Dans ce texte de 1767, reproduit en brochure, le physiocrate Nicolas Baudeau part à la recherche des fondements du droit naturel, et de la vraie base des lois positives. C’est dans le besoin qu’a chaque homme de tirer de son travail sa subsistance de chaque jour, que repose, en dernière analyse, l’origine de la liberté et de la propriété. Ces bases réelles de toute société nécessitent encore une autorité supérieure dont la mission seule et unique est de les protéger des atteintes intérieures et extérieures.
Exposition de la loi naturelle
par l’abbé Nicolas Baudeau
1767
EXPOSITION DE LA LOI NATURELLE
N° PREMIER
« Tout homme adulte est chargé de pourvoir à sa propre conservation, à son propre bien-être, sous peine de souffrance et de mort » : voilà certainement un devoir prescrit par la nature, la première de ses lois, dont la sanction est inévitable.
Mais pour concevoir la manière de remplir cette obligation continuelle et indispensable, il faut nécessairement considérer l’homme dans les divers états possibles ; c’est-à-dire l’homme absolument isolé, l’homme dans l’état de simple multitude, enfin l’homme attaché à la société.
D’abord un mortel, quoique parfaitement isolé, n’en a pas moins trois manières possibles et très différentes l’une de l’autre, de pourvoir aux besoins naturels que produit sans cesse l’obligation de se conserver et de fuir autant qu’il peut la douleur et la mort, dont il semble être assiégé de toutes parts. Le premier de ces moyens est la recherche continuelle et journalière des objets propres à la jouissance, que la nature produit d’elle-même autour de lui.
Le second moyen, qu’un peu de réflexion et de prévoyance lui doivent bientôt enseigner, est de conserver les productions spontanées, recueillies dans le temps où la nature les fait naître et les rend ou meilleures ou plus abondantes, et de les garder pour le besoin futur.
Enfin, la troisième manière serait de multiplier lui-même, par la culture, les productions qu’il trouverait les plus utiles et les plus agréables, s’il craignait que la nature abandonnée à son cours n’en fût pas assez prodigue pour ses besoins ou ses désirs.
Trois espèces de travaux, dont l’un est absolument nécessaire à l’homme isolé pour remplir le premier devoir imposé par la loi de la nature : travail de la recherche habituelle ; travail de la conservation ; travail de la cultivation.
Remarquez d’abord par quels degrés ce mortel solitaire étend, assure, multiplie les jouissances propres à la conservation et à son bien-être, à mesure que la réflexion et la prévoyance lui font perfectionner son travail.
C’est donc, même dans l’homme isolé, la qualité des travaux qui règle l’exercice de son droit sur les productions de la nature. Celui qui se borne à les rechercher habituellement, dépend sans cesse de tous les événements ; il est obligé de se borner aux objets qu’il trouve ; il n’est jamais assuré de ses jouissances : il ne peut les varier à son gré. Les accidents naturels, les météores, et les animaux sont en guerre continuelle avec lui ; tout conspire contre ses besoins, ses désirs, son repos et son plaisir.
L’homme isolé, qui ramasse et conserve, augmente peut-être son travail dans le temps de la récolte et des préparatifs de la conservation : mais il assure, il multiplie ses jouissances ; il étend l’exercice de son droit naturel ; il sauve de la destruction qu’en auraient faite le temps et les animaux, des objets propres à son bien-être.
Enfin, le mortel assez industrieux pour suppléer par la culture à la disette des productions naturelles qu’il trouverait les plus propres à satisfaire ses besoins et ses désirs, étendrait encore davantage son droit naturel à la jouissance de ces productions ; il assurerait d’autant mieux son bonheur et sa conservation.
C’est ainsi que l’exercice du droit naturel des hommes s’étend, ou se resserre par le travail, qui remplit le premier devoir prescrit par la loi de la nature.
N°. II.
Appliquons ces distinctions lumineuses à des hommes vivants dans l’état de simple multitude sans aucune société. Nous allons en voir sortir un nouvel ordre de devoirs et de droits, trop souvent oubliés.
Supposons d’abord ce nombre de mortels occupés uniquement à la recherche habituelle. La nature a chargé chacun d’eux de sa propre conservation ; elle donne donc à chacun le moyen le plus prochain, le plus indispensable pour remplir ce devoir, puisqu’elle y a joint pour sanction la plus inévitable, les souffrances et la mort, s’il ne le remplit pas. Mais quel est ce moyen le plus prochain, le plus indispensable ? N’est-ce pas la propriété de la personne et de ses facultés corporelles, par conséquent, la liberté d’en user pour chercher les objets propres à satisfaire ses besoins ?
La liberté personnelle est donc la première condition que suppose l’exercice du droit naturel, dans cet état de multitude : le premier attentat possible d’un homme contre son semblable, serait donc de violer la propriété de sa personne, ou d’empêcher habituellement qu’il ne fit un libre usage de ses facultés corporelles, pour satisfaire ses propres besoins et ses propres désirs. Il est évident que la nature a fait libres tous les autres animaux qui vivent dans cet état de recherche : le plus fort n’asservit point le plus faible. A-t-elle refusé le même avantage à l’homme seul ? La question n’est pas difficile à résoudre.
Deux hommes sauvages sont partis de deux endroits divers pour cueillir des fruits, chasser ou pêcher, et pourvoir à leur subsistance ; ils se rencontrent, passent tranquillement sans s’insulter, sans se battre, sans se déchirer, sans se blesser, sans se mettre à mort. Deux autres se trouvent ailleurs ; au lieu de penser directement à leurs besoins, ils s’attaquent, se chargent de coups, se couvrent de plaies profondes ; l’un des deux reste sur la place, en proie aux douleurs, privé de l’usage de ses membres, ou même entièrement de la vie. Lesquels ont suivi la loi de nature, lesquels l’ont violée ? Lesquels ont bien fait, lesquels ont fait mal ? Lesquels ont été justes, lesquels injustes ? Lesquels sont innocents, lesquels sont criminels ? S’il existe sous le ciel une créature portant figure humaine, qui ne trouve point dans son âme de réponse à cette question, ce n’est pas pour elle que nous l’avons proposée : c’est pour les hommes que nous écrivons, non pour des monstres qui n’en auraient que l’apparence.
Il existe donc un juste, un injuste, un bien, un mal moral, une innocence, un crime, avant toute société. La première espèce de justice et d’injustice, est donc relative à la propriété et à la liberté personnelle des hommes. Il n’y a point de sophisme qui puisse obscurcir désormais cette vérité fondamentale.
Un homme sauvage a trouvé, par la recherche, quelques objets propres à satisfaire le besoin ou le désir qui l’avait sollicité à prendre cette peine. Quand il est prêt à jouir du bien qu’il s’est procuré, un second arrive auprès de lui, pressé du même besoin on de la même envie ; mais il respecte dans son semblable le droit de profiter du fruit de son travail : il en va chercher autant pour lui-même. Un troisième survient ; son désir s’enflamme à la vue de l’objet trouvé par le premier ; il n’écoute que ce désir, et ne consulte que la force ; il attaque l’homme possesseur, lui ravit sa proie, le contraint à la fuite. Le malheureux dépouillé passe à portée d’un quatrième qui se repaît tranquillement d’une ample subsistance qu’il a trouvée, et celui-ci par des cris et par des signes, appelle notre fugitif au partage des biens qu’il a rencontrés en abondance.
Mettez-vous en problème lequel des trois est injuste, lequel est équitable, lequel est bienfaisant. ne sentez-vous pas naturellement de la pitié pour l’infortuné, de l’horreur pour le tyran, de l’estime pour l’observateur du droit d’autrui, de la tendresse pour le généreux ?
Elle existe donc, cette loi naturelle qui caractérise le mérite et le démérite des actions humaines, même avant toute société, toute convention ; il est donc, dans l’état même de simple multitude et de simple recherche, une conduite digne d’éloges, une conduite digne de blâme, une conduite innocente, sans être marquée par la bienfaisance.
Ces distinctions très réelles et très frappantes, sont donc relatives, tant à la propriété personnelle qu’à la propriété mobilière des objets qu’on s’est procurés par son travail.
Le soin de la récolte et de la conservation qui étendrait le droit naturel des hommes, multiplierait leurs propriétés mobilières. Alors les attentats particuliers deviendraient plus faciles et plus funestes ; mais aussi plus criminels, à proportion du délit et des préjudices qu’ils causeraient.
Si c’est, au jugement de tout homme raisonnable, une injustice évidente dans un homme, de dépouiller son semblable du fruit de la recherche, quoique cette perte puisse se réparer presque sur-le-champ, et qu’elle n’ait coûté qu’un travail léger, à plus forte raison est-ce une iniquité de le dépouiller des provisions qu’il aurait ramassées laborieusement, et de l’en priver dans un temps où la nature ne les offrirait plus à sa perquisition.
Il est aisé de sentir cependant que les dangers, les combats, les usurpations, augmenteraient parmi les hommes non réunis en société, à mesure que l’intelligence et la précaution voudraient amasser d’avance pour les besoins futurs. Il n’en est pas moins vrai que le mortel assez sage pour employer son temps à récolter, dans la saison favorable, des productions spontanées que les temps et les autres accidents auraient détruites, à les magasiner, à les préserver, autant qu’il est en lui, de toutes causes destructives, acquerrait par ce travail un droit réel à la consommation de ces productions conservées ; que l’homme inconsidéré, paresseux, avide et tyrannique, qui négligerait dans le temps de recueillir, mais qui voudrait jouir exclusivement à l’autre de la récolte conservée, commettrait une injustice, une violence criminelle.
Il est également sensible qu’un homme, au contraire, serait généreux et bienfaisant, s’il faisait part à quelqu’autre, dans la saison la plus dure, d’une portion des fruits qu’il aurait eu la précaution d’amasser.
Supposons, enfin, que les mortels réduits à l’état de simple multitude, sans conventions sociales, veuillent se livrer à la culture pour étendre d’autant leur droit naturel, en multipliant au-delà des bornes ordinaires de la production spontanée, les objet propres à satisfaire leurs besoins ou leurs désirs. Là commence à naître, par degrés, la propriété foncière.
Qu’un sauvage errant trouve par hasard le champ qu’un autre aurait cultivé, les arbres qu’il aurait plantés, la clôture dont il aurait entouré son défrichement pour en éloigner les animaux ; qu’il admire ce travail, qu’il le respecte ; qu’il soit animé d’une vive émulation de l’imiter, ou même qu’il prête une main secourable à ce mortel industrieux, occupé d’une entreprise trop pénible : qu’un autre, au contraire, ne sente à la vue des fruits que la culture a fait naître, que l’envie de les dévorer, qu’il détruise l’enceinte, dépouille les arbres de leurs fruits et de leurs branches, et bouleverse tout l’ouvrage : est-ce donc au jugement de la raison et du sentiment naturel, une conduite indifférente ? Non sans doute, il n’est point d’homme qui le prononce naturellement au fond de son cœur.
Il est donc pour les humains les plus séparés un juste, un injuste, un mérite, un démérite antérieur à toutes sociétés, à toutes conventions, à toutes lois humaines ; et en voici la règle primitive très sensible et très évidente : le travail est l’accomplissement du devoir imposé par la nature et l’exercice du droit naturel. Il est d’une souveraine évidence que l’un ne peut aller sans l’autre. L’auteur suprême de la nature, en nous prescrivant par une sanction inévitable et terrible, l’obligation de pourvoir à notre conservation, à notre bien-être, par la consommation des objets propres à notre jouissance, nous a donc évidemment donné le droit d’en user : le travail par lequel nous remplissons ce premier devoir, suppose à chacun de nous la propriété de la personne, et l’exercice de la liberté personnelle, il produit la propriété mobilière par la recherche ou la conservation, et la propriété foncière par la culture.
C’est donc par son intelligence, par son application et sa prévoyance, que l’homme étend, assure, multiplie l’exercice de son droit naturel : il est donc vrai que la possession acquise par le travail, est la règle naturelle qui décide du juste et de l’injuste. Approprier à la jouissance les objets que la nature offre à tous, c’est travail ; en user soi-même après les avoir acquis, c’est droit : quiconque l’empêche est évidemment injuste, oppresseur et ravisseur.
La justice existe donc dans l’état de simple multitude, elle est donc une règle naturelle et souveraine, reconnue par les lumières de la raison qui détermine évidemment nos propriétés à nous-mêmes et celles des autres : l’injustice est donc l’usurpation sur le DROIT de propriété d’autrui.
N°. III.
Mais l’homme agité par ses désirs, et pressé par ses besoins, est libre et trop souvent injuste. Dans cet état de simple multitude, les attentats de l’usurpation seraient fréquents, la crainte qu’ils inspirent serait continuelle, certainement au préjudice de l’espèce humaine, et contre le vœu de la nature. Les combats, les pillages, les représailles, les dangers, sont le malheur et la destruction de l’humanité, le contraire du premier devoir, de la première loi.
L’état des hommes vivant ainsi, n’est donc pas le plus avantageux à l’espace, le plus favorable à sa multiplication, à sa perpétuité, à son bonheur, parce qu’il est impossible que le travail étende d’une part l’exercice du droit naturel, sans qu’il multiplie de l’autre les alarmes, les périls, les crimes et les malheurs.
La nature a donc institué un ordre évidemment plus avantageux au genre humain, c’est l’état de société, dont le but est d’étendre, d’assurer, de multiplier le plus qu’il est possible l’exercice du droit naturel, de garantir les fruits du travail, les propriétés, les libertés, d’empêcher les attentats, les usurpations, de prévenir même le péril et la crainte.
La société n’a pas d’autre objet. Les affections de pitié, de tendresse, de générosité que la nature nous inspire, sont, avec l’horreur de l’injustice, avec le désir de jouir, avec l’amour des propriétés, avec la prévoyance et la crainte de la spoliation, les moyens dont l’auteur suprême se sert pour déterminer l’homme évidemment créé social à se réunir avec ses semblables.
Avant toute agrégation, et toute convention, la loi naturelle était attributive du droit de jouir de ses propriétés ; prohibitive de l’usurpation des propriétés d’autrui : mais chaque homme isolé n’avait que ses propres forces pour garant et pour défense de ses droits ; que sa raison et sa liberté pour frein contre le désir d’attenter à ceux des autres.
Le pacte social dit, « chacun de nous promet, non seulement de ne pas employer ses forces pour usurper les droits d’aucun de nous ; mais au contraire, d’employer ces mêmes forces, pour défendre ces droits de chacun, contre les usurpateurs ». La première partie n’est que la loi naturelle, antécédente ; la seconde, est un nouveau devoir que s’impose chacun des contractants, en vertu duquel chacun acquiert un nouveau droit.
Devoir de contribuer à la défense des droits et propriétés de tous les confédérés, qui n’existait pas ; droit d’être à son tour défendu par eux, qui en résulte. On voit que l’un et l’autre multiplient les forces qui garantissent, et ajoutent un frein redoutable aux désirs usurpateurs.
L’observation du pacte, emporte nécessairement la paix au dedans de la société ; elle procure autant qu’il est possible la sûreté contre les ennemis du dehors. Il est évident qu’un homme, que dix, que vingt, n’oseraient pas attenter au droit d’un seul, qui aurait pour appui les forces de deux cents confédérés, et la certitude qu’ils accourraient tous pour le secourir.
La paix et la sécurité engagent au travail le plus propre à étendre l’exercice du droit naturel. Elles assurent, multiplient et perfectionnent la culture, qui fournit des jouissances plus abondantes, plus variées, plus satisfaisantes.
Mais l’accroissement de cette masse d’objets propres à la jouissance des hommes, multiplie naturellement la société, et le surcroît de population augmente progressivement la force de garantie générale, ainsi que les heureux effets qui en résultent en faveur des hommes confédérés. C’est ce qu’il faut considérer.
N°. IV.
La perfection de la culture, qui suit la garantie des propriétés, fait bientôt naître assez de fruits, pour que les hommes vivants sous la confédération, puissent être distingués en deux classes, dont la première travaille à la production, et la seconde peut s’occuper de tout autre emploi de son intelligence et de ses forces.
Voyons maintenant à quel usage la raison, le sentiment naturel, la loi physique, prescrivent d’employer ces hommes que nous appellerons disponibles ; c’est-à-dire dont le travail n’est pas nécessaire pour produire les subsistances de tous les individus réunis en société.
La protection et la garantie générale de toutes les propriétés, envers et contre tous les usurpateurs du dedans ou du dehors, étant le but du pacte social, il emporte, comme on a vu, le devoir de contribuer de ses forces à l’exécution de ce dessein. Par conséquent l’obligation de veiller à la sûreté commune, et de repousser les auteurs des attentats. L’un et l’autre soin peuvent détourner du travail de cultiver, et troubler le plaisir de jouir tranquillement des fruits qu’il a procurés : il est donc naturel que le cultivateur donne avec satisfaction, avec avantage, une portion de ses fruits disponibles (c’est-à-dire qui ne sont pas nécessaires à sa subsistance), pour appliquer une partie des hommes disponibles à veiller et repousser l’usurpation. Cet ordre est évidemment un bien pour les uns et pour les autres.
L’autorité souveraine, ou la puissance publique, tutélaire et protectrice des propriétés, acquiert donc, par cette institution, un revenu spécial, et des hommes spécialement dévoués au devoir de la protection, entretenus par cette même portion des fruits disponibles. Jusqu’alors, les mêmes hommes étaient chargés du double soin, de travailler pour faire valoir leurs propriétés, de veiller et de faire effort pour les défendre. Mais, il n’est pas moins certain que le devoir principal de veiller sur toute la société à la fois, tant aux extrémités que dans l’intérieur ; que le droit de convoquer des forces suffisantes pour repousser chaque usurpation, et de diriger l’emploi de ces forces, a dû exister dès le premier moment de la formation des sociétés, et en vertu du pacte fondamental.
La puissance souveraine, qui consiste dans ce devoir et dans ce droit, est donc nécessairement créée par la première convention. Nous disons exprès créée ; car il est évident qu’elle n’existait pas, et qu’elle n’est ni le résultat, ni l’assemblage des propriétés et des forces mises en dépôt, comme on a coutume de le dire.
Mais c’est l’obligation de conserver toutes ces propriétés, qui suppose le pouvoir d’y employer des moyens suffisants. De là vient que la puissance doit être une, irrésistible et supérieure à toute force, à toute volonté particulière.
L’autorité s’établit donc en faveur des propriétés personnelles, mobilières et foncières, non sur leurs débris ; elle est leur protection, leur garantie au dedans et au dehors, comment pourrait-elle en même temps en être la destruction ?
N°. V.
Quand la perfection de la culture a permis de consacrer aux emplois de la surveillance tutélaire une portion des fruits, et une partie des hommes disponibles, les sociétés ont fait le plus grand pas dans la carrière de l’ordre politique. L’autre portion des mêmes fruits, l’autre division des mêmes hommes non attachés nécessairement à la culture, peut s’occuper des ouvrages de l’art ; c’est par le travail de l’industrie qu’elle varie les jouissances en façonnant ou rapprochant les productions naturelles ; c’est par là qu’elle obtient en échange les objets propres à sa subsistance déjà produits par les cultivateurs.
La propriété personnelle, la propriété mobilière, et la faculté d’acquérir par celle-ci la propriété foncière, sont donc les droits de cette troisième classe d’hommes, qui naît dans une société paisible et cultivatrice, sous l’inspection et la garde d’une autorité protectrice, qui n’emploie ses richesses et ses hommes disponibles, qu’à l’objet de leur attribution, qu’à procurer la plus grande sécurité. Cette multitude ne doit évidemment son existence qu’à la loi physique de la nature bienfaisante, qu’à la fécondité de la terre, qui rend quand elle est sollicitée, sous la loi de l’ordre, par un travail assidu, beaucoup plus de fruits que n’en exigent les jouissances des agricoles.
Rien n’est plus simple, plus sensible que cet ordre social, il ne faut que l’exposer pour convaincre tout homme raisonnable. On voit comment il assure, étend et multiplie de plus en plus le droit naturel des hommes : on voit qu’il met sous la sauvegarde la plus puissante possible la propriété personnelle, et la propriété mobilière de tous ; qu’il confirme la propriété foncière sous l’aspect d’une triple co-propriété, savoir la co-propriété antérieure de la puissance publique, à laquelle appartient une portion des fruits disponibles, pour l’entretien d’une partie des hommes disponibles occupés au maintien de la paix extérieure, de la sureté intérieure (sans lesquels l’ordre n’existerait pas, la propriété foncière ne produirait pas ses avantages) ; et la co-propriété subséquente des hommes occupés aux travaux de l’industrie qui varient les jouissances, dont le travail est également utile, et pour eux-mêmes, puisqu’il leur procure la subsistance, et pour les autres, puisqu’il cause leur bien-être.
Il est donc évident que l’état le plus avantageux à l’espèce humaine, est l’état de société dans lequel toutes les propriétés sont le plus assurées contre les usurpations quelconques, soit du dedans soit du dehors ; dont la force tutélaire par conséquent remplit le mieux son devoir ; où la culture est la plus étendue, la plus produisante ; où par conséquent il y a plus à distribuer aux hommes qui veillent et qui protègent, et à ceux qui varient les jouissances ; où la classe industrieuse est la plus nombreuse, la plus animée, où par conséquent le bien être et la félicité sont plus communes.
On voit que dans l’ordre social ces trois effets généraux se tiennent unis intimement et inséparablement, qu’ils dérivent l’un de l’autre, et qu’ils réunissent à un même centre tous les intérêts de tous les hommes confédérés. Sûreté des propriétés : voilà tout le pacte social en trois mots : l’abrégé de toutes les lois naturelles, et le germe unique des vraies lois positives.
L’ordre social n’a donc besoin que d’être connu pour servir de règle et de flambeau à la liberté, à l’intérêt personnel ; c’est surtout l’ignorance qui rend le désir de jouir avide, exclusif, oppresseur et tyrannique. Le premier, le principal devoir de l’autorité tutélaire, est donc l’instruction qui prévient les injustices et les violences qu’elle aurait à réprimer. « La première loi positive, la loi fondamentale de toutes les autres lois positives est donc l’institution de l’instruction publique et privée des lois de l’ordre naturel, qui est la règle souveraine de toute législation humaine », de toute conduite civile, politique, économique et sociale.
N°. VI.
Comment les hommes peuvent-ils se réunir ainsi ? Comment ont-ils formé le premier pacte social ? Question peut-être plus curieuse qu’utile. Cependant la plupart des moralistes ont voulu l’expliquer, et les ennemis de la loi naturelle ont cru triompher en renversant leurs hypothèses ; comme si la loi physique, évidente, éternelle, immuable, pouvait être détruite par une erreur de fait, sur les temps et les lieux, où les hommes l’auront connue, l’auront suivie.
Mais nous pouvons dire que tous les sophismes de la fausse philosophie, qui combat la loi naturelle, n’ont pu rendre problématique cette explication si simple, qui donne pour origine aux premières sociétés les liens du sang, la paternité, la fraternité, les alliances.
On conçoit aisément une famille dont tous les membres sont associés pour le travail, c’est-à-dire successivement, à mesure qu’elle devient plus nombreuse, plus forte et plus éclairée, pour la recherche, pour la conservation, pour la culture ; il est sur la terre plusieurs espèces d’animaux qui vivent en état de familles, en société de travail, non seulement pour la recherche, car presque tous ont l’instinct de s’associer au moins quelquefois pour cet objet, mais même pour le travail de la conservation, et pour en jouir.
Les sentiments naturels au cœur humain, tels que la tendresse, la pitié, l’affection et les autres semblables, sont des preuves évidentes qui se réunissent à d’autres circonstances physiques, aussi démonstratives, et qui ne permettent pas de douter que la nature nous destine manifestement à vivre en société. Le plus difficile, peut-être, serait d’expliquer comment les hommes, vu la constitution physique et morale des deux sexes dans l’âge viril, dans l’enfance et dans la vieillesse, pourraient vivre longtemps dans l’état de simple multitude sans agrégations sociales.
Quoi qu’il en soit, rien n’est plus aisé à connaître que l’ordre physique évidemment le plus avantageux aux hommes. Il est clair et manifeste que cet ordre étend, assure et multiplie le plus possible, l’exercice de leur droit naturel à tous les objets propres pour leurs jouissances. Il n’est pas moins visible que cet ordre concilie tous les intérêts privés, dans un seul intérêt général, qui consiste, en dernière analyse, dans la sûreté des propriétés.
La loi naturelle se réduit donc en cet état d’ordre social, à la même simplicité que dans l’état de multitude. Se faire, à soi-même, le sort le meilleur possible, sans attenter aux propriétés d’autrui : voilà pour tous, la règle fondamentale et l’abrégé des devoirs.
Mais ce qu’il faut bien expliquer, et bien inculquer aux hommes réunis en sociétés, ce qu’il faut rendre le plus manifeste, le plus sensible qu’il se peut à tous, c’est qu’en vertu de l’ordre social, il est physiquement impossible que les mortels justes, qui n’usurpent rien sur les propriétés d’autrui, se fassent un bon sort à eux-mêmes, sans opérer le bien des autres hommes ; tout au contraire, que les usurpateurs ne paraissent se procurer par leurs attentats les objets qu’ils désirent, qu’en occasionnant une destruction, ou du moins en empêchant dans la société une production de biens, dont il est physiquement impossible que l’anéantissement ne retombe pas d’une manière ou d’une autre sur eux-mêmes.
C’est l’ignorance de cette grande et sublime vérité qui cause tous les désordres des sociétés humaines ; et c’est faute d’avoir assez développé cette doctrine, que les moralistes et les politiques, anciens et modernes ont manqué leur objet.
N°. VII.
Nous avons distingué la masse des hommes réunis par le lien social en trois classes. L’une est attachée à la culture qui produit les richesses annuelles, les denrées nécessaires à la subsistance de tous, la matière première de tous les objets propres à leurs jouissances ; l’autre veille et fait effort partout à la circonférence et dans l’intérieur de l’État pour remplir le devoir de l’autorité tutélaire, c’est-à-dire pour assurer et garantir toutes les propriétés ; la troisième est dévouée aux travaux de l’industrie, du commerce et des arts, qui varient, qui multiplient les jouissances utiles et agréables.
La source des grands désordres généraux qui traînent infailliblement à leur suite des millions d’attentats particuliers, c’est l’ignorance des principes simples, salutaires, mais incontestables de l’ordre social, qui réunissent évidemment à un seul et même intérêt, ceux des trois classes qui paraissent être si divers, si opposés, si contradictoires dans tous les faux systèmes.
Il semblerait, à voir la confusion éternelle des gouvernements désordonnés, qu’il y ait nécessairement une guerre irréconciliable entre l’autorité et les propriétés, entre la classe industrieuse et celle des cultivateurs : un seul objet, cependant, réunit en lui tous leurs intérêts. Rien n’est plus évident que cette vérité, quand elle est exposée.
Richesse disponible provenant de l’agriculture bien ordonnée : voilà le centre. C’est là que toutes les prétentions peuvent se réunir, non seulement sans se choquer et sans se nuire, mais au contraire en se prêtant les unes aux autres un secours mutuel, qui augmente infailliblement le bien de toutes.
Grande richesse disponible produite par l’agriculture, au-delà de ses frais : c’est sûrement ce que désirent les propriétaires des fonds, et les entrepreneurs de la culture ; mais n’est-ce pas aussi l’avantage du souverain, et celui de toute la classe industrieuse ?
Considérez d’abord les causes et les conditions préliminaires de cette grande et forte production de richesses disponibles. Ne sont-ce pas le travail, les avances, les grandes et fortes dépenses qui exigent évidemment la sûreté, la propriété, la liberté de jouir ; par conséquent la paix au-dehors, la tranquillité, la justice au-dedans ? Par conséquent l’autorité tutélaire, présente et puissante partout, instruite des moindres attentats, et supérieure en force à tous les efforts des usurpateurs.
Un grand et puissant intérêt fondamental pour les propriétaires des fonds et les cultivateurs, est donc que la souveraineté jouisse d’une assez grande portion des fruits disponibles, pour dévouer un nombre suffisant d’hommes disponibles à la sécurité publique et privée. Sans elle il est évident que les propriétés foncières ne pourraient ni s’établir ni se perfectionner, ni devenir assez fructifiantes : c’est en leur faveur que la loi de l’ordre établit la co-propriété de la puissance publique et tutélaire. Sous ce point de vue si naturel, la cupidité mal entendue des possesseurs privés qui voudraient attenter au patrimoine de la souveraineté, en énerver la force, ou en éluder l’autorité, paraît manifestement à tout esprit raisonnable, non seulement injuste et absurde, mais encore pernicieuse et contradictoire à elle-même.
Considérons à présent les effets de cette richesse disponible, qui sont les motifs du travail et des avances nécessaires à la production : c’est la multiplication, la variété des jouissances utiles et agréables, qui ne s’obtiennent qu’en échangeant les fruits naturels contre les objets fournis par le commerce et les arts, fruits qui servent aux agents de cette classe, ou pour leur propre subsistance, ou comme matière première à l’exercice de leur industrie.
Un grand et puissant intérêt fondamental encore, pour les propriétaires des fonds et les cultivateurs, est donc que la classe industrieuse soit la plus peuplée, la plus active, la plus habile qu’il est possible : qu’elle jouisse par conséquent aussi de la plus grande sûreté, de la plus grande liberté, ce qui revient encore à la puissance tutélaire.
La conclusion évidente, c’est que les propriétaires et les agents de la culture ne doivent rien attenter de préjudiciable aux deux autres classes : autrement ils détruisent ou la cause ou l’effet de leur propre richesse ; et la conséquence renfermée dans celle ci, est qu’ils ne doivent rien attenter au préjudice les uns des autres, puisque tout délit, destructeur de la richesse d’un de leurs semblables, retomberait infailliblement et sur la partie des hommes disponibles employés à la protection générale, et sur celle qui fait fleurir l’industrie. C’est ainsi que pour cette classe, tous les attentats quelconques, même privés, sont non seulement injustes, mais préjudiciables à tous, et même à leurs auteurs : au contraire tout bien privé cause nécessairement le bien universel.
Est-il plus difficile de prouver la réunion de tous les intérêts avec ceux de la souveraineté ? Que peuvent désirer les dépositaires quelconques de l’autorité suprême ? Qu’elle ait la plus grande abondance possible de richesses, le plus de moyens qu’il est possible de les bien employer. Quelle est la source primitive qui fournit ces richesses ? l’affluence des fruits disponibles que fait naître l’agriculture. Quelle est la première et la principale cause efficiente des moyens de les employer ? Le nombre et l’industrie des hommes disponibles.
Il est donc pour la souveraineté un premier intérêt fondamental, c’est la multiplication des fruits disponibles. Elle ne peut s’obtenir que par les avances et le travail des propriétaires et des cultivateurs, qui peuvent, qui veulent et qui savent accroître ces avances, redoubler ce travail, rendre les uns et les autres plus fructifiants, plus continuels. L’ignorance, le découragement, la détresse, ne peuvent donc attaquer la classe propriétaire et cultivatrice, sans que leurs effets retombent sur le patrimoine du souverain.
Dans les gouvernements désordonnés, on ne voit que trop souvent des administrateurs ignorants, avides et passionnés, qui s’imaginent pouvoir impunément étendre la main sur toute la masse des fruits disponibles, et même sur celle des productions nécessaires à l’entretien annuel des travaux agricoles : transformant ainsi par degrés, mais très rapidement en usurpation, puis en anéantissement des propriétés, un droit qui n’est que l’exercice du devoir de les protéger, et le moyen efficace de pourvoir à leur garantie envers et contre tous.
Rien n’est plus évident que l’injustice de cet attentat : nous pouvons même dire que c’est là le vrai crime de lèse–majesté, puisqu’il transforme en force opprimante la puissance tutélaire, puisqu’il lui ravit le caractère qui la rend non seulement si chère et si précieuse, mais encore vraiment sacrée, comme image, comme émanation du pouvoir de l’Être suprême : car l’auteur de la nature étant évidemment le premier instituteur, le premier protecteur, le premier garant des propriétés par la loi naturelle, les souverains, comme garants et protecteurs généraux de ces mêmes propriétés dans leurs États, sont ses représentants, ses mandataires pour procurer l’exécution de sa loi.
Mais le préjudice que causent inévitablement ces attentats au patrimoine de la souveraineté même, n’est pas moins évident que leur injustice. Vous ne laissez pas au propriétaire la part des fruits disponibles qui lui appartient comme récompense des avances qu’il a faites pour rendre le sol productif, ou des richesses mobilières qu’il a sacrifiées pour l’acquérir tel, et pour l’entretenir, réparer, améliorer ? Vous inspirez seulement la crainte bien-fondée de cette première espèce de spoliation ? La confiance et l’émulation sont détruites par le simple péril, les richesses mobilières fuient la terre, elle se dégrade nécessairement, sa culture devient en même temps plus dispendieuse et moins productive. Ce produit disponible que vous avez cru pouvoir vous approprier s’anéantit chaque jour, par la seule raison si naturelle que l’homme ne travaille et ne dépense que pour jouir.
Bientôt vous arrivez au second degré de spoliation, vous êtes obligés non seulement d’usurper tous les fruits disponibles qui sont l’attribut de la propriété, mais encore d’attenter successivement au dépôt sacré des avances primitives et annuelles, nécessaires à l’entretien journalier de l’agriculture ; et alors avec quelle rapidité n’anéantissez-vous pas progressivement la production, source de toutes vos richesses ? Quand vous aurez longtemps coupé l’arbre pour manger son fruit, égorgé la brebis pour avoir sa toison, que restera-t-il à la souveraineté, sinon la faiblesse et la ruine ?
Comparez, après quelques années, le résultat de deux administrations, dont l’une suit l’ordre, et dont l’autre est désordonnée. La première se borne à remplir son devoir de protéger les propriétés, et à jouir de son droit, c’est-à-dire de sa portion des fruits disponibles, sans usurper celle des propriétaires ; à plus forte raison, sans jamais rendre possible le moindre soupçon qu’elle veuille attenter sur les avances productives. La confiance, l’émulation, l’aisance, font partout fleurir la culture, les produits disponibles augmentent progressivement, et la portion de ces fruits qui forme le patrimoine de la souveraineté, reçoit de jour en jour un plus grand accroissement, une plus grande solidité. Concevez, si vous pouvez, jusqu’à quel point de grandeur et d’opulence aurait pu s’élever par cette observation de la loi de l’ordre, pendant plus de soixante ans de règne, le maître d’un grand empire, favorisé par la nature ? Quelle puissance, et quelle prospérité pour le souverain et pour les sujets !
Mais à la place de cette perspective, substituez plus de soixante années de spoliation progressive, et vous ne devrez point être étonnés de ne trouver qu’un petit nombre de propriétés, produisant encore une faible masse de fruits disponibles, dont la portion du maître est incertaine et mal assurée : un grand nombre, où les dépenses foncières sont impossibles ; plusieurs où dépérissent visiblement les avances primitives de la culture ; plusieurs où les avances annuelles déjà devenues moins fructifiantes, par le défaut des dépenses primitives, se détruisent chaque jour ; enfin de vastes solitudes où tout a disparu, dépenses foncières, avances primitives, avances annuelles et production, même souvent jusqu’aux troupeaux languissants qui couvraient les friches avant que la dévastation eût anéanti les villages des environs.
Elle est donc accompagnée d’une sanction inévitable cette loi de l’ordre social, qui prononce que la souveraineté n’est pas seulement chargée par devoir de protéger les propriétés foncières, mais encore qu’elle est évidemment et nécessairement en perpétuelle et indissoluble association d’intérêts avec les propriétaires. Les plus cruels ennemis de la puissance souveraine, les vrais criminels de lèse-majesté sont donc ceux qui violent cette union, puisqu’ils dévastent infailliblement du même coup le patrimoine des sujets, et celui du monarque.
L’opulence du souverain, effet naturel et nécessaire du respect pour les droits des propriétés foncières, et du soin de leur conservation contre tout usurpateur public ou privé, du dedans et du dehors, exige, pour en jouir, l’émulation, l’industrie d’une classe nombreuse d’hommes dévoués à tous les travaux de l’administration, du commerce et des arts.
Le second intérêt fondamental des dépositaires de l’autorité suprême est donc encore de conserver à la classe industrieuse la liberté, la propriété mobilière, et même le droit d’acquérir des héritages ; sans cela point d’émulation, point d’industrie, point de commerce, point d’arts, par contrecoup point de jouissances variées, utiles et agréables, et bientôt plus de fruits ni d’hommes disponibles.
La protection de la liberté personnelle, et la garantie des propriétés mobilières, c’est-à dire l’administration exacte de la justice civile et criminelle, n’est donc pas moins un intérêt pressant pour le souverain, qu’un devoir inséparable de son autorité : l’exercice de cette puissance tutélaire n’est donc pas moins utile au juge suprême qu’à tous les citoyens.
Nous voyons déjà par cette même vérité, que la classe industrieuse n’a point d’intérêt qui ne lui soit exactement commun avec la souveraineté même, et avec tous les dépositaires de l’autorité publique. Son premier avantage est de posséder avec une entière sécurité la liberté personnelle, c’est-à-dire, l’exercice entièrement libre de ses facultés et de son industrie, et les richesses mobilières qui en sont le fruit ; mais le prix de tous les travaux se réduit en dernière analyse en denrées consommables qui servent à la subsistance, et en matières premières qui sont la base de les ouvrages.
L’intérêt fondamental de la classe industrieuse est donc encore évidemment, que l’agriculture produise le plus qu’il est possible de fruits disponibles, car c’est la masse de ces fruits qui lui fournit les subsistances et les matières premières.
On voit aisément par là, combien est absurde et inconséquent tout système qui tend à multiplier les profits de l’industrie au préjudice de la production territoriale. C’est précisément couper les racines de l’arbre pour augmenter les branches. Quiconque veut l’effet doit vouloir la cause : cet axiome est incontestable. La perfection de la culture, l’accroissement de la production territoriale, et par elle du produit disponible, est la cause efficace, infaillible, qui produit nécessairement la multiplication des hommes disponibles, et l’accroissement de l’industrie : opérez la première, il est impossible que vous n’opériez pas la seconde : voilà certainement la marche de la raison et de la nature.
Ils sont donc bien aveugles ceux qui voudraient encore nous assujettir à la marche contraire, trop suivie dans des temps d’ignorance et de désordre. Voyez, disent-ils, comment nous avons donné du ressort, de l’activité à l’industrie ! Vous n’admirez pas ? Vous n’applaudissez pas ? Non, répond froidement l’homme instruit des lois naturelles de l’ordre social : je vois de nouvelles variétés dans les jouissances, et le surcroît de profit que retire l’homme industrieux qui les a procurées ; mais il me reste à examiner un compte fondamental, à vérifier la source de ce nouveau profit. S’il y a eu réellement d’abord surcroît de production et de revenu disponible, tout est dans l’ordre, et je vais applaudir avec vous, parce que le nouveau profit de l’homme industrieux n’enlève rien à personne, c’est une création nouvelle de biens qu’il s’approprie en satisfaisant le désir de celui qui les avait recueillis médiatement ou immédiatement des mains de la nature. Mais s’il n’y avait pas eu auparavant un surcroît de production et de revenu disponible, pourquoi voulez-vous que j’admire et que j’applaudisse ? Le nouveau profit de celui-ci est certainement une perte pour quelqu’autre, puisqu’ils n’ont toujours que la même masse à partager entre eux tous. Je commence donc par vous refuser des louanges.
Mais vous n’êtes pas quitte de mon examen. Je veux encore savoir s’il n’était pas naturellement possible que ce profit, dont vous prétendiez m’éblouir, fût recueilli par le propriétaire et le cultivateur ; c’est-à-dire, si en laissant un cours libre à la nature, il ne serait pas tombé nécessairement entre leurs mains ; de sorte qu’il ait fallu gêner les libertés pour le mettre dans celles où vous voulez que je l’admire.
Si c’est là votre manœuvre, je la méprise et je la déteste. Que ne laissiez-vous agir l’ordre naturel ? Le cultivateur et le propriétaire auraient reçu ce profit. De quelque manière qu’ils l’eussent dépensé, doutez-vous qu’il ne fût revenu dans le domaine de la classe industrieuse ? Et si par bonheur ils avaient été assez sages, assez assurés pour le verser à la terre, n’en serait-il pas sorti multiplié par le bienfait de la nature ? N’aurait-il pas été une source continuelle, et progressivement plus abondante de nouvelles richesses disponibles, qui sont toujours et nécessairement de nouveaux profits pour la classe industrieuse ?
C’est ainsi que la loi naturelle établit la plus grande sûreté possible des propriétés, comme le motif et le but de toutes les sociétés humaines. L’effet infaillible est la plus grande abondance possible de fruits et d’hommes disponibles, d’où résulte nécessairement la plus grande puissance du souverain, la plus grande prospérité pour toutes les classes qui composent le corps politique.
L’ignorance des principes constitutifs de l’ordre social entraîne l’inexécution de ses lois ; et à la suite de celle-ci, marchent toutes les erreurs, toutes les usurpations, toutes les infortunes, publiques et privées.
N°. VIII.
Remarquez en effet, que dans l’ordre, tous les intérêts étant réunis au même centre, chacun des membres de la société qui connaît les lois naturelles, et qui les observe par persuasion, par religion du for intérieur, autant que par sagesse, et par amour de soi-même, ne se procure par son travail, le meilleur sort possible, qu’en concourant au bonheur général, qu’en augmentant la somme des biens dont il partage nécessairement la jouissance avec ses semblables.
Au contraire, celui qui n’emploie son temps, ses forces, son intelligence qu’à usurper les propriétés d’autrui, vole manifestement par cette injustice, à la félicité publique, les avantages qui pourraient résulter d’un usage de ses facultés, plus équitable et non moins avantageux pour son intérêt. Tout délit particulier devient en ce sens même, un attentat contre le bien public ; de là naît pour le souverain la nécessité d’établir partout l’instruction la plus continuelle et la plus lumineuse, la législation positive la plus imposante, et la puissance tutélaire la plus vigilante, la plus incorruptible, la plus irrésistible.
C’est pour prévenir et pour réprimer les usurpations destructives du bien général, que s’établissent et s’exécutent les lois positives qui ne sont que l’application de la loi naturelle. Ordonner, afin que l’ordre social soit observé ; prohiber, de peur que l’ordre social ne soit troublé ; punir, parce que l’ordre social a été violé : voilà tout l’exercice du pouvoir législatif. Le premier et le second sont d’autant plus faciles, plus efficaces et plus persuasifs, le troisième d’autant plus rare, que les principes de l’ordre sont plus connus.
Malheur donc aux dépositaires du pouvoir tutélaire, qui redoutent la lumière, qui craignent de voir naître dans l’esprit des peuples la connaissance des lois de l’ordre ; c’est la preuve la plus évidente qu’ils trahissent la majesté suprême, dont ils sont les instruments ; qu’ils sacrifient les intérêts de la nation et de la souveraineté même, toujours inséparables les uns des autres.
Si nous revenons sur nos pas pour nous résumer en peu de mots, nous trouvons « que, pour connaître l’étendue du droit naturel des hommes réunis en société, il faut se fixer aux lois constitutives du meilleur gouvernement possible… Que de ces lois, les unes sont physiques, immuables, éternelles, instituées par l’Être suprême, qui s’exécutent par et même indépendamment de nous… que les autres sont des lois morales, émanées de la même source, intimées à la raison humaine, écrites en caractères indélébiles dans l’âme de tous les mortels… que l’ignorance et la passion les méconnaissent, les violent, les contestent ; mais jamais impunément, jamais sans délit, sans suites funestes, sans préjudice causé au bien général …. que la connaissance et l’observation de ces lois est la source de toute félicité publique et privée ; que c’est aussi le seul but de toute législation positive, la pierre de touche des institutions qui caractérisent l’ordre national des empires.
N°. IX.
Enfin, quiconque est instruit des lois naturelles et des principes constitutifs de l’ordre social n’a pas besoin de chercher ailleurs le fondement et la règle du droit des gens. On peut distinguer les nations qui couvrent la surface de la terre en deux espèces, les unes qui n’ont entre elles aucune sorte de relations sociales ordinaires, les autres qui sont unies par une correspondance réciproque de communications et de commerce.
Les premières sont entre elles précisément dans la même position où nous avons considéré les hommes qui vivent en état de simple multitude. La loi naturelle est donc pour elles attributive du droit de jouir de toutes leurs propriétés, soit foncières soit mobilières, soit purement personnelles, suivant la qualité de leur travail. Elle est donc pour tout autre mortel prohibitive d’attentat et d’usurpation sur ces propriétés. Il n’est point d’exception à cette règle, dont l’institution ne dépend pas de la volonté des hommes, mais émane de l’Être suprême auteur de la nature : il n’est donc point de raison, point d’autorité créée qui puisse en dispenser.
Les auteurs, les complices, les fauteurs de l’usage barbare et criminel qui rend les hommes noirs ou blancs, esclaves des pirates guerriers ou marchands, trouvent dans cette loi naturelle leur condamnation inévitable. Violateurs de la première règle du juste et de l’injuste, il n’est point d’horreur et de forfait qui ne soit légitime ou pour eux ou contre eux, à le juger d’après le principe de leur domination sur les malheureux qu’ils réduisent en servitude. S’il est permis à l’homme d’attenter pour son intérêt, non seulement à la propriété foncière et mobilière, mais encore à la liberté personnelle qui est le fondement et le principe des deux autres, les brigandages, les assassinats, les repas de chair humaine, sont justes et innocents. La société n’étant fondée, ni sur la propriété ni sur la justice, elle ne peut être qu’une réunion de forces conjurées, et par conséquent il n’est rien de légitime qui puisse en imposer ou à la force supérieure ou à la ruse : affreux système qui répugne au cœur humain, et qui contredit évidemment la nature.
C’est l’ignorance de ce principe fondamental qui perpétue, même parmi des mortels éclairés et justes d’ailleurs, cette pratique détestable, et qui leur fait admettre les raisons les plus absurdes pour la justifier.
Les conquêtes violentes d’un territoire cultivé, la gloire horrible de ravager, d’usurper, de subjuguer, ne sont de même que des attentats sur les propriétés, et des crimes publics dignes de l’exécration des hommes.
Ne confondez pas, sous la même idée de forfait, l’établissement des colonies industrieuses et cultivatrices, établies d’après les principes de l’ordre social dans une terre inculte, dont la propriété n’est acquise à personne par les travaux sédentaires de l’agriculture. Des peuplades errantes, qui vivent de la chasse, de la pêche, de la récolte des fruits spontanés, ne sont point propriétaires des vastes déserts qu’elles parcourent. La loi naturelle vous permet de les acquérir par le travail de la cultivation. Pourvu que vous soyez assez justes pour n’attenter jamais aux vraies propriétés des sauvages, les vôtres seront légitimes.
Mais il est d’autres Nations unies entre elles par des liens de confédération, d’intérêt, de commerce ; et c’est particulièrement pour régler leurs droits respectifs, qu’ont été imaginées les règles compliquées, arbitraires et mobiles du droit des gens, expliquées par le commun des publicistes.
Si la loi naturelle a réduit les devoirs de chacun des hommes à la plus grande simplicité, c’est-à-dire, à cette seule règle que chacun se fasse le sort le meilleur possible, sans attenter aux propriétés d’autrui ; pourquoi chercher ailleurs une loi qui détermine les devoirs des nations entre elles ? N’est-elle pas évidemment la même ? Les peuples sont-ils donc autre chose que des hommes ?
Mais nous avons prouvé que l’ordre social ajoute pour l’observation de cette règle, le motif d’un intérêt très pressant et très légitime à celui de la justice : que la plus grande sûreté possible des propriétés, cause la plus forte production, le plus grand revenu disponible, la puissance la plus imposante pour le souverain, les jouissances les plus assurées, les plus variées, les plus multipliées, tant pour la classe cultivatrice que pour la classe industrieuse ; en un mot la plus grande prospérité possible pour tous les hommes réunis en société.
C’est sur le même principe qu’il faut raisonner les devoirs et les intérêts des nations qui communiquent entre elles par le commerce, les confédérations et les alliances : il est aisé de démontrer que le bonheur des unes est nécessairement uni à la félicité des autres ; que la ruine des premières entraîne infailliblement celle des secondes.
En effet, qu’est-ce que la félicité publique et privée ? La sûreté, l’abondance, la variété des jouissances utiles et agréables. Quelle est pour toute la masse des hommes divisés en nations, la source féconde et continuelle de cette somme de jouissances ? D’abord les productions naturelles que fournissent la terre et les eaux, par la chasse, la pêche, l’agriculture proprement dite, et la fouille des minéraux : puis l’industrie des hommes disponibles qui façonnent ces productions naturelles qui les transportent d’un lieu, d’un peuple, d’un climat à l’autre. Quel est le lien de cette communication ? Le commerce ou l’échange réciproque des objets propres aux jouissances mutuelles. Quelle est la condition indispensable et fondamentale de ce commerce ? Que chacun possède un objet à échanger : on ne vend point à celui qui n’a pas de quoi acheter, on n’achète point de celui qui n’a rien à vendre.
Ces vérités sont bien sensibles, et cependant il est encore bien plus manifeste qu’elles sont totalement oubliées, et c’est de cet oubli que sont nées les rivalités nationales, les intrigues, soi-disant politiques, les systèmes absurdes de confédérations offensives, les guerres sanglantes et les hostilités sourdes, non moins destructives, de finance et de commerce, et de là tout le galimatias indéchiffrable du droit des gens positif, c’est-à-dire conjectural et arbitraire.
Les manœuvres de la fausse politique, dont la puérilité se cache sous l’ombre du mystère, et sous l’appareil des formalités dispendieuses, ne tendent qu’à énerver dans les autres États la puissance publique de l’autorité tutélaire, à y restreindre l’abondance des richesses territoriales et disponibles, à y diminuer la population, et l’activité de la classe industrieuse : les publicistes ne sont occupés qu’à calculer jusqu’à quel point il est permis, soit en temps de paix, soit en temps de guerre, de procurer ainsi l’avantage particulier de sa nation, au préjudice des autres.
La loi naturelle termine, en un seul mot, toutes ces vaines discussions, en prononçant que c’est toujours non seulement une injustice, mais encore une absurdité pernicieuse pour les nations en corps, tout de même que pour les hommes en particulier, de chercher son avantage dans le préjudice d’autrui. Que la sagesse et l’intérêt bien entendus nous disent, au contraire, de concert avec l’équité, que les nations doivent tendre, sans cesse, à se faire, à elles-mêmes, le meilleur fort possible, sans attenter aux droits et propriétés des autres.
En réduisant à cette unique loi naturelle, tout le droit des gens, il est aisé de sentir, premièrement, que le respect mutuel pour les propriétés, réunit en un seul et même point central tous les intérêts de tous les peuples qui communiquent ensemble par le commerce. De cette réunion admirable, il résulte que tout bien particulier dont le plus simple citoyen s’est procuré la jouissance, dès qu’il est exempt du vice radical d’usurpation, est le bien général de l’humanité ; parce qu’il sert efficacement à multiplier, ou du moins à entretenir la somme totale des jouissances ; au contraire, que le moindre attentat usurpateur est un préjudice général pour l’humanité, parce qu’il détruit une portion de cette somme totale, ou qu’il l’empêche d’être produite.
Érigeons donc de nouveau le tribunal de la raison et de la justice, où nous avons fait comparaître l’intérêt particulier usurpateur, et par conséquent destructif, de chaque homme, de chaque espèce ou classe de citoyens dans un empire. Soumettons au même examen les chefs-d’œuvres de cette politique si laborieuse, qui se vante de tenir entre les mains dans une balance mystérieuse les intérêts des nations. Donnons à vos prétentions, à vos machinations contre les autres peuples, tous les effets que vous semblez désirer. Vous voulez avoir seul toute la puissance, toute la production, tout le commerce ; et il est évident que vous vous assurerez le premier, si vous parvenez à vous emparer des deux autres.
Mais remarquez d’abord quelle contradiction manifeste règne dans vos idées. Si les autres nations n’ont point du tout de productions, vous ne pouvez faire aucun commerce avec elles. Vous pouvez bien leur donner ; mais non pas leur vendre. Si elles ont moins de productions, vous ne pouvez que leur vendre moins ; et pour leur vendre beaucoup, il faut qu’elles aient beaucoup de quoi vous payer.
Ce n’est donc pas seulement votre production et votre industrie nationale qui est la matière, la cause efficiente de votre commerce avec les autres peuples ; c’est encore la production et l’industrie des étrangers, par la raison très simple et très évidente qu’il faut être deux pour commercer.
Un Polonais échange à Dantzig son froment contre du drap d’Angleterre. Le grain s’échange en Espagne, au Portugal pour de l’or, de l’argent ; l’Anglais donne ces métaux pour du vin de Bordeaux ou de Bourgogne ; les maîtres du vignoble le changent pour du sucre et du café ; les colons de l’Amérique pour des farines de l’Agenois. Supposons qu’on brûle les moissons du Polonais, et recommençons notre calcul. Dans le premier cas l’Anglais ne vend pas son drap, le blé manque pour le payer à Dantzig : il n’a donc point l’argent de l’Espagnol ; il n’achète donc pas le vin de Bordeaux. Tout le reste est intercepté de même.
Notre Agenois peut, direz-vous, vendre sa farine en Espagne, à la place des grains du Nord, et acheter le drap ; le Bordelais, échanger son vin avec le sucre et le café. Mais dans notre supposition, ce n’est pas le vin, c’est la farine qui manque aux besoins ordinaires du colon Américain : c’est de l’argent dont a besoin l’Agenois, pour entretenir sa culture et payer les revenus publics : s’il le garde, le drap anglais n’est point vendu, ni par conséquent le vin de Bordeaux, ni par conséquent le sucre et le café.
De quelque manière que vous puissiez combiner, il résultera toujours un vide dans vos jouissances nationales, c’est-à-dire surabondance d’une espèce de denrée ou de marchandises au-delà du besoin de la consommation ordinaire, et le défaut de celle que vous auriez obtenue par l’échange.
Toute destruction qui diminue la somme totale des jouissances, retombe donc nécessairement par contre-coup sur la totalité des nations liées entre elles par le commerce immédiat ou médiat, prochain ou éloigné ; mais à quoi peuvent aboutir directement les intrigues, les violences ou les ruses de toute espèce employées par la politique ordinaire, qu’à la destruction des produits de l’agriculture ou de l’industrie, qui forment cette somme de jouissances ?
Vous vous appliquez à ruiner les forces et les richesses des autres nations, et vous croyez en même-temps accroître les vôtres ? Erreur. Le mal que vous faites à vos voisins, à vos prétendus rivaux, vous affaiblit et vous dépouille nécessairement vous-même.
Mais au contraire, si vous les laissez faire en paix leur propre avantage, et si vous êtes assez sages pour employer en même temps à votre prospérité les soins, les dépenses que vous prodiguez mal à propos au désir de leur nuire, il en résulte infailliblement un double avantage pour vous, dans l’échange réciproque ; ils ont plus de moyens de vous acheter, plus d’objets à vous vendre : ils vous fournissent donc une plus grande somme de jouissances, et vous leur en procurez le même accroissement.
C’est d’après ce point de vue, qu’il faut apprécier les guerres modernes de l’Europe, soit les guerres sanglantes et tumultueuses qui se font si souvent le fer et la flamme à la main ; soit les guerres obscures, sourdes et continuelles, qui résultent des manèges de cabinet, surtout des entraves que mettent au commerce et à l’industrie les prohibitions et les lois fiscales, dont les représailles mal entendues doublent et quadruplent les funestes effets.
Repousser l’usurpateur de sa propriété personnelle, mobilière et foncière ; employer autant de force qu’il en faut pour la garantir : voilà tout ce que permet la loi naturelle aux nations en corps, comme aux simples particuliers ; tout le reste est erreur funeste ou attentat criminel.
Exciter des troubles destructeurs dans l’espoir d’acquérir peut-être un sol dévasté, au prix d’une guerre qui vous cause infailliblement, quelque heureuse que vous la supposiez, une double perte très réelle, c’est sacrifier un bien certain pour un moindre très incertain. Folie des conquérants.
Prétendre augmenter avantageusement la production et l’industrie nationale, en ruinant celle des peuples unis avec vous pour le commerce, c’est vouloir vendre plus à ceux qui n’ont que moins de quoi payer, c’est vouloir acheter plus à ceux qui n’ont que moins à vendre.
S’occuper au contraire directement et uniquement de son propre avantage, sans jamais usurper, sans jamais nuire ; c’est infailliblement procurer le bien général de l’humanité…
Les confédérations purement défensives des États et de leurs propriétés, sous cette condition fondée sur la loi naturelle de repousser les violences et les usurpations, avec le moindre préjudice possible causé même à l’agresseur, sont donc les seules qu’avouent la justice, la raison et l’intérêt éclairé. Ce n’est donc pas sur des traités arbitraires, obscurs, souvent violés, et souvent indignes d’être observés ; ce n’est donc pas sur des conventions, des usages, des autorités, que se fonde le droit des gens ; c’est sur la loi naturelle, parfaitement uniforme, qui règle les devoirs, les droits, les intérêts des peuples, avec la même évidence et la même simplicité que ceux des hommes considérés, ou comme citoyens dans la même société, ou même comme de simples créatures humaines, séparées les uns des autres, en l’état de multitude, avant les agrégations sociales.
En tout et partout, pourvoir à sa propre subsistance à son propre bien-être, sous peine de douleur et de mort : voilà le devoir naturel. Travailler pour s’approprier les objets destinés aux jouissances des hommes, c’est remplir cette obligation, et le vœu de la nature. Jouir, c’est le droit qui résulte du travail. Respecter ce droit ou cette propriété d’autrui, c’est justice. Réunir ses forces pour assurer et garantir ces propriétés, c’est société. De la société garantissante résulte la sécurité ; de celle-ci, l’émulation et le succès du travail, qui rend plus fructifiantes les propriétés foncières. De l’abondance des fruits, naît la grande richesse disponible ; de la grande richesse disponible, la félicité particulière de chaque société ; de cette félicité, la plus grande prospérité du commerce réciproque. La paix et le bonheur pour tous les hommes : voilà le but et l’effet de l’ordre, qu’établit la loi naturelle, que les lois positives doivent faire connaître le plus universellement, et observer le plus inviolablement qu’il est possible.
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