Factum de la France contre les demandeurs en délai pour l’exécution du projet traité dans le Détail de la France ou le nouvel ambassadeur arrivé du pays du peuple

Pierre de Boisguilbert, « Factum de la France contre les demandeurs en délai pour l’exécution du projet traité dans le Détail de la France ou le nouvel ambassadeur arrivé du pays du peuple », 1705 *

[Archives du ministère des affaires étrangères, France article 1138, Affaires intérieures 398, f°79-220. (Microfilmé) — Pierre de Boisguilbert ou la naissance de l’économie politique, INED, 1966, vol. I.]

* Transmis en 1705, mais composé peut-être dès 1695.


FACTUM DE LA FRANCE, CONTRE LES DEMANDEURS EN DÉLAI pour l’exécution du projet traité dans le Détail de la France, ou le Nouvel ambassadeur arrivé du pays du peuple 

PRÉFACE 

Le mémoire qui a pour titre Le Détail de la France étant devenu public par une pure surprise dont il ne faut point d’autre marque que le peu d’exactitude de l’impression, il a produit l’effet que l’on avait le plus prévu et tâché en même temps de prévenir, qui était de faire retrancher dans les délais de l’exécution ceux qu’elle n’eût pas accommodés, en prétendant que le mouvement qu’on y propose causerait un étonnement à l’État qui ne s’accorderait point avec la guerre présente ; de façon qu’encore que, presque à chaque page de ce mémoire, on se fût efforcé de couper pied à une pareille réponse en montrant qu’elle tenait ou de la mauvaise foi ou du ridicule, comme, malgré tout cela, elle n’a pas laissé d’être alléguée, c’est à ces demandeurs en délai uniquement que ce second mémoire s’adresse, à qui l’on a donné le nom de Factum, puisque c’est le plus grand procès qui ait jamais été traité avec la plume depuis la création du monde, soit pour l’importance de la matière ou pour la qualité des parties, de même que depuis qu’on a des mémoires de ce qui se passe sur la terre, on n’avait jamais entendu parler d’une perte de cinq cents millions de revenu dont personne n’a profité, et sans aucune cause extraordinaire qu’une surprise continuelle, ou tout au plus que quelques intérêts particuliers. 

Mais avant que d’entrer en matière, il est bon d’établir la qualité des parties et de prendre des conclusions certaines. On parle pour quinze à seize millions de personnes, qui demandent et à qui on peut rétablir en un moment la moitié de leurs biens arrêtés, suspendus ou anéantis. On parle pour le plus grand roi du monde, à qui on est prêt de former cent millions de rente plus qu’il n’a présentement, ce qui ne sera qu’un effet et une suite nécessaire de ce premier projet ; et on parle enfin de lui établir dans un mois les fonds nécessaires, non seulement pour maintenir les armées de terre et de mer en l’état qu’elles sont présentement, mais encore pour les augmenter considérablement, c’est-à-dire quarante millions dans le moment plus que les années passées, et cela non seulement sans emprisonnements, contraintes extraordinaires, mais même en rétablissant l’abondance, en sorte que la quote-part de la contribution de celui qui sera le plus chargé parmi les pauvres n’excédera point la septième partie de ses effets mobiliers, et beaucoup moins à l’égard des conditions plus relevées, ce qui ne sera pas le quart aux uns et aux autres de ce qu’on leur rétablira. 

Voilà les conclusions que l’on prend contre deux ou trois mille personnes au plus, qui, ayant profité de ce qu’on veut croire innocemment de tous ces désordres, et n’ayant jamais eu l’intention de les acquérir, à beaucoup près, au prix qu’elles coûtent à l’État, ne laissent pas de demander un délai, c’est-à-dire la continuation d’une chose qui leur a été aussi avantageuse que préjudiciable au Roi et au public. 

On est bien assuré que le premier effet que tout cet énoncé va produire, parmi les personnes ou intéressées ou peu versées dans ces matières, sera de faire traiter de ridicules et l’auteur et le discours : tout porteur d’une nouveauté, même indifférente, doit s’y attendre. Celui qui maintint qu’il y avait des peuples aux antipodes dans les quatre et cinquième siècles, n’eut pas un autre sort chez les plus grands hommes, pour ne pas dire les plus grands saints. Mais comme, lorsqu’on traite un homme de ridicule sur ce qu’il propose, il est nécessaire effectivement que quelqu’un le soit, mais non pas toujours celui à qui on donne ce nom, qui retombe souvent sur ceux qui l’attribuent aux autres, c’est sur ce principe qu’on va soutenir et faire voir, clair comme le jour, qu’on ne peut nier tout l’énoncé ci-dessus, soit pour la chose, soit pour le temps, sans découvrir ou un ridicule extraordinaire ou une mauvaise foi achevée, et souvent tous les deux, étant la même chose que de soutenir qu’un poids de cent mille pesant qu’on aurait élevé à un lieu éminent avec des cordages et des machines effroyables et qu’on y tiendrait suspendu avec les mêmes peines, il faudrait un temps inouï pour le laisser retomber à terre. Il faut être ou ridicule ou d’une mauvaise foi achevée pour ne pas convenir qu’il ne faut pas plus d’un mois pour venir à bout du projet traité dans le Détail de la France. 

FACTUM DE LA FRANCE, CONTRE LES DEMANDEURS EN DÉLA Y POUR L’EXÉCUTION DU PROJET TRAITÉ DANS LE «DÉTAIL DE FRANCE», OU LE NOUVEL AMBASSADEUR ARRIVÉ DU PAYS DU PEUPLE 

On maintient que l’on ne peut soutenir qu’il faille un délai de plus d’un mois pour l’exécution du projet traité dans le Détail de la France, soit à cause du trop grand mouvement que cela apporterait à la situation présente, ou parce que d’elle-même la chose est impossible en si peu de temps, sans avancer un discours ridicule ou de très mauvaise foi. Le nombre de ceux qui errent de la première manière est le plus grand, et comme c’est sans autre intérêt que de ne pouvoir supposer qu’on puisse voir un si grand bien en si peu de temps, ils seront aisés à convaincre. Et pour les autres qui tiennent leur fortune de ‘la cause de la ruine de l’État, et qui aspirent continuellement à une désolation plus générale, parce qu’elle est la mesure de leur élévation, on déclare qu’on renonce à les persuader, et on se contentera de mettre les choses à une si grande évidence, que tout le monde demeurera convaincu qu’ils ne s’obstinent de nier qu’ils voient clair en plein jour que parce que les ténèbres leur sont extrêmement avantageuses. 

On commencera par le ridicule, en sorte qu’on espère qu’un honnête homme et un homme de bien aura honte de dire qu’il a fallu plus d’un mois à procurer au Roi et à ses peuples tout ce qu’on a dit ci-devant. 

Et, pour venir au fait, on a établi pour première cause de la ruine de la France la dérogeance qu’on apportait aux ordonnances dans les perceptions des tailles, qu’il n’y avait plus qu’une règle certaine, qui était de n’y en garder aucune, que cette manière faisait plus de désordre que des troupes ennemies vivant à discrétion ; et quoiqu’on en ait assez dit pour faire voir que, bien loin qu’il fallût un délai pour faire cesser la désolation, tout retardement était très pernicieux, on va néanmoins circonstancier les choses encore davantage, afin de mettre ces messieurs les demandeurs en délai dans la situation de ceux qui, voyant des boutefeux mettre l’incendie dans une ville, voudraient qu’on ne se pressât pas de les arrêter ou de l’éteindre, de peur de trop de trouble parmi le peuple. On avait cru que c’était assez que la taille arbitraire fît perdre le temps à toute la campagne, empêchât que l’on ne cultivât les terres, que l’on ne vendît les denrées, rompît tout commerce, et fît périr les âmes après avoir fait mourir les corps de misère et de maladie, en sorte que les terres demeuraient désertes, y ayant beaucoup moins de monde qu’à l’ordinaire pour les cultiver ; on avait cru, encore une fois, que c’était assez pour établir qu’on ne pouvait guère proférer rien de plus ridicule que de dire qu’il fallait un délai pour faire un pareil changement, de peur de troubler l’état présent. 1\fais puisque cela est, on va voir si ce raisonnement pourra encore tenir contre les faits suivants, qui ne sont pas moins véritables, quoiqu’ils soient encore plus horribles, et dont on avait voulu épargner le récit dans la première partie de ces mémoires. 

Comme il faut que les collecteurs des paroisses exigent la taille des misérables ou qu’ils périssent dans la prison, cette extrémité qui les talonne de près les oblige d’avoir recours à d’autres, à l’égard des contribuables, que l’on aurait peine à croire si elles ne se passaient aux yeux de tout le monde. Après qu’il n’y a plus rien dans une maison qui se puisse enlever que les bestiaux les levées et les meubles meublant sont devenus une chose tout à fait inconnue parmi ces sortes de gens-, on dépend les portes, on enlève les sommiers et les maîtresses pièces des bâtiments, d’ailleurs ordinairement prêts à tomber, et on vend pour cinq sols ce qui en a coûté huit ou dix francs. Et comme il est défendu pour la taille d’enlever le lit ni les instruments avec quoi on gagne sa vie, les levées qu’on fait pour les étapes ayant un plus grand privilège et étant imposées au marc la livre de la taille, c’est-à-dire très injustement, on a vu ces années dernières tirer les malades de dessus une paillasse où ils se languissaient de misère, pour les mettre sur le carreau où ils expirèrent trois ou quatre heures après, et la paillasse être vendue quinze deniers pour satisfaire au paiement de l’étape. 

On a vu vendre le rouet d’une pauvre femme pour le prix de sept sols dont elle gagnait deux sols tous les jours pour vivre misérablement, et elle mourir de faim deux jours après. 

On a vu enlever le drap mortuaire aumôné à un misérable pour l’ensevelir, après qu’il était mort de faim pour satisfaire à ce même impôt. 

Et ce n’est point l’excès ni de la taille, ni de l’étape, qui n’en est qu’une suite, qui produisait ces malheureux effets, en sorte qu’il n’y en a rien sur le compte du Roi. C’est cette mauvaise répartition, également préjudiciable aux riches et aux pauvres, qui fait tout le mal, puisque chacun prenant sa quote-part de l’impôt suivant ses biens, non seulement le rouet, la paillasse et le drap mortuaire n’auraient pas été enlevés à ces malheureux, mais même leurs maisons auraient été, à l’exemple de celles d’Angleterre et de tous les pays du monde, et de la France même il y a quarante ans, remplies de levées, de meubles et de bestiaux qui les auraient mis en état de satisfaire à de bien plus gros tributs sans souffrir de pareilles exécutions. 

On voudrait bien savoir si ces Messieurs les demandeurs en délai prétendent encore qu’on ne peut changer cette situation sans un trop grand bouleversement, et s’il faut attendre que toutes les maisons soient bas, les terres entièrement incultes, et les peuples péris ou retirés dans les pays étrangers comme ils font tous les jours, afin d’y mettre ordre. Ou plutôt on demanderait, supposé que ce changement apportât du trouble, de quel genre il pourrait être, et quels plus pernicieux effets il pourrait produire que ce qu’on voit à présent ; il faut qu’une cause soit bien dépourvue de raison pour avoir recours à de si pitoyables discours. Mais pour parler sérieusement, on maintient qu’il faut avoir perdu le sens ou toute sorte de bonne foi pour nier qu’on ne puisse pas en vingt-quatre heures faire cesser tous ces malheurs, à l’égard de cet article seul, qui est d’ordonner par un édit de deux ou trois pages que la taille sera assise par les élus, chacun dans un département de paroisse, au marc la livre de son occupation, parce que quiconque portera son impôt de toute l’année dans le mois de septembre au receveur sera exempt d’être collecteur. Ainsi, non seulement le Roi sera payé tout d’un coup, mais même toutes les misères précédentes cesseront, et les richesses reprendront leurs places ; et l’on va faire signer cette offre par les habitants de toutes les campagnes, sans en exempter aucun que ceux qui vivent de pillage, que l’on se soumettra même de dédommager s’ils en avaient le moindre titre. Or, il est du dernier ridicule de soutenir que ce qu’un contribuable offre et se soumet de payer ne peut être reçu de lui sans bouleverser sa fortune. Aussi, comme tous les peuples taillables font ces offres, on laisse à juger à ceux qui liront ces mémoires lesquels sont ridicules des deux, ou de l’auteur ou des demandeurs en délai, et si on pourra jamais supposer qu’un homme, à cinquante lieues de la frontière, s’embarrasse s’il y a paix ou guerre pour faire quelque sorte de manœuvres que ce puisse être, quand ce n’est pas avec des étrangers, comme est le paiement de la taille ; de manière que le délai ne pouvant être demandé pour faire cesser les désordres des tailles sans le dernier ridicule, ou extravagance, on va voir si on peut avoir avec plus de raison la même prétention à l’égard des malheurs qui proviennent des aides et douanes sur les sorties et passages du royaume. Et on trouvera que si le ridicule des demandeurs en délai à l’égard des tailles pouvait augmenter, il le ferait indubitablement. Jamais le théâtre burlesque n’a rien exposé de plus risible que ce qu’on va faire dire à Messieurs les demandeurs en délai, en raisonnant sur leurs principes. 

Pour y parvenir d’une manière évidente, il faut supposer une vérité, que tout ce que les peuples font et traitent depuis le matin jusqu’au soir, et même souvent durant la nuit, c’est uniquement pour boire, manger et se vêtir, qui sont toutes choses très naturelles et très nécessaires, que l’on apprend en naissant, que l’on pratique avec plaisir, et dont l’on ne souffre la moindre interruption qu’avec la même violence qu’on se verrait ôter la vie. Ainsi les peuples étant mis dans la dernière misère par les droits d’aides en la manière qu’ils sont depuis trente ans, c’est qu’un édit surpris les réduit en vingt-quatre heures à mendier leur pain, de riches qu’ils étaient, par l’anéantissement des denrées excroissant sur leurs fonds. On maintient qu’il est ridicule de demander plus de temps pour laisser agir la nature en supprimant ce même édit qu’il n’en a fallu pour lui faire violence. C’est un raisonnement général qui ne peut trouver de contredit que chez les personnes intéressées, ou ceux qui les protègent d’une manière inconnue, qui sont les plus à craindre, parce que ne portant pas leur suspicion avec eux, on est persuadé qu’ils en parlent avec sincérité et connaissance. 

On a fait voir que le désordre, qui ne peut jamais être guère plus grand, consistait en ce que les peuples dans une contrée ne buvaient que de l’eau, pendant que ceux du voisinage arrachaient ou abandonnaient leurs vignes et leurs arbres qui produisaient des boissons. Or, on ne peut pas dire d’abord que le changement de cette situation produisît aucun mouvement à l’État, ni que la guerre, qui se fait souvent à cent lieues des quartiers où l’on voit ce désordre, ait rien de commun avec ce mal, ni qu’on puisse, sans renoncer à la raison, dire qu’il faut attendre que la paix soit faite pour rétablir ceux qui abandonnent leurs vignes pour ne pouvoir porter leur vin à dix ou douze lieues de chez eux, où il vaut un très grand prix, et par ce seul mouvement remettre les bois qui fournissaient et les futailles et les échalas, ainsi que les artisans de ces deux professions, et les remettre par là en état de faire remarcher à leur égard toutes les autres professions de la république. 

Quand les peuples paieront leurs aides avec leurs tailles, ils ne feront que ce qu’ils faisaient il y a trente à quarante ans, pendant que tout était dans l’opulence et qu’il y avait 500 millions de rente plus qu’il n’y a présentement en France. Ainsi, on ne fera rien de nouveau ni dont on n’ait eu l’expérience, et on ne demande point que l’on congédie nuls fermiers des aides qu’après que le Roi aura reçu le premier quartier ; et on ne peut pas dire que ce ne soit pas une sûreté pour tous les autres, puisque la garantie d’un traitant n’est qu’une chimère à proprement parler, aucun d’eux ne faisant descendre de l’argent du ciel, mais ne payant que de ce qu’ils reçoivent des peuples, leur ministère les appauvrissant des trois quarts. Ainsi, eux étant ôtés, non seulement les mêmes peuples demeureront au Roi comme ils étaient, mais avec quatre fois plus de facilité de satisfaire à l’impôt, comme cela s’est fait dans tous les pays du monde, et même en France auparavant que la minorité du Roi ait laissé introduire une coutume : qu’on peut sans crime devenir plus riche qu’un monarque en servant le Roi dans ses finances ; étant impossible que tant que les impôts sont justement répartis et passent immédiatement de la main des peuples à celle du prince, personne puisse avoir autre chose que les gratifications du même prince, qui ne peuvent jamais aller à la centième partie de ce que l’autre manière, qui est celle d’aujourd’hui, peut procurer à ses auteurs. 

Et comme Messieurs les premiers ministres sont entièrement purgés, au vu et au su de toute la France, qu’il se passe rien d’approchant à leur égard, c’est ce qui fait espérer le remède des malheurs, sans quoi on n’en pourrait attendre qu’une augmentation à l’égard de l’auteur de ces mémoires. 

Cependant, on leur fera remarquer, s’il leur plaît, qu’il en va de l’état de la France présentement comme de ces anciennes hérésies, et même, à ce qu’on prétend, de quelques-unes des nouvelles, desquelles, bien que les auteurs se soient entièrement convertis, la secte n’a pas laissé de continuer, parce que s’étant provignée, le même repentir ne s’est pas communiqué à tous les membres comme le mal avait fait, et ce sont eux qui la font subsister. Ainsi, Messieurs les premiers ministres sont suppliés de la part des peuples, pour l’intérêt du Roi même, de se défier des personnes qui donnent un avis dont l’exécution leur produit une si grande fortune, et de faire réflexion si le renversement de l’État, qu’ils objectent au remède que l’on propose à la misère, qui n’est que trop effective, ne se réduit pas à la destruction de leur simple fortune ; laquelle étant bien aises de se procurer aux dépens de qui il pourra appartenir, ils n’allèguent ces pitoyables raisons, pour balancer l’intérêt et des peuples et de la gloire du Roi, que faute d’autres, ainsi que le délai jusqu’à la paix, ne réclamant qu’autant de temps qu’ils croient nécessaire pour s’enrichir ; et comme, lorsqu’ils sont pleins, ils donnent leurs places à d’autres qui, entrant dans les mêmes intérêts, raisonnent de la même manière et demandent le même délai, ainsi le temps du remède à la misère des peuples et à la richesse du Roi ne sera jamais l’heure présente, de leur aveu. 

Mais quelque ridicule que cette réclamation de délai ait paru dans l’article des tailles et des aides, comme on vient de montrer, en faisant bouclier et du renversement de l’État et du temps de la guerre incompatible avec aucun changement, il faut que ces demandeurs en délai renforcent de hardiesse, pour ne pas dire d’effronterie, pour faire la même objection à l’égard des douanes et droits sur les sorties et passages du royaume ; car comme présentement ceux des sorties ne sont à rien du tout, et ceux des passages à très peu de produit, il faut qu’ils soutiennent que le Roi, en remettant sur un fonds certain une chose dont il ne lui revient rien, renversera son État, ou au moins ne la pourra faire exécuter qu’après une paix générale ; de manière qu’un édit qui porterait remise d’un droit de douane sur la sortie de telle et telle marchandise dont la création de l’impôt en ayant entièrement anéanti le commerce et Sa Majesté n’en ayant jamais rien reçu ne pourrait se publier sans un très grand désordre. Il est difficile de rien avancer qui marque davantage que l’on ne se soucie pas de parler raisonnablement, pourvu qu’on contredise ceux qui viennent troubler une situation qui a des protecteurs. 

Or, si l’on voulait une fois écouter les négociants sur ce sujet, ils feraient voir qu’en vingt-quatre heures le Roi, par ce seul article, peut enrichir ses peuples sans qu’il lui en coûte un denier ni aucun renversement, mais seulement la publication d’un édit ; car, comme les biens produisent deux effets utiles, l’un par leur débit ou par les fruits qu’ils produisent, lesquels demandent un délai pour ce premier article, il y en a un autre qui ne souffre pas le moindre retardement et qui n’est pas moins avantageux, savoir, le crédit qu’ils donnent aux possesseurs. Et il est certain que lorsqu’une marchandise est à rebut par une violence que l’on fait à la nature, qui en empêche la vente et oblige les acheteurs de s’en pourvoir ailleurs, ce qui ne se fait pas sans quelque sorte de déchet de leur part, cette violence ne cesse pas plutôt que, bien que la première des utilités ne le rétablisse pas incontinent, étant nécessaire de quelque temps pour faire revenir les marchands, la seconde, toutefois, qui est le crédit sur cette marchandise, se remet sur-le-champ, tout le monde sachant bien que du moment que le débit d’une denrée anéantie par des causes extraordinaires redevient permis, les effets suivront bientôt ; ainsi l’on contracte dès le même moment, tant en vendant qu’en achetant sur ce pied. Il y a une réflexion à faire que tout le commerce de la terre, tant en gros qu’en détail, et même l’agriculture, ne se gouverne que par l’intérêt des entrepreneurs, qui n’ont jamais songé à rendre service ni à obliger ceux avec qui ils contractent par leur commerce ; et tout cabaretier qui vend du vin aux passants n’a jamais eu l’intention de leur être utile, ni les passants qui s’arrêtent chez lui à faire voyage de crainte que ses provisions ne fussent perdues. C’est cette utilité réciproque qui fait l’harmonie du monde et le maintien des États ; chacun songe à se procurer son intérêt personnel au plus haut degré et avec le plus de facilité qu’il lui est possible, et lorsqu’on va acheter quelque marchandise à quatre lieues de sa maison, c’est parce qu’on n’y en vend pas à trois lieues, ou qu’elle y est à meilleur compte, ce qui récompense le plus long chemin. 

C’est l’état de la France, tant d’autrefois que d’aujourd’hui, à l’égard de son ancienne opulence et du déchet qu’elle souffre à présent. 

Et il ne faut point dire que le temps de guerre n’est point propice pour enlever des denrées au dehors, puisqu’étant en pleine paix avec les Suédois, Danois, les Gênois et les Portugais, en voilà plus qu’il n’en faut pour se charger de marchandises, quand elles ne seraient pas même pour leur compte dégagées de tous les droits de sorties qui souffriraient un achat de la seconde main à bon prix, bien que le rétablissement du commerce étranger est ce qui souffre le plus de délai, puisque l’on n’est pas absolument maître de toutes les circonstances qui le gouvernent, comme on peut être à l’égard de celui du royaume. Cependant, malgré la guerre et les intérêts des princes conjurés contre la grandeur de la France, la nature sera toujours plus forte que leurs édits, lorsque nous-mêmes nous ne leur prêterons pas la main pour contribuer à nous rendre malheureux. 

Et ce serait en vain qu’ils auraient défendu le débit de toutes nos denrées si nous-mêmes, par de certains impôts de nulle conséquence, n’y mettions pas une marque pour les faire reconnaître, et par conséquent confisquer, étant arrivées dans les pays étrangers. 

Ainsi les demandeurs en délai ne trouveront pas mieux leur compte à cet article qu’aux autres qui dépendent absolument de nous, avec cette différence que le produit n’en étant présentement à rien, et le rejet en étant accepté par le peuple sur le même pied qu’il était en pleine paix, bien loin d’intéresser les revenus du Roi sur l’incertitude du succès de ce projet qui est une des principales défenses des demandeurs en délai, lui assurerait, ou plutôt lui ferait recevoir par avance un produit certain pour relâcher une chose dont il ne revient rien, et qui n’avait de réalité qu’à causer un degré de misère parmi le peuple, dont Sa Majesté ressentait pour le moins sa part en autant de rencontres qu’il y a d’autres sortes d’impôts. 

Que cela suffise donc pour soutenir à l’égard de ces Messieurs les demandeurs en délai le caractère de burlesque, pour ne pas dire de ridicule, imposé au commencement de ce mémoire à toute prétention que le temps n’est pas propre, et qu’il faut attendre la fin de la guerre pour voir l’effet du projet traité dans le Détail de la France, pour lequel on répète, encore une fois, qu’il ne faut qu’un mois et qu’autant de temps qu’il est nécessaire pour faire plusieurs lettres de change, les envoyer, les faire accepter, les faire payer et renvoyer l’argent. 

On dira encore un mot des droits de passage dans le royaume, qui, devant leur naissance aux diverses souverainetés qui étaient autrefois dans la France, n’ont pas cessé avec elles par les raisons que l’on n’a que trop expliquées, bien que très pernicieuses dans un pays qui appartient à un même monarque. Il ne composent tous ensemble qu’une somme très médiocre, surtout eu égard au mal qu’ils causent, pouvant dire qu’il y en a quelques-uns qui ont apporté une perte effroyable au Roi et au peuple, quoique Sa Majesté n’en ait jamais rien reçu. 

On a vu, dans une seule ville, qu’une obligation aux gens de la campagne de prendre une permission en papier de formule à un bureau, pour emporter une très petite quantité de saline, comme morue et hareng salé, avait anéanti ce commerce pour plus de cent mille écus en un seul lieu, ce qui, se répandant sur tout le reste des personnes employées à ce commerce, a fait un tort inestimable. Et le Roi, ou plutôt les intéressés aux papiers de formule, n’en ont presque rien profité, bien que leur seul intérêt eût donné lieu à une pareille disposition. Et la raison en est évidente, pour peu qu’on sache le détail : c’est qu’un malheureux journalier venant de deux ou trois lieues à la ville, un jour de marché, pour y vendre sa denrée, remportait à son village après son trafic achevé de cette sorte de marchandise, lorsque le temps qui lui restait lui pouvait permettre, qui est bien tout ce qu’il pouvait faire, surtout en hiver, qui est l’unique temps où se fasse ce débit, quand même les choses étaient en pleine liberté ; mais du moment qu’il a fallu être deux ou trois heures à la porte d’un bureau qui n’ouvre ni en tout temps, ni à toutes heures, et où un seul homme ne peut pas expédier trois ou quatre cents personnes que l’une après l’autre, ç’a été une nécessité pour un habitant de la campagne, qu’un pareil délai avait mis dans l’obligation de coucher à la ville, lui et sa monture, et de perdre le lendemain encore une journée, c’est-à-dire faire trois fois plus de frais qu’il n’eût pu gagner sur son trafic, d’abandonner entièrement ce commerce. Il en va de même de toutes les autres denrées qui ont reçu pareil sort de semblables causes. Et en finissant cet article, on maintient qu’à moins d’avoir perdu la raison, ou vouloir faire rire, on ne peut pas dire qu’il faille un délai et attendre que la paix soit faite pour remettre un droit dont le Roi n’a jamais rien reçu, ou très peu de chose, et que les peuples se soumettant de payer quatre et six fois le produit, quel qu’il puisse être, cela mette au hasard les revenus du Roi, et que l’utilité que ces mêmes peuples en recevraient serait longtemps à se faire ressentir, puisqu’on maintient encore une fois qu’il ne faut que vingt-quatre heures, n’étant pas nécessaire d’un plus long délai pour remettre un homme saisi en ses biens en possession de son héritage, après que la main-levée lui en est signifiée, et n’y ayant nulle différence entre l’état des peuples à l’égard de la plupart des impôts à celui d’un homme saisi. 

On croit avoir assez satisfait à l’obligation contractée, de montrer le ridicule du soutien de ceux qui demandent un délai, ou que la paix soit faite, de peur de troubler l’État. Il reste à faire voir que s’il y a du burlesque, il n’y a pas moins de mauvaise foi de la part seulement de ceux qui, n’occupant pas les premières places, surprennent Messieurs les premiers ministres, qui ne respirent que le bien du Roi et des peuples. 

Pour établir cette vérité, bien que personne n’en doute, il ne faut que remonter au temps du Cardinal Mazarin, qu’on peut appeler le fondateur de cette manière, inouïe dans toute l’Antiquité, de ruiner le Roi et les peuples par le faux brillant d’un édit qui, n’ayant de l’utilité que dans le titre en ce qui concerne le prince, anéantit pour dix fois plus de biens qu’il n’en met à profit à l’égard de l’entrepreneur. 

Il faut voir quel était son motif dans cette conduite, et s’il était si fort désintéressé que l’on doive, près de quarante ans après, lui conserver un si grand respect pour toutes les choses dont il est l’auteur que l’on ne parle pas moins que de renverser l’État, lorsqu’il est question d’y donner atteinte. On ne croira pas déroger à la loi que l’on s’est imposée dans ces mémoires de n’offenser qui que ce soit personnellement, et de n’attaquer que la surprise que l’on fait à ceux qui prêtent leurs ministères au maintien des désordres, de faire ressouvenir, à l’égard du Cardinal Mazarin, de ce qui fut dit et écrit publiquement au conspect de toute la France, et ensuite imprimé, y ayant peu de bibliothèques où il ne s’en trouve un exemplaire, lors du procès de feu Monsieur Fouquet, quand il fut recherché de sa conduite dans la Chambre de justice. Ledit sieur Fouquet marque, dans le tome quatrième de sa réponse à la réplique de Monsieur Talon, que l’on ne le pousse pas si fort qu’il soit obligé de faire un détail de la vie de Monsieur le Cardinal, qu’elle ne lui sera pas si glorieuse, quoique plus véritable, que celle à laquelle on travaille depuis si longtemps. Comme on lui demande ensuite s’il a des quittances de Monsieur le Cardinal pour une pension de 40 000 écus que ledit sieur Cardinal tirait sur les gabelles sans qualité et sans autorisation, il repart que l’on se moque de lui, et que Monsieur le Cardinal en savait trop pour laisser des preuves réelles d’un tel fait, ce qui explique assez l’idée qu’il en avait et que l’on en devait avoir. Monsieur Talon, qui faisait parfaitement bien la fonction de procureur général en cette rencontre, ayant fait une reprise sur cette allégation, et marqué qu’il n’était pas vraisemblable qu’un homme qui avait tant de moyens directs de s’enrichir, tenant en ses mains toutes les finances et l’autorité du Roi, voulût avoir recours à des manières indirectes, Monsieur Fouquet, bien loin de demeurer muet, repart hautement que les inclinations naturelles se déracinent difficilement lorsqu’elles sont nourries par de longues habitudes ; qu’ainsi ledit sieur Cardinal ne méprisait aucun profit, grand ni petit, ce sont ses propres mots ; que c’était par cette raison que des traitants avaient la hardiesse de lui offrir en tête-à-tête des gratifications sur leurs traites, que Rambouillet lui proposait de blanc en blanc une pension pour avoir une ferme ; d’autres en usaient de même pour éviter une enchère, comme on a vu ces jours passés dans l’exposition qu’en a faite le nommé Barbes, à présent prisonnier pour avoir dressé un mémoire de quelques affaires semblables qui avaient passé par ses mains ; enfin, jamais homme n’a cru proposer agréablement une affaire à Son Éminence qu’il ne lui ait fait voir son intérêt personnel en même temps. Tout ceci se trouve dans la page du tome marqué ci-dessus 267 et 268 ; et bien que, dans d’autres endroits du même volume, il rapporte encore des choses plus effroyables, dans un temps et dans un tribunal où il était impossible de rien établir contre la vérité sans être convaincu aussitôt de fausseté, cependant, le même Monsieur Talon, qui n’a jamais manqué de prendre les mesures les plus justes dans toutes les grandes et diverses fonctions qui ont rempli sa vie, trouve à propos de changer de thèse sur cette repartie, et les vingt millions que Monsieur le Cardinal avait laissés pour porter son nom après sa mort ne sont point suffisants pour obliger à en défendre l’honneur. Dans cette occasion, personne ne se présenta pour être reçu partie intervenante, et demander ou que l’on eût à justifier de pareils faits, ou à être déclaré calomniateur ; savoir si ce fut ingratitude ou prudence, est ce qu’on laisse à juger au public. 

Mais il y a quelque chose de bien plus surprenant dans les mêmes défenses du sieur Fouquet, puisqu’il maintient que M. de Lionne et quantité de personnes de qualité de la Cour étaient intéressées dans les cinq grosses fermes, ce qui prouve au-delà de ce qu’on peut dire le manque de bonne foi de ceux qui font des objections contre ces mémoires, et cette manœuvre avait pris naissance dès le temps de Henri III, où toute la Cour et le Conseil étaient intéressés dans les partis (Mme de Joyeuse, sœur de la Reine, M. d’O, surintendant, M. le Chancelier de Cheverny, M. de Chenailles, intendant, M. Brulart, conseiller d’État, M. le Comte de Fiesque, M. de Pontcarré et plusieurs autres), au rapport de Monsieur de Sully dans ses mémoires imprimés avec privilège. Et comme nulle loi ni ordonnance n’ont abrogé cette conduite, qui fait jouer à jeu sûr les personnes en place, et ce qui est en quelque manière légitimé par l’usage, on peut conjecturer quelle réception doit attendre un donneur d’avis que tout parti coûte dix pour un au Roi et au peuple, et que ce même peuple est prêt de payer le double, pourvu que ce soit immédiatement. 

On dira donc que si on voit dix sortes d’impôts sur une même marchandise et pour un même maître, avec autant d’entrepreneurs, de commis et de bureaux dont un seul suffirait pour anéantir la consommation, on ne doit pas croire que cela ait été l’effet d’une erreur tout entière dans son auteur ; tous ces partis réduits en un seul, exigés de la main des peuples immédiatement, comme dans tous les pays du monde, eussent effectivement enrichi le Roi et ses peuples. Mais il n’en eût pas été de même de Monsieur le Cardinal, et quoiqu’on soit bien assuré que cette manœuvre a cessé à l’égard de ceux qui lui ont succédé en ce qui concerne les finances, leur intégrité, leur habileté et leur désintéressement étant connus de toute la France, néanmoins, ces façons si dommageables au Roi et au public, bien loin d’avoir discontinué, ont toujours augmenté depuis ce temps, et la raison en est évidente : c’est que, comme il y avait plusieurs intéressés de diverses classes et de divers genres à ces sortes d’établissements, ceux du second ordre, moins scrupuleux que les personnes qui se sont trouvées à la tête, en ont soutenu la continuation et l’augmentation par les mêmes manières qui y avaient donné naissance, avec d’autant plus de facilité que, les chefs n’y prenant point leur part, c’était autant de surcroît à la masse pour se procurer autant d’autres protections étrangères, qui, n’étant garantes de rien, en étaient plus libres de prêter leurs ministères. La façon la plus innocente d’y parvenir, et qui doit également sa naissance au temps du Cardinal Mazarin, est de prendre les recettes des domaines de personnes élevées en toutes sortes de professions, à condition, l’un d’obtenir par leur crédit une commission sur le lieu de Messieurs les intéressés, l’autre une sous-ferme, et l’autre enfin une recommandation qui lui pût servir d’assurance de parvenir un jour à cet état bienheureux de fermier général ; et comme les lois du commerce veulent que lorsque l’on contracte ensemble, il faut que l’utilité soit réciproque, tout ceci ne se pratiquait pas sans que, pour paiement, ce receveur ne donnât de la recette au-delà de ce qu’elle pouvait valoir, à proportion que celui à qui il avait affaire était en état de lui faire faire de plus grands pas dans cette route, ce qui se fait encore tous les jours. Ainsi, cela forme un monde entièrement séparé de celui de tous les traitants, qui, ayant un intérêt commun avec eux à leur maintien, quoique beaucoup moins connus, chantent le même langage lorsqu’il est question de réfléchir sur le mal qu’ils causent au Roi et au public ; et, étant bientôt à bout de raisons seulement vraisemblables sur ce sujet, se retranchent sur ce cher délai, l’unique ressource de toute la manœuvre, ce qui se recommuniquant insensiblement à un autre genre d’hommes mitoyens entre le ciel et la terre, répandus dans les compagnies, et dont l’inoccupation de la vie n’en a point laissé d’autres que de se rendre maîtres des conversations et d’y battre la mesure, il se trouve qu’un raisonnement qui n’a pour principe qu’un intérêt personnel et une mauvaise foi tout entière, devient une espèce d’acclamation publique, comme si c’était la nature même qui parlât et qui s’opposât à la cessation de la plus grande violence qui lui ait jamais été faite. Et outre ces ressorts dont on vient de parler, qui font agir cette machine, il y en a encore une infinité d’autres, que l’on peut plutôt penser qu’écrire, qui travaillent également à former nuit et jour ce concours de voix entièrement faux. Les alliances, les pensions, les plaisirs, la table, jouent également leur rôle sur pareil théâtre, et c’est par les décisions d’un chapitre de semblables gens qu’il est dit et déclaré que l’on ne peut, sans renverser l’État, ou au moins que la paix ne soit faite, ordonner que l’on ne vende plus les poutres, les portes et les sommiers d’une maison pour la taille, en contraignant les taillables de passer dans les pays étrangers, comme ils font tous les jours, ou de se laisser périr de misère, ce qui ne se voit que trop souvent ; ou bien contraindre ce même homme, pour reculer d’une année cette situation, de faire pour 6 ou 7 francs de bois à brûler en abattant une cinquantaine d’arbres fruitiers, dont la récolte aurait suffi pour le nourrir toutes les années, lui et sa famille ; de quoi on montrera des exemples. 

Les uns et les autres déclarent et sont prêts de signer qu’ils veulent bien payer sur-le-champ les sommes que le Roi était toujours un an à recevoir, et même avec augmentation ; que cela les enrichira dans le même moment, en sorte qu’ils seront en état de donner au Roi tous les secours nécessaires ; qu’ils veulent bien se charger de dédommager les traitants qui, ne l’étant plus que de clerc à maître, n’auraient pas besoin de désintéressement dans les lois de la justice. 

Mais il s’élève à cinquante et à cent lieues de ces gens-là un concours de voix unanimes d’hommes qui, ne les ayant jamais vus, leurs pays ni leur commerce ainsi qu’aucun autre, soutiennent que cela est impossible, ou tout au plus qu’il faut attendre que la paix soit faite, bien qu’il y ait plus des trois quarts de ces personnes qui offrent qui ne savent pas ou ne parlent pas une fois l’année de la guerre, ni de l’état en laquelle elle est. 

Il en va de même du raisonnement de ces messieurs à l’égard des douanes, sorties et passages du royaume : le délai qu’ils demandent à leur égard est fondé sur de pareilles lumières. C’est par où finit ce second mémoire. 

RÉFLEXIONS SUR L’ÉTAT DE LA FRANCE 

C’est par un effet de la Providence que la France est tombée dans la méprise traitée dans le Détail de la France au moment que, sans cette espèce d’enraiement, elle était en état de conquérir tout le monde ; et, pour le faire voir, on va montrer que jamais ni les Romains ni les autres conquérants dans leurs plus grandes prospérités ne furent en l’état qu’elle était il y a 35 ans, où elle peut être à fort peu près, en moins de trois mois, en mettant tous les ennemis du Roi dans la nécessité de n’obtenir le repos et des bornes à ses conquêtes que de sa justice et de sa clémence, et non de leur ligue, où la religion a été si peu ménagée. 

Il faudra demeurer d’accord de cette vérité, si on fait voir que le Roi de France possède en deux cents lieues de pays, à prendre de tous les côtés, beaucoup plus que ce que tout ce que les Romains autrefois et le Turc aujourd’hui ne possèdent, en plus de douze cents lieues d’étendue de terre ; et du moment que cela sera évident, outre l’avantage du nombre et de la qualité que la France aura sur ces deux États, les plus vastes qui aient été depuis la création du monde dans l’Europe, le surplus de la terre n’étant qu’une représentation de puissance, notre monarchie aura encore d’autant de prééminence sur ces deux États qu’il est certain que plus un homme a son bien resserré à sa portée et comme sous sa main, et plus il est riche, y ayant une différence tout entière entre recueillir ses revenus en un seul lieu ou les avoir en cent endroits épars. 

Or c’est la différence de la France avec les Romains et avec les Turcs. Il faut commencer par la comparaison des richesses et des forces, tant de mer que de terre, des uns et des autres. 

Les Romains, dans leur plus grande splendeur, n’ont jamais eu plus de vingt-deux, vingt-trois ou vingt-quatre légions de troupes réglées, qui est à proprement parler ce que l’on peut uniquement appeler une armée ; et lorsque leurs armements ont été plus nombreux, ce n’a jamais été que par le moyen de quelques troupes auxiliaires que les peuples alliés menaient plutôt pour la forme pour le service, ne contribuant ordinairement à la victoire qu’en pillant le bagage des ennemis. Pour leur force de mer, comme cette manière de faire la guerre n’était pas, à beaucoup près, dans la perfection qu’elle est aujourd’hui, ce n’était rien qui marquât une puissance extraordinaire. On parle à la vérité dans les histoires de mille à douze cents vaisseaux, mais toutes les barques et bâtiments de charge pour les vivres y étaient comptés, et un vaisseau d’aujourd’hui en vaudrait vingt de ce temps-là. 

Et la puissance des Romains se terminait si fort à ce nombre de troupes, tant de terre que de mer, que, lors de la défaite deVarus dans l’Allemagne, quoiqu’il n’y eût pas eu plus de vingt-cinq à trente mille hommes au plus tués ou mis hors de combat, Auguste, qui était le plus prudent et le plus puissant des empereurs romains, fut plusieurs jours enfermé à jeter des sanglots et à crier comme hors de lui-même : «Varus, rendez-moi mes légions ». Et à Rome on croyait tout perdu et voir les Allemands à toute heure venir inonder l’Italie et la saccager. Les historiens même ne dissimulent pas que si cette nation eût su user de sa victoire, elle ne l’eût poussée bien loin. Cependant Rome était alors dans son état le plus florissant. 

L’on sait les troupes que le Turc tient aujourd’hui sur pied : cela ne va point à cent cinquante mille hommes de troupes réglées, parmi lesquelles même il en faut compter une partie originaire de l’Asie, qui ne servent que de nombre. Leur timariot, qui est une espèce d’arrière-ban, ne vaut guère mieux. En sorte qu’à proprement parler, cet empire ne peut guère compter que sur les janissaires et sur les spahis, qui ne font pas en tout cinquante mille hommes. Et ce qu’il y a d’extraordinaire, il ne tient presque nulles garnisons dans tout ce vaste empire, ne bâtissant aucune forteresse et laissant dépérir celles qu’il a trouvées. 

Pour ses forces de mer, on sait ce que c’est, et qu’elles ont toujours été inférieures pour la qualité, si ce n’est pour le nombre, à celles des Vénitiens. Et ce qu’il y a de plus étonnant dans tout cela, c’est que le genre de vivre de ces contrées est si différent de celui de ces quartiers que l’on nourrirait aisément trois Turcs pour ce que coûte un Français. L’eau et le biscuit font presque toute leur pitance, sans qu’on y ajoute rien qu’un certain mets composé de farine et de beurre, qui est à peu près la même chose. 

Mais pour la France, outre ce que l’on voit de ses yeux, qui est plus de trois ou quatre cent mille hommes présentement de troupes très aguerries et qui n’ont point d’autre profession que celle de porter les armes, dont plus de la moitié subsistent même durant la paix, elle a plus de vaisseaux mieux servis et équipés sur l’une et l’autre mer qu’aucun monarque, voire tous ensemble, aura jamais songé à assembler. Et il y a une réflexion à faire, qui est que le seul étonnement doit être non seulement de cette grande quantité de force, mais de ce qu’il n’y en a point davantage, et que si une puissance supérieure, qui met des bornes à la mer pour l’empêcher d’inonder la terre, n’en usait de même à l’égard de la France, il serait à son pouvoir de ne faire qu’une monarchie de tout l’univers. La France, dit Tacite, est invincible lorsqu’elle n’est pas désunie. 

Pour le faire voir, il n’est question que de réfléchir sur la qualité de son terroir, sa situation, le nombre de ses peuples, leur tempérament et leur disposition naturelle, et on trouvera toutes ces choses à un si haut degré de perfection que si, encore une fois, une puissance supérieure ne le tempérait, il n’y aurait point de monarchie qui pût subsister. Le nom de « France », commun à tous les Européens dans toute l’Asie, est un monument éternel que les seuls Français s’y sont rendus formidables. Et il n’y a point de royaume dans l’Europe qu’ils n’aient conquis à leur arrivée et aussitôt qu’ils y ont mis le pied. L’Angleterre, l’Italie et l’Espagne ne leur ont coûté plusieurs fois qu’une seule campagne. Mais pour montrer que ce n’est point l’effet du hasard mais une faveur particulière du Ciel, il faut encore dire un mot des qualités de son terroir et de ses habitants. 

Ce n’est rien que la terre y puisse porter toutes les choses nécessaires à l’entretien et au plaisir de la vie, si elle ne se trouvait pas remplie d’hommes enclins à faire valoir ces présents de la nature, et si le climat ne se rencontrait pas propre à rendre également et la terre et les hommes féconds, qui est ce qui manque à l’Espagne où, bien que le terroir soit excellent, les hommes n’y sont point laborieux ainsi que dans tous les pays orientaux, ni féconds, se trouvant peu de familles où il y ait plus de deux ou trois enfants. Mais ce n’est pas tant le nombre comme la qualité de l’esprit qui fait la prééminence du Français sur tous les peuples de la terre. Car, comme toutes sortes de fruits ne naissent pas dans toutes les contrées, quoiqu’on en voit presque partout avec le même degré de perfection, les figues n’étant les mêmes en Normandie comme en Provence, ni les vins autour de Paris comme en Champagne, et les sels qui se forment en France étant bien plus parfaits que ceux qu’on ouvrage ailleurs, les salaisons pour les voyages de long cours en faisant voir la grande différence : ainsi on peut dire qu’il en va de même de l’esprit et du corps du Français, communément parlant, à l’égard de toutes les autres nations. Il naît avec une disposition naturelle à réussir au-delà de l’imagination dans toutes sortes d’entreprises d’esprit et de corps, n’ayant que le seul défaut de pécher par l’excès. Ce même homme, qui réussit admirablement bien toutes dans les sciences et dans tous les exercices, devient un très laborieux mortel à faire valoir la terre, quand sa naissance l’applique à cet emploi. Il fait sortir des trésors et des mauvais terroirs et de ses mains, et lorsque son pays natal se trouve trop mal partagé de la nature pour satisfaire sa passion ou son ambition, étant impossible que cela soit autrement en quelques endroits dans une aussi grande étendue de pays qu’est la France, alors, toute contrée lui devenant également sa patrie, il quitte la sienne et va au loin chercher la fortune qui ne lui manque presque jamais, ou pour revenir habiter le lieu de sa naissance avec plus de commodité, ou pour ne reconnaître plus d’autre habitation que celle qui le met à son aise. 

C’est de cette manière que tout le commerce d’Espagne, toutes les banques et tout le labourage, est fait par des Français. On voit des montagnards de Dauphiné partir souvent avec un bâton à la main pour aller dans ces contrées y acquérir des richesses immenses, et tous les moindres habitants de la campagne de l’Auvergne sortent tous les étés pour aller faire les moissons en Espagne, d’où ils rapportent l’hiver dans leurs pays des sommes considérables pour ces sortes de gens. 

Que si son inclination ou sa naissance le porte à la guerre, il prend aussitôt emploi dans les pays étrangers et réussit presque toujours. Nulle armée dilactante en aucun endroit de la terre où il ne se trouve des soldats français. À deux mille lieues de son pays, il garde les prééminences de sa nation et veut être maître partout, ce qui est souvent le seul obstacle qu’il trouve à sa fortune. Rome et Malte, où les étrangers font un plus long séjour ensemble, en peuvent servir d’exemples. Le Français y tient le haut du pavé d’une grande force. Comme il met tout au hasard pour se conserver ce rang, les autres nations plus flegmatiques croient qu’il est de la prudence de lui céder au prix qu’il est toujours prêt à l’acheter, quand même sa partie serait mal faite. À Rome surtout, on ne lui reconnaissait guère de supérieur. Il donne pleine carrière à son naturel. Il a mis toutes les autres nations de l’Europe sur le pied de prendre sa bannière pour avoir patience. C’est-à-dire que tout le monde s’habille à la française, ou qui s’en voudrait exempter se mettrait au hasard de mal passer son temps en bien des occasions. Les seuls Espagnols, qui s’en veulent exempter durant le jour seulement, savent ce qu’il leur en coûte. Toujours civil, toujours honnête, également magnifique et libéral, il est estimé et aimé, au moins à son arrivée, dans tous les lieux où il se montre. Et cette valeur qu’il fait paraître au-delà de l’ordinaire lorsqu’il en est question, se tourne en douceur et en honnêteté dans les conversations civiles. Il aime son Roi jusqu’à l’adoration, au rapport des étrangers même, et regarde comme une grande faveur la permission qu’il en peut obtenir de perdre ses biens et sa vie pour son service, n’allant chez les étrangers qu’au refus de son prince. Nul lieu sur la terre où l’on ne voit de cette nation dans toutes sortes d’emplois avec distinction de manière. Qu’avec tous ces avantages, ses monarques auraient pu assujettir toute la terre habitable, ainsi qu’on a dit, si la Providence n’avait pas comme mis des entraves à toutes circonstances. Car premièrement, on peut dire que ce haut degré de perfection ne s’est jamais trouvé réuni sans nul obstacle que deux fois depuis le commencement de la monarchie : savoir, à la venue de François Ier à la couronne, et en 1660 que Louis le Grand prit en main les rênes du gouvernement. Auparavant tout cela, toutes ces prééminences, au lieu de concourir au commun bien, étaient commises l’une contre l’autre et travaillaient à leur propre destruction, ou par une anarchie qui partageait le royaume en cinquante morceaux mal joints, ou par des guerres civiles ou de religion qui divisaient les peuples, ou enfin par des minorités qui énervaient la force de l’autorité royale. 

En effet, dans la première, dans la seconde, et bien avant dans la troisième race de nos rois, ce qui composait la France n’était qu’une ombre de ce que c’est aujourd’hui, puisqu’au lieu d’un seul monarque à qui appartiennent tous les domaines royaux et tous les subsides, on peut dire qu’il y en avait autant que de provinces, et même de contrées. 

Ne voit-on pas un duc de Normandie, un duc de Bourgogne, un duc de Bretagne, un dauphin de Viennois, un comte de Provence, un comte de Toulouse, un comte de Champagne, un seigneur de Montpellier, un comte de Foix, un comte d’Armagnac, un duc de Guyenne, un comte de Poitou ces deux dernières pièces étant aux Anglais , et une infinité d’autres qui, ne relevant du Roi que par un hommage lige et même plusieurs étant tout à fait souverains, ne lui devaient rien, ou tout au plus qu’un service d’arrière-ban dans les occasions ? Et le Roi de France pouvait plutôt passer pour chef et le premier des souverains de la France que pour le maître absolu comme il est aujourd’hui, tout lui étant dévolu par des droits de successions ou autres incontestables. Et toute cette anarchie ne commença guère à défiler qu’aux guerres des Anglais, et ne fut bien finie, ainsi que les troubles intestins, qu’au règne de François Ier, que la France commença à montrer une partie de ce qu’elle était capable de faire. Et dans le même temps la Providence, pour contrebalancer en quelques manières de si grandes forces, rassembla sur une même tête le plus grand nombre d’États qui se fussent vus unis depuis les Romains dans l’Europe. 

Charles-Quint se vit tout à coup empereur, ce qui le rendait maître de l’Allemagne, seigneur de tous les Pays-Bas, roi de toutes les Espagnes, de Naples et de Sicile, et duc de Milan, sans le Nouveau Monde ; et son frère Ferdinand, qui recevait tous les mouvements de lui, roi de Bohême et de Hongrie. Cependant, avec tous ces États et toutes leurs forces, sans les méprises personnelles qu’on n’oserait dire les plus grossières qui furent jamais, au témoignage même des étrangers, la France se serait moquée d’un maître d’une si grande étendue de pays, et elle lui en aurait enlevé telle partie qu’il lui aurait plu. Naples, la Sicile, le duché de Milan et la plupart des Pays-Bas furent souvent à la veille d’être détachés tout à fait de la monarchie d’Espagne, c’est-à-dire toutes les fois que c’était à la force ouverte à en décider, et à laquelle les ennemis de ce temps-là ne purent jamais opposer que de la supercherie, tantôt en débauchant les sujets et les officiers du Roi, tantôt en concluant des traités avec une ferme intention de ne rien exécuter de tout ce qui serait promis, et tantôt enfin en usant de corruption jusque dans le Conseil de France. 

Les guerres de la religion avec des minorités suivirent incontinent, et se succédant l’une à l’autre, et souvent même se rencontrant ensemble. Le tout ne cessa bien qu’en 1660, que la France était au plus haut point de puissance et de richesse qu’elle ait jamais été. 

Il y a des marques essentielles par lesquelles on reconnaît la splendeur d’un État, et qui sont indépendantes et de l’imagination et de la flatterie, qui s’y rencontraient à un très haut point. Ses terres étaient très bien cultivées, tous les états également à leur aise, et l’opulence si extrême que, lasse de satisfaire au nécessaire et au délicieux, elle avait porté le prix de la préséance si loin qu’il n’y en a jamais eu d’exemple dans une monarchie dont on ait connaissance. 

Dans toutes les provinces, on achetait les charges de robe, par cette seule considération, au denier cent, c’est-à-dire qu’il se trouvait une infinité de personnes, dans toutes les contrées du royaume, qui donnaient autant au désir d’avoir le pas sur leurs semblables qu’il était nécessaire pour l’entretien d’eux et de toutes leurs familles, ce qu’ils n’auraient pas fait s’ils n’avaient pas eu de superflu. 

Avec cela, joignez un Roi, le plus grand et le plus auguste que la monarchie ait porté depuis ses commencements, qui, concevant bien que la nature n’ayant point mis de bornes aux conquêtes qu’il voudrait entreprendre, en reçut d’autres extraites de sa justice et de sa modération, de manière que, bien qu’il n’ait jamais exercé ses forces et sa valeur que pour avoir son bien ou pour défendre la religion, l’Europe, jalouse de sa gloire, ou ayant ses intérêts moins innocents, croit être en droit de tourner toutes ses forces contre sa puissance. 

Mais on est assuré qu’il en va comme du siège de Jérusalem sous Vespasien et Tite : ce n’étaient point cinq cent mille hommes qui furent plusieurs années devant ses murailles qui lui portèrent les atteintes mortelles, et toute la puissance des Romains aurait échoué contre une seule ville, au rapport de tous les historiens, si quelques particuliers ne l’avaient cent fois plus détruite au-dedans par une sédition que tous les ennemis qui étaient au dehors. 

Il y a-t-il une seule de toutes les puissances conjurées contre la France qui ait pu jusqu’ici enlever un pied de terre sur elle, et au contraire ne peut-elle pas compter entre ses conquêtes des pièces considérables de chacune d’elles en particulier, pendant que ses ennemis du dedans, qui seuls donnent l’audace à ceux du dehors de songer à remuer contre elle, ont enlevé pour le moins la moitié de ses forces sans qu’ils veulent souffrir qu’on mette fin aux causes qui ont donné lieu à un si grand désordre, c’est-à-dire que cette conquête est sans préjudice à l’avenir. 

Quoique ce soit ici le point le plus délicat de ces mémoires, c’est néanmoins le plus certain, et quelques intérêts que quiconque qui voudra nier ces faits ait à la situation présente, il faut qu’il demeure d’accord que ces charges que l’on achetait autrefois au prix de l’or sont présentement à l’abandon, et que le point d’honneur étant compté pour rien, on ne les veut qu’avec du revenu sur le prix courant d’une rente à l’ordinaire, parce que les terres qui donnaient lieu à cette disposition ont eu le même sort par des raisons que l’on ne répétera point, étant certain que tout ce qui fait la richesse d’un État diminue chaque jour à vue d’œil : les terres demeurent à l’abandon, le commerce cesse, et les peuples ou se laissent périr de misère ou passent dans les pays étrangers, même de l’ancienne religion, ce qui est aisé à vérifier. 

Voilà les bornes que la Providence met à la plus haute puissance qui fût jamais, et ses peuples si agissants, si ingénieux et si belliqueux, sont obligés de laisser ces prééminences inutiles à leur pays, ou même de les transporter à ses propres ennemis. 

Il y a longtemps qu’on pouvait maintenir qu’il n’y avait qu’une partie de ses forces qui lui fussent utiles, l’autre étant comme amortie ou même anéantie. Les ministres de la religion et de la justice prenaient plus que leur quote-part de ses hommes, de leur temps et même de leurs biens, qu’il n’aurait été nécessaire pour les fonctions indispensablement attachées à ces emplois dans un État bien policé. Mais enfin, on ne pouvait pas dire que ce fut absolument une perte puisque ces mêmes biens demeuraient en essence. Tout ce qu’on pouvait objecter est qu’étant sur la tête de personnes de ce caractère, ils ne produisaient pas, outre la perte du temps, des utilités pour la République proportionnées à ce qu’ils auraient fait si ces mêmes forces avaient été entre les mains des commerçants ou des laboureurs. 

Pour le premier, qui est l’Église, il y a peu de remède à ce qu’elle ne prenne pas si fort tous les jours au-delà de sa part, contre l’intention de ses fondateurs. Et pour les ministres de justice, on peut dire que c’est un mal absolument nécessaire dans la France. Le sang français, qui, semblable au feu, ne s’attache souvent à son sujet que pour le dévorer, a besoin d’un aliment extraordinaire qui puisse charmer son inquiétude naturelle et l’empêcher de la tourner à de plus mauvais usages. Car ce qui fait la grandeur de la monarchie en ferait souvent le tourment si, semblable aux corps replets et chargés de malignités, il ne se trouvait des issues par lesquelles elle puisse évacuer ses mauvaises humeurs. 

Cet esprit vif et ingénieux des Orientaux qui se rencontre en France, joint avec la force du corps et la bonne constitution des peuples du Nord, n’étant pas toujours en état de charmer son inquiétude ou à faire valoir la terre ou le commerce, ou à s’enrôler dans les troupes, ou à se transporter dans les pays étrangers, a besoin d’une manne domestique qui lui tienne lieu chaque jour de remplacement et d’occupation, et c’est justement ce qui fait le procès. Ainsi on ne doit pas s’étonner qu’on ait vu deux des moindres métiers d’une seule ville de province, savoir, les cordonniers et les savetiers, dépenser par compte fait deux cents mille livres en trente-deux ans à plaider l’un contre l’autre pour les fonctions de leurs métiers. Et lorsqu’on les a voulu arrêter en interposant une forte autorité, leurs différends n’étant fondés le plus souvent sur rien, ils se massacraient l’un l’autre, ce qui a obligé de les laisser faire comme auparavant. Tout ceci soit dit par manière de réflexion seulement, et bien que ces deux articles coûtent plus de trois cents millions à la France au-delà de ce qui serait nécessaire, sans intéresser deux choses aussi sacrées que sont la religion et la justice, et même avec avantage de l’une et de l’autre, comme on peut voir par l’exemple de nos voisins, cependant, on ne veut mettre aucune cause du désordre sur leur compte, et on les veut même enrichir l’une et l’autre, pourvu qu’elles joignent leurs suffrages pour détruire une autre nation qui coûte, elle seule, la moitié des biens de la France sans nul profit à personne. Trois tarifs des impôts seulement en usage depuis quarante ou cinquante ans ont fait tout le mal, et on maintient que, pour les faire cesser, il ne faut point un mois. 

Le tarif pour la taille aux lieux où elle n’est point réelle, celui pour les aides, sorties et passages du royaume, et celui enfin pour les contributions extraordinaires, sont tous trois sur un pied que, si on ne le voyait tous les jours de ses yeux, on ne le pourrait pas croire. Et il semble que si tout l’esprit s’était rassemblé pour faire périr une monarchie, il n’aurait su inventer rien autre chose. 

Le tarif de la taille, par la campagne, à l’égard de ceux qui n’ont pas une haute protection, qui sont en petit nombre, est tout ce qu’un homme peut avoir vaillant, en sorte que tout ce qu’il pourrait gagner en travaillant plus qu’à l’ordinaire ne serait point pour lui, de façon que tout ce qu’il a à ménager, en connaissant ses intérêts, est de demeurer en repos le plus qu’il peut. Et bien que, s’il y avait un autre tarif que celui-là, il fût en état de payer quatre fois davantage au profit du Roi, en ayant pleine liberté de trafiquer et de travailler, on ne peut néanmoins parler de l’y mettre qu’on ne dise aussitôt qu’on veut renverser l’État. 

Le tarif des aides, douanes et sorties est pour le moins aussi effroyable. C’est en la plus grande partie jusqu’à ce qu’une vigne soit entièrement arrachée ou les arbres abattus, et le commerce de la marchandise qui passait ou sortait, entièrement anéanti, en sorte que les horsains ou ceux du dedans aient tout à fait cessé d’en prendre ou s’en pourvoient ailleurs. 

Et le tarif enfin des contributions extraordinaires, principalement sur les charges, qui composent une si grande partie des immeubles en France, est qu’il n’y en a aucun et qu’il n’y a point d’homme assez spirituel qui puisse dire quel il est, et ce serait presque autant perdre son temps de le chercher que de vouloir trouver le mouvement perpétuel ou la quadrature du cercle. Cependant ce tarif, qui est de n’y en point avoir, n’est pas moins effroyable que les deux autres, par la raison qu’établissant une incertitude perpétuelle sur les immeubles, qui sont en état d’attendre un anéantissement à tous moments, cette conduite les tire presque entièrement hors du commerce et diminue leur valeur de cent fois davantage que ce qu’il en revient au Roi. 

Et, pour le faire voir, il ne faut qu’établir une comparaison des maisons de Paris. On prétend qu’il y en a pour plus de cinq cents millions d’achat, et que tous les propriétaires contractent tous les jours sur ce pied, l’âme du commerce d’acheter et de vendre roulant sur la valeur des fonds ; en sorte qu’un homme qui a dix mille francs vaillant trouve du crédit de la valeur de dix mille livres, ou à peu près, et cet homme qui a une créditte de dix mille livres bien assurée sur une personne qui a des fonds trouve crédit, et ainsi jusqu’à l’infini. Le revenu du crédit étant la moitié de celui de tout le royaume, bien qu’il se perde et se rétablisse en vingt-quatre heures, une saisie le fait perdre, et une main-levée avec dépens le rétablit tout à fait en un moment. Cependant si, sur un mauvais mémoire, le Roi par un édit déclarait que la quatrième chambre de toutes les maisons qui font le coin des rues, quand ce ne serait que dans un seul quartier de Paris, lui appartient, et qu’il est prêt d’en faire vente, si mieux n’aime le propriétaire la retirer à un prix certain, la publication de ce simple édit, lequel, quand il aurait toute sa perfection après un long temps, ne rapporterait point au Roi un million dans le même moment, et arrêterait plus de dix mille contrats qui s’allaient faire, et diminuerait le prix des maisons de Paris de plus de cent millions. Et il ne faut point que cette comparaison reçoive de difficulté, étant la même chose de ce qui se passe dans les provinces à l’égard de tous les édits qui ont donné atteinte aux immeubles, surtout aux charges qui, formant un capital bien plus considérable dans tout le royaume que ne valent toutes les maisons de Paris, ont reçu une diminution effroyable d’une pareille cause, les unes étant diminuées de moitié, les autres des deux tiers, et les autres enfin entièrement tirées hors du commerce, ce qui ne s’est point fait sans la ruine des propriétaires et de leurs créanciers jusqu’à l’infini. Et pour faire cesser en un moment la plus grande partie de ce désordre, il ne faut que vingt-quatre heures, en publiant par un édit que l’on en connaît la surprise et que l’on n’en usera plus de même à l’avenir ; dont on vient de voir un exemple qui ferme la bouche aux demandeurs en délai, qui est que les ennemis ayant tenté le bombardement d’une ville considérable de la côte de France, bien que, par le bon ordre qui y fut donné, ils n’eussent pas endommagé six maisons, cependant la crainte des peuples réduisit aussitôt le prix de ces maisons à la dixième partie du prix précédent. Et lorsque, quelque temps après, on parle de faire un traité qui bannît ce genre de faire la guerre, il y avait plusieurs contrats prêts à passer sur l’ancien pied, au cas que le traité se conclût. Cela sert de réponse à toutes les autres occasions contre le bouclier de Messieurs les demandeurs en délai, quand toutes les autres raisons alléguées ci-dessus n’en auraient pas fait voir la mauvaise foi et le ridicule. 

Voilà les trois tarifs qui ont enrayé la monarchie au moment qu’elle pouvait conquérir toute la terre. Comme sa grandeur et sa puissance n’avaient point de pareilles, il a été nécessaire que la Providence s’en mêlât pour soutenir l’harmonie du monde, en faisant naître dans elle-même des obstacles à sa grandeur qui en empêchassent les suites trop violentes. 

En effet, si tous ces hommes étaient demeurés dans leur pays et si leur activité à labourer la terre ou à commercer avait eu un cours libre, les choses auraient été portées à un excès de puissance trop violent. Telle contrée de terre, aujourd’hui déserte et inhabitée, aurait fourni elle seule au Roi des hommes et des subsides de quoi conquérir un pays considérable lorsqu’il y aurait voulu porter ses armes si les trois tarifs dont on a parlé ci-dessus n’étaient point venus au secours en contraignant les peuples d’abandonner la culture des terres, de ne se plus marier dans le pays mais d’y périr de misère, eux et leurs enfants, ou de se transporter ailleurs. 

Quoique cette méprise soit certaine et qu’on n’ose pas même la nier, quelqu’utilité qu’on en tire, il est à propos de marquer comme elle est arrivée et de quelle façon le plus spirituel peuple de la terre a si fort travaillé à sa destruction que tous ses plus grands ennemis n’eussent jamais oser prétendre lui faire la centième partie du mal qu’il s’est causé lui-même. 

C’est uniquement la politesse qui a produit tout le désordre qui, ruinant entièrement la ligne de communication qui doit être entre tous les membres d’un État, en a rompu toute la liaison, et a fait qu’un corps replet et parfaitement bien composé est devenu un corps paralytique en toutes ses parties, le sang n’ayant pu couler librement par les vaisseaux pour porter à chaque endroit ce qui lui était nécessaire pour son maintien, en sorte que les uns en ayant trop et les autres peu, les uns ont péri par trop de plénitude, et les autres par faiblesse. 

C’est cette politesse qui ne s’est pas sitôt vu produite dans l’Empire romain qu’elle l’a fait périr, après que le contraire l’avait élevé à un si haut degré de puissance. 

Ainsi, il est à propos de faire une description de ce qui s’appelle aujourd’hui« politesse» par un très mauvais usage, après quoi on n’aura pas de peine à croire que d’une pareille cause on en voit de si pernicieux effets. La politesse consiste principalement en quatre articles : premièrement, en une magnificence extraordinaire en maisons tant de la ville que de la campagne, en habits, en meubles, en trains, en équipages et en tables. 

Le second article, qui est une suite du premier, est de se procurer les moyens de soutenir cette dépense sans faire crier les marchands. 

Le troisième est un grand éloignement de la hantise du petit monde, comme artisans, marchands et laboureurs, étant indigne d’un homme en place d’avoir aucun commerce avec ces sortes de gens, bien que ce soit eux seuls qui enrichissent un État. 

Et le quatrième, enfin, consiste à déguiser continuellement ses véritables sentiments, trahir sa conscience en la vérité, en sorte que l’on appelle le blanc noir, et le noir blanc, lorsqu’il est question de faire sa cour, et que cela contribue à sa fortune. 

En voilà plus qu’il n’en faut quatre fois pour anéantir un État bien plus grand que la France, car pour le premier article, qui est la magnificence, comme elle ne se peut entretenir dans tous ses membres, qui sont infinis, sans une application continuelle en quelque état que l’on soit, c’est autant d’atteinte ou de diminution que reçoit l’application nécessaire aux occupations plus sérieuses. En effet, il en va de l’esprit comme du corps, les forces de l’un et de l’autre ont leurs limites et leurs bornes. Et comme un cheval que l’on chargerait de bagage serait mal propre à monter un cavalier, et encore moins de lui être utile dans un combat, se pouvant difficilement manier, un esprit appliqué à la bagatelle que la politesse exige, en affaires sérieuses n’a plus que de mauvais restes, lorsqu’il est question de fournir de son ministère aux travaux de la plus grande conséquence. Les ameublements de diverses maisons et des appartements proportionnés composent aujourd’hui une science et un détail qui ne sont pas dignes des personnes du premier degré. On y acquiert de la réputation, ainsi qu’à tenir une table propre et bien entendue, c’est-à-dire qui coûte des frais immenses. Et voilà ce qu’il y a de plus désolant, qui est le second article, car comme, pour le maintien de ces choses, il faut du bien proportionné, c’est autant d’ennemis que l’intégrité et le désintéressement nécessaires au maniement des affaires publiques se forment, étant bien difficile que toutes les fois que la subsistance de pareille dépense, que l’on fait passer en nature et en une espèce de nécessité, se trouve en compromis avec l’intérêt du peuple, comme cela arrive tous les jours, on se condamne à diminuer sa dépense, son train et sa table. Et comme cette situation s’étend non seulement à l’égard de sa personne en particulier, mais même de toute sa famille, quelque nombreuse qu’elle soit, on en peut tirer des conséquences, et du côté de l’application qui reste après ces préciputs ou droits d’aînesse pris, et même de l’innocence qui s’y peut rencontrer. Voilà pour les deux premiers articles de la politesse qui ont des branches effroyables, et sur lesquels chacun fera telle réflexion qu’il avisera bien être. 

Pour le troisième, on peut dire qu’il est pour le moins aussi désolant d’établir pour principe de gouverner un peuple tout rempli de laboureurs, de marchands et d’ouvriers sans nul commerce avec eux, en sorte qu’autant de hantise que l’on voudrait former avec ces sortes de gens, qui font seuls toute la richesse d’un État, serait autant de degrés qui rendraient un homme indigne de remplir une place éminente. Étonnant effet de la politesse de nos jours, entièrement inconnu dans tous les siècles passés, et surtout en France, où autrefois toutes les parties de l’État se joignaient immédiatement ; et il n’était point extraordinaire, comme aujourd’hui en Turquie, qu’un homme, après avoir rempli une place qui passerait pour le premier degré d’éminence, devenait un simple particulier. Mais à présent il y a un si grand chaos entre les personnes relevées en dignité et le peuple, que l’on ne sait non plus ce qui se passe chez les uns et les autres réciproquement que l’on n’a connaissance en France de ce qui se fait à la Chine. 

Et ce qui a si fort séparé des peuples et des contrées autrefois si unis, c’est que tous les hommes portant en ce temps-là du drap également, les uns un peu plus fin, les autres un peu plus gros, il en allait des personnes comme de leur étoffe : tous les degrés se communiquaient immédiatement, le brocart et le velours, s’il y en avait, n’étant que pour les princes. Mais depuis que l’un et l’autre ont été en butte et ont pu devenir la livrée de quiconque se les a pu procurer en s’enrôlant dans le monde de gens polis, et que celui des laboureurs n’a plus que de la toile ou même sa simple peau pour se couvrir, cela a mis la même distance entre les deux états qu’il y en aurait le soir entre deux hommes qui, s’étant vus le matin à Nevers, auraient pris la poste l’un pour Paris et l’autre pour Lyon, avec cette différence que, dans les premiers, la diminution de l’un a fait l’augmentation de l’autre, et le brocart d’un homme poli de nouvelle création se forme de destruction et de la dépouille de mille habits de draps. 

Et pour le quatrième apanage de la politesse, qui s’appelle une complaisance continuelle, et qui se nommait autrefois une mauvaise foi perpétuelle, ce serait un miracle si elle avait produit dans le gouvernement d’un État des effets plus réglés que dans toutes les autres rencontres où l’on s’en voudrait servir. Quelle sorte de commerce et quelle richesse pourrait acquérir un marchand qui ne manderait que des mensonges à ses correspondants et qui recevrait d’eux des avis de pareille nature, et si, lorsqu’il a envoyé de la marchandise dans un pays éloigné qui ne s’y est pu vendre, on ne lui écrivait pas aussitôt qu’il n’en achetât plus sur le lieu, et qu’il se défît même de celle qu’il pourrait avoir dans ses magasins ? Ne serait-il pas obligé de faire banqueroute ? C’est pourtant ce que nous voyons arriver tous les jours à l’égard du peuple, et les ministres du second ordre croiraient avoir fait une dérogeance à la politesse s’ils avaient averti ceux qui tiennent les premières places qu’il y a eu de la surprise dans la publication d’un édit, et qu’il le faut révoquer, autrement, qu’il en coûtera considérablement et au Roi et au peuple. Quoique Messieurs les premiers ministres sachent qu’il n’y a que Dieu qui soit infaillible, surtout en matière de fait, cependant, ceux qui travaillent en sous-ordre agissent comme s’ils croyaient qu’ils en fussent persuadés, et que ce fût leur faire un affront signalé, qui méritât une punition proportionnée, que de leur apprendre qu’ils peuvent errer en des choses qui se passent à un pays où ils n’ont jamais été et dont ils n’ont eu que de mauvais mémoires, ce qui est cause de la méprise. On pourrait marquer une infinité d’exemples pour faire voir jusqu’où la politesse a porté cette conduite, mais on se renferme à un seul, qui est à l’égard des vins, qui se trouvèrent dans une année en une ville de province se rencontrant à grand marché, à cause que l’année était abondante, et les droits d’entrée en quatorze ou quinze ans étant augmentés des six parts plus qu’ils n’étaient, avec un grand préjudice de Sa Majesté, qui n’avait pas, à beaucoup près, un produit aussi considérable que lorsque le droit était moins fort. Les marchands, qui ne purent avoir le débit de leurs vins, étant obligés aux traitants, du moment qu’ils étaient entrés au port, de quoi les satisfaire, voulurent quitter le vin pour l’impôt en pure perte. Mais ceux-ci prétendirent qu’il y aurait à perdre pour eux et qu’il fallait que les bateaux, qui n’étaient point aux marchands et qu’ils avaient loués, fussent garants de l’entier paiement. Bien que cela fasse dresser les cheveux à la tête et que de ce moment on quitta la culture de plus de moitié des vignes de la contrée, ce qui attira une grande diminution des tailles et subsides ordinaires, ceux qui étaient sur les lieux en place pour avertir Messieurs les premiers ministres s’en acquittèrent si peu que quelques années après, on vit encore une augmentation à ces droits, et, par conséquent, avec les mêmes circonstances de perte au Roi et au peuple. 

La raison de cela est que deux branches de la politesse se trouvèrent encourir ensemble, savoir, la complaisance et le maintien de la magnificence, car bien que Messieurs les premiers ministres soient d’une intégrité achevée, de notoriété publique, il s’en faut beaucoup que tout le monde les imite en cette occasion. Or ces droits exorbitants, qui ruinent le Roi et le peuple dans la suite, et souvent dans le même moment, se faisant recevoir dans les provinces de la manière qu’on en usait du temps du Cardinal Mazarin à son égard, il n’est pas extraordinaire que la vérité n’arrive pas chez les personnes en place de la part de ceux qui ont quelque autorité dans les lieux éloignés de la Cour. 

Et bien que la manière dont les traitants se procurent cette protection ou cette impunité semble sauver les apparences à l’égard des personnes qui la leur donnent, on peut dire toutefois qu’elle n’est pas moins criminelle ni moins dommageable au Roi et au public. Sous prétexte de donner les entrées franches pour la consommation de la maison des personnes relevées en dignité, comme on les fait monter à une très grande quantité, ils les leur paient en essence, prétendant que n’étant pas toujours sur le lieu, il est juste qu’ils ne soient pas privés de ce privilège ; et bien qu’il consiste à ne pas recevoir une perte et non pas à se procurer un bien positif, ils ne contredisent pas cette jurisprudence à laquelle ils donnent de l’accroissement toutes les fois que l’occasion s’en présente, souhaitant que tous les droits se mettent sur les entrées, le degré de la perte du Roi et du peuple par cet excès, qui ruine absolument toute la consommation, étant un rehaussement à leur privilège, qui devient plus considérable. Voilà encore un genre d’interprètes de ce pays inconnu du peuple de commerçants et d’ouvriers, à l’aide desquels il traite avec cette autre contrée éloignée de personnes en place. 

Ainsi, on ne sait non plus immédiatement chez les personnes polies ce qui se passe chez le peuple, que l’on a connaissance en France de ce qui se fait aux antipodes. Il faut que ce soit par le moyen d’ambassadeurs et d’interprètes, qui sont Messieurs les traitants, qui n’ont pas intérêt de rapporter la vérité ; et quoiqu’ils parlent d’un pays qui n’est pas fort éloigné, ils jouissent amplement des privilèges du proverbe du peuple, qui porte qu’« à beau mentir qui vient de loin » ; et lorsque se trouvant sur les lieux où tout est désolé par un impôt de rien qui leur porte quelque petit profit pour un temps seulement, ne s’embarrassant pas de ce qui arrivera après eux, le peuple se récrie qu’il est prêt de payer quatre fois davantage et même par avance, pourvu qu’il lui soit permis de mettre cet impôt en une autre assiette, cette grâce semblant être de droit naturel, ils se gardent bien de faire un pareil rapport à Messieurs les premiers ministres, car ce serait le moyen de se faire bailler leur congé, ce qui n’est pas leur intention. 

Mais tout au contraire la désolation qu’ils ont vue en conséquence d’un impôt leur est un moyen de se rendre nécessaires pour en faire passer un second de pareille nature : en supposant qu’étant impossible d’avoir de l’argent du peuple que par des contraintes extraordinaires et une violence continuelle, ils se chargent de toute la peine et de toute la suite, moyennant la remise du quart, sans préjudice des frais. Et outre le mécompte causé par le manque de correspondance entre les deux contrées qui traitent l’une avec l’autre, ainsi qu’on a dit, on avait un bon second en la personne de Monsieur le Cardinal de Mazarin pour persuader cette doctrine. Ainsi la naissance criminelle d’une pareille manœuvre la devrait rendre au moins un peu suspecte à Messieurs les premiers ministres, et les mettre en garde contre leur intégrité personnelle connue de tout le monde, et les empêcher de juger si charitablement des autres par eux-mêmes. La part que l’on faisait au Cardinal de Mazarin dans tous les traités et dans tous les partis n’était pas ce qu’il y avait de plus effroyable dans cette manière, et s’il avait voulu agir à visage découvert et faire imposer le double de ce qu’il retirait par des voies indirectes d’une façon ordinaire, comme on fait le reste des subsides, on ne verrait pas la désolation d’aujourd’hui, et le Roi aurait cent millions de rente plus qu’il n’a, parce que ses sujets auraient pareillement le double de leurs biens d’à présent. 

De façon que l’auteur de ces mémoires se constituant aujourd’hui un nouvel interprète et un ambassadeur extraordinaire de ce pays inconnu du peuple, nouvellement arrivé en la contrée polie, qui n’en avait eu jusqu’ici aucune connaissance que par des impostures engendrées par l’intérêt, souffertes et non démenties par les mêmes causes, il n’est pas étonnant s’il parle un langage si nouveau. 

Les anciens interprètes ou ambassadeurs avaient toujours dit que le moyen de ne pas affamer le peuple était la défense d’enlever les blés hors du royaume presque toujours, et en beaucoup d’endroits jamais de permission d’enlèvement sans un grand impôt qui la rend par là comme inutile. Et le nouvel ambassadeur vient dire de la part des laboureurs et des marchands que la famine n’est venue en France que par la pratique d’une pareille maxime, comme on peut voir par le traité particulier qui a été fait et que l’on fera signer par tout le peuple de ce pays inconnu de commerçants et d’habitants de la campagne. 

De même, tous les anciens mémoires venus de cette contrée portent que l’on n’en peut avoir d’argent que dans une quantité limitée et avec des peines effroyables, comme sont des exécutions et emprisonnements de personnes, suivies de mortalités et d’abandonnement de pays et de culture de terre. Et le nouveau débarqué maintient que ce même peuple, que l’on dit si difficile en matière de paiement, est prêt de fournir ce qu’on a dit au commencement de ces mémoires, et davantage même, s’il est nécessaire, pourvu que la somme soit certaine et qu’il lui soit permis de la répartir justement au marc la livre, comme la taille sur les anciens impôts ; car par ce moyen, se délivrant des trois tarifs ou manières dont on a parlé, ils gagneront plus de cinq cents millions anéantis dans les entrailles de la terre, la richesse de la France et l’activité de ses habitants étant infiniment au-dessus de ce qui est nécessaire au Roi pour amener à moins d’une année tous ses ennemis, ou plutôt tous ses envieux à ses pieds lui demander la paix, comme ils ont fait jusqu’ici, à telle condition qu’il lui plairait de leur imposer. Mais l’un et l’autre ne peuvent pas être en état de fournir tout ce qui se pourrait demander sous quelque prétexte que ce pût être, comme on a prétendu, par les trois tarifs, parce qu’il n’y a que Dieu d’infini et qui n’ait point de bornes, ce qui a produit des effets tout contraires, ainsi qu’on a fait voir. 

Et lorsque, enfin, ce nouvel ambassadeur a fait voir l’énormité des mensonges et des impostures qu’on rapportait de ce pays-là par des intérêts indirects, et le grand avantage que le Roi recevait, ainsi que les peuples, qui ne sont que ses fermiers, de la reconnaissance de la vérité, comme il en faut convenir à moins que se crever les yeux, ces anciens ambassadeurs se retranchent au délai, leur unique ressource, et maintiennent que ce changement ne se peut faire qu’après la paix, et que ce serait un bouleversement d’État. Mais ils n’ont point de procuration des gens du pays pour tenir ce langage, et on leur soutient, au contraire, qu’ils sont désavoués formellement, pendant que le nouveau venu ne craint point de l’être en assurant qu’il ne faut ni délai ni changement pour ce paiement, n’y ayant nulle différence entre la situation des peuples d’aujourd’hui et l’eau qu’on tire de la Seine au-dessus de Saint-Germain par des machines et des aqueducs qui lui font monter une colline : on sait le temps et les peines qu’il a fallu employer pour faire cette violence à la nature, et qu’il les faut continuer avec la même exactitude. Cependant, pour remettre l’eau dans son cours, il ne faut qu’une demi-heure de travail d’homme qui ôte la jointure des canaux, et la nature alors agissant en toute liberté, on reverra les choses en leur premier état. Si quelqu’un allait dire qu’il faut un long temps pour défaire l’ouvrage de plusieurs années ou attendre que la paix fût faite, ne le traiterait-on pas d’extravagant ? Et toutefois, c’est ce qui arrive présentement à l’égard du délai demandé pour fournir au Roi l’argent nécessaire. On propose à Messieurs les ministres de lâcher les écluses retenues avec plus de violence que jamais la machine n’arrêta et n’enleva la Seine au-dessus de Saint-Germain, et qu’aussitôt la part qu’on sera en état de faire au Roi sera plus que suffisante pour former les effets marqués ci-dessus. 

Et quelles sont ces eaux ? Ce sont les vins, les cidres, les eaux-de-vie, les blés, les toiles, les draps, les chairs, les chevaux même, et enfin toutes les autres choses nécessaires à la vie, qui sont retenues dans les entrailles de la terre avec plus de violence, encore une fois, que l’eau n’est enlevée au-dessus de Saint-Germain, et dont la possession produisant deux effets, ainsi qu’on a marqué, savoir le crédit et le débit, il ne faut qu’une demi-heure pour rétablir le premier et moins de trois mois pour le second à l’égard de la plupart de ces choses. 

Et bien que cette doctrine ait été assez expliquée dans le Détail de la France, cependant on en dira encore un mot à l’égard des liqueurs pour mettre à bout les demandeurs en délai, et leur faire voir que jamais le bouffon du théâtre italien n’a rien prononcé de plus burlesque. 

Le vin, autour d’Orléans et dans le Berry, ne se vend point plus de six liards ou deux sols la même mesure qui se vend quarante sols et plus sur la côte de Flandre et de Picardie. Cependant, il ne faudrait point sur le pied de deux sols la mesure sur toute la pièce pour en faire porter une très grande quantité à la tête de la rivière d’Eure où elle commence à porter bateau, et moins que la même somme pour achever la route jusqu’aux côtes de Flandre ; et doublant ce prix, qui serait douze sols en tout, tant pour les frais de la vente que pour le profit du propriétaire et droits de Sa Majesté, qui ne tire pas à beaucoup près cette proportion, en l’état que les choses sont, il se trouvera que s’en consommant une bien plus grande quantité, les biens du Berry et de l’Orléanais doubleront sur-le-champ, parce que ce mouvement ne se peut pas faire une seule fois ni même se commencer, ce qui suit incontinent la publication d’un édit, sans produire plus de la moitié de tout son effet, ce qui est plus que suffisant pour mettre ces pays inconnus en état de ne pas désavouer leur nouvel ambassadeur lorsqu’il promet de leur part qu’en vingt-quatre heures ils seront en pouvoir de fournir avec plaisir ce qui est nécessaire à Sa Majesté, qui sont les sommes tant de fois marquées ci-dessus. Et le vin ne peut pas doubler dans l’Orléanais et dans le Berry sans communiquer le même avantage au Limousin, à l’Anjou, au Poitou et à la Guyenne où l’on sait qu’il est à vil prix, ce qui gagne les confins du royaume qui, se ressentant du mécompte de la situation présente, participerait de la même manière à l’utilité du changement, sans qu’il soit besoin de long discours pour en faire convenir tous ceux qui sont tant soit peu versés dans le commerce. On ne répétera pas la façon traitée dans le Détail de la France, qui est de remettre sur les tailles les deux millions d’aides et de douanes qui en ont été tirés pour produire les pernicieux effets tant de fois marqués à l’égard du Roi et du peuple, par l’intérêt particulier des entrepreneurs qui, ayant le Cardinal de Mazarin à leur tête, étaient à l’épreuve de tous les obstacles que l’on y aurait pu leur apporter. Et le surplus qui est cinq millions, pour faire les dix-sept qui ruinent absolument tout, on les rejetterait sur les cheminées, comme dans tous les États du monde, et comme cela se faisait anciennement dans toutes les provinces de France, lorsqu’elles avaient leurs souverains particuliers. Ce qui, de cinq millions en faisant pour le moins dix à douze, déchargerait les peuples de plus de la moitié de ce qu’ils payaient et doublerait leurs biens sur-le-champ. 

Et on maintient qu’il ne faut que la simple publication d’un édit pour produire tous ces effets, de même qu’il ne faut que lever une écluse pour laisser courir un torrent lorsqu’il est retenu avec violence par un travail de plusieurs années. 

Tout de même les vins de contrées au-dessous de Paris étant en mouvement par la liberté du transport aux pays maritimes, où ils valent un prix effroyable, ne trouvant plus leur compte à aller à Paris, tout le fardeau de leur fourniture retombant sur la Bourgogne et sur la Champagne, ils ressentiraient aussitôt les effets de cette liberté ; et tout le prix allant au profit du Roi et du marchand par la disposition marquée, on les donnerait pour moitié de ce qu’ils coûtent à Paris, ce qui doublerait la consommation, et le propriétaire en recevrait une fois plus qu’il ne fait, ce qui l’obligerait à ne rien épargner pour la culture de ses vignes. Et la Bourgogne et la Champagne ne peuvent recevoir ce mouvement sans en faire part au Lyonnais et au Dauphiné, et même au Languedoc et à la Provence. Et enfin, pour ne rien oublier sur cet article, la moindre bière se vend deux sols la pinte à Paris, et lorsqu’il est grande année de cidre en Normandie, les propriétaires des fonds seraient heureux s’ils en trouvaient deux deniers de la pinte. Cependant, comme la plupart de ces liqueurs ne croissent pas loin de la mer ou de la rivière de Seine, pour moins de quatre deniers la pinte, on les ferait vendre à Paris. Et en mettant encore autant pour les droits du Roi, qui ne tire pas la moitié de cette proportion, il se trouvera que, quand on en joindrait encore quatre pour tripler la condition du propriétaire, il se débiterait cent mille muids de cidres dans Paris, à moins de deux sols la pinte, à plus de cent mille Normands qui s’y rencontrent toujours, sans compter les autres qui auraient du goût pour cette liqueur. Et tous ces mouvements, tant en Berry, Bourgogne, que Normandie, n’ont besoin que de vingt-quatre heures, c’est-à-dire de la signification de la main-levée, le même morceau de papier faisant remuer dix millions d’hommes dans le même moment avec la même facilité qu’un général fait tourner toute une armée avec un seul mot. 

Voilà ce qu’on annonce de la part de ce pays inconnu du peuple, et de peur que l’on ne mette le Roi en jeu pour pratiquer ce cher délai, unique ressource des rejetons du Cardinal de Mazarin, on déclare que trois mois auparavant que les traitants eussent rien payé, toute l’année de la ferme que l’on congédiera sera reçue par Sa Majesté, et que ce ne sera qu’à cette condition que la main-levée des biens de la France aura son effet ; et que quoique ceux de la part de qui on promet cette avance n’aient pas présentement un denier, ils seront plus qu’en état de ne pas désavouer leur interprète ou leur ambassadeur, parce qu’un simple morceau de papier qui contiendra l’édit marqué dans le Détail de la France leur en donnera sur-le-champ quatre fois plus qu’il n’est nécessaire pour satisfaire à la parole de leur ambassadeur. 

Ainsi il ne faut point de mouvement de la part du Roi ni du peuple ; mais il y en a un extraordinaire de la part de deux mille personnes, l’on en convient, et c’est là le seul ennemi que l’on a à combattre, car bien que les dix-sept millions de rente sur les aides et douanes, en l’état qu’elles sont, coûtent plus de trois cents millions de rente au peuple, et au Roi plus de soixante environ, cinq millions qui allaient au profit tant des traitants que de leurs protecteurs dans les affaires ordinaires seulement, qui triplent dans les extraordinaires, sont plus difficiles à démêler que toutes les armées de terre et de mer que les ennemis de Sa Majesté ont suscitées contre elle. Et on n’aurait pas osé entreprendre de leur faire la guerre sans la grande intégrité de Messieurs les premiers ministres qui, ayant un zèle pour le service du Roi et du public au-dessus de toutes sortes d’obstacles, reconnaîtront la surprise que leur a causée la mauvaise foi de tous les messagers qui leur sont venus jusqu’ici de ce pays inconnu du peuple. 

On finira ce mémoire avec factum contre les demandeurs en délai, qui sont dans une si pitoyable situation qu’ils ne peuvent maintenir leur intérêt seul, qui les fait parler, sans dire des raisons qui tiennent de l’extravagance, en soutenant qu’il est aisé au Roi d’avoir en très peu de temps tout l’argent nécessaire pour fournir des armées de terre et de mer plus que suffisantes à obliger ses ennemis de n’obtenir la paix que de sa justice et de sa modération, parce que cette contribution a un prix certain beaucoup au-dessous du pouvoir de la France, ainsi qu’on a fait voir, pourvu qu’elle soit déchargée de ces trois tarifs dont on a parlé, qui diminuaient plus de la moitié de ses forces par les raisons traitées tant de fois, que l’on n’aurait pas si souvent répétées s’il n’y avait pas une si grande distance entre le pays de quoi on parle, et celui auquel ces mémoires s’adressent. 

En effet, on n’a jamais raisonné si différemment en des nations divisées par de grands espaces de mers puisque, dans la contrée du peuple qui laboure et qui commerce, on s’étonne que le Roi ne prenne point le parti d’accepter ses offres, lui seul qui paie, comme dans tous les pays du monde, pendant que dans la contrée polie, où l’on ne contribue de rien, on soutient que cela est impossible, et que ces offres tiennent de la chimère. Et après les raisons traitées dans le Détail de la France, quand il faut se rendre et qu’il n’y a pas moyen de tenir pour la chose en général, on se retranche à la ressource du délai, que l’on a montré, par ce mémoire, ne tenir pas moins ou du ridicule ou de la mauvaise foi que le maintien pur et simple des trois tarifs dont on a parlé, qui est la même chose que de soutenir que c’est entendre parfaitement bien les intérêts du Roi que d’obliger ses peuples d’abandonner le commerce, la culture des terres et le pays même pour se retirer dans des contrées étrangères, plutôt que de lui faire une part considérable de toutes ces choses mises en valeur. La demande du délai pour faire cesser une pareille situation ne pourrait être prononcée avec quelque sorte de front si l’intérêt personnel, qui prévaut à tout par les engagements de la politesse qui tire après elle une dépense effroyable, ne fermait les yeux pour la satisfaire à quelque prix que ce soit, toute demande de délai, même d’un seul jour, ne pouvant être prononcée que par ceux qui ont servi d’interprètes jusqu’ici aux deux contrées, ou qui sont de leur suite. Ce sont quatre .ou cinq millions gagnés sur les aides, tailles ou douanes, qui les maintiennent en l’état qu’ils sont, et qui sont seuls cause de tout le désordre, en sorte que ce sont eux qui coûtent les cinq cents millions à la France et plus de cent millions au Roi, se divisant en bien des canaux, surtout depuis que l’intégrité des Messieurs les premiers ministres a fait que la part du Cardinal de Mazarin, auteur de tous ces désordres, a été répandue en une infinité d’endroits et de personnes qui n’en donnent point de quittances devant notaires. 

On croirait que cette demande de délai en faveur de gens qui veulent payer comptant, de la part de ceux qui doivent recevoir, sous prétexte de l’impossibilité des paiements, tiendrait du ridicule, qui n’aurait jamais eu d’exemple depuis la création du monde si, par hasard, il ne s’était trouvé une rencontre à peu près pareille au siècle passé, lorsque l’Empereur Charles-Quint eût fait prendre prisonnier le Pape Clément VII : l’horreur que cette action causa à tous les chrétiens les ayant tous portés à lui demander sa délivrance, ses ministres faisaient réponse qu’il ne fallait rien précipiter dans une affaire de cette importance, mais attendre que les prières que l’on faisait pour obtenir cette grâce du Ciel par tous les pays de l’obéissance de ce prince fussent achevées, et qui ne purent être exaucées qu’après que ce Pape eût ramassé deux cent mille écus qu’on lui fit payer pour sa rançon. 

Tout ce mécompte étant arrivé malgré les bonnes intentions et l’intégrité de Messieurs les premiers ministres qui ont succédé au Cardinal de Mazarin, par la mauvaise foi des ambassadeurs ou des interprètes par le moyen desquels les deux contrées ont commerce l’une avec l’autre, il semblerait qu’on les devrait congédier et en prendre de plus désintéressés et de plus fidèles. 

Au reste, l’auteur, pour conclusion et réduction de ces mémoires et la justification des mots et des expressions extraordinaires qui y sont employés, croit être obligé de se défendre par avance [contre] une surprise que les demandeurs en délai pourraient faire, pour bailler le change, à l’égard des termes d’extravagance, de ridicule, de mauvaise foi et de discours propres à faire rire le peuple sur le théâtre burlesque, employés dans ces mémoires, sous prétexte qu’un homme qui se sert de pareilles expressions ne doit pas être écouté, ces manières étant entièrement bannies du commerce des honnêtes gens. Mais afin d’empêcher les personnes de bonne foi de se laisser surprendre à de pareilles allégations, qui n’ont qu’un faux brillant, on répondra que ces termes n’ont pas été inventés par celui qui s’en sert dans ce discours, qu’ils n’ont pas été non plus bannis ni proscrits depuis aucun temps, qu’ainsi toute la question tombe à les bien ou mal appliquer. Et si l’auteur de ces mémoires a péché contre les règles de leurs usages, c’est sur quoi il maintient que s’il y en avait eu encore de plus forts, il aurait dû s’en servir puisque, lorsqu’on dit qu’il ne faut, pour enrichir tout d’un coup et en un moment le Roi et ses peuples, qu’empêcher qu’on ne vende désormais les bâtiments par morceaux pour le paiement de la taille en donnant pour cinq sols des pièces de bois qui coûtent une pistole, et que les demandeurs en délai répondent que cela ne se peut faire sans bouleverser l’État, ou tout au moins qu’il faut attendre que la paix soit faite, on soutient encore une fois que les noms d’extravagance, de ridicule et de mauvaise foi n’ont jamais eu un usage si naturel que celui qu’on leur donne en cette occasion. Tout de même à l’égard des terres en friche et des peuples qui passent dans les pays étrangers : lorsqu’on propose d’arrêter ce désordre en vingt-quatre heures, le délai de la paix ou l’allégation du bouleversement de l’État est l’effet d’un suprême degré d’effronterie qui croit que l’autorité n’est point assujettie aux lois de la raison. 

Mais ce qui excite de la délicatesse à ces Messieurs sur la dureté de ces termes, est que s’ils les pouvaient sauver, ils en feraient autant de la cause de leur fortune, parce qu’ils n’auraient plus de juges, et par conséquent personne ne les condamnerait, attendu que des expressions plus douces ne jetant que l’idée d’un simple problème qui pourrait avoir du pour et du contre, il ne leur serait pas difficile, avec les grandes avances qu’ils ont sur le crédit, d’établir qu’il en va de cette question comme d’une infinité d’autres, lesquelles, bien qu’elles semblent d’abord permettre une utilité certaine, ne doivent pas néanmoins être acceptées sans une lente délibération, surtout quand il est question de changement, comme il en est des gabelles, où l’on agite depuis longtemps s’il n’y aurait pas beaucoup à gagner pour le Roi et ses peuples à mettre cette denrée en marchandise ordinaire comme toutes les autres, et une infinité d’autres semblables ; ce qui, éloignant la vue fixe de l’objet, ferait défier les personnes en place d’avoir assez de lumières en matière de faits hors de leur portée pour pouvoir décider avec certitude, et ce qui ne manquerait jamais de laisser les choses dans leur cours ordinaire. 

Ainsi, voilà la cause gagnée à Messieurs les demandeurs en délai. Mais il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit de prononcer si une chose est ridicule, extravagance ou un pur effet de mauvaise foi, pour ne pas dire de friponnerie ; tout homme qui a le sens commun, quelque borné qu’il puisse être, en est juge compétent. Ainsi, ce qu’il y a de chagrinant pour ces Messieurs est qu’il n’y a pas moyen de parer le coup en pareille occasion, parce qu’il est impossible de défendre une situation extravagante et ridicule sans passer aussitôt pour l’un et pour l’autre ; et cet heureux mot de bouleversement d’État, dont on se fait un si grand bouclier, ne peut pas être allégué sans faire rire, puisque c’est la même chose que de dire qu’un gouvernement ne peut pas cesser d’être ridicule ou extravagant sans être entièrement renversé. Il en est de même à l’égard du délai, cette autre ressource, lequel tire également la quote-part d’une pareille impertinence. Ainsi, on ne peut faire le procès à l’auteur de ces mémoires à cause de ses expressions si elles sont véritables, et jamais de pareilles manières d’écrire n’ont fait de question qu’à l’égard de la vérité, y en ayant de plus fortes, sans comparaison, et dans les Pères de l’Église et dans l’Écriture sainte. 

Mais, à même temps, on est obligé de satisfaire au respect qu’on doit au public en soutenant que de pareilles extravagances, qui sont des erreurs au fait, n’intriguent ou n’intéressent la réputation de leurs auteurs, qui ont été les premiers trompés, qu’autant qu’ils s’obstinent à maintenir leurs méprises. De très grands hommes qui ont dit qu’il fallait avoir perdu le sens pour soutenir que le soleil, après qu’il nous avait quittés, éclairait des hommes situés sous nos pieds, n’en sont pas moins estimés ; mais si quelqu’un présentement voulait défendre leur doctrine en cet article, il ne passerait pour rien autre chose que pour un extravagant. 

Et de nos jours, le plus fameux historien de la France a fait imprimer que l’on prit une forteresse située au bord de la mer parce que la marée porta une barque contre ses murailles, quoique située sur une montagne si haute que si cela était arrivé, comme c’était sur l’océan, la jonction des deux mers s’en serait ensuivie, et l’eau aurait couvert la France. Cependant, bien qu’il est difficile de rien dire de plus contraire et à la vérité et au sens commun, l’auteur n’en est ni moins estimé ni son livre moins vendu. Mais s’il s’était obstiné de son vivant à maintenir qu’il a dit vrai et n’a été point surpris, il n’y a qui que soit qui ne lui eût donné les noms que Messieurs les demandeurs en délai pourront trouver à redire dans ces mémoires. 

Le Cardinal Mazarin, qui est le premier auteur de cette manœuvre, n’était ni fou ni extravagant, non plus que des soldats qui abattent une maison de dix mille écus pour vendre pour dix pistoles de bois à brûler. Mais si le propriétaire de la maison en voulait faire autant sous prétexte de bon ménage, il passerait aussitôt pour un extravagant, et on lui interdirait la disposition de ses biens, et ceux qui voudraient défendre sa conduite ou demander du délai pour sa cessation, au moins jusqu’à ce que la paix fût faite, ne recevraient point d’autre jugement du public. C’est pourquoi Messieurs les demandeurs en délai n’ont qu’à choisir leur parti, ou d’être des descendants du Cardinal Mazarin, ou de passer pour des extravagants. Ainsi il faut se réduire à nier la vérité des faits contenus tant dans le Détail de la France que dans ce second mémoire, auquel cas l’auteur ne mérite rien moins qu’un appartement pour toute sa vie à l’hôtel des insensés, ou il faut convenir que pour fournir au Roi les cent mille hommes et les cent vaisseaux marqués ci-dessus plus qu’il n’a, il n’est nécessaire que de faire cesser l’extravagance marquée ci-dessus, qui n’intéresse point l’honneur de ceux qui y prêtent leur ministère par surprise qu’autant qu’on s’obstine à le soutenir lorsqu’on découvre l’erreur. 

Et pour résumer entièrement ces mémoires qu’on peut soutenir être de la plus grande importance qui se soit jamais mise sur le papier, on maintient encore une fois qu’il ne faut que huit jours, à deux ou trois heures de travail chacun, pour remettre le tout dans sa perfection : savoir, un ou deux jours pour montrer par le discours, encore plus vivement que par tous ces écrits, que jamais dans la confusion des langues, lorsqu’on voulut bâtir cette fameuse tour, il n’y eut une pareille méprise dans le commerce des ouvriers qu’il s’en est rencontré depuis trente à quarante ans entre les règlements, édits et déclarations, et ce qui regardait les véritables intérêts du Roi et des peuples. Et que si les proportions que l’on fait dans ces mémoires paraissent tenir de l’extravagance à l’égard de ceux qui sont en place, le peuple, à qui est de les effectuer, est encore plus surpris de ce qu’on ne les pratique pas depuis longtemps, et qu’on ne les accepte pas présentement, bien loin de leur donner le même nom d’extravagance. Cependant il faut que quelqu’un des deux se méprenne. Il y a des circonstances à remarquer là-dessus, qui, ne pouvant souffrir le papier, seraient très utiles à savoir au Roi. 

En moins de deux jours, on établirait combien le Roi fait de rente, tant par les créanciers que par les simples constitutions, combien ses revenus ordinaires sont diminués, et combien il lui faut pour sa dépense afin de maintenir toutes choses en l’état qu’elles ont été jusqu’ici. 

Et dans deux autres jours, on examinerait quels fonds sont nécessaires pour former cent vaisseaux plus qu’il n’a et cent mille hommes sur terre, ce qu’on ne croit pas aller à plus de quarante millions. 

Dans deux autres jours, on formerait deux édits qui, sans congédier aucuns traitants à forfait qu’en les dédommageant, rétabliraient sur-le-champ plus de deux cents millions de rente au peuple, effectifs, et dont il jouirait dès le premier jour, et une certitude d’une pareille augmentation avant qu’il fût deux ans, en sorte qu’il pourrait contracter dès à présent sur ce pied. 

Et enfin, dans deux autres jours, on formerait tous ces fonds et les quarante millions de plus que les années précédentes pour les dépenses nécessaires de Sa Majesté, ce qu’il faudrait qu’il fût connu au peuple, afin que lui donnant courage de travailler, cela lui formerait à même temps un très grand revenu par cette connaissance et déclaration de la volonté du Roi qu’il s’en tient uniquement à avoir quarante millions plus qu’à l’ordinaire. Ainsi, cette certitude établissant que le surplus que l’on pourrait gagner serait pour le peuple, et non pour les traitants jusqu’à l’infini, cet excédent ferait sur-le-champ plus de deux cents millions de rente. 

Et par-dessus tout, on maintient qu’on ferait y voir la facilité, et on établirait même le moyen de payer à moins de douze ans toutes les dettes du Roi, tant anciennes que nouvelles, sans faire perdre un denier à personne, comme on a fait une infinité de fois, étant nécessaire que cette certitude soit encore connue pour rétablir le commerce, et par conséquent la richesse du Roi. 

Et toute objection qu’on pourra faire à ces propositions, quoique si surprenantes, sera aisément de la même extravagance ou erreur au fait dont on a tant de fois parlé. C’est par où on finit ces mémoires ou Factum de la France, en soutenant qu’il n’y a point d’homme assez hardi qui ose mettre à côté d’aucun des chapitres tant du Détail de la France que de ce second ouvrage, que le fait n’est pas véritable ou que ce n’est pas une extravagance de demander du délai par la cessation de chacun des désordres en particulier qui y sont marqués. 

Pour dernière période, on demande si les esprits qui traitent de ridicule et d’impossible la proposition d’enrichir le Roi et les peuples en vingt-quatre heures, ne sont pas les mêmes esprits qui, de cinq à six cents millions de revenu qu’ils ont arrachés aux peuples du royaume, n’ont pu parvenir d’en faire augmenter les revenus du Roi que de trente-cinq millions. 

Ces mêmes esprits avaient devant les yeux l’exemple de leurs prédécesseurs, ils avaient l’exemple de tous les royaumes et pays étrangers qui en ont usé d’une manière tout opposée à la leur. Ils ont suivi leurs fausses idées, et le travail de toute leur vie n’a servi qu’à ruiner tout, pour ne produire presque rien au prince. 

Si donc dans leur conduite et dans leurs succès ils se sont si fort égarés, par quel entêtement ne veulent-ils pas se défier de leurs lumières si mauvaises ? Pourquoi sur-le-champ et sans nulle préparation veulent-ils condamner sans examen une proposition qui est l’ouvrage d’une pratique continuelle et d’une longue suite de réflexions méditées sans intérêt ? 

Quand il pourrait y avoir de la méprise dans cette proposition, ce que l’on espère constamment n’être pas et l’avoir assez fait voir par ces mémoires, la seule manière dont ces esprits la rejettent doit rendre leur jugement tout à fait récusable, ou tout au moins très suspect. On se soumet à celui du public, il est sans prévention et sans intérêt, il en jugera mieux puisqu’il ressent les maux dont on offre le remède. 

MÉMOIRE POUR FAIRE VOIR QU’ON NE PEUT ÉVITER LA FAMINE EN FRANCE DE TEMPS EN TEMPS QU’EN PERMETTANT L’ENLÈVEMENT DES BLÉS HORS DU ROYAUME, HORS LE TEMPS DE CHERTÉ 

Il n’est pas extraordinaire en France depuis trente ou quarante ans qu’une utilité particulière soit extrêmement dommageable au Roi et au public, par une surprise continuelle causée à Messieurs les ministres. Mais de voir que l’un et l’autre souffrent une perte de plus de deux cents millions sans aucun profit à personne, comme il arrive présentement, par la défense d’enlever les blés, c’est ce qu’on aura peine à croire, surtout lorsqu’on sera obligé de convenir qu’outre l’intérêt des biens, il en coûtera la vie à plus d’un million de personnes à la première stérilité, puisque les effets de la dernière n’ont été si terribles les années passées que par l’exécution d’une pareille maxime, la plus pernicieuse qui puisse jamais être dans un pays naturellement fertile, par la raison que, quoique bien cultivé, il produise beaucoup plus de blé qu’il ne lui est nécessaire pour le courant de sa subsistance, il est certain néanmoins qu’étant mal emménagé, il peut tomber dans les inconvénients des terres les plus infructueuses, parce que les années stériles arrivant et étant mal secourues par les précédentes, il faut éprouver les horreurs dont on n’a que trop fait expérience, et elles ne sont tout à fait inconnues dans les contrées voisines de la France, quoique beaucoup moins fécondes, qu’à cause qu’elles sont gouvernées par des principes tout contraires. Ainsi il ne faut pas s’étonner d’en voir des effets si différents. 

En Angleterre, bien qu’à peine la terre puisse fournir des grains pour la subsistance de ses habitants, cependant, par une loi établie dans le pays, quiconque fait sortir du blé hors le royaume lorsqu’il est à bas prix, le public ou le Roi lui donne à pur profit le quart du prix de la quantité qu’il en vend ; et en France, où il en croît ou peut croître un tiers plus qu’il ne lui est nécessaire, outre un très grand impôt sur la sortie en plusieurs provinces, il y a presque toujours une défense formelle d’en enlever. 

Or il est difficile de trouver ou supposer deux manières plus directement opposées l’une à l’autre que celles-là, ou plutôt il est impossible de sauver une erreur, effroyable de côté ou d’autre, mais infiniment plus grande de la part de l’Angleterre au cas qu’elle s’y rencontre, puisqu’on ne peut pas, sans avoir perdu la raison, donner de l’argent à ceux qui aident à faire périr le pays par la famine, si enlever des blés, à quelque bas prix qu’ils puissent être, en est un moyen certain, comme on est persuadé en France. Mais du moment que l’expérience a montré, comme elle a fait en Angleterre, que c’est le moyen de l’éviter, puisque la cherté extraordinaire n’y a presque jamais été vue, il faut convenir que c’est la maxime opposée qui est remplie de méprise, puisque le pays où elle se pratique a fait plusieurs fois une rude épreuve du contraire, quoiqu’avec des circonstances de fécondité naturelle, qui, lui donnant de l’avantage sur l’Angleterre à armes égales, la doivent beaucoup moins exposer à avoir la famine dans ses entrailles. Mais sans s’arrêter à ces raisons de pratiques et d’usages, quoique plus que suffisantes pour établir que l’on n’a point perdu le sens en Angleterre, on va faire voir qu’il ne faut qu’être laboureur pour montrer que c’est la nature et la raison même qui portent nos voisins à en user de la sorte, et qu’il y a deux cents millions à gagner en France dès cette année, et la famine à éviter presque toujours à les imiter seulement en partie, en laissant la liberté de faire une chose qu’ils achètent à prix d’argent. 

Le principe de toutes sortes de commerce, soit ouvrage de main ou trafic par échange, ainsi que l’agriculture, est que la matière porte non seulement ses frais, mais même apporte de l’utilité à son maître. C’est cette manière qui forme l’harmonie du monde, et qui fait trouver une noix muscade pour un sol à deux mille lieues du pays où elle croît ; de façon que du moment que l’utilité de l’entrepreneur cesse, il faut qu’il en arrive de même de toutes les choses dont il fournissait la république. Les mines d’argent situées en Allemagne, qui donnaient ce métal à toute l’Europe, avec profit des ouvriers, avant la découverte du Nouveau Monde, ont cessé entièrement depuis que cette matière étant devenue plus commune par cette conquête, celle qu’on tirait d’Allemagne n’a pu supporter les frais qu’il fallait faire pour la mettre à profit, de façon que ces anciennes mines ont été entièrement abandonnées. 

Qui voudrait établir dans Paris de grosses forges à ouvrager le fer serait bientôt obligé de faire banqueroute, parce que la cherté du bois qui est nécessaire à ces sortes d’ouvrages, ne permettant pas de le donner au prix courant de la même matière qui se forge dans les forêts, où il n’y a point d’autre consommation de bois, en empêcherait entièrement le débit. 

Il en va de même des blés en quantité de contrées de la France, et dans toutes à l’égard du plus ou du moins de la production. Comme le prix en est très peu stable, quand il est sur un certain pied de valeur, comme de douze à quatorze deniers la livre de blé froment, et celui d’au-dessous à proportion, on laboure avec plaisir et utilité toutes les plus mauvaises terres du royaume, et l’on fait des améliorations aux plus fécondes qui en doublent la récolte, parce qu’on est assuré que la marchandise portera les frais. Mais lorsque ce même blé vient à ne valoir que six à huit deniers la livre, comme il fait présentement, il est impossible que l’on puisse labourer les mauvaises terres ni abonnir les fécondes sans qu’il en coûte une fois davantage que les frais ne peuvent porter, parce que la dépense, qui est toujours la même, étant établie sur un pied plus haut du prix des blés, tel qu’il était il y a trente ou quarante ans, elle n’a point baissé avec eux. Ainsi, par cet article seul de la culture, le bas prix du blé fait une très grande diminution à la récolte de la France, d’autant plus que le labourage dépend d’une infinité de circonstances pour lesquelles il faut presque toujours avoir l’argent au poing, ce qui ne s’accorde pas avec le bas prix du blé.

Car premièrement, il faut avoir de bons chevaux aux pays où l’on s’en sert, et de même des autres bêtes de harnais, afin que le travail étant bien suivi, les terres ne perdent point ce qu’on appelle leurs labours par la longueur de l’ouvrage, ce qui arrive lorsque la faiblesse de l’attelage, soit par sa petite valeur ou pour être mal nourri, ne lui permettant de faire que des demi-journées ou demi-travail, l’herbe croît sur la terre qu’on a tournée, ce qui lui fait perdre sa sève avant qu’il y en ait une assez grande quantité pour y mettre la semence. 

De plus, comme le temps de semaison a un point fixe, qui est ordinairement le plus tôt qu’il est possible, et que l’on ne saurait laisser passer sans intéresser beaucoup la récolte, cette diligence ne s’accorde point avec un mauvais attelage. 

À l’égard de la semence, il y a encore des soins ou des frais considérables à faire, qui sont perdus ou dont on est récompensé suivant le prix du blé. En premier lieu, tant qu’il est possible, il la faut changer, c’est-à-dire en acheter d’autres que de sa récolte, rien ne réjouissant davantage plusieurs terres que cette nouveauté qui fait perdre du temps à aller dans les marchés voisins, éloignés quelquefois de deux ou trois lieues, outre l’argent qu’il faut tirer de sa poche pendant que l’on n’a rien pour s’en procurer. 

De plus, il la faut extrêmement éplucher, ce qui ne se fait qu’avec des journées d’hommes, afin qu’étant pure, il ne vienne point de mauvaises herbes. 

À tout cela, il n’est point encore question de fumier, que l’on va quérir quelquefois à deux ou trois lieues à proportion du prix du blé, et l’on ne craint point de dire que le seul engrais double une récolte. Ce n’est pas tout : aux mois de mars et d’avril les blés commencent à monter ; si l’hiver n’a pas été extrêmement rude et qu’il n’ait pas fait mourir les mauvaises herbes, il les faut sarcler, autrement elles étoufferont le blé avant qu’il soit tout à fait monté, ce qui demande encore des frais qui ne peuvent être supportés par le prix du blé lorsqu’il est à six deniers la livre, qui est un soin qu’il faut continuer presque jusqu’à un mois près de la récolte, y ayant de certaines herbes qui font du mal aux grains jusqu’à ce temps. 

Il y a encore un soin, ou plutôt une amélioration à faire, dans les mois de mars ou d’avril, lorsque l’hiver a été violent et qu’il a gelé les blés en pied, en sorte que les terres paraissent peu plantées, ce qui ne permettrait qu’une mauvaise récolte, parce que cela provenant de ce que la force de la racine du blé ayant été altérée par la grande violence du froid, elle n’a point assez de vigueur pour pousser plusieurs branches d’une même racine ni porter des épis bien nourris. Cela se raccommode encore, tout au moins en partie, lorsque le prix du blé en peut supporter les frais, en ramassant des fumiers purs, extrêmement chauds, comme sont ceux qui sortent des colombiers et des poulaillers, et les semant même en petite quantité sur les grains aux mois de mars et d’avril, qui montrent leur faiblesse, en ne couvrant pas bien leur tête : cela les ramène beaucoup, pourvu que cet engrais se fasse par un temps humide. 

Enfin, pour montrer qu’il n’y a presque pas un seul moment de l’année où le prix raisonnable des grains ne travaille à conjurer les effets de la stérilité et de la famine, après ces soins employés aux blés et grains qui servent ordinairement à la nourriture des hommes, aux mois de mars et d’avril que l’on fait les autres menus grains, comme orge, avoine, pois, vesces, sarrasins, comme ils suivent le destin du blé, qui règle leur marché et leur poids, il leur faut faire le même raisonnement que de ce premier, et la mesure de leur valeur est pareillement celle des soins et des frais que l’on fait pour s’en procurer une récolte abondante. Or l’on sait de quel secours ils sont dans les temps de stérilité, et si aux lieux où le peuple a pu recouvrer du sarrasin, qui est le moindre de tous, au prix du blé froment dans une bonne valeur, il n’a souffert rien d’approchant des horreurs que l’on vient d’éprouver. 

Ce n’est pas tant le prix du blé qui joue un si grand rôle dans l’excroissance et la culture de tous les grains, il ne le quitte pas après la récolte, et il ne continue pas moins ses soins pour garantir le pays des effets de la famine. 

Premièrement, on apporte plus de soin à le moissonner, en employant tout le monde nécessaire à profiter des belles journées qui se présentent, ce qui ne se peut qu’à force d’argent ; au lieu que lorsqu’il est abattu, s’il n’est promptement lié et emporté, la pluie survenant le gâte souvent si fort en le faisant germer qu’il n’est bon que pour les bêtes. 

Lorsqu’on le bat, on le fait avec plus d’exactitude étant à bon prix que lorsqu’il n’y est pas, parce que ne pouvant être tiré entièrement des épis qu’à force de temps, les dernières parties que l’on voudrait avoir trop exactement coûteraient plus que l’on ne les vendrait ; et l’on a vu ces années dernières un particulier gagner beaucoup à acheter de la paille que l’on croyait battue tout à fait et sans aucun grain, parce que le blé valant cinquante deniers la livre, il mettait deux hommes auxquels il donnait huit sols chacun par jour et qui lui tiraient de cent gerbes, c’est-à-dire la récolte d’environ un arpent de terre des médiocres, trente à quarante livres de blé. 

Plus le blé porté au grenier, lorsqu’on est assez fort ou assez riche pour n’être pas obligé de le vendre à mesure qu’il est battu afin de satisfaire aux frais du ménage et à ce qu’on doit au propriétaire : il ne le faut pas encore abandonner et n’y plus songer, le tout à peine d’une grande perte, mais il est nécessaire de préparer des lieux dégagés de toute humidité, bien exposés, qui puissent recevoir quelque jour sans que les oiseaux y fassent tort, le remuer souvent, de crainte qu’il ne s’échauffe ou se remplisse de poussière, le garantir de la vermine et le changer même de place en beaucoup d’occasions, lorsqu’il est accueilli de certains insectes qui ne laissent que le son. L’on voit que toute cette manœuvre ne se peut faire sans frais, qui ne peuvent être tirés que du blé même, et auxquels ils ne saurait fournir à six et à huit deniers la livre, comme il est présentement. 

Il faut encore ajouter que, dans la consommation ordinaire, du bas prix du blé porte encore un désordre, car comme les choses sont plus ou moins ménagées suivant la difficulté qu’on a à les recouvrer, cela se ferait dans l’usage des grains plus qu’en toute autre rencontre. Le prix du marché ne pouvant soutenir ni les frais de la récolte ni ce qu’il faut au maître ou propriétaire, on a recours à des engrais de bestiaux et nourritures de volailles qui absorbent absolument tous les menus grains, lesquels sont, comme l’on sait, d’un très grand secours lors de la stérilité ; et n’en demeurant pas là, on donne souvent jusqu’au blé même, l’attention aux conséquences de l’avenir n’étant d’aucune considération à l’égard du présent lorsqu’un fermier se voit pousser par un maître impitoyable, qui l’est peut-être lui-même par des créanciers de même nature. 

Il y a encore un article qui est que, dans la consommation ordinaire et réglée de toutes les familles, on se conduit à proportion du prix du blé, et tel mange sans peine du pain bis, lui et toute sa famille, quand il est à un haut prix, qui en use autrement lorsqu’il est à vil prix, et il n’est pas même jusqu’aux moindres gens qui se veulent ressentir de l’abondance. Cependant, c’est autant d’atteinte qu’il recevra l’année stérile, lorsqu’elle viendra à arriver, et tel aura mangé du pain de froment qui ne pourra pas s’en procurer seulement de sarrasin dans les extrémités que l’on vient de voir, et même quand elles ne seraient pas à un si haut point. 

De tous ces raisonnements, ou plutôt de tous ces faits, dont il n’y en a aucun qui n’ait autant de témoins qu’il y a de personnes qui habitent la campagne, il s’ensuit nécessairement que l’abondance des blés dans la France dépend absolument du prix que l’on y peut soutenir, lorsqu’il est sur un pied qui peut porter tous ces soins, ou plutôt toute cette dépense. Or, comme cela ne va pas moins qu’à un tiers plus ou moins de la récolte. et que la France bien cultivée, autant qu’il est possible, avec les secours de l’art et de la nature, rapporte près de deux millions de muids de blé dans les bonnes années, c’est plus de quatre ou cinq cent mille muids qui dépendent du prix où il peut être. 

Cependant, comme on a remarqué, au prix de six deniers la livre, ainsi qu’il est présentement, c’est quatre ou cinq cent mille muids qui ne peuvent point être recueillis par le manque des frais dont on vient de parler. Il faut compter que les années stériles seront moins secourues de cette quantité, tant par toutes les précédentes que par l’année même à proportion, lorsque le prix n’aura été que sur ce pied pendant un long temps. Mais pour ne pas laisser ce mal sans remède, il faut examiner quelle est la cause de ce bas prix ou de cette cherté exorbitante qui ont toujours régné alternativement depuis trente ans, et voir s’il n’y a pas moyen de les faire cesser. On en a assez dit, au commencement de ce mémoire, pour marquer qu’il ne faut point de miracle pour arrêter ce désordre, mais seulement reprendre les manières des temps passés où ces misères étaient presqu’entièrement inconnues, à l’exemple de nos voisins qui, en ayant de tout opposées, ainsi que l’on a dit, n’ont jamais rien expérimenté de pareil, quoiqu’avec des circonstances de terroir et de climat bien moins avantageuses. 

On ne réfléchira pas davantage dedans laquelle des deux contrées la méprise se rencontre, de la France ou de l’Angleterre, en la conduite si opposée qu’elles tiennent à l’égard de l’enlèvement des blés lorsqu’ils sont à vil prix. Mais on passera d’abord à estimer ce qu’il en peut coûter, en donnant une pleine permission aux étrangers d’en acheter dans les ports de mer autant qu’il leur est nécessaire, ce qui, mettant le prix infailliblement au moins à douze ou quatorze deniers la livre, nous en redonnera quatre ou cinq cent mille muids toutes les années, car si leur achat allait au-delà de ce nombre, il est certain que ce serait raisonner juste, de peur d’affamer la France, que de défendre entièrement ce commerce. Mais au contraire, si tout l’enlèvement, à quelque quantité qu’il puisse aller avec une entière liberté, ne peut jamais s’étendre à plus de quarante ou cinquante mille muids de blé, il est indubitable qu’il n’y a point de récolte pareille à celle-là, quelque féconde que soit la terre où l’on répande la semence, puisqu’outre dix pour un que le royaume gagnerait, jamais terre n’ayant rendu davantage, l’augmentation de prix que cela rejetterait sur plus de quinze cent mille autres muids de blé irait à plus de quatre-vingt-dix millions, quand la hausse du prix d’à présent ne serait que de deux tiers davantage, que bien assurément il doublerait ; et la vente hors le royaume allant à dix millions ou environ, c’est cent millions de pur profit qui se doublant, au moins par leurs cours, étant répandus dans le reste de la République, feraient les deux cents millions qu’on a soutenu y avoir à gagner au commencement de ces mémoires, à reprendre nos manières anciennes et celles de nos voisins, dont l’état en toutes sortes de temps ne justifie que trop tous ces raisonnements, quand ils ne se prouveraient pas d’eux-mêmes. 

Mais comme il s’agit de combattre une erreur publique et qu’ainsi tout ce qui ne sera pas dans la dernière évidence peut être justement nié, il reste deux principes avancés ci-devant à justifier, qui sont qu’une entière liberté d’enlever les blés ne pourra jamais s’étendre au-delà de quarante à cinquante mille muids, et que cette seule quantité enlevée les mettra à un prix qui produira les effets marqués ci-devant, c’est-à-dire un profit de dix pour un en espèces, en sorte que ce sera pour autant de garantie ou de provision contre les stérilités qui pourraient arriver. 

Pour le premier, qui est l’enlèvement, il ne peut aller qu’à quarante ou cinquante mille muids ; il n’y a qu’à compter les ports de mer, depuis Dunkerque jusqu’à Antibes, et même Nice, où les étrangers en viennent faire leur provision lorsqu’ils en manquent : il ne s’en trouvera tout au plus que treize à quatorze. Et puis, descendant dans le détail de ce qui s’en est jamais enlevé dans la plus grande liberté aux plus considérables de ces lieux, que les étrangers en manquaient le plus, il se trouvera que cela n’a jamais été à trois mille muids, et même à beaucoup moins. Et présentement que presque le seul Portugal en demande, les plus gros négociants du royaume, qui ont ordre d’en envoyer si l’on en peut obtenir permission, rendent témoignage que l’on n’en veut pas à beaucoup près cette quantité. Comme c’est une pure question de fait, on ne s’y arrêtera pas plus longtemps, ceux qui en voudraient encore douter étant mis par ce raisonnement dans l’obligation de s’en informer auparavant que d’en parler, ce qu’ils n’auraient pas fait précéder à leur doute, si on les avait avertis par avance qu’il n’est pas de leur intérêt de s’embarquer dans de pareils doutes. 

On passe à la seconde partie, qui est de montrer que l’enlèvement de cette quantité remettra le blé au prix que l’on a dit, qui est de douze à quatorze deniers la livre, qui est le prix nécessaire pour former les effets marqués ci-devant. 

Il est certain que l’avilissement des blés est, comme son extrême cherté, une des plus grandes violences que puisse souffrir la nature, et qu’il n’y a que l’extrême nécessité qui les produise, un laboureur étant au désespoir de donner son blé à six deniers la livre, qui lui revient à davantage en frais de culture et en autres charges de sa terre ; ainsi, la moindre aide ou la moindre atteinte que cet état violent puisse recevoir, il cesse aussitôt en tout ou en partie. 

De manière qu’on maintient que la simple permission d’enlever des blés, avant même qu’on en ait fait sortir la moindre quantité, fait tout aussitôt hausser le prix, et le prix haussé se hausse après cela de lui-même sans aucun ministère étranger, parce que, comme ceux qui vendent à vil prix ne le font que par contrainte et pour satisfaire à des paiements indispensables, comme des gages de valets et journées d’hommes, du moment qu’il hausse de prix, les obligations qui contraignent de vendre étant sur le même pied, il ne faut pas la même quantité de blé pour y satisfaire. Ainsi le laboureur n’est pas contraint d’envoyer le même nombre au marché, ce qui le fait aussitôt hausser de prix, du moment que les lieux où l’on le débite publiquement fournissent moins qu’auparavant. Or ce premier effet dont on vient de parler, de resserrement de blé par la simple publication du pouvoir d’enlever, arrive parce que d’entre ceux qui fournissent les marchés lorsque le blé est à vil prix, tous ne le font pas avec le même degré de nécessité ou d’obligation : les uns ne peuvent attendre en aucune manière, et les autres, quoiqu’ils aient encore du temps devant eux, la crainte que le prix ne baisse davantage dans le temps qu’ils tomberaient dans la même situation des premiers les fait fournir les marchés avec les mêmes empressements qu’eux. Or une pareille publication est une garantie formelle et une certitude d’un meilleur sort en attendant, ce qu’ils ne manquent pas de faire. Ainsi, du côté de la fourniture, dès ce même moment le blé reçoit de la hausse sans aucune cause étrangère, par les deux raisons que l’on a marquées. Il en reçoit encore par une autre démarche des gens mêmes du pays, sans que l’enlèvement y ait part, qui est que comme tous ceux qui ne labourent pas, qui forment le plus grand nombre, font leurs provisions aux marchés, ils se conduisent dans cette rencontre, pour en acheter plus ou moins, à la fois à proportion du prix où il est et de la pensée de la hausse ou de l’avilissement où ils croient qu’il sera à l’avenir, ainsi de ce qu’il y aurait à gagner ou à perdre à gagner leur argent ou à s’assurer de ce qu’il leur faut de blé pour leur année ; de façon que cette permission aux étrangers d’enlever étant un trompette à leur égard qui les appelle à s’en fournir de bonne heure, les marchés, qui fournissaient déjà moins par cette publication, sont encore plus diligemment dépouillés par la même raison. Et tous les effets dont on a parlé ci-devant, lorsque le blé est à douze ou quatorze deniers la livre, commencent à jouer leur rôle chacun à leur égard, surtout en ce qui regarde les engrais des bestiaux, qui ne fournissant l’argent au laboureur qu’avec le temps, il aime mieux l’attendre du rehaussement du prix du blé, qui suit sans contestation la permission de l’enlever, que des nourritures, dont les effets sont toujours fort incertains. 

Le premier mouvement produit incontestablement par un simple morceau de papier reçoit tous ces degrés de perfection plus ou moins de ses suites, et cent muids de blé enlevés dans un des plus grands havres de royaume font un effet surprenant, en sorte que les commissionnaires des étrangers sont bien empêchés à faire leur négoce si imperceptiblement que la marchandise ne leur vienne pas à perte. Il faut qu’ils aient des correspondants dans tous les lieux où l’on le débite, d’où le transport est facile, afin de ne faire pas enchérir tout d’un coup les grains en faisant un trop gros achat dans un même marché ; cependant, quelques peines qu’ils y prennent, cela arrive quelquefois, et la permission accordée n’est presque bonne à autre chose que rehausser le prix des blés dans le pays, c’est-à-dire à produire une très grande utilité, et telle qu’on a marquée ci-dessus, sans aucune sorte de perte à raisonner sur les principes ci-devant pratiqués, quoique c’en soit une assurément, parce que cet enlèvement n’ayant presqu’été qu’en peinture, les effets réels qu’il a produits ne se peuvent pas longtemps soutenir, et le trop de blés restés dans le pays le rejette dans la même situation dont on a parlé ci-devant, et qui est celle d’aujourd’hui, surtout les étrangers n’étant pas toujours dans l’obligation d’avoir recours à la France pour fournir à leur nécessité. 

Pour éviter donc la famine en France dans les années stériles et ne point revoir les horreurs dont la mémoire est encore toute récente, il ne faut jamais empêcher l’enlèvement des blés, en quelque temps que ce puisse être. Et quoique d’abord cette proposition semble choquer l’imagination, elle est pourtant très certaine, parce que le temps de stérilité que l’on en voudrait excepter est à couvert de lui-même d’aucun enlèvement, attendu que s’il y a à gagner pour les étrangers dans ces occasions, ce n’est pas à faire sortir des blés de la France, mais à en apporter. Et c’est cette maxime qui fait subsister la Hollande où il n’en croît presque point, et laquelle néanmoins n’a jamais eu de famine, non plus que l’Angleterre, où en croissant à peu près ce qu’il y en faut, enchérit sur cette conduite en donnant de l’argent à ses propres sujets pour le faire sortir quand il est à un bon prix. 

On doit être satisfait de ce que l’on a marqué, qu’un enlèvement très peu considérable dans un port de mer met aussitôt le blé au prix qu’il est nécessaire, pour ne rien épargner sans craindre de perdre afin de procurer une continuation d’abondance. C’est pourquoi on n’en parlera pas davantage, après avoir seulement ajouté qu’il faut que cet enlèvement se traîne le plus longtemps qu’il est possible, afin que le bruit s’en répandant insensiblement dans tous les marchés voisins, les conséquences tracées ci-dessus pénètrent dans les contrées les plus avancées dans les terres, et produisent les effets dont on a parlé ; jusqu’à ce que les années stériles arrivant, et qui viennent tous les cinq ou six ans, elles évacuent avec usure pour tout le monde dans ce malheur les magasins pratiqués par cette manœuvre, ce qui ne peut arriver si le premier mobile, qui est la mer, cesse son action aussitôt qu’elle a commencé, et ce qu’on ne verra pas si on laisse une entière liberté, pratiquée dans tous les pays du monde, hormis en France. 

Il reste à prouver que si l’on ne change de manière, outre la perte de deux cents millions, il en coûtera encore la vie à une infinité de monde à la première stérilité. Pour le faire voir, il faut établir encore une fois ce qui croît à peu près de blé dans la France, ce que ses habitants en consomment, et combien il faut que les années abondantes contribuent aux années stériles, autrement la misère est extrême. 

On a déjà dit qu’il peut croître environ deux millions de muids de blé dans le royaume, quand les terres sont bien emménagées et que la récolte est entière. Or, comme il y a quatorze à quinze millions d’âmes présentement, mettant dix personnes pour un muid de blé par an, lequel, le prenant sur le pied de trois mille trois cents livres pesant le muid, cela fait environ cinq quarterons de pain par jour pour chaque personne, et d’autant que les enfants, même à la mamelle, sont compris dans ce nombre, ainsi que les malades, les religieux et personnes de qualité, qui n’en consomment pas cette quantité, cela forme à peu près, l’un portant l’autre, la portion de tout le monde. 

Ainsi c’est quatre à cinq cent mille muids de blé que chaque année a de reste quand elle est abondante pour secourir les mauvaises. Et comme la stérilité n’est jamais générale dans toutes les contrées du royaume, il suffit qu’il y ait moitié de récolte pour que l’excédent de l’année précédente empêche la famine. Mais cela ne peut être que lorsque les terres sont parfaitement cultivées, et que le bas prix du blé n’en ayant point tant avili la consommation, on n’en ait point détourné le ménage à des usages étrangers. Car si cela est arrivé, comme c’est une nécessité lorsque le blé est à six deniers la livre, la récolte de l’année stérile étant d’elle-même moindre par ces raisons qui agissent en toutes sortes de degrés d’abondance ou de stérilité, et ayant besoin par conséquent d’être davantage secourue et l’étant beaucoup moins, on peut dire que c’est une très grande désolation, quand même la nature n’aurait manqué ses effets non pas d’une moitié, mais d’un quart et même moins qu’à l’ordinaire. 

Car ce que l’on a dit de l’enlèvement des étrangers, et que cent muids de blé tirés hors du royaume font un effet extraordinaire, arrive aussi dans le pays dans la stérilité comme dans l’abondance, chacun à leur égard : le bruit qui se répand que l’année est abondante, que l’on ne saura que faire des blés, remplit aussitôt les marchés, quoiqu’à bien compter quelquefois cela ne soit pas absolument certain, attendu que les provinces, ou plutôt les contrées, ne conférant pas ensemble pour former unanimement ce concours de voix, il arrive souvent que cela n’est pas vrai au fond, et que tout compensé de province à province, les choses ne sont pas comme on les dit. Il y a encore plus de méprise dans les rumeurs de stérilité : la simple pensée que le blé sera cher, sans consulter ni faire une estimation de ce qu’il y en a dans le royaume, soit de l’année ou des précédentes, le réserve aussitôt dans tous les greniers, soit pour gagner en attendant ce temps qui n’est pas appréhendé par ceux qui en ont à vendre, ou de crainte même d’en manquer, les marchés à l’ordinaire étant fournis par de pauvres laboureurs qui, se coupant, comme l’on dit, d’une main l’autre, vendent souvent des blés pour en racheter au bout du temps, y étant contraints par leurs créanciers ; mais lorsque la famine les fait craindre, ils détournent leurs blés, refermant toutes les mesures qu’ils peuvent prendre à s’empêcher de périr. Ainsi voilà les marchés moins fournis tout d’un coup et beaucoup plus dépouillés par les personnes qui se hâtent de faire leurs provisions, ainsi que l’on a dit, lorsque l’on a parlé des enlèvements étrangers. Le blé, venant à un prix hors de raison, n’est plus à portée des pauvres, une partie de ceux qui leur fournissaient leurs journées ramassent toutes leurs forces pour se garantir de la misère, et le pauvre monde commence insensiblement à se retrancher de son ordinaire en se réduisant d’abord au pain qui, n’étant une nourriture assez solide à l’égard de ceux qui ont accoutumé d’user de viande, les réduit à un pitoyable état, auquel consommant une fois plus de pain qu’à l’ordinaire, ils ne laissent pas d’être toujours affamés et de périr à la fin, lorsqu’ils ne peuvent plus subvenir. 

De façon que, dans les chertés, on a remarqué, soit par le débit des boulangers, ou par les halles même, qu’il se fait une plus grande consommation qu’à l’ordinaire, et quoiqu’on apporte pour raison que c’est qu’il y a moins de monde qui ait sa provision chez soi, cependant il est très vrai que ceux qui sont en pouvoir de ne se pas plaindre consomment plus de pain que lorsqu’on n’est pas dans la cherté. 

Il y a encore une raison, qui est qu’y ayant une fort grande différence et pour la substance et pour la nourriture entre le pain de boulanger et celui que les pauvres cuisent chez eux, comme ils n’ont point le pouvoir d’attendre jusqu’à la quantité d’argent nécessaire pour acheter une mesure de blé, ils ont recours chaque jour au pain de boulanger, ce qui met les choses sur un pied qu’outre un grand nombre qui périssent purement et simplement de faim, il y en a encore quantité qui, affaiblis de longue main par la mauvaise nourriture, ne peuvent plus supporter leur travail, qui est leur seul revenu, et meurent à la fin au moindre mal qui leur survient. 

De plus, lorsqu’il arrive une année stérile, elle n’est pas seule, à moins que celle qui la suit ne soit à un haut degré d’abondance, parce que le délaissement des terres provenu de l’avilissement du prix du blé continue dans le temps de famine par un autre excès, qui est le haut prix des grains, qui étant de sept ou huit fois plus fort qu’à l’ordinaire, ceux qui ne sont pas très riches ne sont pas en état de risquer à ne pas recueillir la valeur de leur semence, à cause du grand déchet sur le prix du blé lors de la récolte, outre que la faim, les pressant de près, ne leur permet pas même de se passer de quelques mesures de blé pendant une année. 

Il y a encore une raison, c’est que les terres délaissées de longtemps par l’avilissement du blé ne peuvent être remises dès la première année, et il en faut plusieurs consécutives, et même de grands frais, pour les engraisser, ce qui ne s’accorde point avec le temps de la famine. C’est ce qui fut cause que si l’année 1693 fut désolante, celle qui suivit le fut encore davantage, et ne se passèrent pas l’une et l’autre sans qu’il en coûtât la vie à une infinité de personnes par des causes précédentes traitées ci-dessus, et qui, subsistant aujourd’hui, ne manqueront pas de produire les mêmes effets en pareilles occasions, c’est-à-dire de stérilité, qui arrivent ordinairement tous les cinq ou six ans depuis que les terres sont mal cultivées, à moins qu’on n’y donne ordre par la publication d’un simple édit qui ne renversera la fortune à qui que ce soit, comme pourraient faire les remèdes aux autres désordres, ce qui doit moins faire désespérer de celui-ci, n’y ayant d’autres obstacles sinon qu’il faut faire concevoir qu’on s’est mépris, et que cette méprise coûte la vie au peuple et la perte des biens. 

Il ne reste plus, pour conclure ce mémoire, que de purger une idée d’infaillibilité prétendue ou supposée par toutes les personnes qui sont en une place éminente, qui empêche de concevoir qu’elles aient pu donner lieu à une méprise si effroyable, et que ce soit de leur main que soit parti le coup qui a causé, ou plutôt qui cause tous les jours une si grande désolation. 

Mais on répond d’abord qu’il est inouï dans la jurisprudence de mettre en question si un homme a été tué lorsqu’on en représente le corps mort ; de la même manière, lorsqu’on voit des champs, autrefois extrêmement bien cultivés, entièrement abandonnés présentement, peut-on dire que c’est l’effet d’un dessin prémédité, mis à exécution après une mûre délibération ? Comme cela ne se saurait avancer, il faut convenir à même temps qu’il y a de la méprise dans ces effets, et par conséquent dans la cause. 

Ce qu’on peut dire, pour la justification des personnes en place, c’est que cette méprise, quelque considérable qu’elle soit, n’étant qu’une erreur au fait entièrement désintéressée de leur côté, n’intrigue point leur réputation, outre que n’y ayant rien de si naturel que de se méprendre, ce serait un miracle si cela ne leur arrivait pas plus souvent qu’aux autres hommes, attendu la grande fortune qu’il y a à faire à les tromper. 

En effet, il n’est pas possible qu’un homme qui n’a rien vaillant pût gagner des sommes immenses, comme cela est arrivé une infinité de fois, avec le Roi, si on n’avait surpris Messieurs les ministres. Et comme, outre ce grand gain, qui est de lui-même une surprise, il en coûte souvent une grande perte au peuple, qui est le propre bien du Roi même, sans que personne en profite, ainsi qu’on a fait voir dans le Détail de la France, étant impossible que toute cette manœuvre arrive sans une méprise du premier degré d’erreur dans les personnes en place, ce n’est point perdre le respect qu’on leur doit de n’y donner que le nom de méprise. Même les défenses de feu M. Fouquet, lorsqu’il fut recherché de sa conduite, qui ont été rendues publiques, ne permettent pas, en parlant du Cardinal de Mazarin, premier auteur de cette sorte de méprise, que l’on mette entièrement, à beaucoup près, sur la ligne de mécompte cette manière de prétendre faire venir de l’argent au Roi en formant une fortune immense aux entremetteurs. 

La part qu’il s’y donnait, que l’on vit durant sa vie, et encore mieux à sa mort, ne lui avoir pas été inutile, le rendait peu disposé à écouter les objections que l’on lui aurait pu faire contre cette nouveauté, en montrant qu’elle était également préjudiciable et au Roi et au peuple. 

On n’en dira pas davantage quant à présent, cela suffisant pour faire aller bride en main ceux qui voudraient bailler, pour toutes ces raisons d’une chose qui choque également les yeux et la raison, l’autorité ou la prétendue infaillibilité des premiers auteurs. 

Et le malheur ayant voulu que la méprise ait produit ses plus violents effets dans la rencontre, le plus de conséquences, qui est d’exposer les peuples à périr par la famine sans nul intérêt particulier de personne, on est obligé d’en faire le détail pour montrer que, quoique l’utilité personnelle ne s’en soit pas ensuivie, l’intention néanmoins y était, ce qui a produit ces malheureux effets. 

Comme du temps du Cardinal de Mazarin, qui est l’époque où la France commença à diminuer, les revenus des peuples et ceux du Roi ne recevant plus cette hausse ou cette gradation journalière éprouvée depuis deux cents ans, toutes sortes de personnes étaient bien venues, l’une à proposer un impôt sur une sorte de marchandise, l’autre un droit sur un passage ou sortie, tout cela se faisant écouter de la manière que M. Fouquet le marque dans ses défenses, dont on vient de dire un mot et qu’on ne répètera point ; les blés, qui avaient été sacrés jusqu’alors dans toute la terre, perdirent leur privilège, et l’on mit un impôt sur la sortie des blés de Normandie de soixante-six livres par muid, c’est-à-dire cinquante livres pour cent à peu près de la valeur de la chose. Voilà le principe de tous les malheurs qui se sont ensuivis par la stérilité, et bien que cela ne produisît pas d’abord les pernicieux effets que l’on a vus, ils ne lui doivent pas moins leur naissance.

Les étrangers qui étaient accoutumés à se fournir en France ne se retirèrent pas d’abord. Il fallut du temps pour songer à se pourvoir d’ailleurs, ce qu’ils firent quelque temps après à Dantzig et à Hambourg, qui se sont fort bien trouvés de cette méprise, au lieu que la France n’a fait que de dépérir depuis ce temps-là, par les raisons traitées au commencement de ces mémoires, aussi naturelles qu’aisées à faire cesser. 

Et ce qu’on a dit, que le désordre ne suivit pas incontinent, c’est ce qui produit tout le malheur en pareille surprise, parce que l’applaudissement aveugle qui accompagne tous ceux qui occupent les premières places, se servant de toutes sortes de moyens pour leur persuader qu’ils sont infaillibles, c’est assez que le contraire ne soit pas de la dernière évidence pour qu’on les puisse tromper en ces sortes d’occasions ; et comme ils sont persuadés que la rétractation serait un aveu de méprise, on a si bien fait jusqu’ici que quoiqu’il en ait pu coûter au Roi et au peuple, on n’en a jamais voulu entendre parler. 

C’est comme on a dit que le mal ne suivant pas immédiatement la main qui le cause, en voilà plus qu’il n’en faut pour sauver la réputation d’un homme en lieu éminent, surtout à l’égard du monde poli, qui prétend seul avoir voix en chapitre, étant une des principales suites de la politesse de ne jamais contredire surtout des personnes élevées, ce qui a peut-être fait dire à un homme d’esprit que les princes ne pouvaient guère apprendre parfaitement autre chose qu’à monter à cheval, parce qu’il n’y avait que des bêtes qui pussent contredire des hommes de ce genre lorsqu’ils se méprenaient. 

Cependant, il est bien difficile que la perfection se rencontre parmi de pareilles manières, et il ne faut pas s’étonner qu’on ait remarqué que tous les plus grands États qui s’étaient élevés au plus haut point de puissance ont fini d’abord qu’ils ont raffiné sur la politesse. 

Rome et la Grèce ont éprouvé ce sort, et la République des Suisses ne tient ce haut degré d’autorité dans l’Europe que par des maximes contraires. La Hollande voit ce qu’il lui en coûte aujourd’hui pour les avoir quittées. 

Mais pour revenir au point dont on vient de parler, que c’est trop s’abuser de ne mettre pas entièrement le mal sur son compte parce qu’il ne suit pas immédiatement le coup qui le produit, et se croire dispensé par là de le faire cesser, il ne faut qu’avoir des yeux pour voir ce qui se passe dans la nature, afin de se détromper tout à fait d’une si pernicieuse maxime. 

Que l’on ôte tout d’un coup ou l’eau ou le vent en un moulin, comme cela est facile : il ne laissera pas de marcher un espace de temps, parce que le mouvement qu’il aura reçu fera encore son effet, qui ne cessera que lorsque ces mouvements ne se succéderont plus les uns aux autres. 

Hérodien, historien romain, en rapporte un exemple plus extraordinaire, qui est que l’Empereur Commodus, qui s’était rendu le plus habile et le plus expert tireur d’arc qui fût jamais, s’étant transporté en Afrique exprès pour tuer des autruches, lesquelles on sait courir d’une extrême vitesse, s’aidant à cet effet des pieds et des ailes, il avait fait forger des fers de flèche en forme de croissant avec lesquels il tirait avec tant d’adresse qu’il coupait la tête à ces autruches immédiatement au-dessus du col dans leur plus forte course ; et l’historien remarque que quoique la tête fût bas, elles ne laissaient pas de courir un fort long espace de temps. Or, à raisonner sur les principes du monde poli, on pourrait dire que ce n’est ni le vent ni l’eau qui fait aller les moulins, puisqu’on les voit tourner sans vent et sans eau, et que l’on peut courir et se mouvoir sans principe de vie qui l’atteste, puisque ces autruches faisaient l’un et l’autre après qu’elles avaient été coupées. 

Il y avait autrefois aux foires de Rouen, ainsi qu’on a dit dans le Détail de la France, jusqu’à soixante mille pièces de vin, et bien que le Roi ne prît guère qu’un écu pour chaque pièce, cela faisait près de deux cent mille francs. Et aujourd’hui qu’il y a plus de vingt livres pour chaque muid, cela ne forme pas plus de vingt mille écus au Roi, parce qu’il n’en entre que trois mille pièces. Cette méprise est effroyable du côté du Roi, mais elle l’est encore davantage du côté des peuples, ce qui retombe entièrement sur Sa Majesté, parce qu’on a arraché plus de huit mille arpents de vignes qui valaient cent francs de revenu, l’un portant l’autre, et la manière dont cela s’est fait est encore décrite dans les défenses de M. Fouquet. C’est que ces vingt livres ne sont pas en un seul parti, mais il y a plusieurs traitants qui ne s’étant fait écouter du Cardinal Mazarin que l’argent à la main, et l’effet pernicieux si préjudiciable au Roi et au peuple ne suivant pas d’abord, en sorte qu’il pût par son horreur faire cesser le désordre, il n’en fallait pas davantage, avec l’autorité et la protection, pour le faire recevoir et durer autant qu’il était nécessaire pour enrichir les auteurs qui se mettaient peu en peine de l’avenir, lorsque le mal aurait fait tout son effet, comme il est arrivé il y a longtemps, attendu qu’ils n’en étaient nullement garants, et que ce serait à d’autres à démêler la fusée, ainsi qu’ils aviseraient bien être. C’est la situation où nous sommes présentement à l’égard de cinq cents millions de revenu que la France a de moins qu’elle n’avait il y a trente-cinq ans. Cette manœuvre exercée aux entrées de Rouen a joué son rôle à une infinité d’autres rencontres, avec les mêmes circonstances de faveur et de protection qui se réveillent encore de dessous la cendre lorsqu’il est question de les faire cesser, soit que l’intérêt personnel dure encore, ou qu’on persiste dans le dessein de ne jamais déroger à l’idée d’infaillibilité que l’on veut faire régner parmi le peuple. 

Mais comme il n’est question que des blés présentement et que les étrangers en demandent, ce qu’ils ne font pas toujours, il n’y a point de temps à perdre à changer de maxime en levant l’impôt qui est en Normandie sur la sortie des blés, et la défense par toute la France d’en laisser emporter au dehors, qui ne fut autrefois qu’une suite de cette politique de marquer qu’on ne se méprend jamais, parce qu’après la création de cet impôt de soixante-et-six livres sur la sortie de chaque muid de blé en Normandie, ce qui fait un tort effroyable à la province, on habilla cette méprise du nom de prudence en marquant que c’était de peur d’affamer la France, et on défendit l’enlèvement des grains dans tous les ports du royaume ; de la même manière que Jules César, ayant fait une chute en abordant l’Afrique, et craignant que les Romains, fort superstitieux, n’interprétassent cet accident à mauvais augure, prit de la main, avant que de se relever, un morceau de terre, et, la baisant, prononça ces mots : « Je te tiens présentement, Afrique ». C’est justement ce qui arrive en une infinité d’occasions. Mais cette manière qui tire les personnes en place d’intrigue en apparence à l’égard des flatteurs, les y rejette plus fort que jamais envers le Roi et les peuples. 

Enfin, pour conclusion, on passe que l’on laisse des désordres présentement qui, faisant une violence continuelle à la nature, pourraient cesser en vingt-quatre heures et enrichiraient le public, et par conséquent Sa Majesté, attendu que quelques particuliers d’une haute protection y trouvent leur compte, quoiqu’à un pour mille, du mal que cela cause, et on n’en espère le remède que lorsque le mal sera encore un peu plus pressant, et qu’il demandera qu’on ne ménage plus de si petits intérêts pour mettre en trois mois de temps tous les ennemis, ou plutôt tous les envieux de la France en état de venir demander la paix avec plus de soumission qu’aux guerres précédentes. Mais à l’égard des blés, dont la cessation du commerce n’intéresse qui que ce soit pour un denier et menace le royaume des malheurs précédents, on conjure de la part des peuples de se conformer à nos voisins et de prendre les mêmes maximes qu’eux, avec lesquelles, dans un pays bien moins fécond que la France, ils n’ont jamais expérimenté les horreurs de la stérilité, connues presque uniquement dans les plus fertiles pays du monde. Messieurs les ecclésiastiques y doivent donner leur suffrage pour moins autant que leurs prières, par un intérêt encore plus considérable que celui des peuples, puisqu’on maintient que quelque grandes que soient les contributions, tant ordinaires qu’extraordinaires, qu’ils fournissent pour le soutien de cette présente guerre qu’on peut appeler de religion, ils en seront plus que dédommagés par la permission d’enlever les blés, attendu que l’augmentation de récolte causée par l’engrais, n’étant point gratuite au laboureur, est à pur profit au décimateur ; et l’on a vu des bénéfices doubler tout d’un coup dans de certaines contrées proches de la mer lorsque, le blé étant à prix raisonnable, le laboureur pouvait nourrir deux chevaux et un homme uniquement pour aller à deux lieues de chez lui quérir, deux voyages par jour, d’un certain fumier qui, se ramassant dans les rues des ports de mer, a le don de parfaitement bien engraisser les terres et de leur faire porter le double de leur ordinaire. Mais comme cet article des frais revient à cinq ou six cents livres, bien que cela dure même plusieurs années, ne s’étendant que sur dix ou douze arpents, il faut cesser cette manœuvre lorsque le blé n’est pas au moins à douze deniers la livre. 

Enfin on peut dire que la France, pour être parfaitement heureuse, non seulement à l’égard du nécessaire, comme le pain, mais même du superflu, n’a qu’à laisser faire la nature qui l’a mieux partagée qu’aucune contrée de la terre. 

Et si Sénèque le philosophe qui, étant originaire d’Espagne, demeurait à Rome en qualité de précepteur de l’Empereur, et devait par conséquent savoir, outre sa grande érudition, tout ce qui s’était passé dans l’univers, ainsi que ce qui arrivait journellement, écrit dans sa vieillesse que jamais la nature n’a refusé le nécessaire à qui que ce fût, même dans la plus grande colère, ce qui comprend les plus stériles comme les plus féconds pays du monde, sur quel compte, donc, peut-on mettre le contraire que nous voyons arriver tant de fois de nos jours dans la plus fertile contrée de la terre ? 

Or c’est sur ce même principe qu’une personne en place ayant mandé un grand négociant afin de conférer avec lui des moyens de rétablir le commerce, qu’il fallait être aveugle pour ne pas convenir qu’il était ruiné, l’autre lui répondit qu’il y en avait un très certain et très facile à pratiquer, qui était que lui et ses semblables ne s’en mêlassent point, et que tout irait parfaitement bien, parce que l’ardeur de gagner était si naturelle qu’il ne fallait point d’autres motifs que l’intérêt personnel pour les faire agir, qu’il n’y avait qu’une violence continuelle causée par les intérêts indirects qui tirât de cette situation pour mettre dans celle d’aujourd’hui. 

Comme cette réponse n’accommodait pas généralement tout le monde, elle n’eut point de suite. C’est pourtant par l’exécution d’un pareil projet que le Roi peut en un mois prendre des mesures certaines pour recevoir tout l’argent qui lui est nécessaire pour emmener ses ennemis à ses pieds quant à présent, et doubler ses revenus et ceux des peuples avant deux ou trois ans. 

C’est par où on finit ces mémoires des blés, auxquels on n’aurait pas travaillé si on n’avait cru que le même précepte qui oblige d’empêcher l’indigent de mourir de faim lorsqu’on le peut, ne s’étendait également à l’égard des moyens qui peuvent sortir de l’esprit comme de la bourse. Sans cette considération, les intérêts personnels, qui sont depuis longtemps fort à la mode, auraient fait prendre d’autres mesures, n’étant pas nécessaire de grandes lumières pour voir que bien que le précepte d’instruire ceux qui ignorent mérite récompense dans l’Evangile, il y a bien des occasions où il s’en faut beaucoup que ce soit en ce monde qu’on la doive attendre. 

La piété et l’intégrité de ceux qui gouvernent présentement en ont beaucoup rabattu cet usage. C’est pourquoi on ne craint point de dire que jamais le Joseph de l’Égypte ne fut si utile à ce pays par l’amas des blés et la vente lors de la famine qu’ils le seront à la France, quoique ce ne soit pas d’une manière si visible et si prompte, en permettant d’enlever des blés lorsqu’il est à six deniers la livre, comme on le voit présentement. 

Et pour dernière preuve de ce raisonnement, on dira que les Hollandais ayant pris, il y a deux ans et demi, quatre ou cinq vaisseaux à un riche négociant, chargés de blé venant du Nord, comme il était à bon prix dans le pays, quoique très cher en France, le Prince d’Orange les fit garder jusqu’à la récolte, qui ayant rejeté l’abondance et fait baisser tout d’un coup le prix des grains, on les renvoya sans aucune rançon, les ennemis n’ignorant pas qu’ils feraient un très grand mal par leur arrivée : premièrement, le négociant y perdit considérablement, la marchandise n’ayant pu payer le fret, et l’augmentation que ce nouveau débit apporta à l’avilissement du prix des grains redoubla les circonstances marquées ci-dessus, par une grande perte pour le présent et des arrhes presque certaines d’un plus grand malheur à l’avenir dans la contrée. 

Ce traité des blés, qui avait été composé sur la fin de l’année 1695 et le commencement de 1696, dans lequel temps les étrangers demandaient des blés, ce qui eût produit les effets marqués ci-dessus, pourrait passer pour fort inutile, présentement que la récolte étant abondante partout, il n’en faut en nul endroit de l’Europe. Mais on ajoutera que l’exécution du projet traité dans les deux mémoires, tant du Détail que du Factum de la France, suppléera au besoin des étrangers pour mettre le blé à douze deniers la livre et causer par conséquent les suites ci-dessus tracées, nécessaires à empêcher la famine dans la stérilité et la misère dans l’abondance, comme l’on est aujourd’hui. 

Ce qu’on va faire voir après qu’on aura remarqué, par une addition au mémoire des blés, que l’on a fait consommer davantage de grains par les bestiaux depuis un an, ce qu’on est prêt de vérifier, que les étrangers n’en demandaient, ce qui eût apporté la richesse et l’abondance dans le pays. Cette circonstance remarquée doit servir de confirmation qu’on ne doit pas rejeter ou révoquer en doute tous les projets traités en quelque matière que ce soit par l’auteur de ces mémoires, attendu qu’il a pour principe qu’on surprend perpétuellement Messieurs les premiers ministres. Ce qui se passe dans cette occasion n’a point d’exemple et ne peut être nié par personne du monde qui sache de quoi il est question, ou plutôt qui ait la moindre relation immédiate avec les marchands et les laboureurs. 

Mais pour entrer en matière et faire voir comment l’on peut en très peu de temps, sans aucun enlèvement étranger, faire tout d’un coup hausser le prix du blé, voici comme la chose se passe. 

Le grand avilissement vient non seulement de la trop grande abondance, mais encore de l’obligation trop étroite de vendre ; de manière que quelque abondante que soit la récolte, si les laboureurs se trouvaient riches et en état de satisfaire à leurs maîtres par les autres ressources du ménage, comme sont l’engrais des bestiaux et la vente des liqueurs, ne se trouvant point dans l’obligation de donner leur blé à un moindre prix qu’il ne leur coûte à faire venir, les marchés se trouveraient mal fournis, ce qui est inséparable du rehaussement du prix du blé. 

Et cela est si véritable que, dans la dernière stérilité de 1693 et 1694, on put voir la différence de ces deux situations dans les laboureurs qui s’étaient rencontrés en état de ne rien faire par force, et les autres qui n’avaient pas cette commodité : ces premiers, en très petit nombre, se trouvèrent en état d’être riches pour jamais pour le grand prix du blé dont ils avaient fait amas, y en ayant eu plusieurs qui s’étaient rencontrés dans le pouvoir d’acheter et payer comptant leurs fermes, pendant que les autres ont presque péri de faim, bien qu’ils eussent consommé leurs grains ou par vente ou par engrais à un très vil prix, que l’on n’achetait aussi le plus souvent que pour le faire consommer par les bestiaux. En sorte que si tous avaient été du premier genre, ce qui n’était pas impossible du côté de la nature, il n’y aurait point eu de famine ; comme au contraire, s’il ne s’en était point rencontré, elle aurait été encore plus extrême, et elle ne fut au plus haut degré qu’on ne l’avait jamais vue en France que parce que l’état opposé, qui est l’avilissement du prix des blés, avait pareillement précédé d’une façon plus violente, par les causes marquées ci-dessus, qu’il n’avait jamais été de mémoire d’homme : les blés furent à 4 sols la livre, et même longtemps, on ne l’avait point encore vue qu’à trois sols dans la plus grande stérilité, et si une maladie contagieuse qui avait précédé n’avait pas enlevé le quart du peuple en bien des contrées, la misère aurait encore été plus extrême. 

À juger sur ces principes, qui sont certains, puisqu’ils sont tirés de la nature même, le blé n’étant qu’à quatre deniers présentement la livre, et même à moins en plusieurs endroits, ce qu’on est prêt de faire voir, on peut achever quelles en seront les suites à la première stérilité. À quoi, si l’on ajoute les obligations où est la campagne de secourir le Roi et de former de l’argent à tous moments à quelque prix que ce soit, il semble que l’exécution du projet traité dans tous ces mémoires étant un remède général à tous les désordres, tant présents que futurs, il serait difficile de trouver un temps plus propre que celui-ci pour leur faire un favorable accueil. On n’en dira pas davantage, après avoir remarqué qu’il y a encore deux articles inséparables de cette exécution, qui, augmentant la consommation des blés, en rehausseraient le prix, qui est que les manufactures étant rétablies par la facilité du débit, inséparable de la liberté des sorties ou entrées du Royaume, cela ferait revenir plus de trois à quatre cent mille hommes originaires du pays que la nécessité a contraints malgré eux d’en sortir. Et un fameux négociant maintint il n’y a pas longtemps, devant plusieurs honnêtes gens, que pour sa part il en ferait revenir en un mois plus de cinquante mille, lorsqu’il plairait au Roi lever quelques impôts, ou plutôt en échanger l’assiette dont il ne lui revenait rien du tout, ou que très peu de chose, et dont il pourrait être sur-le-champ remboursé au triple par une autre voie. 

Il y a encore un autre article, qui est que plus de cent mille cabarets rétablis en vingt-quatre heures augmenteraient extrêmement la consommation, parce que le pain s’y mangeant toujours frais et blanc, et ceux qui les fréquentent n’en usant pas pour l’ordinaire chez eux de pareil, ils en consommeraient trois ou quatre fois davantage qu’ils ne feraient dans leurs maisons. Ainsi ces circonstances jointes ensemble soutenant le prix des blés à douze deniers la livre, c’est plus de cent millions de rente, voire deux cents d’augmentation de revenu à l’état présent, et plus de cinq ou six cent mille muids de blés par an de provision contre la première stérilité, c’est-à-dire de la richesse pour le présent et jamais de misère pour l’avenir. 

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