En 2008, Liu a participé à la rédaction de la charte 08. Cette charte présente un programme en dix-neuf points, pour réclamer les droits de l’homme et démocratiser le système politique chinois actuel. Liu Xiaobo réclame, dans la charte, l’instauration d’un système politique de type occidental en Chine et la privatisation de toutes les entreprises et terres agricoles.
La philosophie du porc [extraits]
Le système démocratique produit par le processus de modernisation — la règle de la majorité — est un jeu de sécularisation centré sur les échanges d’intérêts, et même sur la généralisation de la médiocrité. Mais, premièrement, les échanges d’intérêts doivent suivre des règles claires, des règles d’échange justes, garanties par la loi à l’extérieur et par la conscience à l’intérieur. Or, en Chine, l’intérêt a remplacé la loi et la conscience pour devenir le seul pilier du système de gouvernement par les hommes, du règne de l’impudeur et du manque de respect pour les lois. Deuxièmement, la valeur fondamentale qui soutient le système démocratique — la liberté — est une qualité noble innée qui transcende la mesquinerie. Sans un système de valeurs qui accorde la priorité à la liberté, la démocratie non seulement peut aboutir à élire des tyrans comme Hitler, ou à la dictature d’un homme ou d’un parti au nom du peuple, mais elle peut aussi aboutir à l’absorption des qualités de noblesse, de dignité et de beauté par la médiocrité de la majorité anonyme.
Selon les normes de la démocratie, la majorité jouit d’une légitimité naturelle et, quand elle se mobilise, elle est capable de se sacrifier pour n’importe quel idéal, même un idéal utopique, de se faire l’instrument d’un arriviste et de se transformer sans hésiter en bourreau qui fait couler des fleuves de sang. La Chine n’a jamais manqué de tradition de « grande démocratie » caractérisée par la rébellion des masses, mais elle n’a jamais eu de tradition démocratique accordant la priorité à la liberté ; il est difficile de penser à la liberté quand on n’a pas de quoi manger à sa faim.
Face à la médiocrité représentée par la primauté de l’intérêt, la noblesse de la primauté de la liberté ne peut venir que d’une minorité d’élites ; seule la liberté peut garantir que cette minorité dotée de qualités de noblesse ne sera pas engloutie par les intérêts mesquins et la médiocrité. Depuis la disparition des aristocrates des temps anciens, la qualité d’une société moderne se juge à la capacité d’une minorité de contrebalancer la majorité dans un système qui accorde la primauté à la liberté. Cette minorité d’élites se préoccupe du sort des faibles et critique le pouvoir politique, elle sait aussi résister aux goûts des masses, c’est-à-dire qu’elle conserve son autonomie et son esprit critique vis-à-vis à la fois du pouvoir et des masses, supervise le gouvernement par la critique et guide les masses. C’est cet élément essentiel qui garantit l’élévation continue des qualités d’une société.
Plus d’un étranger m’a souvent demandé : « Comment se fait-il que, du jour au lendemain, on ne parle plus d’un événement aussi grave que le 4 Juin, auquel tant de gens ont participé, où tant de gens ont trouvé la mort ? Les massacreurs peuvent-ils donc vraiment tuer le sens de la justice ? Qu’est-ce que c’est donc que cette Chine ? »
Deng Xiaoping a acheté la mémoire des masses avec ses promesses d’« aisance relative », et non seulement d’innombrables tragédies historiques ont été oubliées, mais même les cas récents les plus atroces ont été affadis au point de disparaître presque complètement. Dans cette atmosphère d’abrutissement et d’amnésie de toute la nation, les élites ont créé une « philosophie du porc » pour collaborer avec l’idéologie dominante. Celle-ci s’adapte fort bien au discours hégémonique qui place « l’édification de l’économie au centre » : elle met toute sa sagesse au service de la « philosophie de l’aisance relative » pour prouver que le seul moyen de développer l’économie consiste à maintenir la stabilité, et démontre la rationalité des échappatoires du type du « droit à l’absence d’histoire ». En un mot, elle explique comment faire pour que les porcs s’endorment quand ils sont rassasiés, et mangent quand ils se réveillent ; elle les maintient au mieux au stade des besoins primaires, alimentaires et sexuels, sans leur laisser le droit à de plus grandes ambitions. Étant donné le système actuel en Chine, toute décision sur la réforme est une décision politique, et tout discours sur les sciences humaines doit faire écho à la contrainte que fait peser le caractère tyrannique du système sur le champ. Comment obtenir que la réforme économique ne subisse pas la pollution de la politique ?
En économie, la théorie étatiste du « centre fort », l’économie centriste de la « faction des conseillers du prince » et de la « faction de l’état-major » est une composante de la cynique « philosophie du porc ». Même parmi la toute petite minorité d’intellectuels qui continuent de prôner le libéralisme, certains affirment à grands cris que l’héritage libéral doit beaucoup au conservatisme anglo-américain, que la « liberté négative » est le seul libéralisme orthodoxe, et sous-entendent que le 4 Juin[1] est un exemple récent de radicalisme politique et de mise en œuvre de la « liberté positive ». Dans « le développement du cynisme », Hu Ping[2] a magistralement analysé les « libertés négatives » aux couleurs de la Chine, je reprendrai ici l’essentiel de ses idées.
La traduction chinoise des termes d’Isaiah Berlin pour différencier les deux libertés pose elle-même problème. Dans l’original, les termes sont « negative liberty » et « positive liberty » que l’on pourrait traduire par liberté dont la caractéristique est de refuser, et la liberté dont la caractéristique est d’affirmer, mais on peut aussi utiliser les termes « xiaoji ziyou » et « jiji ziyou » ; on a tenu à utiliser cette dernière traduction. Mais si on le retraduit en anglais, cela devient « passive liberty » (liberté passive) et « active liberty » (liberté active). Cette traduction, qui choisit plutôt « liberté passive » que « liberté négative », est très révélatrice. Car en chinois, le terme xiaoji fait immédiatement penser au terme « passif », à « éviter ». Aussi, si on prend au pied de la lettre, en utilisant pour désigner la liberté négative le terme qui signifie « éviter la réalité », on fait un peu la même chose que Mao lorsqu’il définissait le libéralisme dans son article intitulé « Contre le libéralisme » : « On se désintéresse complètement de tout ce qui ne vous concerne pas ; même si l’on sait très bien ce qui ne va pas, on en parle le moins possible ; en homme sage, on se met à l’abri et on a pour seul souci de n’être pas pris soi-même en défaut[3]. » Sous la plume de nos libéraux, le libéralisme occidental devient extrêmement cynique, c’est cela le « libéralisme aux couleurs de la Chine ».
Puisque, pour le libéralisme orthodoxe, le meilleur gouvernement est celui qui s’occupe du moins de choses, la politique dont les masses populaires s’occupent le moins est la meilleure politique ; puisque la liberté négative c’est « la liberté de ne pas intervenir dans les affaires d’autrui ou de ne pas forcer autrui à faire quelque chose » et ce n’est pas « la liberté… de faire quelque chose de sa propre initiative », nous n’avons pas besoin de nous battre pour obtenir quelque chose. Ainsi, la philosophie du retrait du monde de Laozi et Zhuangzi est gratifiée par les prétendus intellectuels libéraux du nom de libéralisme, ce qui est de la philosophie du porc à 100 % — ceux qui ont été chassés vers la porcherie ou qui s’y sont enfuis attendent qu’on vienne les nourrir, voilà tout.
Or, l’histoire montre que partout où règne la liberté, que ce soit la « liberté négative » ou la « liberté positive », elle ne serait jamais advenue si quelqu’un n’avait pas pris l’initiative de se battre, d’agir pour l’obtenir. Même la liberté à l’anglaise, dont ces intellectuels parlent avec délectation, n’a été possible que parce qu’il y a eu la « glorieuse révolution ».
Et les intellectuels libéraux ? Leur mode d’action correspond à la mise en œuvre dans la pratique du prétexte de la « liberté négative ». Leur mode de vie respecte les règles, il n’a rien de libéral, certains d’entre eux sont même obsédés par leurs intérêts, ils ne font pas preuve du minimum de sincérité et de sens moral et ne risquent pas de provoquer leurs supérieurs.
Aussi, les milieux intellectuels libéraux soumis à des pressions répétées du gouvernement ne sauraient-ils ouvertement défier le pouvoir pour défendre leur droit à la liberté d’expression, et encore moins créer des groupes de pression de la société civile organisés ou para-organisés ; ils ne sauraient non plus lancer des appels collectifs en faveur des jeunes paysans auxquels on a coupé la langue, afin de défendre l’équité sociale. Leur libéralisme est cantonné dans leur bureau, chacun pour soi, et ils mènent une résistance par l’écrit, sur les bandes[4], en ordre dispersé ; il n’y a aucune chance, quitte à perdre la face, que, par leurs actions, ils brisent ouvertement le mur de verre que les deux parties connaissent bien. Pour parler franchement, dans leur jeu avec le système existant qui dure depuis longtemps, ils ont, en leur for intérieur, établi une ligne rouge, qu’ils savent ne pas devoir franchir s’ils veulent que leur sécurité physique et leurs intérêts matériels soient garantis. Pourvu qu’il n’y ait pas d’appel public à l’action ni de résistance collective, le pouvoir ne réagira pas. Cette ligne rouge observée par les élites intellectuelles libérales est une autolimitation provoquée par l’intériorisation de la terreur externe, et équivaut à un engagement tacite envers le pouvoir.
La philosophie du porc, caractérisée par la polarisation sur l’économie et la primauté de l’intérêt, a entamé, sous prétexte d’introspection, une critique du radicalisme et l’élimination de l’idéalisme.
Le problème ne vient pas de l’importance de l’économie et de la richesse matérielle dans le monde réel, parce que la modernisation comporte en elle-même de fortes tendances à la sécularisation — ce que Max Weber a qualifié de « désenchantement » de la modernité. Il est tout à fait normal et rationnel, conforme au besoin naturel des personnes ordinaires et aux dispositions de la nature humaine elle-même, qu’après avoir vécu la période de Mao Zedong caractérisée par une extrême pénurie matérielle, digne de l’ascétisme des moines bouddhistes, et « une révolution violente allant jusqu’au fond de l’âme », les Chinois se tournent vers une vie fondée sur l’intérêt économique et la jouissance matérielle. Il n’y a pas si longtemps, on nous a privés par la force du droit de poursuivre le bonheur séculier ; or nul n’a le droit de dépouiller les gens ordinaires de ce droit. Toutefois, l’apparition dans les élites chinoises de l’hédonisme, qui accorde la primauté à l’économie, n’est pas le produit naturel de difficultés d’existence, mais la conséquence de leur soumission à la terreur institutionnalisée.
Aujourd’hui l’indignité de la Chine, c’est précisément la belle union de la laideur de la terreur totalitaire, de l’horreur de la lâcheté humaine et de la hideur de la cupidité, c’est un summum de médiocrité jamais atteint auparavant et qui ne sera jamais dépassé. Bien sûr, je ne veux pas dire qu’il n’y a absolument aucun libéral qui ose briser ce mur de verre, mais qu’une personne comme le vieux Li Shenzhi[5] représente un cas isolé, et que les élites libérales dans leur ensemble n’osent pas s’inspirer de son exemple. Je ne veux pas non plus dire que ces dernières années les intellectuels libres n’ont rien accompli, mais simplement souligner la situation concrète dans laquelle ils se trouvent. Ces dernières années, ils ont remporté des succès indéniables en ce qui concerne l’écriture de l’histoire, la mise en évidence des problèmes actuels et la propagation des idées libérales.
Si tragique que soit l’échec du 4 Juin, il a tout de même révélé la bonté, le sens de la justice et l’esprit de sacrifice des gens ordinaires ; car, enfin, la fin d’une jeune vie de dix-sept ans a éveillé la conscience profondément endormie de deux intellectuels ayant grandi sous l’enseignement du PCC, et les a conduits à rassembler un groupe de victimes[6] ; elle a au fond permis aux gens de comprendre la nature du pouvoir despotique et de ne plus croire à la légitimité morale du PCC ni à sa propagande idéologique ; elle a tout de même abouti à la création d’un mouvement d’opposition de la société, public et durable ; elle a, pour la première fois depuis que le PC est au pouvoir, suscité l’apparition d’un vieux communiste[7] qui, de son plein gré et pour des raisons morales, a abandonné sa position de secrétaire général, le pouvoir et les privilèges qui lui sont associés, et a conduit un grand nombre de membres des élites au sein du système sur la voie de la révolte. Tout cela deviendra une mémoire éternelle de la ferveur de la lutte pour la liberté et la dignité ; ou, en d’autres termes, jusqu’à ce jour et à l’avenir, elle représentera le plus précieux encouragement moral de notre vie, car elle a enfin fourni à notre nation lâche et médiocre une occasion de se comporter avec courage, dignité et noblesse.
On ne peut se résoudre à une vie de porc, l’homme a besoin de liberté
Sous la dictature du parti unique où le pouvoir fort peut toujours priver les citoyens de leurs droits fondamentaux, pour établir un système libre où chacun a le droit d’être égoïste et de poursuivre le bonheur séculier, il faut s’appuyer sur la noblesse et l’altruisme et sur le sens de la justice de l’humanité. Pour gagner la liberté négative qui permet d’éviter les interventions et la contrainte de la part d’autrui, il faut avoir un esprit libre consistant à prendre l’initiative et à se battre pour arriver à ses fins. Nous avons besoin de pain mais, en tant qu’êtres humains, nous avons encore plus besoin de liberté. Ces hommes qui ne se résignent pas à la vie de porc, ces passionnés qui veulent encore rassembler les ressources morales de la Chine avec leur sens moral et leur courage, doivent être dotés d’une noblesse innée, et conserver l’espoir face à une situation presque désespérante de ruine de la morale.
Dongxiang, septembre 2000.
[1] Répression de Tian An Men, marquée par l’entrée de l’armée à Pékin le 4 juin 1989.
[2] Ancien candidat autonome aux élections de l’Université de Pékin en 1980, Hu Ping a émigré aux États-Unis et fondé de nombreuses revues démocrates. Il est actuellement directeur de Beijing zhi chun (« Le Printemps de Pékin »).
[3] Traduction des éditions en langues étrangères de Pékin.
[4] Ca bian qiu, terme de ping-pong : lorsque la balle touche le coin de la table, le point est accordé. Désigne la résistance « par la bande ».
[5] Ancien interprète du Premier ministre Zhou Enlai, il a écrit un article critique lors du 50e anniversaire de la fondation de la République populaire et est devenu depuis un modèle du libéralisme.
[6] Il s’agit de Ding Zilin, fondatrice des Mères de Tiananmen, et de son mari.
[7] Il s’agit de Zhao Ziyang, le secrétaire général du Parti, qui a préféré démissionner plutôt que cautionner l’entrée de l’armée à Pékin en 1989 et s’est refusé à écrire une autocritique.
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