances, parce qu’il n’y a nul procès sur de pareilles matières, non plus que dans l’Empire romain, ou plutôt dans tous les États du monde.
Le Mogol a cinq cents millions de revenu, administrés de pareille façon, ce qui fait qu’on en a une connaissance parfaite ; cette douane, dis-je, est affermée soixante-huit millions par un bail de deux lignes, savoir que tout ce qui sort et entre doit la dixième partie en argent ou essence, au choix du marchand, de façon qu’il ne faut pareillement ni juge ni ordonnance pour les impôts, parce qu’il ne peut y avoir de procès.
En Angleterre présentement, le peuple, que l’on sait être le moins souple de la terre, paie tranquillement le cinquième de tous ses revenus, dont l’assiette se fait par les habitants de chaque paroisse et la perception par les ministres ou curés, qui est porté droit en recette, sans frais et sans procès.
Cependant, ce peuple, si jaloux de sa liberté, se porte volontiers à de si hautes contributions, non pour défendre son pays que l’on voudrait envahir, mais par pure jalousie et envie de la gloire du premier prince du monde, parce que le Ciel le comble de bénédictions, ainsi que sa famille royale.
En Hollande la contribution des peuples, pour une guerre qui a le même objet, va à la troisième partie des revenus. Cependant, là non plus qu’en Angleterre, on n’y voit nuls pauvres, quoique ces pays soient beaucoup moins bien partagés par la nature que ne l’est la France.
C’est-à-dire que qui que ce soit n’y demande l’aumône en titre d’office, et il n’y a point de sujet, si dépourvu qu’il puisse être, qui, loin d’être réduit au pain et à l’eau, n’use de viande et de liqueur, ou de nourriture équivalente, ne soit vêtu de drap et chaussé de souliers, la chaussure de bois y étant tout à fait inconnue.
Cependant ce cinquième en Angleterre, et même plus, et ce troisième en Hollande de tous les revenus, s’exige et se perçoit non seulement sans procès et sans questions, mais même sans contrainte, exécutions ni emprisonnements, bien que, dans l’un et dans l’autre de ces deux États, ce degré d’impôts aille à plus de cent millions par an, c’est-à-dire sur le pied de plus de trois cents millions en France, par rapport à la différence des richesses naturelles de ces contrées avec celles de ce royaume.
Et c’est aussi ce qu’il a payé tant qu’il a été administré par les mêmes principes que l’Angleterre et la Hollande, c’est-à-dire quand le nombre des impôts se réduisait à trois ou quatre genres, étaient justement répartis et passaient droit des mains des peuples en celles du prince.
Que ce discours ne surprenne, ni ne soulève point les esprits ; la preuve et la vérification en vont être faites, en parlant du règne de François Ier. Mais, pour l’anticiper en quelque manière, on dira que cela est aisé à supposer dans une disposition où il n’y avait que trois ou quatre genres de tributs, et cent ou six-vingts personnes au plus payées par le prince pour les percevoir, et nuls juges, parce qu’il n’y avait point de procès, nulles terres en friches, ni nulles denrées en perte au marchand.
Au lieu qu’à présent il n’y a pas moins de dix mille genres de tributs, y en ayant plus de cent cinquante sur la seule administration de la justice, tous venus depuis 1660, dix mille juges pareillement, au moins, qui n’ont d’autre fonction que de décider les procès inséparables de pareilles manières, et cent mille hommes employés à la perception ou à en poursuivre le paiement, se payant presque tous par leurs mains avec la libéralité que tout le monde leur connaît, c’est-à-dire que le dernier des hommes croit pouvoir faire légitimement, et fait pour l’ordinaire une fortune de prince.
Le tout sans parler de la part du néant qui, naissant, comme on a déjà dit, sous les pieds de pareils entrepreneurs, en absorbe sur vingt parts dix-neuf, n’en passant aux mains du Roi que cette vingtième partie sur laquelle il leur faut encore, pour leur particulier, les préciputs marqués, en sorte que plus de la moitié du royaume est inutile, tant au prince qu’à ses peuples.
Que l’on ne quitte jamais de vue un moment les vignes de Mantes, qui, étant un baromètre d’une cause générale, prouvent également pour tout le royaume, et ceux qui se trouveront choqués par un pareil énoncé n’auront d’autre parti à prendre qu’un profond silence ; autrement, sur la moindre négative, ils s’attireront plus qu’un simple soupçon d’avoir participé dans de pareils désordres pour plus que par des surprises.
Mais pour revenir à la gestion et au gouvernement de la France durant onze cents ans, on peut assurer qu’elle a été régie, depuis son établissement jusqu’à la mort de François Ier, arrivée en 1547, comme l’Angleterre et la Hollande, ou plutôt comme tous les États du monde.
Les rois vivaient et subsistaient magnifiquement de leurs seuls domaines, hors les occasions extraordinaires, comme des guerres, qui pouvaient survenir, que leurs sujets donnaient tous les secours nécessaires par les canaux marqués de dixième ou de cheminées.
La religion, par des surprises assez connues, s’est fait donner la plus grande partie de ces domaines, ce qui l’a entièrement perdue, au rapport de Gerson, parce qu’alors l’ignorance était si grande qu’on ne connaissait presque point d’autre piété que de donner ses terres et ses fonds à l’Église, jusque-là que l’on avait l’absolution en mourant de les avoir volés et enlevés de force aux légitimes possesseurs, lorsqu’on en donnait une partie aux ministres de la religion.
Outre que ces faits se trouvent rapportés dans les originaux, Mézeray, auteur célèbre, en fait une ample mention avec des circonstances encore plus affreuses ; en sorte qu’on n’a cru rien faire d’extraordinaire d’en toucher quelques mots, pour obliger à faire attention aux acquisitions que font les mains-mortes tous les jours avec applaudissement en France, bien qu’elles soient défendues dans tous autres États chrétiens et que le prince des Pays-Bas fasse serment, en prenant possession, que l’Église n’acquerra rien de son règne, et la République de Venise crut autrefois pouvoir et devoir entreprendre une guerre contre Rome, jusqu’à se faire excommunier pour ce sujet.
Ces manières qui firent bannir la religion catholique de Suède dans les siècles passés, pour retirer presque tous les biens du royaume, dont elle s’était emparée, et les réunir à la couronne, dont ils font presque seuls l’entretien aujourd’hui, obligèrent les rois de France de mettre d’abord les tailles sur les peuples, qui se percevaient par les peuples mêmes, sans aucun ministère étranger. Elles n’étaient pas perpétuelles, mais suivant et à proportion des occasions.
On y ajouta ensuite les aides dans les villes franches, pour y tenir lieu de taille, dont la perception se faisait également par les peuples, presque uniquement sur les cabarets, tous les nobles et privilégiés en étant exempts, n’y ayant alors nuls droits d’entrée ni de passage, mais seulement quelques droits de sortie hors le royaume, ce qui se pratique partout.
La gabelle, ou l’impôt sur le sel, vint ensuite, c’est-à-dire que les rois achetaient toute cette denrée des propriétaires qui la faisaient fabriquer et la faisaient revendre dans des greniers, avec obligation aux peuples de n’en point prendre ailleurs ; quoique ce fût à un prix très modéré et qui était quatre fois moindre que celui d’aujourd’hui, le prince en tirait beaucoup d’avantages par proportion et par rapport aux taux où toutes choses étaient dans ce temps-là.
Ainsi tout se réduisait à ces quatre sortes de revenus, presque administrés sans aucune main étrangère que celle des peuples.
Il n’y avait ni ministres, ni Conseil des finances ; la Cour des aides de Paris se réduisait à quatre officiers, les trésoriers de France à deux, et l’Élection de même, qui étaient plutôt des directeurs que des juges de procès qui ne pouvaient jamais naître.
Et les ministres du prince n’avaient d’autre fonction que la dispensatian, et nullement pour la perception, quoiqu’à présent, quand les journées seraient six fois plus longues à leur égard qu’à celui des autres hommes, ils n’auraient pas la moitié du temps nécessaire, ainsi que quantité d’autres personnes qu’ils appellent et s’associent tous les jours ; bien loin alors d’être accablés et de succomber presque comme aujourd’hui sous le faix, il était indifférent qu’ils fussent dans le royaume pour ce sujet, ou absents à deux ou trois cents lieues.
La levée des deniers du prince, qui était uniquement l’affaire des peuples, n’en était pas retardée d’un moment, témoins Brissonnet et Devers, les deux premiers ministres des finances du roi Charles VIII, qui l’ayant accompagné à la conquête du royaume de Naples dans un voyage qui dura vingt-deux mois, les recettes des deniers du Prince n’éprouvèrent aucun retardement.
Voilà comme les affaires étaient administrées, c’est-à-dire sans nul emploi ni occupation, pour la perception des finances, de la part de ceux qui gouvernaient.
Il faut voir maintenant quel en était le produit, et si les choses ayant entièrement changé, uniquement en France, depuis ce temps, du tout au tout, on peut soutenir sans renoncer à la raison que ç’a été pour l’avantage du royaume, tant par rapport à la quantité que le prince reçoit qu’à la facilité que les peuples ont à lui fournir ses redevances et ses besoins, tant à l’ordinaire que dans les conjonctures importantes, comme est celle d’aujourd’hui.
Le roi François Ier, qui fut le dernier règne où cette heureuse situation ne reçut point d’atteinte, savoir, où les peuples seuls se mêlaient des impôts qui se réduisaient à trois ou quatre genres, ainsi qu’on a dit, et non pas à dix mille comme aujourd’hui, sans aucun ministère étranger, à plus forte raison sans donner de l’emploi à plus de cent mille hommes qui ont présentement cette fonction, avec une forte espérance, à l’exemple de leurs semblables, d’y faire une très grande fortune par la destruction du commerce et du labourage, si l’on ne veut pas dire par la ruine du Roi et de ses peuples, quoique ce soit la même chose ; François Ier, dis-je, levait seize millions de tributs réglés dans son royaume, qu’il laissa tranquillement à son successeur, quoiqu’il possédât un cinquième moins d’États que ne fait à présent le grand monarque qui règne.
Cela se voit dans les mémoires imprimés de Monsieur de Sully, lequel avait vu et vécu avec les contemporains.
Or, on maintient que les seize millions de ce temps fournissaient au roi François Ier sur le pied de deux cent quarante millions, en sorte que s’il avait joui de ce qui a été réuni à la France depuis, il aurait eu trois cents millions de rente, sans qu’il y eût rien manqué.
Que l’on marche encore une fois bride en main sur le prétendu ridicule de ce fait, il est véritable dans tout son contenu, et ce qui va suivre en va faire convenir ceux mêmes qui auront plus de désagrément à passer un pareil aveu, par rapport à l’intérêt et à la part qu’ils ont aux manières que l’on pratique.
Les peuples, sous François Ier, payaient deux cent quarante millions d’aujourd’hui, parce que, pour fournir cette somme de seize millions, il leur fallait vendre la même quantité de denrées qu’il serait nécessaire pour payer à présent deux cent quarante millions, et le Roi jouissait de deux cent quarante millions parce qu’avec cette somme ceux à qui il les distribuait se procuraient le même degré de leurs besoins qu’ils pourraient faire à présent avec deux cent quarante millions.
Toutes choses n’étaient qu’à la quinzième partie du prix qu’elles sont aujourd’hui. Pour en convenir, il n’y a qu’à jeter les yeux sur les ordonnances de police imprimées dans ce temps-là ; on verra que le blé est apprécié à vingt sols le setier, mesure de Paris, qui doit être et a même été depuis trente ans, l’un portant l’autre, à quinze ou seize francs, quoique le partage en ait été très mal fait, ayant été tantôt une fois plus haut et tantôt une fois plus bas, qui est une des principales causes de la misère de la France, bien que ce ne soit rien moins que l’effet du hasard, mais d’un zèle aveugle et d’une piété mal comprise ; ce qui, étant aisé à rétablir, sera la principale ressource dans la conjoncture présente pour la fourniture des quatre-vingts millions.
Mais pour revenir à la parité des seize millions du roi François Ier avec deux cent quarante millions d’à présent, on soutient que de dire que ce n’est pas la même chose sans aucune différence, c’est soutenir que le roi Saint-Louis, qui ne donnait que six mille livres à sa fille en la mariant à un roi de Castille, n’était pas plus riche qu’un médiocre homme de boutique aujourd’hui dans Paris, qui donne souvent plus que cette quantité d’argent à un gendre de même métier que lui.
Il faudrait pareillement dire qu’un maître maçon qui gagnait quatre deniers par jour, il y a trois cents ans, dans Paris, comme l’on voit par des registres publics de ce temps-là, donnait tout son temps et toute sa peine pour moins que demi-livre de pain par jour ; et comme il n’y eût pas eu seulement assez pour déjeuner, il fallait que, pour le surplus, lui et toute sa famille demandassent l’aumône, si ces quatre deniers ne suffisaient pas pour avoir autant de denrées que l’on se procurerait à présent avec trente sols.
On ne poussera pas plus loin le ridicule de ceux qui voudraient soutenir qu’il y eût de la disparité entre les seize millions du roi François Ier en revenu réglé, tant dans la cause que les effets, et deux cent quarante millions d’à présent.
Mais pour faire voir que la suite et la dépendance de son règne répondaient à une pareille richesse, il n’y a qu’à jeter les yeux sur ce qui se passa de son temps.
Personne n’ignore que, presque durant tout le temps qu’il vécut, c’est-à-dire pendant plus de trente ans, il eut toutes les mêmes puissances conjurées à la ruine de son royaume qu’éprouve aujourd’hui la France.
L’on sait encore que toutes, au lieu d’obéir à différents princes, comme à présent, se réduisaient à une ou deux têtes, savoir l’empereur Charles-Quint et son frère Ferdinand, roi de Hongrie ; l’Angleterre se mit souvent de la partie ; le Pape et les Vénitiens de même ; il n’est pas jusqu’aux Suisses qui ne lui déclarèrent la guerre, et sur laquelle nation très belliqueuse il obtint l’unique et la plus grande victoire qu’aucun prince ait jamais remportée sur eux.
Avec tout cela, non seulement il ne perdit pas un pouce de terre, mais augmenta considérablement son domaine, surtout en Italie, et même on peut dire qu’il aurait conquis tous les pays de ses ennemis, qui ne lui pouvant résister à force ouverte, s’ils ne lui eussent pas corrompu non seulement ses princes, ses principaux officiers, mais même jusqu’à son Conseil, ce qui seul lui fit perdre la liberté à la bataille de Pavie, le duché de Milan, le royaume de Naples, et même l’empire.
Bien loin que tant d’ennemis lui fissent retrancher son autre dépense, jamais prince n’avait été plus magnifique avant lui, soit en achats de meubles précieux, puisqu’il donna d’une seule tapisserie vingt-deux mille écus, revenant à près d’un million d’aujourd’hui, que Charles-Quint son adversaire ne put payer, quoiqu’il en eût envie et que le marchand, comme Flamand, fût son sujet ; soit en constructions de palais superbes.
De plus, il rétablit les lettres dans son royaume, et même dans l’Europe, ayant fait venir toutes les habiles gens en toutes sortes de sciences, par de grands frais et les entretenant de grosses pensions.
Comme l’imprimerie ne faisait alors que de commencer, les exemplaires des meilleurs et plus rares auteurs étaient en manuscrits, dont l’ignorance des siècles précédents avait très mal pourvu la France ; c’est ce qui l’obligea à faire encore une dépense effroyable, tant par l’envoi des gens à ce connaissant dans les contrées les plus reculées du Levant que pour l’achat de ces mêmes manuscrits, qui coûtèrent souvent des sommes considérables.
Deux ans avant sa mort, bien loin que tant de guerres, dans lesquelles il avait bien souvent éprouvé de très mauvais succès, l’eussent épuisé et mis son royaume à bout, il équipa une flotte de deux cents voiles, aussi bien fournie de monde et d’armements qu’elle pourrait être aujourd’hui en n’y épargnant rien, avec laquelle il ravagea les côtes d’Angleterre et conquit l’île de Wight, sous le règne de Henri VIII, le prince le plus riche, le plus puissant et le plus accrédité et autorisé que jamais cette île ait vu dominer sur elle, qui fut obligé de battre en retraite, ne lui ayant pu opposer un pareil nombre de voiles. Les armées n’étaient pas, à la vérité, à beaucoup près si nombreuses qu’aujourd’hui, mais elles ne coûtaient pas moins : un gendarme, dont il y en avait bien plus grand nombre, tirait assez pour nourrir quatre hommes et quatre chevaux, qui étaient autant d’aides dans les combats, et la paie d’un fantassin revenait à plus de quarante sols d’aujourd’hui ; ne l’était pas qui voulait, on choisissait, et tous avaient un goujat ou un valet ; cela se voit dans les mémoires imprimés d’un nommé Boivin, courrier du cabinet, qui a fait imprimer le détail des guerres du Piémont.
Et le roi François Ier en mourant, en 1547, loin d’être accablé de dettes, dont il n’avait que très peu, laissa quatre millions d’argent comptant, quelques-uns même disent huit ; mais en s’en tenant au premier, c’est plus de soixante millions par rapport au prix d’aujourd’hui.
Toutes ces magnificences et toutes ces dépenses furent-elles opérées en foulant ses peuples et par le moyen de contraintes, d’exécutions et d’emprisonnements ?
Rien moins que cela ; et, pour en convenir, il ne faut que l’écouter parler en son lit mortel. Voici ses dernières paroles, rapportées par un contemporain, à Henri II, son fils et son successeur : Sache, mon fils, que je te laisse un beau royaume, rempli des meilleurs peuples qui soient sur la terre ; non seulement ils ne m’ont jamais rien refusé, mais même ils ont toujours prévenu mes besoins : mais sache aussi, en même temps, que je ne leur ai rien demandé que de juste, et, de ma connaissance, je n’ai jamais fait violence à personne ; car sache, mon fils, que ce ne sera point ni le grand nombre de troupes, ni les armées formidables qui te feront craindre à tes ennemis, mais seulement l’amour que tes sujets auront pour toi ; outre cet avantage, ce te sera une grande consolation, quand tu auras à comparaître devant Dieu, comme je vais faire dans peu d’heures, de n’avoir rien fait que de juste.
Ce testament était véritable au pied de la lettre, vu les sommes et les manières dont on usait en France, pour tirer sur le pied de trois cents millions d’aujourd’hui.
Quelque différence qu’il y ait assurément dans la réussite, il s’en trouve encore mille fois davantage dans le cérémonial du recouvrement d’à présent.
Par le premier, il n’y avait que trois ou quatre sortes d’impôts, et dans le second, il y en a plus de dix mille ; et s’il ne s’en trouve pas davantage, c’est parce qu’il ne se rencontre plus de personnes pour les établir, parce que n’y ayant plus rien à détruire, il n’y a par conséquent rien à gagner. Tout passait droit, sans embarras, de province à autre, et même des deux extrémités du royaume, et à présent il y a trois à quatre cent pour cent d’impôts d’une contrée limitrophe dans la voisine, et même fait périr tout, qui est un tribut que les nations les plus barbares n’ont jamais demandé à leurs plus grands ennemis ; sans parler de la multiplicité de bureaux, qui est un redoublement et triplement de mal. Les corsaires d’Alger et du Maroc, ayant pris un vaisseau chrétien, le rendent au propriétaire pour le tiers de sa valeur, afin de ne pas le ruiner et de le reprendre une autre fois, par un intérêt public qui réside dans le Divan ou Conseil ; au lieu qu’un traitant en France ne se soucie pas que tout périsse après lui, pourvu qu’il fasse sa fortune.
Sous François Ier, il n’y avait que les peuples qui se mêlaient du recouvrement, et cela sans frais ; et à présent il y a plus de cent mille personnes qui vivent et s’enrichissent dessus, c’est-à-dire aux dépens du Roi et des peuples.
Et ce qu’ils tirent même pour leur subsistance est dix-neuf fois moins violent que ce qu’ils anéantissent de biens, puisqu’il est constant qu’ils ne lèvent pas plus de huit cents millions que leur seul ministère a abîmés, et dont plus de cinq cents peuvent ressusciter en un moment, quand on voudra bien ouvrir les yeux sur un pareil ménage ; et afin de ne pas gendarmer les acteurs, on répète encore ce que l’on a déjà dit, que l’on ne congédiera pas un seul des entrepreneurs ordinaires ; on traitera avec eux pour quelques seuls adoucissements, de leur consentement.
On va voir, dans le chapitre suivant, par quels degrés cette heureuse situation du règne de François Ier a commencé à décliner et est enfin arrivée à son comble, comme on peut dire qu’elle l’est aujourd’hui : la seule reconnaissance de la cause du mal fera tout le remède par sa cessation, ces deux choses étant inséparables dans un art comme est le gouvernement des peuples, c’est-à-dire que le remède d’un mal n’est jamais que la cessation de sa cause, quoiqu’on ait allégué pitoyablement que l’auteur du premier ouvrage sur ce sujet avait trouvé le principe du désordre, mais n’avait pas trouvé le remède, ce qui est une impertinence achevée, puisque l’un ne va jamais sans l’autre, non plus qu’il ne peut y avoir de montagne sans vallée.
CHAPITRE SEPTIÈME
On est obligé de dire un mot, avant que de parler de la première atteinte que reçut l’heureuse situation du règne de François Ier et des précédents, de la manière dont la dispensation des revenus du prince se faisait.
Chaque année portait nécessairement ses charges, parce que chaque fonds avait sa destination, à laquelle on ne touchait jamais, et la levée était plus ou moins grande, suivant les besoins de l’État au pied de la lettre.
Il n’y avait point de renvoi de la charge d’une année, ce qui a fait depuis une confusion effroyable, parce que par ces renvois d’année sur autre, tout étant consommé souvent deux ou trois ans avant qu’il soit dû et échu, et survenant des besoins nécessaires et inopinés, il faut avoir recours à des manières ruineuses pour le prince et pour ses peuples, comme des emprunts à gros intérêt, et autres choses encore plus désolantes.
Voilà la première brèche par où les traitants se donnèrent entrée pour offrir leur malheureux ministère, lequel, comme une pelote de neige, a toujours grossi, jusqu’à ce qu’enfin il soit parvenu à son comble, comme on peut dire qu’il est aujourd’hui.
Ce qui néanmoins ne serait pas arrivé si des personnes puissantes, comme on va dire, ne s’étaient mises de la partie pour participer au gain effroyable que faisaient de pareils entrepreneurs, à la ruine du Roi et de ses peuples.
M. Fouquet, dans ses défenses imprimées et signifiées au conspect du célèbre tribunal devant qui il avait à répondre, atteste cette vérité, qu’il n’y avait jamais de renvoi de charges d’une année à l’autre, dont la pratique cessée a fait toute la confusion des finances, ayant établi le pouvoir de pêcher en eau trouble par l’impossibilité où l’on était de découvrir les fraudes et les surprises parmi de si grandes ténèbres.
Lors de la prison du roi François Ier, les enfants de France ayant été donnés en otage, pour les retirer il fallut payer leur rançon, estimée à douze cent mille écus d’or, valant quatre millions de ce temps-là, c’est-à-dire plus de cinquante millions d’aujourd’hui.
On ne s’avisa point d’avoir recours aux traitants, aux partisans, encore moins à des constitutions de rentes sur le prince, qui est la même chose que si les peuples se constituaient eux-mêmes, puisqu’il leur tombe également en charge de payer le capital et les intérêts, quoiqu’on s’aveugle assez aujourd’hui pour croire le contraire, et l’on regarde fort indifféremment les dettes que le prince contracte ; en sorte qu’on aime mieux que le monarque constitue sur lui un million de rentes à un denier ou intérêt effroyable, que non pas qu’il demandât un écu à chaque particulier, qui serait bien fâché, d’ailleurs, s’il est sage, de se constituer pour le paiement des arrérages de ses dettes, ou pour sa dépense ordinaire, puisque cette conduite l’enverrait bientôt à l’aumône ; cependant, que le Roi ou lui en usent de la sorte, c’est également la même chose, quoique, encore une fois, qui que ce soit n’y fasse pas la moindre réflexion.
Mais pour revenir a la rançon des enfants de France, cette somme effroyable ne se pouvant trouver dans les revenus ordinaires, les peuples ne balancèrent pas un moment à se cotiser à un dixième de tout le revenu ; ce fut chaque lieu, c’est-à-dire chaque ville ou village, qui fit l’imposition, la répartition, la collecte et l’apport en recette, après que la masse avait été partagée par tous les députés des provinces au niveau des précédents impôts qui en faisaient la règle.
On en usa de même en plusieurs autres rencontres, et ce dixième avait été payé plus d’une fois, ainsi que sous le roi Jean, ce qui est l’usage de toutes les nations du monde, le tout sans ministère étranger, autorité supérieure, ni aucuns frais.
Mais il faut enfin venir à la fatale époque où ces heureuses manières prirent fin, pour donner naissance à celles qui ont enfin réduit la France en l’état où elle est, et non point tous ses ennemis, dont elle se moquera toujours, étant plus puissante elle seule que toute l’Europe ensemble lorsqu’elle emploiera toutes ses forces, c’est-à-dire quand elles ne seront pas énervées par des mesures qui lui font plus de dommage que ses plus redoutables adversaires, ce qui peut être opéré par deux heures de travail ; et cela au sentiment de Tacite, qui a dit et publié, il y a plus de quinze siècles, Galli si non dissenserint, vix vinci possunt : que la France est invincible lorsqu’elle ne se fera point la guerre à elle-même, comme on peut dire qu’elle se fait, depuis 1660, d’une manière effroyable ; et pour en convenir, il n’y a qu’à jeter les yeux sur ses campagnes désolées, ou plutôt la perte de la moitié de ses richesses, et il faudra convenir que ses plus grands ennemis n’auraient jamais pu lui produire un pareil ravage, ni lui causer tant de dommage dans leurs plus grandes victoires.
Pour entrer donc en matière sur la naissance de la cause de sa ruine, ce fut sous le règne du roi Henri II, successeur de François Ier, que les premiers fondements en furent jetés.
Catherine de Médicis, qu’il avait épousée fort jeune et n’étant encore que duc d’Orléans, était une princesse qui aimait la magnificence et la très grande profusion, c’est-à-dire qu’elle se plaisait à dépenser plus que ne portaient ses revenus ordinaires ; ainsi il lui fallut avoir recours à des moyens étrangers.
Sa beauté, son esprit et sa fécondité la faisant extrêmement considérer par le Roi son époux, et lui laisser par conséquent un degré d’autorité nécessaire à changer l’état des choses, ce fut alors que les Italiens qui étaient à sa cour, et dont quelques-uns étaient ses proches parents, lui offrirent leur service pour ce sujet, c’est-à-dire d’avancer de l’argent sur de nouveaux impôts ou créations, traitant à forfait d’une nouvelle affaire, dont ils savaient bien que le Roi aurait la moindre partie et eux le reste, qu’ils partageraient avec elle, comme l’on verra dans la suite.
La création des présidiaux, que l’on éclipsa des parlements sans aucun dédommagement, et des lieutenants criminels, dont on ôta les fonctions aux lieutenants civils, se trouve en première date, et voilà la première graine d’une semence qui a tant provigné par la suite.
Comme il fallut donner des gages à tous ces nouveaux officiers, et même aux lieutenants civils, pour les dédommager en quelque manière de cette nouvelle érection, ce fut plus de cinquante mille écus de rente auxquels le Roi se trouva constitué.
Il se fit encore beaucoup d’autres nouveautés trop longues à détailler ; et s’il n’y en eut pas davantage, ce ne fut pas manque de bonne volonté du côté de la reine.
Le connétable de Montmorency, qui avait la principale part au Conseil, ne lui permettait pas de tailler en plein drap.
Après la mort du roi Henri II, son mari, ce fut à peu près la même chose ; l’intention ne manqua pas à la reine, mais les princes de Guise, qui avaient grande part au gouvernement, à cause de Marie Stuart, leur nièce, épouse du roi régnant François II, et ces princes étant d’ailleurs très populaires, et par conséquent très ennemis des nouveautés, quelque grande vocation que Catherine de Médicis eût pour de pareilles affaires, qui lui étaient pareillement inspirées par les Italiens, il fallut qu’elle en prît par où elle pouvait, et non pas suivant sa volonté.
Mais enfin ayant été délivrée de cette entrave par la mort du roi François II, qui arriva bientôt après, elle n’eut ni repos ni patience qu’elle n’eût renvoyé Marie Stuart, son épouse, dans son île.
Et cela, par une dérogeance à la plus grossière politique, puisqu’ayant encore trois fils à marier, et ces sortes de dispenses étant aisées à obtenir entre souverains, il était des intérêts de la France de se conserver une reine qui possédait actuellement le royaume d’Écosse, et était héritière présomptive des deux autres monarchies d’Angleterre et d’Irlande, qui était la raison pour laquelle on avait pris tant de peine et fait de très grands armements pour la faire venir dans sa plus grande jeunesse.
On marque cette chasse pour montrer ce que l’on doit attendre du zèle pour l’intérêt public, lorsqu’il se trouve en compromis avec l’utilité particulière et personnelle, comme le cas est arrivé une infinité de fois depuis ce temps : il n’est pas étonnant que cette dernière ait toujours eu la préférence, puisqu’une reine et une mère y succomba dans une occasion si importante, et que l’envie de gouverner et de dépenser l’emporta sur l’établissement de ses enfants, contre la gloire et l’agrandissement d’un royaume dont elle avait l’honneur de porter la couronne, dont toutes les apparences semblaient ne lui devoir jamais promettre un si haut degré de grandeur ; ce qui devait l’exciter à en marquer plus de reconnaissance.
Comme ce sacrifice, encore une fois, du bien public à l’intérêt particulier, est la principale et peut-être l’unique cause de la ruine de la France, on s’est étendu sur cet article, afin que l’on ne s’étonne point si l’on s’est laissé aller tant de fois à une pareille faiblesse, puisqu’une personne qui semblait avoir par-devers elle un bien plus violent préservatif pour l’empêcher d’y tomber ne laissa pas d’y être prise dans une si importante occasion, et voilà la clé de la diminution ou de la perte des biens de la France.
Toutes les couronnes du monde sur la tête d’un des fils de Catherine de Médicis ne l’eussent pas dédommagée de la privation d’une partie du gouvernement que Messieurs de Guise se seraient retenue au moyen de leur nièce, comme par le passé ; il la fallut renvoyer au plus tôt ; après quoi, la régence lui fut accordée sous le règne du roi Charles IX.
Ce fut à ce coup que cette reine, se trouvant en quelque manière émancipée, donna pleine carrière à ses profusions, et par conséquent à des affaires nouvelles, par le moyen de Messieurs les Italiens.
Les États Généraux qui se tinrent dans ce temps, comme c’était la coutume, firent assurément leur devoir : les députés de tous les ordres furent chargés, par toutes les provinces, de représenter que les traitants et partisans étaient des voleurs publics qui ruinaient le Roi et les peuples.
Comme ces assemblées n’étaient ordinairement convoquées que pour avoir des secours extraordinaires, tous les députés, unanimement, marquaient qu’il n’y avait point de moyen plus court et plus certain de recouvrer de l’argent que de reprendre le bien des Italiens et de leurs consorts, l’ayant volé au prince et au royaume, et les renvoyer aussi gueux dans leur pays qu’ils en étaient venus, n’ayant tous rien vaillant, de notoriété publique, à leur arrivée.
Un auditeur des comptes, qui fut entendu dans les États, fit voir que de chaque écu que le Roi recevait par un pareil canal, il n’y en allait que quatorze sols à son profit.
Comme tout ceci se trouve imprimé et peut être vu de tout le monde, on n’avance rien que de très certain, ni qui puisse être soupçonné de calomnie ou de discours séditieux.
Mais pour revenir à Catherine de Médicis, toutes ces remontrances n’opérèrent rien ; elle continua son même genre de vie, et même après que le roi Charles IX fût déclaré majeur, elle se retint par son adresse la principale part au gouvernement ; pour à quoi parvenir, les historiens l’accusent d’avoir fomenté les dissensions du royaume, ou plutôt les guerres civiles, afin de se rendre nécessaire, mettant un jeune monarque hors de pouvoir, par son peu d’expérience, de démêler de pareilles difficultés.
Ce qui est un surcroît de preuves de ce que peut l’intérêt particulier sur celui du public. Comme l’occasion s’est souvent présentée et que ce dernier a toujours eu le dessous, on ne doit pas s’étonner de la ruine de la France, ni que l’on en mette la principale cause sur ce compte.
Le roi Charles IX étant mort en 1574, Henri III quitta la Pologne pour venir prendre la couronne.
Par malheur, il se rencontra pour la dépense, et même la plus superflue, d’un semblable caractère que la reine Catherine de Médicis, si même il ne la surpassa pas, puisqu’aux seules noces du duc de Joyeuse il en coûta douze cent mille écus, qui reviennent à plus de dix millions d’aujourd’hui.
Comme cette disposition se trouva jointe avec une bien plus grande autorité que celle d’une régence, et que les mêmes Italiens subsistaient pour lui fournir les mêmes moyens d’y donner cours, comme par le passé, on peut dire qu’alors les choses furent poussées dans l’excès.
Et cela alla à un si haut degré que les pourvoyeurs de sa maison, n’étant point du tout payés, refusèrent absolument de rien fournir davantage ; en sorte qu’elle eût été tout à fait sans ordinaire si le Tiers État ne s’était obligé à payer personnellement les intéressés.
Ce fut toujours la même confusion et le même désordre jusqu’à sa mort.
Le roi Henri IV étant venu à la couronne, comme il s’y introduisait de la manière qu’il pouvait, ainsi qu’il déclarait souvent lui-même, c’est-à-dire avec mille peines et mille embarras, le royaume étant plutôt une conquête à son égard qu’une succession, il n’était point du tout en état de réformer, ni de trouver à redire dans tout ce que ceux qui étaient chargés du soin des finances faisaient, quoique très défectueux et très rempli de prévarications.
Mais en 1594, ne sachant plus où donner de la tête seulement pour vivre, et étant obligé d’aller manger chez le tiers et le quart, comme on voit par des lettres imprimées qu’il écrivait à Monsieur de Sully, ce même Monsieur de Sully, lors âgé de trente-huit ans, et ayant passé toute sa vie à la guerre, et non dans les finances, ne balança point à prendre son parti.
Il fit remarquer à ce monarque que c’étaient les traitants et les partisans qui le réduisaient en ce pitoyable état ; sur quoi le roi lui ayant reparti : par quelle raison donc le surintendant et tout son Conseil les souffraient et admettaient-ils ? Monsieur de Sully lui dit que c’était parce que le même surintendant et tout son Conseil étaient de moitié avec tous ceux qui le désolaient ainsi que ses peuples.
Et pour lui justifier une si violence accusation, il lui fit voir un catalogue de tous les intéressés dans les fermes générales, où le surintendant d’O, les intendants des finances et les conseillers d’État étaient à la tête, ainsi que dans les autres affaires particulières, les unes et les autres s’adjugeant également devant eux, ce qui les rendait juges et parties.
Le grand-duc de Toscane, parent de Catherine de Médicis, avait trouvé le métier si bon qu’il s’était mis de la partie, ce qui est une certitude que la reine y avait eu sa part.
Le duc de Sully ajouta qu’il y avait un moyen de l’enrichir, savoir que tous les tributs passassent droit des mains des peuples en celles du prince.
Le roi ayant fait voir ce projet à son Conseil, tous lui repartirent que c’étaient des fous qui lui inspiraient de pareilles manières. À quoi il repartit sur-le-champ qu’eux, qui étaient très sages, l’ayant ruiné, il voulait voir si les fous ne l’enrichiraient pas, ce qui ne manqua pas d’arriver, et lui de le publier par la suite, savoir, que les sages l’avaient appauvri, et les fous rendu opulent.
En effet, ayant chargé Monsieur de Sully du soin de ses finances, quoique très inexpérimenté dans cette science, à parler le langage d’aujourd’hui, cependant, son ignorance fut si heureuse qu’en dix ans il paya deux cents millions de dettes sur trente-cinq millions de revenu qu’avait seulement le roi alors, et en amassa trente, sur ces trente-cinq millions de revenu, d’argent fait, repostés dans la Bastille, qui s’y trouvèrent à la mort d’Henri IV.
Mais les Italiens ou les habiles financiers étant remontés sur le théâtre à l’aide de Marie de Médicis, déclarée régente sous la minorité du roi Louis XIII, et à peu près du même caractère que Catherine pour la dépense, les trente millions furent consommés sans qu’il y eût aucune guerre étrangère, ni autres occasions extraordinaires ; au lieu qu’ils avaient été amassés par Monsieur de Sully en partie pendant qu’on avait la guerre avec l’Espagne, qui s’empara, comme l’on sait, tant par surprise qu’autrement, de plusieurs places considérables presque aux portes de Paris, sans qu’on alléguât, lors de son entrée dans le ministère par des manières nouvelles, la pitoyable raison qu’on apporte aujourd’hui, que la guerre n’est pas propre à aucun changement, l’administration du dedans du royaume n’ayant absolument rien de commun, non plus que celle de la justice, avec ce que les armées font au dehors. Et comme il serait ridicule de dire que l’on ne peut pas faire gagner la cause à un homme qui a l’équité de son côté, par la raison de la guerre qui est en Italie et en Espagne, il est de la même absurdité de se dispenser, par cette raison, de partager justement les tributs, tant sur les personnes que sur les denrées, dont le dérangement coûte au royaume plus de vingt fois que le Roi n’en tire, et par conséquent beaucoup davantage qu’il ne faudrait pour faire finir la même guerre ; ainsi ces objections sont le contraire de ce que la raison la plus grossière devrait dicter ; mais il en va de ces allégations comme dans tous les mauvais procès, celui qui a tort n’a d’autre ressource que chicaner pour reculer le jugement.
On a fait une digression parce que de pareilles objections sont aujourd’hui le cheval de bataille ordinaire dont on combat le rétablissement de la France, en se retranchant sur le délai pour arrêter des manières qui font horreur au ciel et à la terre, pendant qu’absolument il ne faut que deux heures, Monsieur de Sully n’en ayant pas employé davantage pour établir son projet au milieu de la guerre.
Mais pour revenir à la chronique du ministère de Marie de Médicis, les Italiens ayant replongé le royaume en l’état où Monsieur de Sully l’avait tiré, il leur fut ôté de la façon que tout le monde sait, c’est-à-dire un peu violente, quoique très juste au fond.
Le cardinal de Richelieu vint peu de temps après sur les rangs ; et sans entrer dans le détail de son ministère, on dira seulement que tous les revenus du royaume doublèrent de son temps, ainsi que ceux du Roi, auquel n’ayant trouvé que trente-cinq millions de rente, il en laissa soixante-dix à sa mort.
Les Italiens revinrent à la charge et recommencèrent leurs manières, sous une régence, par de pareilles pratiques que sous Marie et Catherine de Médicis.
Ils y trouvèrent des oppositions sans nombre, et toutes constamment pour le service du Roi durant sa minorité. Il ne faut point dire, quoiqu’on ait donné un autre jour et une autre interprétation à ce qui se passa alors, que c’était par un esprit de rébellion, puisqu’outre le témoignage du roi François Ier, qui marque qu’il n’y eut jamais de peuple plus soumis, de celui de Guichardin, historien italien, qui, parlant de la bataille de Fornoue, où la personne du roi Charles VIII se trouvant en péril, toutes les troupes se rassemblèrent aussitôt autour de lui, parce que, dit-il, cette nation aime son roi jusqu’à l’adoration ; outre, dis-je, ces preuves authentiques, on ne pouvait pas accuser les contemporains de vouloir fermer leur bourse au souverain, puisqu’ils avaient vu tranquillement tripler les tailles en moins de trente ans, parce que c’étaient des sommes qui passaient droit des mains des peuples en celles du prince.
C’était aux traitants et aux partisans à qui ils en voulaient, qui ruinaient tout pour leur profit particulier, étant appuyés des ministres, avec qui ils partageaient.
Ce sont les propres termes de la harangue de Monsieur Amelot, premier Président de la Cour des Aides de Paris, concertée avec toutes les compagnies, ou plutôt avec tous les peuples.
Comme elle se trouve imprimée dans les recueils de ce temps-là, et qu’il y a peu de bibliothèques qui n’aient donné place à ces sortes de livres, quelque forte qu’elle soit, ne faisant que citer ce qui est déjà public, et que l’on croirait d’ailleurs trahir les intérêts de la cause que l’on défend si on omettait la moindre de ses raisons, l’on ne se fera aucun scrupule de la rapporter.
Il dit, donc en parlant à la reine régente, que les affaires extraordinaires et les partisans n’avaient été inventés et mis en pratique que pour ruiner le Roi et les peuples et former des profits indirects aux ministres, parce qu’ils ne pouvaient rien prendre sur les tributs réglés sans qu’on s’en aperçût ; qu’il ne fallait point néanmoins employer d’autre moyen dans les nécessités de l’État, et imposer sur les peuples tous les besoins du Roi dans les occasions, et puis les ôter quand elles étaient passées.
En un mot, il fit voir, par les termes de sa harangue, que les partisans étant constamment la cause de la ruine du commerce et du labourage, qui est un mérite que personne ne leur contestera jamais, et dont ceux qui sont sincères parmi eux ne disconviennent pas, il est certain que le champ et la vigne des ministres de ce temps-là étaient la destruction des champs et des vignes.
Quoique le mal ait toujours augmenté depuis, en sorte qu’on peut dire, sans contredit, qu’il est enfin arrivé à son comble, comme il n’y a eu que de la surprise de la part de Messieurs les ministres qui sont venus depuis 1660, ces faits très certains, bien loin de les offenser, leur feront un sensible plaisir en leur faisant quitter une route qu’ils croyaient très innocente, et par conséquent avantageuse au Roi ; et cela sur la foi d’auteurs qu’ils pensaient remplis d’intégrité, bien que ce fût justement le contraire.
Mais pour vérifier ou plutôt fortifier la harangue de Monsieur Amelot, ce qui se passa à la Chambre de justice au conspect de toute la France, et pour ainsi dire contradictoirement avec les parties intéressées, montre qu’il n’en dit pas encore assez.
Un des chefs d’accusation contre ce ministre était qu’il avait pris part dans les affaires du Roi, soit par des pensions des fermiers généraux et particuliers, soit par des parts qu’il se retenait dans les partis, l’un et l’autre étant un crime, suivant les lois de toutes les nations du monde.
Mais quand il vit qu’on le prenait sur ce ton-là, bien loin de demeurer muet, non seulement on ne l’en put convaincre bien clairement, mais même, rétorquant en quelque manière l’argument contre ses parties à proprement parler, il fit voir que le ministre, dont il n’était en quelque sorte que le commis, avait eu part dans toutes les affaires extraordinaires qui s’étaient faites de son temps, qu’il avait une pension de quarante mille écus sur les fermes générales, et que dans toutes les affaires particulières, qui que ce soit ne lui en avait jamais proposé aucune que l’argent à la main, ou par avance, ou dans la suite ; il en nomme quantité de cette sorte, et même quelques-unes dont ce ministre s’était fait seul traitant.
La perfection est que l’accusateur, ou plutôt l’accusé, déclare qu’il n’en disait qu’une partie, et que l’on n’eût pas à l’échauffer davantage, autrement qu’il dirait bien d’autres choses, ou plutôt ferait l’histoire de la vie du cardinal Mazarin, ce qui ne lui causerait pas beaucoup d’honneur, quoique ses parties en voulussent faire un saint en matière d’intégrité.
Tout ceci se signifiait et s’imprimait publiquement aux yeux de tout le royaume, et demeura néanmoins sans repartie, ce qui s’appelle un acquiescement en justice, puisque cela se passait devant un tribunal où étaient actuellement les parties en procès pour cette seule question.
Les vingt millions que ce ministre avait laissés pour porter son nom ne furent point bastants pour obliger à en défendre l’honneur, comme cela n’eût pas manqué s’il ne s’était pas agi de combattre une vérité connue de tout le monde.
Ce n’est pas tout : Monsieur Fouquet maintient que sous tel maître, tels disciples ; qu’ainsi toutes les personnes considérables, tant de la Cour, du Conseil, qu’employées dans l’administration des finances, menaient le même genre de vie, et, pour ne laisser aucun doute, il les nomme toutes l’une après l’autre, ainsi que les sortes d’affaires où elles avaient pris part. On s’abstient de les déclarer plus précisément, pour des considérations ; mais ceux qui seront curieux de le savoir l’apprendront facilement par la lecture du procès de Monsieur Fouquet, dont il y a peut-être plus de deux mille exemplaires imprimés en France, et qui se vendent publiquement chez les libraires par occasion ; en sorte qu’il n’y a point de reprise à faire contre l’auteur de ces mémoires, puisqu’il n’apprend rien, mais ne fait que citer ce qui est connu de tout le monde.
Et on aurait d’ailleurs grand tort de se formaliser après la mort de ces Messieurs de ce discours, puisqu’eux, de leur vivant, qui voyaient et entendaient tout, et même à quelques-uns desquels on le signifiait en forme, n’en firent aucune reprise, ayant toujours conservé la même tranquillité ou prudence qui avait paru dans les héritiers du maître sur de semblables allégations.
Enfin Monsieur Fouquet termine son catalogue ou son plaidoyer par déclarer qu’il n’y avait rien de nouveau en tout cela, que tous les ministres et toutes les personnes employées dans l’administration en avaient toujours usé de la sorte, que les Rois mêmes le trouvaient bon, sous prétexte que cela leur fournissait les moyens de soutenir la dignité de leurs emplois.
Voilà les fondateurs de la préférence donnée aux affaires extraordinaires et aux partisans sur les tributs réglés passant droit des mains des peuples en celles du prince, comme la France avait été régie durant onze cents ans, et comme le sont tous les États du monde, tant anciens que nouveaux.
La certitude que ce changement coûte la perte de la moitié des biens du royaume en pur anéantissement, n’y ayant point de traité qui n’abîme vingt fois autant de denrées qu’il fait passer de profit dans les coffres du prince ; cette certitude, dis-je, ou plutôt la cause du souverain et des peuples, qui ne sont point deux choses séparées, étaient dans de mauvais termes d’avoir à défendre leurs intérêts devant des gens qui étaient juges et parties, contre toutes les règles de la justice et de la raison.
Et le prétendu zèle pour le bien de l’État, que l’on voudrait supposer avoir été assez grand dans leur personne, pour préférer le bien général à leur utilité particulière, lorsqu’ils se trouvaient en compromis devant eux et qu’il s’agissait de donner leur jugement, ne peut être pensé ni allégué raisonnablement après Catherine de Médicis qui succomba à la tentation, comme on l’a dit, dans une occasion bien plus importante, quoiqu’elle eût de bien plus forts intérêts, et personnels et publics, de n’avoir pas cette faiblesse.
Outre que ce qui s’est passé, en plusieurs autres rencontres, ne montre que trop lequel des deux, en pareils procès, a toujours perdu sa cause.
Mais enfin, quelque forte vocation qu’eussent ces Messieurs de faire leurs affaires aux dépens du Roi et des peuples, il s’en fallait beaucoup qu’ils taillassent en plein drap ; la volonté y était toujours tout entière, mais le pouvoir souvent y manquait.
Les parlements et les compagnies s’étaient conservé l’autorité de faire des remontrances lors des établissements qui, ayant pour principes ceux qu’on vient de marquer, eussent fait un trop notable préjudice au Roi et aux peuples.
Voilà le palladium ou dieu tutélaire qui avait conservé la France depuis la suppression des États Généraux, qui avaient cette fonction auparavant et qui s’en étaient si bien acquittés que jamais monarchie, depuis la création du monde, n’a été de si longue durée ni si florissante, ayant fourni au monarque, dans les besoins, trois fois plus que les manières opposées, savoir, les partisans, n’ont jamais fait dans les nécessités les plus urgentes, comme peut être celle d’aujourd’hui. Il ne faut que le règne de François Ier pour fermer la bouche aux contredisants, et à eux et à leurs protecteurs.
Ces États avaient si bien fait, et les compagnies supérieures après eux, qu’ils avaient fait doubler tous les trente à quarante ans les biens du royaume ainsi que ceux du Roi, et cela jusqu’en 1660, malgré les traverses qui leur étaient données par ceux dont on vient de faire l’histoire, et qui commencèrent, il y a déjà plus d’un siècle, à faire supprimer les États Généraux.
Outre les raisons que ce détail fait assez présumer pour en user de la sorte, on n’a qu’à jeter les yeux sur les harangues prononcées publiquement, au conspect du Roi et de tout le royaume, pour voir comme les traitants et leurs fauteurs sont accommodés, pour convenir par quel intérêt ces assemblées conservatrices du royaume ont été anéanties.
Mais enfin les compagnies supérieures y avaient suppléé et avaient produit à peu près la même utilité ; en sorte que la France se trouvait, en 1660, en l’état le plus florissant qu’elle se fût jamais vue : le même sort, à cet égard de remontrance, que l’on leur a fait subir, en a fondé la décadence, que l’on peut dire aujourd’hui être arrivée à sa perfection du côté des facultés des peuples seulement, non de leur zèle, ni même du pouvoir naturel du commerce et de la culture des terres, puisque, pour ne pas souffrir les esprits un moment dans une idée si désagréable, la plus grande partie peut être rétablie en deux ou trois heures par la simple cessation de la plus grande violence que la nature ait jamais soufferte depuis la création du monde ; et cette proposition est faite de la part des peuples mêmes, aux conditions déjà tant de fois marquées, que si toute objection que l’on pourra faire, soit pour le temps, soit pour le péril, ne soit pas une preuve et une montre évidente d’une extravagance et d’une prévarication achevées, l’avocat consent d’être lui-même traité comme un insensé ; et c’est ce qu’on verra dans la suite invinciblement, ainsi que l’impossibilité de sortir autrement de la conjoncture présente, après qu’on aura dit un mot de cette suppression de remontrance et des circonstances qui ont réduit la France, depuis 1660, au malheureux état où elle se trouve, de ne pouvoir plus fournir les besoins du Roi, quoique beaucoup au-dessous de ce qu’elle avait contribué autrefois et de ce qu’elle peut faire, encore une fois, par deux heures seulement d’attention.
CHAPITRE HUITIÈME
Voici, en 1660 ou 1661, l’assemblage des deux plus grands contradictoires unis ensemble qui se rencontrèrent jamais, savoir, une très grande intégrité dans le ministre, et un très grand désordre dans l’administration.
Les tributs réglés comme les tailles, passant droit des mains des peuples en celles du prince, très négligés, ce qui avait déjà été commencé sous le ministère précédent ; et les affaires extraordinaires, ou plutôt les traités et les partis portés au comble de leurs vœux : cette négligence des tailles de dessein prémédité, afin que, le désordre les rendant insuffisantes à atteindre aux besoins de l’État, cela donnât lieu aux affaires extraordinaires, par pure surprise du ministre, qui était très intègre.
Aucune denrée ne devint exempte ; nul lieu, nul passage ne se put plus rencontrer sur une route qu’il ne fallût donner des déclarations et payer des tributs, par des séjours uniquement pratiqués par des commis pour tout faire consommer en frais encore trois fois plus ruineux que les sommes mêmes.
Ce n’est pas tout : on vit plusieurs traitants d’impôts sur une même denrée, principalement les liqueurs, dans un même lieu et pour un même prince, ce qui semblait devoir porter sa réprobation avec soi, puisqu’ayant leur fortune, telle qu’on l’a vue, à prendre par préciput, ainsi que les frais de bureaux et de commis ; et ceux-ci, chacun, les embarras et les séjours des voituriers à employer à leur profit, les ayant érigés en revenu par l’exigence de contributions particulières pour l’exemption ; outre que ces préciputs, dis-je, étaient autant d’enlèvements ou larcins qu’on faisait au Roi, tout ce qui se lève sur les peuples et ne passe point directement entre ses mains ne pouvant être appelé autrement.
Mais c’est là le moindre désordre de pareilles manières, parce qu’au moins si cela n’avait point eu d’autre mal, il n’y aurait rien eu d’anéanti, et la seule justice se serait trouvée uniquement blessée ; mais les suites d’une pareille conduite sont et ont été quelque chose de bien effroyable.
Comme la richesse consiste dans un échange continuel de ce que l’un a de trop avec un autre, pour prendre en contre-échange celles dont celui avec qui il traite abonde, du moment que cette facilité manque, ou plutôt ce commerce, un pays devient aussitôt misérable au milieu de l’abondance.
Or il faut que cette heureuse situation s’arrête du moment que les proportions en sont ôtées et qu’un commerçant, sans qu’il importe lequel des deux, ne pourrait faire l’échange ou le troc qu’à perte, par rapport aux frais qu’il a fallu faire pour l’établir, auquel cas voilà aussitôt le marché rompu ; ce qui désole également l’une et l’autre partie, et a, incontinent après, une suite effroyable de misère, parce que l’opulence d’un État, surtout de la France, consistant dans le maintien de toutes les professions, au nombre d’aujourd’hui de plus de deux cents, leur existence est réciproquement solidaire, se donnant à tous moments et recevant pareillement la vie les unes des autres.
Ce sont les fruits de la terre, et en premier lieu les grains et les liqueurs, qui commencent le mouvement, qui passant par le canal des maîtres et propriétaires aux mains des ouvriers, ils donnent en contre-échange le fruit de leur travail, toujours aux conditions marquées de proportions qui fassent trouver le compte à tout le monde, sans quoi le moindre déconcertement devient aussitôt contagieux et corrompt toute la masse.
C’est la crainte d’un pareil désordre qui fait jeter aux Hollandais le poivre dans la mer, et qui fait donner aux Anglais de l’argent, aux dépens du public, à ceux qui viennent du dehors enlever les blés dans l’abondance.
Et c’est néanmoins le contraire, par une surprise effroyable, que l’on bâtit et fomente tous les jours en France, par toutes sortes d’efforts, depuis 1660, qui est uniquement la cause des quinze cents millions de perte arrivée au royaume depuis ce temps.
Les blés ont éprouvé et éprouvent à chaque moment ce sort : mais comme il n’en est pas question présentement et que l’on en a déjà parlé, comme l’on en fera encore mention lorsqu’il s’agira du rétablissement possible en deux heures, on vient aux liqueurs, qui sont la seconde manne primitive du royaume, tant pour la subsistance des peuples que pour leur former du revenu, l’excédent de la consommation personnelle dans les propriétaires leur fournissant le moyen de se procurer le surplus de leurs besoins, comme pareillement, aux ouvriers de ces mêmes besoins, le canal pour se pourvoir de liqueurs.
Or ce qui s’est fait depuis 1660 a condamné les deux tiers des peuples à ne boire que de l’eau, parce que la plupart des propriétaires des vignes ont été obligés de les arracher, et réduits par là à la dernière misère.
Voici comme la chose est arrivée : ces liqueurs, tant vins, cidres et eaux-de-vie, qui passaient avec profit réciproque des mains des maîtres en celles des ouvriers et acheteurs, furent obligées tout à coup de recevoir une hausse effroyable de prix pour porter le profit des traitants, ainsi que ce qu’on donnait au Roi, qu’on a toujours augmenté presque à tous les baux ; les frais de bureaux et commis, les séjours ruineux que les voitures étaient obligées d’endurer pour acquitter ces droits en divers lieux, ou bien pour racheter ce même séjour, tout cela devant être porté par la marchandise, ce qui la mettant à un taux exorbitant, et ceux qui en faisaient leur provision auparavant n’y pouvant atteindre par le fruit de leur travail, ce fut une nécessité ou de s’en passer, ou de l’avoir du marchand à une perte considérable de sa part, ce qui est toujours égal pour l’un et pour l’autre, par les raisons marquées, et par conséquent la ruine d’un État ; ce qu’on ne peut nier être aujourd’hui la situation de la France, non plus que ce ne soit de pareilles causes qu’elle est provenue.
Enfin les choses vinrent dans un si grand excès en 1677, qui fut une année très abondante, que les vignerons ou marchands ayant voituré des vins par une rivière en une foire d’une ville considérable, et le nombre excédant la consommation (quoique, dans les temps précédents, elle eût été six fois plus forte avec profit), en sorte que ces marchands ne trouvant pas à beaucoup près le prix de l’impôt qu’il avait fallu garantir et promettre par avance en abordant, ils voulurent quitter aux traitants leur denrée en pure perte, ne demandant qu’à s’en retourner libres de leur obligation ; mais ceux-ci déclarèrent que ce marché leur serait trop préjudiciable, et que tout ce qu’ils pouvaient faire de plus favorable était que les bateaux répondissent pareillement du droit, et qu’ils s’abstiendraient d’exercer leur contrainte sur les personnes.
Il ne faut pas consulter l’oracle pour convenir que c’est à de pareilles manières que la France est redevable de sa ruine ; mais afin qu’on ne révoque point de pareils faits en doute, qui sont néanmoins très constants, ce qui se passe tous les jours en France dans plusieurs de ses provinces est d’un pareil degré d’horreur, bien qu’ils se soutiennent nuit et jour avec la dernière exactitude, l’autorité du Roi et de Messieurs les ministres y étant pareillement employée, par la plus grande des surprises.
L’on saura que toutes les denrées du Japon et de la Chine, étant arrivées en France, n’augmentent du prix qu’elles ont coûté sur le lieu que des trois parts sur une, ne faisant que quadrupler, et même souvent moins.
Les droits des princes d’où elles sortent, et qui n’ont point d’autres revenus que ces douanes, trois à quatre mille lieues de trajet, les tempêtes et les pirates, ne coûtent que cette somme à conjurer.
Mais les liqueurs qui viennent d’une province à l’autre, quoique souvent limitrophe, augmentent de dix-neuf parts sur vingt, et même davantage.
Les vins que l’on donne dans l’Anjou et l’Orléanais souvent à un sol la mesure, et même moins, c’est-à-dire avec perte du vigneron, se vendent vingt et vingt-quatre sols dans la Picardie et Normandie, et il n’y a pas encore trop à gagner pour les marchands : c’est-à-dire que les commis et traitants qui empêchent ce trajet sont six fois plus formidables et plus destructeurs du commerce que ne sont pas les pirates, les tempêtes, et trois à quatre mille lieues de route ; en sorte que les liqueurs croissant aux portes de ceux qui ne boivent que de l’eau, ils sont obligés d’être dans cette misère, ou de les acheter six fois plus que si ces liqueurs venaient de la Chine et du Japon ; ce qui ruine également les marchands et les acheteurs par les raisons marquées, et par conséquent le Roi.
Comme les premiers mobiles de tout ce beau ménage sont ceux qu’on appelle les fermiers du Roi, on peut apercevoir par tout ce narré, qui ne fait mention que d’une partie du désordre, dont on peut voir le surplus dans le livre qui porte pour titre le Détail de la France, ou plutôt par ce qui est publié aux yeux de tout le monde ; on peut voir, dis-je, comme ce nom de fermiers du prince convient peu à ces Messieurs, puisque le devoir et la fonction d’un homme qui tient une recette étant de cultiver et de faire valoir le fonds le plus qu’il est possible, eux, au contraire, ont cru ne pouvoir mieux faire le profit du maître qu’en détruisant tout, et causant plus de ravages que des armées ennemies qui auraient entrepris de tout désoler, ces excès ou ces fléaux de Dieu n’ayant qu’une courte durée, après quoi un pays saccagé se remet incontinent après, souvent mieux qu’auparavant, ainsi que l’on a déjà dit plusieurs fois.
Mais il n’en va pas de même de ceux-ci ; après que, dans un bail, le plus apparent ou le plus grossier a été détruit, les successeurs n’y peuvent faire leur compte que par un rehaussement de droits qui, diminuant encore la consommation, augmentent par conséquent la ruine et des peuples et du Roi, qui n’a d’autre bien que les fonds de ses sujets, lesquels ne le peuvent payer qu’à proportion des fruits qui croissent dessus et qui peuvent être consommés, sans quoi ils demeurent en perte et font abandonner la terre, comme il n’est que trop connu.
Et, pour un si important service, ces Messieurs font des fortunes de prince ; et, pour anéantir cent fois plus de biens qu’ils n’en font passer aux coffres du prince, ils méritent d’avoir mille fois plus de facultés qu’ils ne possédaient en se mettant en besogne.
Voilà pour les aides, que l’on sait jouer un si grand rôle dans la ruine de la France, et dont la cessation, sans nuls risques et périls, aura une si grande part dans le rétablissement des cinq cents millions de biens aux peuples, sans qu’il soit besoin de plus d’une demi-heure d’attention, comme on fera voir dans la suite.
On vient aux douanes, droits de passage et sorties du royaume, sur lesquels on peut dire d’abord que c’est à peu près le même cérémonial, même désolation et même extravagance, par erreur au fait dans Messieurs les ministres, qu’à l’égard des aides.
Il est à remarquer encore que celles qui se paient dans le milieu du royaume de provinces à autres, comme réputées étrangères, sont indignes et font honte à la raison.
Elles avaient été établies lorsque ces contrées appartenaient à des princes autres que les rois de France ; mais étant depuis dévolues à la couronne, et n’y en ayant aucunes qui ne causent des vexations effroyables par les séjours ruineux des voituriers, et qui ne désolent par conséquent le commerce et la consommation, elles auraient dû être ôtées, et le produit tout au plus remis avec les autres tributs, comme la taille ; ce qui fait étant, comme cela est possible en un moment, le pays y gagnera cent pour un, dont le Roi aura amplement sa part, c’est-à-dire trois fois plus qu’il ne recevait.
La douane de Valence doit sa naissance à un crime que le malheur des temps fit tolérer, et que, par conséquent, le rétablissement de l’ordre devait abolir.
Lors des guerres civiles de la religion, le connétable de Lesdiguières, s’étant rendu chef du parti des huguenots dans cette contrée, établit cet impôt par la force majeure sans aucune autorité du prince, pour l’entretien de ses troupes ; et après que les choses furent pacifiées, des intérêts personnels, contraires à ceux de l’État, l’ont maintenu jusqu’à présent.
Ce sont ces mêmes abus qui les ont fait maintenir et augmenter tous les jours à vue d’œil, et par conséquent la ruine du royaume ; ce qui a été si loin pour les droits de sortie, quoiqu’on sache que la richesse d’un État consiste dans les envois au dehors, qu’il s’en trouve jusqu’à vingt-six dans un seul port de mer, c’est-à-dire vingt-six droits ou déclarations à passer à diverses personnes ou différents bureaux, avant qu’un seul vaisseau puisse décharger ou mettre à la voile, et emporter ou débarquer les marchandises chargées.
Il n’y a pas un de ces receveurs de droits ou déclarations qui ne veuille faire sa fortune ; ils savent bien tous que ce ne peut être par le moyen de leurs gages, qui sont souvent très médiocres ; ce n’est donc que par les vexations telles et semblables que l’on a marquées à l’article des aides ; ce qui va si loin qu’un célèbre négociant, pour être quitte d’un coup de chapeau que doit le vendeur de certaines denrées avant que de les livrer, par une ancienne ordonnance, on ne sait sur quoi fondée ; pour être quitte de cette servitude, ou plutôt de ces accompagnements qu’on avait soin de cultiver comme le reste, il donnait quinze cents livres par an en pure perte, qui n’allaient point assurément au profit du Roi, non pas même de ses prétendus fermiers ; encore voulait-on lui persuader que l’on lui faisait grâce. Ainsi on peut juger du reste par cet échantillon.
C’est par de pareilles manières, dont ceci n’est que la moindre partie, que les étrangers, lesquels, de compte fait, auparavant 1660, prenaient une fois plus de marchandises du royaume qu’ils n’en apportaient, en ont depuis ce temps introduit deux fois plus qu’ils n’en ont enlevé, c’est-à-dire que la France est devenue redevable, de créancière qu’elle était.
Mais comme d’abord les peuples, qui voyaient que l’on les minait peu à peu, et qu’ils étaient comme brûlés à petit feu, ne marquaient pas une entière complaisance pour des manières qui les désolaient, et qu’ils faisaient agir les compagnies supérieures par des remontrances sur de pareils établissements, en faisant voir qu’ils portaient un très grand préjudice au Roi et n’étaient utiles qu’aux entrepreneurs, quelque intègre et quelque éclairé que fût le ministre, il crut que c’était une atteinte à l’autorité du Roi et une dérogeance au respect dû par des sujets à leur souverain.
Il fit abroger les remontrances par l’ordonnance de 1667, qui établissait que tout édit qui serait présenté serait accepté et exécuté par provision, sauf à en remontrer, après, la surprise ; ce qui était tout à fait inutile, parce que chaque nouveauté se fortifiant de patrons, personne ne s’en voulait rendre ennemi, outre que les longueurs, pendant que le mal faisait son cours, rendaient vaines toutes les poursuites.
Cette même ordonnance fut encore renouvelée en 1673. Voilà la fondation et le couronnement de quinze cents millions de rente perdus dans le royaume depuis environ quarante ans.
Et la ruine de la France, qui avait été tentée inutilement pendant plus d’un siècle et demi, comme on l’a fait voir, ne put avoir sa perfection qu’en y employant l’autorité du Roi tout entière, sans quoi on n’en fût jamais venu à bout.
En effet, si, lors d’un premier droit établi sur l’entrée des boissons et liqueurs dans une grande ville de grande consommation, sur la présentation d’un second par un nouveau traitant, nouveau bureau et nouveaux commis, avant que d’en souffrir l’introduction, on avait remontré que cela était contraire aux intérêts du Roi, parce qu’outre que ces nouveaux frais n’allaient point à son profit, c’était un surcroît d’empêchement à la consommation, qui était détruite, par ces manières, sans nulle utilité à personne ; et que si Sa Majesté voulait hausser la levée, il fallait qu’il n’y eût qu’un enchérisseur, savoir, celui qui en dirait le plus, qu’un bureau, qu’une recette, et par conséquent qu’un embarras au commerce ; sur de pareilles remontrances, dis-je, aurait-on pu dire, sans renoncer à la raison, que c’était l’intérêt du prince que tous ces préciputs, tant de frais que d’anéantissement, fussent portés par la marchandise ?
Ce degré d’horreur se renforce au troisième, au quatrième et au cinquième, et enfin au onzième établissement, comme il se trouve en quelques villes du royaume, sur une même denrée, dans un même lieu, toujours avec les mêmes circonstances, ou plutôt les mêmes vexations, qui ont réduit la consommation d’une de ces villes où cette malheureuse scène se passe, de soixante-mille pièces de vin qu’elle était autrefois, présentement à peine à quatre mille, et fait par conséquent arracher les vignes, et diminuer la taille de six fois plus que le Roi ne recevait de cette hausse des aides.
Que l’on ne s’étonne donc plus des dix millions de rente perdus sur la seule élection de Mantes, et à proportion autant dans le reste au royaume, par un intérêt solidaire que toutes les provinces ont les unes avec les autres.
Tout de même à l’égard des vingt-six droits ou déclarations sur la charge d’un vaisseau : la simple exposition du fait, dès la première addition au premier droit, bien loin d’attendre le vingt-sixième, eût formé un degré d’horreur qui n’eût pas permis d’opiner autrement, dans le Conseil du Roi, que par des exécrations contre les auteurs de pareilles impositions.
Qu’est-ce qui n’eût point pensé que c’est la même chose, sans aucune différence, que si un prince ayant à recevoir cent mille livres par an sur quelques particuliers très disposés et très en état de les payer, son intendant commettait dix personnes, avec chacune mille livres de gages, pour percevoir dix mille livres chacune, bien qu’une seule, faisant toute la recette, n’eût pas de quoi s’employer en ne donnant que la vingtième partie de son temps ?
Ne dirait-on pas que l’intendant partage ces gages moitié par moitié avec les commis, et qu’il fait son compte aux dépens de celui de son maître ?
Cela est justement arrivé depuis 1660 par l’abrogation des remontrances des peuples, non de la part du ministre, qui était très intègre, mais du côté de la Cour et de toutes les personnes considérables du royaume, qui ont érigé des désordres, ou plutôt la ruine de la France, en revenu réglé.
Premièrement, on ne parvient à la place de receveur ou de fermier général qu’en prenant des recettes à plus haut prix que leur juste valeur, des personnes d’élévation, qui font cela fort innocemment, ne sachant pas ce que doit coûter un pareil profit au Roi et au royaume.
Toutes les commissions sont autant de bénéfices brigués par toutes les personnes de condition, soit pour servir de récompense à leurs domestiques et leur épargner leurs bourses, ou pour en tirer des contributions personnelles.
C’est ce que Monsieur Fouquet déclare dans ses défenses, et nomme tous les demandeurs en de pareilles occasions, savoir, toutes les personnes de la Cour et du Conseil actuellement vivantes.
Ainsi, quelque bonne intention qu’ait un ministre, il n’est applaudi et on ne chante ses louanges qu’à proportion qu’il contente tant de demandeurs : ce que ne pouvant faire non seulement en ne levant que des tributs réglés, mais même par un petit nombre d’affaires qui ne pourraient pas contenter la vingtième partie des prétendants, il faut qu’il donne les mains comme malgré lui à toutes ces horreurs.
Voilà les manières et la nation qui ont réduit le royaume en l’état où il se trouve, d’une façon d’autant plus déplorable que ceux qui auraient été à portée de faire entendre au Roi et à Messieurs les ministres les désordres et les causes d’où ils provenaient, étaient engagés par leur intérêt à les maintenir.
Et c’était leur langage, lorsque l’on se déclarait contre ces manières d’une façon sourde et à paroles perdues, de publier que c’étaient des esprits inquiets et visionnaires qui tenaient ce langage, et qui voulaient même renverser le royaume, appelant renversement la cessation du plus grand bouleversement qui fût jamais.
En effet, si la France n’avait consisté qu’en quatre ou cinq cents personnes, dont tout au plus un pareil cortège était composé, c’est-à-dire de sujets qui méritent du ménagement, ils auraient eu raison de parler de la sorte ; mais comme, au contraire, c’est le royaume, qui consiste en quinze millions d’âmes, et le Roi à la tête, qui sont ruinés par ces manières pour faire subsister un si petit nombre, de semblables allégations ne peuvent être qu’une extravagance achevée.
Ce genre de gouvernement ayant ruiné tous les revenus, et les traitants et les partisans n’ayant plus de fortune à faire par l’addition de nouveaux droits sur les denrées, ce qui n’était plus possible, la guerre de 1689 survint, et Messieurs les ministres, quoique personnellement très intègres, ne supposèrent point qu’il y eût d’autres mesures, pour trouver les fonds nécessaires, que par les canaux qu’on vient de coter, savoir le service des traitants et partisans, qu’ils acceptèrent à l’égard des fonds et immeubles pour leur faire souffrir le même sort qu’avaient éprouvé les revenus et denrées, sur lesquels il n’y avait plus rien à faire, qui sont les termes dont ils se servent ; ce qui signifie, en langage clair et net, qu’il n’y a plus rien à gagner pour eux quand il n’y a plus rien à détruire.
Ce qui saute aux yeux de tout le monde est trop public, savoir une désolation générale, qui est leur ouvrage, pour laisser le moindre soupçon que cette expression soit trop forte et trop violente.
Ils attaquèrent donc les charges et dignités de la robe, ainsi que les emplois de leurs dépendances, que l’on sait composer ou qui composaient une si grande masse dans le royaume, et en quinze ou seize ans ils leur ont fait souffrir le même sort des revenus, au même compte de la destruction des denrées et produit des terres, savoir vingt de perte en pur anéantissement, pour un de profit au Roi. Ce qu’il y a de plus cruel est que cela a coupé l’arbre par le pied et anéanti toutes les fabriques de monnaie en papier et parchemin, qui roulant sur la solvabilité des propriétaires des immeubles, du moment qu’ils ont été exposés à un anéantissement continuel, tout le crédit qui roulait dessus s’est évanoui, et il a fallu de l’argent en personne.
Sans qu’on puisse se plaindre en aucune façon de Messieurs les ministres, qui pratiquaient ces manières avec la dernière douleur, mais il leur était également impossible d’en user autrement qu’il le serait à un sujet, né dans l’erreur, d’embrasser et de professer la religion catholique dans un pays où il n’y aurait que des hérétiques.
Mais enfin ce moyen étant absorbé et ayant pris fin comme l’autre, et aucun partisan ne se présentant plus pour traiter de nouveautés, parce qu’il est assuré qu’il ne s’en pourrait pas défaire, ceux qui s’étaient accommodés de presque toutes ne s’en trouvant pas bien, et se voyant exposés à souffrir le sort de leurs prédécesseurs, savoir à payer une seconde fois, ou bien à n’avoir rien acheté et à avoir perdu leur argent, on espère que le rétablissement de la France, dans une conjoncture si importante, n’aura plus tant d’ennemis à combattre, d’autant plus que l’on déclare que ce qui est fait, est fait, et que l’on ne prétend faire rendre gorge à qui que ce soit, contre l’usage ordinaire.
Que si on s’est étendu sur cette troisième cause des désordres de la France, c’est pour couper pied à toutes les objections que l’on pourrait faire au rétablissement du royaume.
Outre que d’ailleurs, bien qu’il ne soit pas nécessaire de supprimer les fermes ni les fermiers du Roi, quoique ce fût le plus grand service que l’on pourrait jamais rendre à l’État, témoin le ménage qu’ils y ont fait depuis 1660, cependant, il est nécessaire que leurs fonctions soient réduites à un cérémonial moins désolant, ce qui leur sera utile, loin d’être dommageable.
Or comme, jusqu’ici, ils ont été regardés comme des gens sacrés jusqu’à la moindre partie de leur ministère, quelqu’effroyables et quelque désolantes qu’elles soient toutes, il a été à propos d’en faire un crayon, et de montrer en même temps qu’il s’en fallait beaucoup que les fondateurs et protecteurs de l’ordre fussent gens à canoniser, n’ayant eu rien moins pour objet, dans de pareils établissements, que l’intérêt du Roi.
Cet éclaircissement procurera un peu plus de tranquillité au salut du royaume, en faisant examiner par quel motif on y fera des objections, ainsi que les personnes qui les mettront en avant.
C’est de cette manière qu’on prétend s’acquitter en deux heures de la promesse contenue dans le titre et au commencement de ce mémoire, c’est-à-dire par la cessation de la plus grande violence que la nature ait jamais éprouvée depuis la création du monde, n’y ayant pas un des trois établissements dont il est question qui ne soit une extravagance achevée, commise innocemment depuis 1660, par erreur au fait, sur la foi de la probité des premiers auteurs, mais qui ne peut être soutenue après connaissance de cause sans renoncer à la raison, comme l’on verra invinciblement par la suite.
CHAPITRE NEUVIÈME
Personne ne peut douter, après ce qui vient d’être rapporté, que l’on ne fait aucune injustice aux aides, droits de passage, sorties du royaume, en mettant sur leur compte la cause de huit cents millions de perte, de quinze cents qu’éprouve le royaume depuis 1660.
Or, comme cette cause est encore plus violente que les deux autres, il ne faut constamment qu’un instant pour la faire cesser, avec d’autant moins d’inconvénients et de crainte qu’il est certain que ce n’a jamais été que l’intérêt des entrepreneurs qui a mis les choses sur ce pied.
Pour se résumer, donc, l’État est présentement, à l’égard de ces trois causes de sa ruine, comme un particulier et même une contrée qui se trouveraient dans la dernière désolation par un principe très violent, agissant sur eux immédiatement, et dont la simple cessation pourrait en un moment les remettre dans une très grande félicité.
Un homme condamné à mort pour un crime d’État, avec une confiscation de tous ses biens, qui seraient fort considérables, recevant sa grâce du Roi, passerait dans un instant du dernier malheur à une très heureuse situation.
La ville de La Rochelle, qui éprouva les rigueurs que l’on sait lors de sa prise par le roi Louis XIII, ne fut qu’un moment à acheter le pain cent sols la livre, c’est-à-dire à voir tous les jours cent ou cent-vingt de ses habitants mourir de faim, et puis, les portes ouvertes par sa reddition, se procurer ce même pain à moins d’un sol la livre.
Si quelqu’un, dans l’un et l’autre de ces deux cas, proposant le remède qui les tirait d’affaire, eût eu pour objection que l’on ne pourrait prendre ces mesures sans déconcerter leur situation naturelle, ou tout au moins qu’ils n’auraient pu jouir des fruits de ces grâces après qu’elles auraient été faites, qu’une guerre qui se passerait à deux cents lieues ne fût finie, n’estimerait-on pas que ceux qui tiendraient un pareil langage mériteraient les petites maisons, ou plutôt daignerait-on leur répondre ? On maintient, encore une fois, que de tout point c’est la situation de la France à l’égard des cinq cents millions de rente, partie de quinze cents perdus que l’on lui peut rétablir en deux heures, sans risquer davantage qu’à l’égard de ce particulier condamné et de La Rochelle assiégée, et que les allégations de prétendu déconcertement, de péril ou de conjoncture de la guerre sont d’un pareil degré d’extravagance qu’il l’aurait été dans les deux cas qu’on vient de marquer.
Ainsi, pour entrer d’abord en matière, et prendre les trois causes l’une après l’autre pour leur cessation, comme on a fait pour leur découverte, on va voir, en particulier comme en général, qu’il n’y a pas moyen de tenir pied sur la contradiction sans renoncer à la raison.
La taille, qui se trouve la première à la tête, comme ennemie jurée de la consommation par son incertitude, qui met tout le monde sur le qui-vive ; par son injustice, qui fauche tous les sujets les uns après les autres, sans les quitter qu’ils ne soient sans pain, sans meubles et sans maisons ; et sa collecte, qui oblige ceux qui ont quelque chose de payer de temps en temps pour les insolvables ou de périr à la peine, comme il arrive souvent ; ce désordre, dis-je, peut être conjuré de toutes ces trois effroyables branches en un moment, par un simple ordre de Messieurs les ministres aux intendants des provinces de faire observer les anciennes ordonnances dans la dernière exactitude, sans nulle acception de personnes.
Les descentes de Messieurs les maîtres des requêtes dans les provinces, qui n’étaient qu’en quelque saison de l’année, n’avaient été anciennement ordonnées que pour ce sujet.
Il est marqué en termes exprès qu’ils imposeront sur-le-champ, et mêmes les élus, ceux qui n’ont pas un taux proportionné à leur exploitation, soit en propre ou par fermage, et qu’ils déchargeront pareillement ceux qui se trouveront dans une situation opposée.
Les mandements des tailles, envoyés toutes les années dans les paroisses, l’ordonnent semblablement ; cependant, on peut assurer qu’il n’y eut jamais rien de plus mal exécuté ; et il est même presque impossible que cela soit autrement, par rapport aux sujets qui ont cette fonction.
Anciennement, ce n’était que des personnes du pays, mais depuis quarante ou cinquante ans, il a fallu absolument n’en point être ; en sorte que quelque bonne intention qu’ils aient, il est impossible qu’ils fassent jamais rien de bien, arrivant dans une contrée où ils ne connaissent rien, tout le monde étant payé pour leur faire de faux rapports, et qui que ce soit pour leur dire la vérité.
Cependant, l’exécution des anciennes ordonnances et la justice sont aisées à mettre en pratique, après que Messieurs les ministres l’auront commandé, qui est par où il faut commencer.
Il n’est question que d’ordonner que chaque intendant partagera le soin des élections à trois ou quatre officiers de ces compagnies, choisissant ceux qui sont entendus non seulement dans le commerce et dans le labourage, mais même qui connaissent les contrées et les facultés des particuliers qui y ont du bien, ce qu’il est aisé de savoir, quand on voudra s’y employer fidèlement, jusqu’à un cep de vigne, un arbre et un pouce de terre, et la moindre bête de nourriture.
Cette connaissance acquise ou par eux, ou prenant des mémoires de sujets entendus, comme il s’en trouve dans toutes les paroisses, moyennant quelque légère rétribution, il faut qu’ils fassent une estimation des facultés de chaque village, en marquant sur un rôle à chaque cote : celui-là a tant de terres en fermage ou à lui, de tant de valeur, tant en labour, tant en simple pâture, tant d’excellentes, tant de médiocres, tant de bestiaux, et tant de vignes ou de cidres année commune, et son fermage va à tant par an.
Quelque surprenant que cela paraisse en gros, il n’y a rien de plus facile dans le particulier, lorsque ce sont des gens du métier ; et quand une élection serait composée de cent-cinquante ou deux cents paroisses, trois ou quatre sujets dans chacune en viendraient facilement à bout en quinze jours ou trois semaines ; c’est-à-dire, tout le bien d’une généralité serait constant et connu en aussi peu de temps, tous travaillant dans le même moment, ainsi que celui de tout le royaume par la même raison.
Il faudrait marquer aussi le nombre des privilégiés, soit nobles ou ecclésiastiques, ou par leur emploi, si c’est par ancienne ou nouvelle création, et s’ils n’excèdent point la quantité d’exploitation portée par leur privilège. Tout de même des misérables n’ayant que leurs bras pour leur subsistance, sans nulle occupation que leur simple demeure.
Les choses en cet état, un intendant ferait faire la balance des biens de toute sa généralité, élection par élection, pour imposer la taille sur chacune à proportion des biens ; et puis par subdivision par paroisse, et les préposés ensuite sur chaque particulier, sans se rapporter aux habitants que pour en prendre les mémoires, n’y ayant aucun d’eux qui ose et qui soit en état de mettre les receveurs ou fermiers des personnes considérables à leur juste taux.
Ainsi, du premier abord, voilà l’incertitude et l’injustice, qui coûtent plus de trois à quatre cents millions de rente au royaume, sauvées, et même les procès : puisqu’il n’y a plus que des questions de fait, le subdélégué ou l’intendant les pourrait vider sur-le-champ.
Mais il faut encore sauver la collecte, et cela est aisé, même de l’agrément des peuples.
Il faut ordonner que quiconque portera, dans les trois premiers mois de l’échéance de la taille, toute son année droit en recette, sera exempt d’être collecteur, ni garant du recouvrement de la paroisse ; il n’y a qui que ce soit, jusqu’au plus misérable, qui ne vende sa chemise pour être exempt de cette servitude, laquelle lui venant à tour, par l’acceptation que ne manqueront pas de faire les riches de ce parti, il donnerait tout pour avoir le même avantage.
Il faut ordonner pareillement que la taille, et les autres impôts qui l’accompagnent pendant la guerre, se prendront par privilège comme une rente foncière, c’est-à-dire auparavant le prix du louage des terres et maisons.
L’usage était, ci-devant, que le maître précédait pour une année sur la taille, mais c’était à cause de son injustice, qui eût souvent tout emporté ; ainsi étant ôtée, et l’équité rétablie, comme la cause cesse, l’effet doit cesser pareillement.
De cette manière, le receveur des tailles décernera chaque contrainte contre chaque particulier, lorsqu’il aura passé sa soumission au greffe de l’élection, au premier envoi des mandements, qu’il entend payer toute son imposition dans les trois mois, pour être exempt d’être collecteur. Que si il ne l’effectuait pas, il n’y aurait rien de gâté, puisque cette redevance précédant le paiement du maître, ce serait à lui à y donner ordre.
À l’égard des villes taillables et gros bourgs, où la seule industrie paie une grosse taille, il les faut absolument mettre en tarif ; il n’y en a aucun qui ne le demande à mains jointes, et ceux qui l’ont pu obtenir ont acquis un degré de richesse qui devrait porter à ne refuser cette grâce à pas un.
Le seul obstacle qui l’a empêché jusqu’ici est que les juges et les receveurs s’y sont tous opposés.
En effet, cela met fin aux procès, ainsi qu’aux frais et contraintes que les receveurs ont érigés en revenus réglés, et dont il faut qu’une paroisse souffre une certaine quantité, autrement elle serait haussée au premier département, dont ils sont presque toujours les maîtres, sous prétexte qu’ils ne pourront faire le recouvrement si on ne suit pas leur idée.
Comme voilà bien du monde nouvellement mis en besogne, il les faut payer tous, autrement on sera mal servi, comme il arrive d’ordinaire, et surtout à la guerre, où, si l’on veut que les troupes fassent leur devoir et ne pillent point, il leur faut faire toucher leur solde.
Par bonheur, dans cette nouvelle fonction, il y a un fonds certain et naturel, sans qu’il en coûte rien au Roi et au peuple.
Les six deniers pour livre qui se donnaient aux collecteurs des paroisses pour le recouvrement de la taille, demeurent entièrement inutiles, et il ne reste plus que les frais du papier et confection des rôles ; et comme ce sera l’affaire des subdélégués et de ceux qui seront chargés de chaque contrée, il faut sur ce fonds que l’intendant leur fasse départir à chacun quatre ou cinq cents francs par an plus ou moins, suivant le travail et l’étendue du district ; ils en donneront quittance aux receveurs des tailles, qui en compteront aux Chambres des comptes comme du reste, parce que l’ordre de l’intendant sera attaché avec les quittances.
Il faut aussi une somme comme de mille livres, ou à peu près, aux receveurs particuliers, pour augmentation d’un commis qui sera nécessaire pour la perception de tous ces impôts singuliers.
Il faut enfin qu’il en reste une somme aux intendants, comme de deux ou trois mille livres, pour payer les espions qui avertiront que les préposés par lui commis ne font pas leur devoir, ayant favorisé dans l’assiette leurs parents et amis ; auquel cas il les faudra destituer avec infamie, et leur faire payer le dommage de ceux qui auront été lésés sans nul rejet, parce que ce sera leur faute. Tout ceci se trouve marqué par le règlement des tailles de 1604 du temps de M. de Sully, que l’on n’a fait que copier en cela comme en tout le reste, surtout les blés ; ce qui est conforme à tous les gouvernements du monde.
Il faudra encore que les intendants soient souvent en campagne pour partir au pied levé, sans avertir personne, pour vérifier sur les lieux si les avis qu’on leur a donnés sont véritables, ce qui demande des frais.
Enfin il est nécessaire que tout le monde conçoive qu’il sera impossible d’user de supercherie sans s’exposer à une punition exemplaire.
Mais comme le principe de toutes sortes de paiements, et par conséquent de la taille comme du reste, est la vente des denrées, ce recouvrement sera extrêmement facilité par la valeur que l’on va y mettre, surtout aux blés qui, menant la cadence, sont présentement en perte aux laboureurs, le prix n’atteignant pas même les frais de la culture, comme l’on va voir dans le chapitre suivant.
CHAPITRE DIXIÈME
Le dérangement qui se rencontre dans le prix des blés par leur avilissement, qui, ruinant les proportions qui doivent être entre les frais de leur culture, ensemble le paiement du fermage et le prix que l’on l’achète, empêche ce premier commerce, par lequel cette manne primitive passe uniquement aux mains de ceux qui n’ont que leur travail pour se la procurer, ce qui est également la ruine des uns et des autres, n’étant pas moins préjudiciable à un État, s’il ne l’est pas même davantage, que la situation opposée, qui ne produit des horreurs que par ce même manque de proportion, tous les excès étant également dommageables, quoique diamétralement opposés ; ce dérangement, dis-je, n’est ni l’effet du hasard ni de la nature, qui, par sa destination, entend et fait toujours si bien qu’il n’y a point de métier ni de profession qui ne nourrisse à tout moment son maître, comme elle ne met point d’animaux au monde qu’elle ne les assure de leur pâture à même temps.
Cette malheureuse disposition, qui coûte au royaume présentement plus quatre fois que les besoins du Roi, rendant tout le monde très misérable, et les ouvriers plus que qui que ce soit, est la suite d’une volonté déterminée que depuis six à sept ans on met à exécution avec les dernières attentions, et même de très grands frais, par cette cruelle et fausse idée que les grains étaient de la nature des truffes et des champignons, par une continuation de ce qui s’est fait depuis 1660, ce qui disculpe les modernes ; que c’était, dis-je, un présent gratuit de la nature, et qu’ainsi l’intérêt de l’État, surtout des pauvres, était de forcer les propriétaires de le donner à meilleur marché qu’il serait possible.
On ne persiste, après la reconnaissance de l’erreur, dans cette conduite que parce que des sujets couverts d’applaudissements ne veulent point convenir qu’ils aient été capables d’une pareille méprise, leur obstination à maintenir le mal leur étant moins préjudiciable, à ce qu’ils croient, qu’un désaveu de leur conduite passée, quelque bien qu’il en vînt au royaume ; ils ont cru que l’État ne pouvait éviter un excès, savoir une extrême cherté, qu’en se jetant dans l’autre, qui est l’avilissement, quoique n’étant pas moins préjudiciable par lui-même : c’est lui seul qui produit les chertés, comme on peut voir par le chapitre qui est à la fin de cet ouvrage.
Cependant, comme l’on ne doute point que ceux qui n’ont pas de si déplorables intérêts ouvriront enfin les yeux, on passe avec confiance au remède.
On dira d’abord que le Roi et Messieurs les ministres sont absolument maîtres du prix des grains, les pouvant faire baisser et hausser à leur volonté, en quelque temps et en quelque saison que ce soit : comme l’état où il est d’avilissement est l’effet d’une main étrangère autre que celle de la nature, ainsi, par des manières contraires qui coûteront beaucoup moins, on peut mettre cette denrée au prix et en l’état qu’elle doit être pour supporter ses charges, c’est-à-dire les frais de la culture, et couler tranquillement aux mains de ceux qui n’ont d’autre fonds que leurs bras.
L’on ne le découvre pas plus précisément, parce que, quoique cela se pratique en une infinité d’endroits, comme à Rome, en Angleterre, en Hollande et en Turquie, et qu’on en usa même en France en 1679, sans quoi cette année aurait été aussi cruelle que 1693 et 1694, cependant il est de l’intérêt de cette démarche qu’elle ne soit pas absolument publique, étant de la nature du secret, qui perd la vie aussitôt qu’il voit le jour.
Tout ce qu’on peut déclarer est que la cherté ou l’avilissement, surtout dans un pays fécond comme la France, n’est rien moins, à la rigueur, que l’effet du manque ou de l’abondance des blés pour la subsistance de tous les peuples ; le dernier a toujours été l’ouvrage d’attentions déterminées comme aujourd’hui, et l’autre de la folie et de l’aveuglement du peuple, qui se forme lui-même le monstre qui le dévore.
En un mot, le peuple est assurément comme un troupeau de moutons que l’on voudrait faire entrer par une très petite porte, et très embarrassé ; il n’y a qu’à en prendre un ou deux par les oreilles et les tirer par force, aussitôt tous les autres s’y poussent avec la même violence dont il avait fallu user pour y conduire les deux premiers.
Et y ayant une très grande porte tout contre exposée à leur vue, qui, les conduisant au même lieu, leur donnerait un passage bien plus aisé, il ne serait pas possible à force de coups de leur faire prendre ce parti, mais ils continueraient de s’étouffer les uns les autres pour suivre les premiers.
Voilà le portrait du peuple, et sa conduite dans ses démarches tumultueuses, surtout à l’égard des blés.
Ainsi, en un moment ce fonds étant rétabli, on maintient que c’est plus de trois cents millions de rente au royaume remis en un instant, parce que les proportions, dont le déconcertement est la ruine du commerce, recommenceront à vivre, et à fournir par conséquent la subsistance à toutes les deux cents professions qui attendent uniquement leur nourriture du laboureur.
C’est pourquoi on passe aux douanes, sorties et passages du royaume, ainsi qu’aux droits d’aides sur les liqueurs, qui prennent pour leur part, ainsi qu’on a dit, plus de huit cents millions par an dans la perte des biens du royaume.
Le rétablissement en est d’autant plus aisé que, quoiqu’on les soutienne nuit et jour par des efforts continuels, qu’il y ait plus de vingt mille hommes, et peut-être plus de trente, qui n’ont d’autre emploi que cette occupation, c’est-à-dire de ruiner les peuples, et par conséquent le Roi, cependant il n’y a qui que ce soit qui ne les déteste dans le particulier et qui ne convienne que si on avait eu intention de détruire le royaume, on n’aurait pas pu prendre d’autres mesures.
Le cadavre qui est certain, par la désolation de la culture des terres et du commerce, purge cet énoncé de tout soupçon de calomnie.
En effet, si un marchand, ayant ses magasins remplis d’excellentes denrées et propres à l’usage de tout le monde, ne les voulait point livrer, après en avoir fait la vente dans sa maison, qu’après que l’on en aurait fait déclaration à vingt-six de ses facteurs et commis dispersés en divers quartiers de la ville, et souvent absents de leur demeure, en sorte qu’il fallût un temps infini pour s’acquitter de ces servitudes, n’estimerait-on pas en même temps qu’il aurait perdu l’esprit, et tout le monde ne le quitterait-il pas ?
Or, une contrée commerce avec l’autre tout comme singulièrement un marchand à marchand ; les mêmes mesures et les mêmes facilités y doivent être observées, et le même degré d’extravagance qui se peut rencontrer dans l’un, est le même dans l’autre.
Si quelqu’ami de ce négociant qui exigerait vingt-six déclarations avant que de se dessaisir de sa denrée, lui représentait qu’il eût à quitter cette manière, autrement qu’il se ruinerait et passerait pour un fou, il lui repartirait qu’il convient de l’extravagance de cette conduite, mais qu’il ne la peut abandonner dans le moment, de peur de troubler l’ordre de ses affaires, et qu’au moins il faut attendre qu’un procès qu’il a à deux cents lieues de sa demeure soit terminé ; ne serait-ce pas pour le coup qu’on le ferait enfermer, et qu’on lui ôterait absolument l’administration de ses biens ?
Voilà néanmoins, en cet article de douanes, la situation de la France, tant dans les sorties du royaume que les passages de contrée à contrée ; et les raisons que l’on apporte pour ne pas faire cesser le désordre sans perdre un moment, sont d’un pareil métier et valeur que celles qu’on vient de mettre dans la bouche de ce marchand particulier.
Les aides sont à peu près de même nature, surtout dans quatre généralités, savoir Rouen, Caen, Amiens et Alençon, où le droit de quatrième denier de tout ce qui se vend de liqueurs en détail s’exige non au quatrième, mais au troisième, parce qu’on n’a point d’égard aux lies et diminutions journalières, mais seulement au volume de la futaille, ce qui joint à des droits d’entrées effroyables, surtout dans les villes non taillables de ces contrées, fait que cette exigence de tous points n’est et ne se doit point appeler une contribution, mais une confiscation, comme l’effet qu’elle a produit n’a que trop justifié.
La seule élection de Mantes, comme l’on a dit, y est pour deux millions quatre cent mille livres par an sur les vignes, ce qui n’est qu’un baromètre du reste du royaume, puisque cela procède d’une cause générale.
Les cidres en Normandie, qui tiennent lieu de vins, ont été pareillement mis par ce même principe dans un si grand désarroi que, dans les années abondantes, il s’en perd plus de la moitié que l’on néglige absolument de mettre à profit, ou qui périt, se gâtant par la garde ; pendant que les trois quarts des peuples, non seulement de la Normandie, mais même de la Bretagne, Picardie et Beauce, qui sont limitrophes, ne boivent que de l’eau à ordinaire règle.
C’est en vain que la Bourgogne, comme un pays d’États, jouit de cette exemption des aides ; sa manne nourricière, savoir les vins, à l’aide de laquelle et de l’excédent elle se peut procurer ses autres besoins particuliers, est également coulée à fond, de même que si elle avait ces droits dans ses entrailles ; ainsi, ce sont ses intérêts que l’on défend pour le moins autant que ceux de ces quatre généralités ; c’est pourquoi elle doit contribuer, en comprenant ses avantages, à lever la cause de l’avilissement où elle voit souvent cette denrée lors d’une récolte abondante ; et quoi que ce soit qu’elle paie, c’est-à-dire le double de ce que le Roi reçoit présentement, elle y gagnera encore quatre pour un, et ainsi des autres contrées du royaume, qui suivent toutes le sort les unes des autres, quelqu’éloignées qu’elles soient de celles où le désordre qui les dévore a pris naissance ; et, par la raison des contraires, le rétablissement ou la cessation du mal produira incontinent le même effet à leur égard.
Le vin qu’on donne souvent à un sol la mesure en Bourgogne, en Orléanais, dans la petite Champagne et en Anjou, n’est à ce misérable prix au-dessous des frais du vigneron que parce qu’il est à vingt-quatre sols dans la Picardie et la Normandie ; et il est à cet excès dans ces provinces par les mêmes raisons que le pain était à cent sols la livre lors du siège de La Rochelle.
Dix mille commis arrêtent les avenues de ces liqueurs, tout comme l’armée du Roi empêchait le passage des grains dans cette ville ; et lorsque les portes furent ouvertes, la même extravagance qui se serait rencontrée dans ceux qui auraient allégué que ces habitants affamés n’auraient pu soulager leur misère en se procurant du pain à un sol la livre, puisqu’il ne valait pas davantage hors des portes, qu’une guerre qui se faisait à deux cents lieues de ces quartiers ne fût terminée ; la même folie, dis-je, se trouve dans ceux qui prétendent que ces dix mille commis qui font périr une moitié du royaume par l’abondance des liqueurs, et l’autre par l’excès du prix, ne peuvent être congédiés sans renverser l’État, ou tout au moins qu’il faut attendre que la guerre soit finie en Allemagne, en Italie et en Espagne.
Pour commencer par les douanes, sorties et passages du royaume, c’est un Pérou pour le Roi et pour ses peuples de les supprimer toutes, à l’égard du dedans de l’État ; la raison des divers princes qui les avaient établies étant cessée, il en doit être de même de l’effet, par les effroyables suites qui les accompagnent toutes.
À l’égard des entrées de la France, il les faut conserver en l’état qu’elles sont pour les sommes seulement, en aplanissant les difficultés, dont il ne revient rien au Roi, mais rebutent les étrangers.
Pour les droits de sortie il ne leur faut faire aucun quartier, mais les supprimer entièrement, puisque ce sont les plus grands ennemis du Roi et du royaume qu’il puisse jamais y avoir.
En effet, la misère étant le plus grand mal qui puisse arriver à un État, et l’avilissement des fruits, dont on ne peut trouver les frais de la culture, étant le plus grand principe de la désolation, il en faut user comme à l’égard d’un ennemi déclaré qui vient pour envahir un pays : lorsqu’on le voit dans le dessein de faire retraite, il lui faut faire un pont d’or.
Or est-ce faire ce pont d’or à cet avilissement, le plus grand destructeur de biens qu’il y eût jamais, que de lui former jusqu’à vingt-six obstacles sur le même lieu par autant de gens à gages, et dont la fortune consiste à le faire rester dans le pays pour continuer ses ravages, comme on vient de marquer à l’égard des douanes sur les sorties et passages de la France ?
C’est la même conduite à l’égard des blés et l’économie des tailles : tous ces monstres que l’on a décrits ne travaillent nuit et jour que pour maintenir cet avilissement. Ainsi, pour continuer à faire la guerre à cette effroyable manière, il faut absolument réduire le droit de quatrième au huitième dans ces quatre généralités, comme partout ailleurs où les aides ont lieu.
Lorsque ce droit fut établi pour la campagne, où il n’était point, environ vers l’année 1640, à ce que l’on croit, toutes les contrées donnèrent une somme pour en être exemptes ; mais dans les seules quatre généralités mentionnées, les gentilshommes et personnes notables eurent l’indiscrétion de l’acheter presque pour rien ; et concevant bien qu’il n’était pas exigible au pied de la lettre sans tout ruiner, ils n’en tiraient pas le tiers, et sous-fermaient aux cabaretiers à très grand marché.
Mais après 1660, ceux qui gouvernaient croyant le Roi lésé dans cette vente, comme il l’était effectivement, ils le retirèrent sans remboursement aux acquéreurs, estimant que la jouissance leur en tenait lieu, ce qui était véritable ; et il n’y aurait eu rien de gâté s’ils avaient continué à le faire valoir comme les premiers acquéreurs ; mais l’ayant voulu exiger à la dernière rigueur, ce fut une confiscation des vignes et liqueurs, et une condamnation aux deux tiers des peuples du royaume de ne boire que de l’eau, d’autant plus qu’on quadrupla les droits d’entrée à même temps, dans les villes non taillables de ces quatre généralités, par l’établissement de divers traitants et bureaux qui triplaient, par ce cérémonial et l’embarras ou séjours de voituriers, le mal déjà causé par l’excès des sommes.
Ce qui réduisit la consommation de ces villes à la dix ou douzième partie de ce qu’elle était auparavant, et encore davantage à la campagne, puisque n’y ayant point constamment de village, autrefois, où il n’y eût jusqu’à deux ou trois cabarets, présentement c’est un hasard si dans dix il s’en trouve un seul pour toute la contrée.
Par où on peut voir le profit que les traitants ont fait en ruinant le Roi et les peuples.
Ainsi, on ne renverse point l’État, ni on ne les congédie point en réduisant le quatrième au huitième, et on ne délivre point la France tout à coup, comme on fit à La Rochelle ; on les ménage et on veut vivre avec eux, en les priant de souffrir seulement qu’on ouvre une porte, et aussitôt ces provinces de vignobles, qui périssent par l’abondance, deviendront tout à coup très riches.
Sur ce même compte, il faut réduire les droits d’entrées des villes non taillables, dans ces quatre généralités, à la juste moitié de ce qu’ils sont à présent ; et comme il y a plusieurs traitants, il faut que la réduction soit au sol la livre du prix de leurs baux, et ils y gagneront considérablement puisqu’ils pratiquent eux-mêmes cette remise tous les jours dans les occasions, lorsqu’ils sont habiles, sachant bien que sans cela on ne vendrait rien et qu’ils perdraient tout.
Il faut encore que tous ces divers droits soient réduits à une seule et même somme certaine, d’un nom de monnaie d’argent, et nullement revêtus d’un nom de guerre, comme par ci-devant, c’est-à-dire parisis, sol denier, travers, rêve, haut passage, grand, petit et nouveau droit, qui, se trouvant souvent combinés ensemble, sont autant de pièges tendus à des gens qui ne savent ni lire ni écrire, comme sont tous les voituriers, pour tout confisquer ou les ruiner en séjours, quand ils ne veulent pas les racheter à prix d’argent.
La jauge est le comble de la vexation : outre qu’il est impossible naturellement de construire une futaille d’une justesse mathématique, en sorte qu’il n’y ait point un verre ou un setier plus ou moins, il est de la même impossibilité à un jaugeur de garder une pareille exactitude dans son calcul, et jamais deux pareilles gens ne se rencontrent dans leurs mesures, même à beaucoup près, comme on a quelquefois fait expérience.
Ils en usent même si bien qu’ils crient leurs suffrages à l’encan à qui en donnera le plus, du commis ou du voiturier, pour rendre un procès-verbal favorable à l’un ou à l’autre sur la contenance de la futaille.
Il les faut absolument supprimer, et les contrées gagneront cent pour un en les remboursant ; on peut ordonner que l’on fasse les vaisseaux le plus juste que faire se pourra, en marquant la mesure ; et lorsque, dans les entrées à vue d’œil, on les trouvera défectueuses sans les pouvoir arrêter, on les dénoncera aux juges pour être condamnés en amende, comme on fait un cabaretier, lorsque ses vaisseaux ne sont pas justes ; ce qui ne pourra être fait à moins que le mal ne soit considérable, et sans frais devant l’intendant ou son subdélégué, autrement le remède serait pire que le mal.
Il y a encore un monstre à conjurer, qui sont les déclarations, droits de passages, qui s’exigent sur ce qui passe debout à chaque endroit, et qui causent les mêmes vexations dont on a parlé.
Il faut de la liberté dans les chemins si l’on veut voir de la consommation, et par conséquent du revenu ; ce qui ne peut être tant qu’il y aura à chaque pas des gens payés et qui attendent leur fortune à empêcher qu’un pays ne commerce avec l’autre, en s’aidant réciproquement des denrées dont l’abondance les ruine, pour recouvrer celles dont la disette pareillement les rend misérables.
Pour ce sujet, il faut ordonner que tout voiturier, soit par eau ou par charroi, qui voudra conduire des liqueurs en quelque lieu, si éloigné qu’il puisse être, sera obligé d’en prendre un passe-avant du plus prochain bureau des aides, s’il y en a, sinon du juge de police, qui ne pourra coûter que dix sols, tout compris ; cet acte portera la déclaration de la quantité de la voiture, et du lieu où l’on la destine ; et avec ce viatique il se mettra en chemin sans que qui que soit le puisse arrêter dans sa route, soit bourgs ou villes murées, ni aucun bureau exiger autre chose que la simple vue de son acte, sans s’en dessaisir ni le retarder un moment, lui ni sa voiture.
Dans les lieux comme villes et bourgs d’aides où il passera la nuit, il ne pourra décharger ni toucher à sa denrée, à moins de quelque inconvénient auquel il faudrait donner ordre, auquel cas il serait tenu d’aller avertir le receveur des droits du lieu ; le tout à peine de confiscation de la marchandise, charrettes et chevaux, et de mille livres d’amende contre l’hôtel où les contrevenants seraient logés.
Que si le voiturier en chemin trouve à vendre sa marchandise plus commodément qu’aux lieux où il la destinait, il le pourra faire en payant les droits du lieu ; si c’est dans un village où il ne soit rien dû, il ne paiera rien.
De cette sorte, non seulement on ne renverse pas l’État, mais, au contraire, étant tout bouleversé, on le remet dans une entière félicité ; en un mot, en cet article comme aux deux autres, c’est la levée du siège de La Rochelle ; et la même extravagance qui se serait rencontrée dans les objections qu’on aurait pu faire en soutenant qu’il aurait fallu du temps, après les portes ouvertes, pour avoir le pain à un sol, de cent fois autant qu’il était, se trouve dans cette occasion, si quelqu’un prétendait qu’une déclaration publiée sur ce style ne mettrait pas aussitôt toutes choses en valeur, et par conséquent tous les peuples dans la félicité, et en état de fournir avec profit tous les besoins du Roi.
Cette modération qu’on apporte aux fonctions et au produit des traitants, loin d’y donner atteinte et de diminuer les baux, on maintient, comme on a déjà dit, qu’ils regagneront en gros, par la hausse de consommation, ce qu’ils allégueraient aujourd’hui devoir perdre par l’altération de la somme.
Cela n’a jamais manqué toutes les fois que le cas est arrivé, et récemment dans la distribution du tabac, où la recette a augmenté après qu’on a eu baissé le prix.
Et le contraire à l’égard des lettres, et l’on sait des bureaux notablement diminués par la hausse des droits.
Enfin on maintient que la réduction dans les quatre généralités, dont le saccagement qui s’y commet par les aides ruine également tout le reste du royaume, ne doit point diminuer d’un sol le prix des baux par cette modération du quatrième au huitième et des droits d’entrée dans les villes non taillables.
Que si les fermiers d’aujourd’hui ne le veulent pas comprendre, cela ne fera aucun dérangement, parce que, comme aucun n’est à forfait, et tous demandent toutes les années des dédommagements à cause du malheur des temps, il y a du monde tout prêt à prendre leur place à cette condition de ne rien diminuer, et on est assuré qu’ils y feront leur compte.
Il reste les droits de passage et de sortie, tant du royaume que des provinces réputées étrangères, établis par une surprise effroyable ; il est assuré que le Roi n’en reçoit point présentement quinze cent mille livres, non compris le convoi de Bordeaux, auquel on ne touche point, n’y ayant presque que le pont de Joigny dont le produit soit considérable.
Or outre que cette somme de quinze cent mille livres sera bien plus que gagnée dans la masse de tout le royaume par une opulence générale, quand le Roi la remettrait à ses peuples en pure perte sur lui, n’y vouloir pas entendre, c’est la même chose que de ne vouloir pas semer pour recueillir vingt pour un, en regardant le blé qu’on jette dans la terre comme perdu.
Les quatre-vingts millions de hausse de tributs dont on va faire fonds sur les peuples avec applaudissement, et des actions de grâce de la part de tous ceux qui ne sont point suspects sur cette matière, ce qui répond que c’est de l’argent comptant ; cette somme, dis-je, est une récolte assez abondante pour n’y pas épargner une pareille semence.
Et pour montrer invinciblement qu’il n’y a rien que de très réel dans les suites d’une déclaration qui ne coûtera point trois heures à construire sur ce modèle, en rectifiant les trois articles, seuls principes de la misère des peuples, il n’y a qu’à en faire un essai en la publiant seulement, parce qu’on en suspendra l’exécution d’un mois ou deux : on maintient que dans le moment tous les biens seront considérablement augmentés. On peut juger par cet échantillon de l’effet qu’on doit attendre de la pièce, et qui est visionnaire, de l’auteur de ces mémoires ou des contredisants.
Comptant donc sur cinq à six cents millions de hausse dans la consommation par un effet subit, et une violence cessée comme à La Rochelle, il faut venir à la part du Roi, dont il y aurait autant d’injustice au peuple de lui refuser une parcelle de cette augmentation de biens qu’il y avait de surprise ci-devant à ériger la confiscation entière, tant des meubles que des immeubles, comme il n’est que trop arrivé, en contribution réglée ; ce qui, ayant commis le prince et ses sujets par des refus d’une part, que la seule impossibilité d’exécuter empêchait d’être criminels, et de vaines contraintes, quoique des plus violentes, de l’autre, a plus détruit de biens et fait de ravages que jamais les plus grands ennemis du royaume ne lui ont causés dans leurs victoires les plus complètes depuis l’établissement de la monarchie.
Il faut que les tributs coulent aux mains du prince comme les rivières coulent dans la mer, c’est-à-dire tranquillement ; ce qui ne manquera jamais d’arriver lorsqu’ils seront proportionnés au pouvoir des contribuables, tant sur la chose que sur la personne : la dérogeance qu’on a apportée à cette règle est seule cause de tout le désordre.
Un monarque en doit user envers ses peuples comme Dieu déclare qu’il fera envers les chrétiens : savoir qu’il demandera beaucoup à qui aura beaucoup, et peu à qui aura peu.
Et sur le même style, un Père de l’Église atteste que, de quelque grand prix que soit le paradis, Dieu ne le vend aux fidèles, quelque misérables qu’ils soient, que le prix qu’ils le peuvent acheter. Voilà l’unique niveau des tributs, et celui des quatre-vingts millions de hausse que l’on va établir dans le chapitre suivant.
CHAPITRE ONZIÈME
On a dit, au commencement de ces mémoires, que les princes les plus riches étaient ceux qui avaient moins de genres de tributs et qui passaient plus droit en leurs mains sans poser nulle part au sortir de celles de leurs peuples.
Or pour en former un de ce genre, il n’est point nécessaire de faire rien de nouveau ; il n’y a qu’à s’adresser à la capitation, qui a d’abord ces deux qualités de passer droit, sans frais, des mains des peuples en celles du monarque ; et pour lui faire atteindre jusqu’au niveau de ses besoins dans la conjoncture présente, ce qu’elle ne fait pas, à beaucoup près, quoique ce fût l’intention des fondateurs portée même par le titre de son établissement, il n’est pas tant nécessaire de la perfectionner que de la faire cesser d’être ridicule.
En effet, le principe de qualités et d’emplois que l’on y a marqué pour régler le degré de contribution dans chaque particulier, indépendamment de ses très grandes richesses ou de son extrême misère, ce niveau, n’en faisant aucune différence, est la même extravagance que serait une loi qui ordonnerait que l’on paierait le drap chez un marchand et la dépense au cabaret non à proportion de ce qu’on aurait pris chez l’un et chez l’autre, mais suivant la qualité et la dignité du sujet qui se serait pourvu de ses besoins.
Les tributs sont une redevance aussi légitime, commandée par la bouche de Dieu même, que peut être le paiement de quelque dette que ce soit, et cela au sol la livre des biens que l’on possède dans un État, et c’est bailler le change que d’y avoir mis un niveau qui fasse payer aux uns quatre fois plus qu’ils ne tirent et ne doivent, par conséquent, et aux autres la cinquantième partie moins qu’ils ne sont tenus par cette même règle de justice.
Il est certain et public que les qualités et dignités ne dénotent non plus les facultés d’un homme que sa taille ou la couleur de ses cheveux. Il est donc du même ridicule d’avoir établi qu’un avocat ou marchand ou un seigneur de paroisse et un officier paieront la même somme, qu’il le serait de régler que tous les boiteux contribueraient la même quantité, et que ceux qui marcheraient droit en fourniraient une autre ; la raison de l’extravagance de cette dernière disposition se trouverait en ce qu’il se rencontrerait, en l’une et l’autre de ces deux classes, des sujets très riches et d’autres qui n’auraient rien du tout, l’opulence ou la misère n’étant nécessairement attachée à aucune profession, non plus qu’à aucun genre de taille ni couleur de poil.
Cette diversité se trouvant donc chez les avocats, les marchands, les officiers, les seigneurs des paroisses, on ne peut nier que la parité de méprise ou de ridicule ne se rencontre également dans la disposition qui se pratique et celle que l’on vient de marquer.
On ne peut présumer autre chose dans ceux que Messieurs les ministres avaient chargés de cette économie, sinon qu’ils ont eu dessein de rendre illusoire l’intention portée à la tête, savoir la suppression des affaires extraordinaires, en rendant le produit de cet impôt insuffisant à atteindre aux besoins du Roi ; ce qui n’eût pas été s’ils s’y étaient pris d’une autre manière ; et cela, par le même esprit que l’on avait eu en laissant déconcerter les tailles par la souffrance de la mauvaise répartition, afin de donner ouverture aux partis : de sorte que de cinquante-six millions qu’elles étaient, il les a fallu réduire à trente-deux, pendant que l’on triplait les aides, qui ne remplaçaient pas à beaucoup près ce déchet à l’égard du Roi, et coûtaient dix fois la taille au peuple. Et il ne faut pas dire qu’il demeurait une partie des tailles en perte, parce que c’était un jeu fait à la main, les répartiteurs traitant de ce regrat, où ils gagnaient des sommes immenses ; et aujourd’hui que la taille, accompagnée de la capitation et ustensiles, va à plus de cinquante-six millions, on n’y perd rien, quoique la campagne soit quatre fois plus pauvre.
Ou tout au plus que, se trouvant bien partagés du côté des biens, ils n’ont pas voulu que les facultés fissent le niveau de ce tribut, mais les dignités ; ce qui exigeant une possibilité générale, et les plus dénués faisant par conséquent la règle, c’était une sauvegarde à leur opulence de ne payer que très peu de chose, par rapport à leurs possessions.
En quoi ils se sont bien plus trompés que le prince, puisque les affaires extraordinaires ayant recommencé mieux que jamais, le dépérissement que cela a causé à la masse de l’État leur coûte trois fois plus que n’aurait fait une quadruple capitation, qui n’aurait pas même été nécessaire pour les garantir de cet orage.
On prend à témoin toute la robe, les marchands et les seigneurs des paroisses, et il faut qu’ils conviennent, pour peu qu’ils veuillent dire la vérité, qu’il en est arrivé comme aux tailles : la décharge que les riches ont fait de leur juste contribution, pour en accabler les pauvres, ayant mis ceux-ci hors d’état de consumer l’herbage dont on a parlé, qui est généralement tous les biens, elle est devenue entièrement en perte aux propriétaires, qui ont été tout à fait ruinés par ce prétendu privilège. Parce qu’il y a une attention à faire, à laquelle qui que ce soit n’a jamais réfléchi, savoir que le corps d’État est comme le corps humain, dont toutes les parties et tous les membres doivent également concourir au commun maintien, attendu que la désolation de l’un devient aussitôt solidaire et fait périr tout le sujet.
C’est ce qui fait que toutes ces parties n’étant pas d’une égale force et vigueur, les plus robustes s’exposent et se présentent même pour recevoir les coups que l’on porterait aux plus faibles et plus délicates, qui ne sont point à l’épreuve de la moindre atteinte, sans parler du serpent à qui l’Écriture sainte fait servir de symbole de prudence, à cause qu’étant assailli, il couvre sa tête de tout son corps : la nature n’apprend-elle pas aux hommes, dans les occasions, de présenter les mains et les bras pour parer ou recevoir les coups que l’on porte aux yeux ou à la tête ?
Les pauvres, dans le corps de l’État, sont les yeux et le crâne, et par conséquent les parties délicates et faibles ; et les riches sont les bras et le reste du corps : les coups que l’on y porte pour les besoins de l’État sont presque imperceptibles tombant sur ces parties fortes et robustes, mais mortels atteignant les endroits faibles, qui sont les misérables, ce qui par contre-coup désole ceux qui leur avaient refusé leur secours.
L’on sait comme le ménage d’un pauvre se mène ; toute sa fortune roule assez souvent sur un écu ou deux, qui, par un renouvellement continuel, le font subsister, lui et toute sa famille, et consumer par conséquent les denrées excroissantes sur le fonds des riches, sans quoi ils leur demeurent en perte, qui est la situation d’aujourd’hui.
S’ils sont privés de cet écu ou deux tout à coup, par une injuste répartition d’impôt ou d’une affaire extraordinaire causée par l’insuffisance des tributs réglés d’atteindre aux besoins du Roi, à cause que les puissants n’ont pas à beaucoup près voulu fournir leur contingent : voilà ce crâne et ces yeux blessés mortellement, qui font périr tous ces membres robustes qui n’ont pas voulu leur parer les coups ; ce qu’ils auraient pu faire aisément, sans en recevoir que de très légères atteintes.
Pour l’intérêt donc des riches, il faut payer la capitation au dixième de tous les biens, tant en fonds qu’en industrie ; et ce sera à titre lucratif de leur part, tant par le rétablissement des trois articles ci-dessus mentionnés que par cette dernière raison ; et on ne craint point de répartie ou de contradiction qui ne soit absolument une extravagance, en soutenant, comme on fait, qu’il n’y a aucun de ces contribuables qui ne gagne dix pour un de ce qu’ils paieront.
Il y a eu en tout temps, et dans tous les États du monde, des capitations, autrefois en France sous les rois Jean et François Ier, et présentement en Angleterre et en Hollande ; et toutes, n’ayant d’autres règles que la quotité de biens, n’ont jamais fait le moindre fracas ni le moindre dérangement, tant dans leur levée que dans leur paiement.
La surprise l’a pu établir autrement en l’état qu’elle se trouve aujourd’hui en France ; mais après ces éclaircissements il n’y a que le crime qui la puisse refuser de la manière qu’on la propose, qui est celle de toutes les nations du monde.
L’allégation qu’il est difficile de trouver la quotité des biens des particuliers, ou cruel à eux d’en rendre compte, est absolument impertinente, puisque, dans le premier, elle suppose que les peuples autrefois en France, ainsi qu’en Angleterre et en Hollande, étaient sorciers pour avoir de pareilles révélations, et que ceux d’aujourd’hui dans ce royaume sont des bêtes ; et dans l’autre, on traite de cruauté une manière qui, étant le salut de l’État dans la conjoncture présente, se pratique tous les jours tranquillement dans cent autres occasions bien moins importantes.
Faut-il rebâtir une église ou un presbytère, les frais s’imposent, et se répartissent au sol la livre de ce qu’on a de bien dans la paroisse.
Est-il besoin de régler le mariage ou la légitime d’une fille avec ses frères après la mort du père et de la mère, cela se fait tous les jours devant les parents, ou par la justice sur vue de pièces.
La même chose des dettes qui surviennent longtemps après sur une succession partagée entre plusieurs collatéraux.
Depuis le plus grand seigneur jusqu’au dernier ouvrier, il y a des baromètres certains d’opulence, et évidents à ceux qui ont la pratique de la vie privée, mais qui sont lettres closes pour tout ce qui n’en a que la simple spéculation, comme sont tous Messieurs les intendants des provinces, quelque bien intentionnés qu’ils soient.
Le cru de Paris, dont il sont tous originaires, ce qui n’était pas autrefois, à beaucoup près, est fort peu propre à donner la connaissance d’un État, puisqu’on y peut posséder de très grandes richesses sans avoir un pied de terre, que l’on compte pour le dernier des biens, quoiqu’elle donne le principe à tous les autres ; l’on renferme ordinairement toutes ses attentions à l’égard de la campagne, en ces quartiers-là, à des embellissements et décorations de maisons de plaisance.
Ce dixième, encore une fois, est aussi aisé à trouver en ce royaume qu’ailleurs, quand on y emploiera les mêmes sujets qui agissent en ses contrées et qui travailleront à leurs périls et risques, en sorte que Messieurs les ministres n’auront point la tête rompue des injustices qu’on y pourrait commettre.
C’est un dixième en argent qu’il faut payer, et non point en essence ou dîme royale, comme une personne de la première considération, tant par son mérite personnel que par l’élévation de ses emplois, a voulu proposer au Roi, sur la foi d’un particulier qui en avait composé le projet sans avoir jamais pratiqué ni le commerce ni l’agriculture, ce qui ne peut qu’enfanter des monstres.
En effet, il est inouï que l’on puisse établir ni trouver à donner à ferme une levée du dixième de toutes les denrées d’un village sans donner un lieu pour les reposter, n’y ayant nul endroit du monde où il s’en trouve d’inutiles, puisqu’on n’a pas souvent moyen d’entretenir les plus nécessaires.
De plus, l’obligation de bailler caution, comme pour les deniers du Roi, de payer de trois mois en trois mois comme on fait la taille, et de percevoir cette dîme sur les nobles et privilégiés qui en étaient auparavant exempts, sont des clauses qui font qu’il n’y a point d’habitant de la campagne qui n’aimât mieux donner de l’argent en pure perte que de se rendre adjudicataire d’un pareil fermage à la quatrième partie de sa juste valeur.
De quoi on peut voir un exemple lors des saisies des terres des gentilshommes, puisque la régie est donnée souvent pour la dixième partie de sa juste valeur, sans que les créanciers puissent faire autrement, et sans que le saisi même use de violence pour ce sujet.
Toutes les mains étrangères même qui possèdent des dîmes dans des villages éloignés, savent bien que, s’ils les proclamaient sans fournir de bâtiments, en ayant toutes lorsqu’elles sont un peu considérables, et à condition de donner caution et de payer de trois mois en trois mois, sans nul quartier, ils n’en trouveraient quoi que ce soit, ou tout au plus que la dixième partie de la valeur précédente ; puisque, dispensant de toutes ces clauses, ils en perdent encore souvent la meilleure partie lors du dépérissement du prix des denrées, comme aujourd’hui, ce qu’un remplacement de tailles et d’autres impôts ne peut souffrir, puisque le paiement à l’échéance du terme est de rigueur, attendu que le maintien de l’État, qui ne souffre point de retardement, roule uniquement sur les levées des impôts.
On a fait cette reprise pour montrer que le rétablissement de la France n’a point deux manières, et qu’il n’y a uniquement que celle qui a été pratiquée en France dans tous les siècles, et dont l’usage a été reçu et l’est présentement dans tous les États du monde, qui est celui qu’on propose à titre, encore une fois, lucratif de la part des peuples, puisque, quoique la capitation, payée régulièrement à ce dixième par une fidèle exécution, atteigne constamment à plus de cent millions, elle ne prendra point assurément la cinquième ou la sixième partie des biens que le Roi aura rétablis à ses peuples en un instant, sans que l’on craigne aucune objection à l’égard du déconcertement, et encore moins de la conjoncture ni de la brièveté du temps, qu’on ne fasse voir aussitôt être un renoncement à la raison et au sens commun ; en sorte qu’on maintient, comme on a déjà fait plusieurs fois, qu’il n’y a point d’homme assez abandonné de Dieu et des hommes pour les oser mettre par écrit, et souscrire de pareilles objections de son nom.
La réprobation de l’institution des établissements que l’on combat, et l’exécution de leurs effets, qui sont publics, purgent ces expressions de tout soupçon de témérité, et même d’extravagance ; ce qui serait absolument, et l’auteur punissable corporellement, s’il n’avait pas tout un royaume pour témoin des vérités qu’il énonce ; le seul intérêt du Roi et des peuples l’a engagé à en prendre la défense avec d’autant plus de confiance que l’intégrité de Messieurs les ministres, qui est aussi connue que les désordres que l’on combat, l’assure qu’il ne risque rien à leur égard, mais qu’il leur rend un très grand service.
Mais pour anticiper les objections et épargner la peine de les faire à ceux qui voudraient y avoir recours, on soutient d’abord que l’on ne peut impugner tout le contenu en ce mémoire qu’en soutenant le mérite des trois articles combattus, et par conséquent leur maintien.
Or pour faire voir l’horreur d’un pareil rôle, il n’y a qu’à penser si on pourrait trouver un homme sur la terre assez dépourvu de sens et de raison, ou plutôt assez ennemi de Dieu et des hommes, pour qu’il osât dire publiquement qu’il est auteur d’aucune de ces trois dispositions.
En effet, quelqu’un pourrait-il avancer, c’est moi qui suis cause de la mauvaise répartition des tailles, en sorte que l’on ruine tout à fait les misérables, ce qui les met entièrement hors d’état de commercer et de consumer, par où les riches perdent six fois plus qu’il ne leur aurait coûté en prenant leur juste part de cet impôt, dont le désordre des uns et des autres rejaillit absolument sur le Roi ?
Des blés, la même chose, un homme bien sensé pourrait-il avancer, c’est moi qui ai statué et établi qu’il faut que les grains soient à si bas prix, afin que tout le monde soit à son aise, que les fermiers ne puissent pas donner un sol à leurs maîtres, lesquels, par conséquent, ne font travailler aucuns ouvriers ? Et aussi, comme ce bas prix empêche de labourer les mauvaises terres pour n’en pouvoir supporter les frais, que cet abandon est un excellent moyen pour éviter les chertés extraordinaires dans les années stériles, ainsi que de les faire consommer aux bestiaux, comme il arrive aujourd’hui.
À l’égard des aides, douanes et passages, il faudrait renforcer d’effronterie ou d’extravagance pour se dire auteur de toute la manœuvre qui s’y fait, et publier qu’on a eu raison d’établir vingt-six déclarations à passer, ou droits à payer, sur un même lieu et pour un même prince, auparavant qu’une marchandise puisse être embarquée ; et qu’à l’égard des liqueurs, on a un juste sujet de payer dix mille personnes aux dépens du Roi et du public pour faire arracher la moitié des vignes du royaume et obliger les deux tiers des peuples à ne boire que de l’eau.
Voilà pour l’aveu de l’établissement, que l’on ne croit pas qu’il y ait qui que ce soit qui puisse réclamer que l’honneur lui en soit attribué.
Pour le délai, sous prétexte de la conjoncture, qui est la ressource la plus ordinaire de la part des personnes intéressées au maintien de ces désordres, l’extravagance et le renoncement à la raison n’y sont pas en un moindre degré, puisque chacun de ces articles pris en particulier faisant un désordre épouvantable, et plus que tous les ennemis du Roi, et le principe qui les cause n’ayant d’ailleurs non plus de rapport à la paix et à la guerre qu’à la vie ou à la mort du roi de la Chine, on ne peut user de pareils raisonnements pour retarder le remède sans montrer qu’on ne craint ni Dieu ni les hommes.
D’autre côté, comme, pour sortir de la conjoncture présente, il faut des sommes très considérables, on maintient qu’il n’y a point d’homme si habile présentement dans le royaume qui, mettant d’une part les charges ordinaires et indispensables de l’État, ainsi que le paiement des arrérages de ce que le royaume doit sous le nom du Roi, et de l’autre ce que les revenus ordinaires peuvent fournir, et après, pour en faire la balance égale, puisse trouver des moyens d’y subvenir, non du tout, mais à la quatrième partie, ni qu’il voulût être garant du succès de ce qu’il proposerait à la perte de tous ses biens, en cas de non réussite.
En sorte que le combat est entre deux situations : l’auteur de ce mémoire propose au nom des peuples, dont il n’est que l’avocat, des manières qui sont celles de toute la terre, que l’on ne peut contredire sans renoncer à la raison et se rendre ridicule ; et il a pour adversaires, d’autre côté, des gens qui veulent qu’on préfère une espérance sur des moyens qu’ils auraient honte de proposer par écrit, et sur le succès desquels ils seraient fort fâchés que roulât leur fortune.
Le seul et plus cruel ennemi, enfin, que ces dispositions ont à combattre, est que le fondement de ce grand rétablissement de biens aux peuples, qui les mettra en état d’en faire part au Roi, roulant uniquement sur la cessation de manières établies et pratiquées avec applaudissement envers les auteurs, de la part seulement, néanmoins, de sujets intéressés, flatteurs ou ignorants, il s’ensuit une conséquence très fâcheuse, savoir que cette destruction ne peut être un grand bien qu’autant que l’admission de qu’on renverse était un très grand mal, et également la ruine du Roi et des peuples. Or un pareil énoncé n’est guère un langage de courtisan.
Comme Messieurs les ministres d’aujourd’hui n’y sont pour autre chose que pour avoir trop agi sur la foi de leurs prédécesseurs, ayant jugé d’autrui par eux-mêmes et supposé autant d’intégrité dans les autres qu’ils s’en trouvent revêtus de notoriété publique, la reconnaissance de la surprise, loin d’intéresser leur réputation, leur pourra procurer beaucoup d’honneur, à la vérité aux dépens de ceux qui leur ont laissé de si mauvaises manières.
Et tout compté, c’est un marché bien avantageux de se tirer de l’état présent par un rétablissement entier de la richesse des peuples, qui attire celle du Roi après elle, et par conséquent le paiement de ses dettes, comme du temps de Monsieur de Sully.
Mais quelque utilité qu’il en vienne au royaume, et quelque modique prix que l’on exige pour un si grand bien, on n’obtiendra jamais le consentement de gens à qui un bouleversement général est bien moins sensible qu’une ruine singulière d’espérance d’acquérir des biens, ou la crainte de perdre une réputation très mal acquise, dont ils tiraient le même profit que s’ils l’avaient très bien méritée. Comme ce n’est pas là, encore une fois, à beaucoup près, l’espèce de Messieurs les ministres, on est persuadé qu’ils regarderont avec bonté un travail qui n’a eu d’autre objet que de rendre service au Roi, au public et à eux, d’autant plus qu’ils ajouteront par leurs grandes lumières ce qui pourrait manquer à la perfection de ces mémoires ; par où on les finit, avec une forte persuasion, fondée sur l’idée générale de tous ceux qui en ont pris communication, que l’auteur s’est acquitté de ce qui était porté dans le titre de son ouvrage.
Et pour dernière preuve physique et incontestable de la vérité de tout cet énoncé, c’est que celui qui l’a composé se dit publiquement auteur de quatre-vingts millions de hausse d’exigence sur les peuples et en attend des remerciements, à cause des conditions qui l’accompagnent ; pendant que ceux qui le voudraient contredire, ou proposer de bien moindres sommes exigibles par les manières pratiquées, n’oseraient ni se découvrir, ni s’en déclarer auteurs.
La raison de l’une et de l’autre conduite est très sensible, puisque par le premier l’auteur ne se propose que de faire payer la cinquième partie de ce qu’on aura rétabli de biens aux contribuables ; et par l’autre il faudrait exiger l’impossible, ce qui n’est pas sans exemple, ou plutôt ce qui n’en a que trop eu par le passé.
Et comme il est inouï de demander aux peuples ce qu’ils ne sauraient payer, il leur serait également criminel de refuser à leur prince pour ses besoins, une partie des facultés dont il les aurait remis en possession.
Pour à quoi parvenir, on maintient à la face de toute la terre, sans crainte encore une fois d’être contredit par écrit, qu’il ne faut point trois heures de travail de la part de Messieurs les ministres et quinze jours d’exécution de celle des peuples, parce qu’il ne s’agit que de cessation d’une très grande violence, comme au siège de La Rochelle.
Les blés de Barbarie, exclus de la Provence, redonneront au Languedoc six fois cette hausse d’impôt, et à la Provence même.
Si cette province achète les grains plus cher, n’en croissant que très peu chez elle, elle y regagnera au triple par la vente augmentée, et de prix et de quantité, sur ses huiles, ses olives, ses raisins et ses figues sèches, que l’on sait souvent y être à rebut, et qui ne sont en ce misérable état que parce que les provinces chez qui les blés servent de contre-échange pour se procurer le reste sont mises hors de ce pouvoir par leur avilissement.
Cet établissement des blés de Barbarie n’a pu au plus être bon que dans des temps de stérilité ; mais par la continuation ordinaire, il n’y a rien de si préjudiciable, et ce maintien continuel n’est même que l’effet de l’intérêt singulier et personnel des munitionnaires qui, pour gagner sur leurs marchés, en faisant leurs magasins à meilleur compte, se mettent peu en peine du bien général du Roi et des peuples ; joint à cela l’utilité particulière des entrepreneurs, qui se conservent dans ce commerce par de la protection achetée à prix d’argent.
Et cette faute contre la politique, d’admission de blés étrangers hors le temps de stérilité, surtout dans un pays fécond comme la France, est si grossière qu’outre l’exemple de l’Angleterre, qui achète le contraire à prix d’argent, c’est-à-dire la sortie des grains, l’Espagne qui, par l’abandon presque continuel de la culture de la plus grande partie de ses meilleures terres, en semblerait être dispensée, d’autant plus que la cherté y est plus ordinaire que le prix raisonnable, en sorte que, sans les secours du dehors, elle serait souvent exposée aux dernières extrémités, cependant, dans les années d’abondance, elle connaît si bien les horreurs de l’avilissement de cette denrée de grains que, depuis l’union des deux monarchies en la royale maison de Bourbon, elle a prié que l’on ne lui en apportât point dans ces occasions, quoi qu’il y eût à gagner pour le menu peuple, à parler le langage erroné qui règne en France depuis si longtemps.
Ainsi, on maintient qu’il n’y a point de muid de blé refusé de la Barbarie qui n’en fasse croître cent d’augmentation dans le royaume, par les raisons marquées et connues de tous les laboureurs, mais qui sont lettres closes pour la spéculation, seule cause de cette surprise ; et outre encore cette augmentation d’excroissance à cent pour un, c’est la même crue dans le revenu, n’ayant point pareillement aucun de ces muids bannis de la Provence, et par conséquent de la France, qui ne procure pour sa part quatre mille livres de surcroît de revenu, par les mêmes principes.
Enfin, pour dernière période de ce mémoire, on soutient que les peuples ne pouvant payer rien au Roi que par la vente de leurs denrées, et le prince étant en état de doubler en un moment cette même vente par la cessation d’une violence qui en a anéanti ou suspendu plus de la moitié, il est de la dernière extravagance de traiter de visionnaires ceux qui viennent annoncer que le Roi peut pareillement doubler les tributs, non seulement sans ruiner personne, mais en enrichissant tout le monde.
Or l’augmentation du prix des denrées fait celui des terres, qui seules font vivre tous les états, depuis le plus élevé jusqu’au plus abject.
Et le laboureur enfin cultive pour lui et toutes les autres conditions, et il leur fait part au sol la livre du bien et du mal qu’il souffre dans son commerce ou sa vente, quoi que ce soit la chose du monde que les pauvres conçoivent le moins, ainsi que les personnes de spéculation, remplies de charité, qui se laissent abuser par la voix des gens qui ont moins de raisonnement que des bêtes, lorsqu’ils opinent par emportement, comme l’on a déjà dit, et sans connaissance de cause, de quoi ils ne sont pas capables.
Les quatre généralités, soulagées du côté des aides, feront revivre sur-le-champ les provinces mitoyennes du royaume, qui recommuniqueront incontinent le même bien aux contrées les plus éloignées ; en sorte que la capitation au dixième des biens ne sera pas le quart de ce qu’elles auront gagné à ce marché.
CHAPITRE DOUZIÈME
Pour récapituler tout ce mémoire, on maintient que le Roi est en pouvoir de se rétablir, quand il lui plaira, trois cents millions de revenu réglé, comme du temps du roi François Ier, non en usant de contrainte ni d’exécution contre les peuples comme par le passé, mais en les remettant en possession de leurs facultés en tout leur entier, dont ils ont été privés de plus de la moitié, montant à plus de quinze cents millions, par des manières enfantées uniquement par le crime, ainsi qu’on a fait voir clairement, et continuées par surprise depuis 1660.
Pour ce sujet, il est nécessaire que le Roi regarde la France et toutes ses richesses comme à lui uniquement appartenantes, et que tous les possesseurs ne sont que ses fermiers ; qu’ainsi tout ce qui les incommode dans leur labourage, dans leur commerce et dans leur trafic, est la même chose que si le dommage lui était fait personnellement dans quelques fonds qu’il peut posséder en de certaines provinces du royaume.
Or du moment qu’il y a une infinité d’établissements pour tirer ces redevances des peuples, dont les frais se prennent auparavant tout, pendant que l’embarras qui accompagne la levée anéantit vingt fois autant de biens que l’on en fait toucher au prince, comme on a montré et qui n’est que trop public, n’est-il pas constant que c’est comme si le mal était fait à lui-même, et que par conséquent la cessation qui se peut faire en un moment enrichissant ses peuples, c’est une opulence personnelle que l’on lui procure ?
On demande volontiers à tous les contredisants, qui ne peuvent être que la nation qui vit et qui s’enrichit de la ruine du Roi et des peuples, si des dix mille genres d’impôts qu’il y a aujourd’hui en France, levés par le canal des traitants et des partisans, avec les circonstances connues et marquées, il y en a un seul dont le fonds ne soit pas fait et ne s’exige pas d’un taillable ou d’un homme sujet à la capitation, ces deux impôts enfermant également les nobles, bourgeois et roturiers, c’est-à-dire tous les hommes du royaume.
De manière qu’évaluant tout ce que le Roi reçoit par ces dix mille canaux qui donnent de l’emploi à plus de cent mille hommes, et les remettant sur la taille et sur la capitation, voilà tout d’un coup cent mille paies à mille livres chacune par an, qui est bon marché, c’est-à-dire cent millions de gagnés pour le Roi et ses peuples.
Ce qui n’est que la moindre partie de l’utilité, puisque la plupart des anéantissements de biens causés par ce ministère revivraient sur-le-champ au profit de ces peuples, et par conséquent du prince.
Car de croire que le canal d’un partisan fasse trouver du bien où il n’y en a point, lui n’ayant rien ordinairement, c’est renoncer à la raison et imposer à la foi publique, qui sait que c’est justement le contraire et que sa main seule, comme le feu, consume le sujet où elle s’attache.
Pour montrer cette vérité plus clairement en un seul article, il n’y a que des taillables qui nourrissent les bestiaux dont les boucheries des villes sont fournies.
Or n’y a-t-il pas des traitants, bureaux et commis pour leur entrée dans ces mêmes villes ? Ne s’en trouve-t-il pas sur le débit de la viande et du suif ? N’y en a-t-il pas pareillement sur les laines qui en proviennent, sur les draps qui en sont construits, sur leurs passages et sorties ?
Ce n’est pas tout : les cuirs, qui partent du même principe, n’ont-ils pas semblablement leurs impôts à part, et jusqu’à quatre ou cinq, pour peu qu’ils fassent du chemin se mettant en route ?
Tous ces frais et préciputs doivent être payés et portés par le maître du mouton, savoir un taillable ou payeur de capitation, qui l’a nourri et élevé ; qui étant le fermier du Roi, c’est la même chose, encore une fois, par contrecoup, que si on faisait sortir ces sommes de la bourse ou de la libéralité du prince, qui est le moindre désordre, ce que l’on ne saurait assez répéter, puisque le néant en tire encore dix-neuf fois davantage que ces appointements ; et pour le faire voir, on maintient qu’il n’y a point présentement la quatrième partie des bestiaux dans le royaume de ce qu’il s’en trouvait il y a quarante-cinq ans ; ce qui apporte un pareil déchet à la culture des terres, qui n’est bonne et mauvaise qu’à proportion des troupeaux qui s’y trouvent.
La même chose des vins : les dix ou onze bureaux qui se rencontrent sur les liqueurs, avec la paie et la fortune des traitants, doivent être portés avant tout par un homme taillable ou sujet à la capitation ; or, en recevant immédiatement de leurs mains ce qui revient au prince par ce malheureux cérémonial, c’est une richesse immense pour eux comme pour le monarque, et une cessation de misère pour tous les peuples.
Puisqu’on maintient que par cette effroyable économie, outre la ruine des laboureurs et vignerons, plus de la moitié des peuples des grandes villes, surtout de deçà la Loire, et même de Paris et des campagnes, ne mangent point de viande et ne boivent que de l’eau ; ce qui diminue la plus grande partie de leurs forces, et par conséquent leur travail.
C’est le même raisonnement sur l’impôt des bois, sur le charbon, sur le foin, sur la volaille, sur les œufs, sur le beurre, sur le poisson, sur le tabac, et enfin sur toutes les autres denrées ; n’y en ayant presque aucune d’exempte, on trouvera mêmes bureaux, mêmes commis, mêmes traitants, même paie, ou plutôt même fortune, et mêmes anéantissements à essuyer par des taillables ou payeurs de capitation, qui seraient prêts de racheter au triple ce qui revient au Roi de ces horribles manières, et même avec quadruple profit de leur part.
Que l’on ne traite point ceci de vision, c’est une pure réalité, et le contraire ne peut être soutenu sans extravagance et sans montrer que l’on ne craint ni Dieu ni les hommes.
C’est la manière dont tous les États du monde sont administrés et que la France l’a été jusqu’à la mort du roi François Ier, que le crime seul l’a tirée de cette heureuse situation, comme on l’a fait assez voir ; et c’est par leur cessation que l’on prétend enrichir les peuples, et par conséquent le Roi.
Il n’y a point de fermier tenant des terres à louage qui ne soit content de hausser le prix de son fermage, en lui augmentant la quantité de ses terres.
Que l’on fasse une convocation de cent laboureurs, bourgeois ou marchands de toutes les contrées du royaume, il n’y en a pas un qui ne convienne, pourvu qu’on ne les ait pas corrompus pour les faire parler contre leur conscience, de payer quatre fois sa capitation, et même par avance, pourvu qu’ils soient déchargés de tous ces malheureux préciputs qui n’ont été inventés que pour ruiner le Roi et les peuples et enrichir les entrepreneurs.
Et ce qu’il y a d’effroyable est que, dans la conjoncture présente, où la France a besoin de toutes ses forces pour se défendre de tant d’ennemis, on a pris justement le contre-pied, entassant tous les jours traitant sur traitant, avec les circonstances marquées, c’est-à-dire vingt de perte sur le fonds pour un de profit au Roi.
Quoiqu’il n’y ait que de la surprise de la part de Messieurs les ministres depuis 1660 seulement, on ne laisse pas de dire, lorsqu’on propose de cesser de pareilles manières, qu’on veut renverser l’État, comme si l’État consistait, ainsi qu’on l’a déjà dit, dans ceux qui ruinent ses terres et le commerce, par conséquent le Roi et ses peuples ; mais comme c’est justement le contraire, et que la nation que l’on combat est la plus grande ennemie du royaume, on doit regarder avec horreur les effroyables allégations que l’on veut renverser l’État, lorsqu’on parle de faire cesser la plus grande désolation qui fût jamais.
On demeure d’accord que l’on procure un grand loisir à Messieurs les ministres et au Conseil des finances, qui est néanmoins le sort de tous les gouvernements du monde, et même de la France durant onze cents ans, jusqu’à la mort du roi François Ier, puisque ces Messieurs aujourd’hui ne sont occupés depuis le matin jusqu’au soir qu’à diriger et combattre des monstres qu’on n’aurait jamais dû établir ; bien que cela se fasse avec la dernière intégrité de leur part, il s’en faut beaucoup que ce soit la même chose dans le sous-ordre et les secondes mains, en un nombre infini, de notoriété publique, n’y ayant point de parti, pour quelque borné qu’il soit, qui ne forme des profits indirects à plus de cent personnes, lesquelles, sans être traitants, joignent leur voix pour dire qu’on veut renverser l’État.
Comme les maux se guérissent par le contraire de ce qui les avait produits, à mesure que le Roi aura besoin de secours, il n’aura qu’à user envers ses peuples comme ce propriétaire de ferme à l’égard de son fermier, qui hausse de son consentement le fermage en lui augmentant son terroir. Le Roi peut en toute sûreté dire à ses peuples, vous me paierez tant de hausse de taille et de capitation, parce que je vous supprime tel et tel parti qui vous coûtait dix fois davantage, ainsi vous gagnerez quatre fois plus que moi à ce marché.
Mais on ne prendra pas ce parti tant que l’on consultera la nation dont on vient de parler, à qui la destruction du royaume serait bien moins sensible que celle de sa fortune, comme cela s’est vérifié toutes les fois que le cas est arrivé.
Mais comme ce n’est pas l’espèce de Messieurs les ministres, qui sont très intègres, quoique très surpris, on en espère du succès dans une occasion où cette manière est d’une nécessité indispensable, n’y en ayant point absolument d’autre pour sortir de l’état présent.
D’autant plus que l’on fait une espèce de transaction avec les destructeurs du royaume, en les priant seulement de quelques adoucissements qui rétabliront sur-le-champ assez de facultés aux peuples, avec profit de leur part, pour fournir les quatre-vingts millions de hausse dont le Roi a besoin ; et sera une preuve certaine que la destruction du total, qui sera bien plus aisée que n’a jamais été son établissement, mettra le royaume en état de donner au Roi trois cents millions, comme du temps du roi François Ier.
L’erreur où l’on a été jusqu’ici à l’égard de l’argent, le regardant comme le principe de richesse, ce qui n’est qu’au Pérou, ne peut être alléguée après la lecture du chapitre qu’on en a fait, où l’on montre qu’il est uniquement l’esclave de la consommation, suivant pas à pas sa destinée, et marchant ou s’arrêtant avec elle, un écu faisant cent mains en une journée lorsqu’il y a beaucoup de vente et de revente, et demeurant des mois entiers en un seul endroit lorsque la consommation est ruinée, comme il arrive tous les jours, et dont on a tant parlé dans ces mémoires ; en sorte qu’étant possible de rétablir de cette consommation pour plus de cinq cent millions en un instant, ce sera autant de marche d’argent, et non point de nouvelles espèces remises sur pied ; par où le prétendu ridicule d’une hausse si subite de revenus est amplement purgé et rejeté entièrement sur les contredisants, qui ne pourront pas tenir lorsque l’autorité, par la surprise qu’ils causent à Messieurs les ministres, leur manquera, leurs manières s’étant uniquement soutenues comme l’Alcoran, qui porte en tête : défense de disputer contre, et que quiconque entreprendra de le faire soit aussitôt empalé. En tout ceci, on n’a été que l’organe ou l’avocat des peuples ; et on craint si peu d’en être désavoué que l’on se soumet d’apporter la signature de cent mille hommes, ayant tous chacun dix mille écus de bien, l’un portant l’autre ; c’est donc un marché sans peur et sans péril, qui ne peut être refusé que par ceux dont on a parlé.
Et pour finir, comme on avait marqué par le titre, on maintient qu’il n’y a point d’homme sur la terre qui puisse faire une objection, sous quelque prétexte que ce soit, à la levée de quatre-vingts millions, qui ne sera que la cinquième partie de ce qu’on aura rétabli par trois heures de travail au peuple, sans un ridicule achevé et sans être en horreur à Dieu et aux hommes, pendant que cette proposition est comblée de bénédictions.
Comme aussi on maintient qu’il est pareillement impossible d’établir d’une autre façon le quart de la fourniture des besoins du Roi dans la conjoncture présente, et qu’il n’y a personne au monde qui voulût être garant de la réussite de la moindre partie, ce qu’on a dit plusieurs fois ; par où l’on peut voir avec quel fondement on peut rejeter le parti qu’on offre, pour tabler sur un autre si dépourvu de certitude, dans une occasion où il ne se faut pas méprendre.
Enfin l’auteur de ces mémoires les présente au public à une condition qui ne lui sera point enviée par les contredisants, savoir celle qui était pratiquée par les Athéniens : ce peuple avait établi que tout porteur de nouveaux règlements serait tranquillement écouté, quel qu’il fût, mais qu’il fallait commencer par avoir une corde au cou, afin que si l’exécution, loin de se trouver avantageuse, se trouvait dommageable à l’État, l’auteur fût aussitôt étranglé sans quartier.
Si la France en avait usé de la sorte il y a cent cinquante ans, lorsque les Italiens jetèrent la première semence des manières qui l’ont réduite en l’état où elle se trouve aujourd’hui, le Roi aurait constamment deux cents millions de revenu réglé plus qu’il n’a et ne devrait pas un sol, parce qu’il y aurait deux cent mille édits ou déclarations et dix mille genres d’impôts de moins, tous venus depuis ce temps : le sort porté par les lois des Athéniens, arrivé au premier inventeur avec justice, aurait tari tout à fait la source de pareilles démarches.
Mais loin de cette destinée, il y a eu deux cent mille fortunes obtenues par où il n’échéait qu’une corde à Athènes, ce qui a produit au gouvernement un sort tout contraire : sa destruction ; loin d’avoir cette sauvegarde, elle a été érigée en plus court moyen de se procurer la plus haute opulence, son commerce et la culture des terres ayant été entièrement détruits par ces porteurs de nouveautés, y ayant constamment plus de la moitié du royaume entièrement inutile au peuple, et par conséquent au prince, sans parler de la destruction des sujets et de la fécondité des familles, dont la désolation est une suite nécessaire de celle des terres.
Et pour faire voir par un parallèle ce que pourrait la France, si elle n’avait pas été en quelque façon enrayée par ces manières, la Judée n’a jamais contenu, du temps de la plus grande opulence de ses rois, que soixante-dix lieues de long sur vingt-cinq de large, c’est-à-dire dix fois moins de contenance que la France ; cependant, ses monarques mettaient des armées, au rapport de l’Écriture sainte, de seize cent soixante-dix mille hommes ; et comme les gens propres à porter les armes ne font pas la cinquième partie des créatures d’une contrée, les vieillards, les indisposés dans leur corps, les femmes et les enfants formant au moins les quatre autres, c’est près de neuf millions de créatures que cette contrée contenait et nourrissait, c’est-à-dire sur le pied de cent millions en France, qui pourraient y subsister si les circonstances étaient égales.
Et il ne faut point faire de reprise sur la fécondité de la Judée, qui n’était autre chose que le nombre et le travail de ses habitants, puisqu’aujourd’hui les choses ont bien changé, n’y ayant pas cent mille âmes en tout dans cette contrée par les ravages qu’elle a soufferts ; le terroir y paraît naturellement très mauvais, et même presque partout très caillouteux, sa fertilité vantée dans l’Écriture n’étant que l’effet de ce nombre et de ce travail, ainsi que l’habitation commode des Barbets dans les Alpes.
On a fait cette reprise pour montrer la possibilité où était la France de fournir au roi François Ier sur le pied de trois cents millions de rente, n’ayant point les entraves qu’elle a souffertes depuis et qui l’ont énervée de plus de la moitié, et qui est une garantie certaine, pareillement, de la facilité qu’elle aura de se rétablir dans son état naturel, lorsque les causes violentes qui la réduisent en ce pitoyable état auront cessé, comme cela se peut en un moment en cette occasion, comme dans toutes les autres où la nature souffre violence, suivant le principe des philosophes, que tout ce qui est violent ne peut durer. Ce qui forme une espèce de certitude de voir bientôt rétablir le royaume, les maux comme les biens ayant leur période et leur durée, après lequel expiré il faut une révolution qui remette les choses au premier état, surtout les biens, et les cœurs des peuples étant également disposés à toujours également bien faire, du moment que l’on les mettra en pouvoir d’en donner des marques et des effets de l’un et de l’autre, et dont il semble que l’on ait pris le contrepied depuis très longtemps.
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