Nicolas Baudeau. Explication amiable entre M. Smith, célèbre écrivain anglais, et les auteurs économiques de France (Nouvelles éphémérides économiques — Année 1788. Numéro de février 1788. Deuxième partie [17 février 1788])
NUMÉRO II.
Explication amiable entre M. Smith, célèbre écrivain anglais,
et les auteurs économiques de France.
AVANT-PROPOS.
Pendant que Duplain, libraire, cour du commerce, rue de l’ancienne Comédie française, faisait imprimer la traduction des Recherches de M. Smith, sur la richesse des nations, les écrivains du Mercure et du Journal de Paris s’empressaient d’assurer que l’auteur anglais était diamétralement contraire à nos principes, absolument d’accord avec ceux de M. Necker ; ils partaient de cette supposition pour prendre avec nous des licences inconcevables.
L’ouvrage paraît enfin en deux volumes in-8°. Qu’y trouve-t-on d’un bout à l’autre ? Une réfutation complète des faux systèmes de politique mercantile sur le commerce, les règlements et les impôts, tant prônés et pratiqués par les Colbertistes, anciens et modernes, qui font aujourd’hui leur coryphée du fameux Genevois.
M. Smith, bien loin de donner à nos écrivains l’exemple des sarcasmes indécents qui remplissent leurs pamphlets, ne parle, au contraire, qu’avec respect du feu docteur Quesnay, dont il a très bien compris les tableaux économiques, et qu’il caractérise comme il doit l’être. « Auteur ingénieux et profond, de la plus grande modestie et de la plus grande simplicité » ; il cite M. le marquis de Mirabeau comme un auteur laborieux et respectable ; l’ouvrage de M. Mercier de la Rivière, ci-devant intendant à la Martinique, et conseiller à la grand’chambre du parlement, comme l’exposé le plus net et le plus suivi de la doctrine économique (Livre 4, chap 8.)
« Autant que je puis le savoir, dit-il (tome 2, page 188), ce système qui représente le produit de la terre comme la seule source du revenu et de la richesse de chaque pays, n’a jamais été adopté par aucune nation. Il n’existe aujourd’hui que dans les spéculations de quelques Français, qui ont beaucoup d’esprit et de savoir.
Ce ne serait sûrement pas, ajoute-t-il, la peine d’examiner au long les erreurs d’un système qui n’a jamais fait nulle part aucun mal, et qui n’en fera jamais. Je tâcherai cependant de développer aussi clairement que je pourrai les grands traits de cet ingénieux système ».
C’est sur ce développement que je vais entrer en explication amiable avec M. Smith, en lui retraçant quelques vérités qu’il nous accuse d’avoir oubliées, quoiqu’elles se trouvent très formellement articulées dans tous nos ouvrages, et quelques paradoxes dont il nous reproche d’être sectateurs pendant que nous les avons toujours condamnés.
Quoiqu’il en soit, il termine ainsi la discussion (mêmes tome et chap., page 207).
« Ce système, avec toutes ses imperfections (à vérifier) est cependant ce qu’on a publié de plus approchant du vrai sur le sujet de l’économie politique ; et par là, il est digne de l’attention de tout homme qui veut examiner sérieusement les principes de cette importante science. »
« Sa doctrine, ajoute-t-il, paraît aussi juste qu’honnête et généreuse. Lorsqu’il représente la richesse des nations comme consistant, non pas seulement dans l’argent qu’on ne consomme point, mais dans tous les biens qui se consomment, et que la terre produit annuellement, et surtout en représentant la parfaite liberté comme le seul véritable expédient, pour que cette reproduction soit la plus grande possible. »
« Leurs ouvrages, écrit-il plus bas, ont été certainement de quelque utilité à leur pays non seulement en tournant l’attention et la discussion générale sur plusieurs sujets qui n’avaient pas été bien examinés auparavant, mais en influant sur quelques démarches de l’administration publique. C’est en conséquence de leurs représentations qu’on l’a délivrée de plusieurs sortes d’oppressions ».
Ainsi jugés par un des plus célèbres auteurs d’Angleterre, avec lequel nous n’avions pas encore pu nous expliquer sur les objets qui lui laissent dans l’esprit quelques doutes et quelques préventions, ne pouvons-nous pas nous consoler d’avoir perdu les bonnes grâces, et d’essuyer les dédains de ces illustres et très utiles écrivains qui rendent à la nation et à l’humanité le service très important de publier périodiquement l’extrait de l’almanach et des gazettes, accompagné d’acrostiches, d’énigmes, logogriphes et charades, avec des anecdotes précieuses sur les chiens, les chevaux, les cabriolets, sur les agiotages de la bourse et le patricotage des papiers, sur les tréteaux du palais-royal, de la foire et des boulevards ?
Mais ce n’est pas assez pour l’éclaircissement de la doctrine que l’auteur anglais appelle encore (tome 2, page 199) « un honnête et généreux système ». Je vais donc répondre à ses objections par une explication qui me sera très facile, puisqu’elle consiste uniquement à rappeler un chapitre de mon ouvrage, intitulé Analyse économique des États policés, composé en 1768.
Premièrement, M. Smith croit que nous avons oublié de compter les maisons, les instruments des arts, les meubles, les vêtements, les bijoux, les métaux, parmi les richesses des nations et des particuliers… C’est une méprise de fait, nous les y avons toujours compris comme on va le voir.
Secondement, il nous blâme de ne les pas compter dans l’estimation des revenus, d’un État ou de ses citoyens. C’est une erreur de droit, car il ne faut jamais les y comprendre. Je vais le lui prouver.
PREUVE DE L’ERREUR DE FAIT.
Analyse économique, chap. Ier, nº. V, des richesses.
Les objets propres à nos jouissances utiles ou agréables sont appelés des biens, parce qu’ils procurent la conservation, la propagation, le bien-être de l’espèce humaine sur la terre.
Mais quelquefois ces biens ne sont pas des richesses, parce qu’on ne peut pas les échanger contre d’autres biens, ou s’en servir pour se procurer d’autres jouissances. Un beau temps, une bonne santé, une belle âme, sont des biens sans être des richesses. Les productions de la nature, ou les ouvrages de l’art les plus nécessaires et les plus agréables cessent d’être richesses, quand vous perdez la possibilité de les échanger et de vous procurer par cet échange d’autres jouissances. Cent mille pieds des plus beaux chênes de l’univers ne vous formeraient point une richesse dans l’intérieur de l’Amérique septentrionale où vous ne trouveriez point à vous en défaire par un échange.
Le plus magnifique diamant du grand mogol ne serait pas une richesse dans l’île de Tahiti.
Le titre de richesses suppose donc deux choses : premièrement les qualités usuelles, qui rendent les objets propres à nos jouissances utiles ou agréables, et qui les constituent des biens ; secondement la possibilité de les échanger, qui fait que ces biens peuvent vous en procurer d’autres, ce qui les constitue richesses.
Cette possibilité de l’échange suppose qu’il existe d’autres biens contre lesquels on peut les échanger.
Mais parmi les simples productions naturelles, les subsistances périssent chaque année, chaque jour, chaque moment, par la consommation subite qu’en font les êtres vivants. On appelle ces biens les richesses sans cesse périssantes et renaissantes, ou richesses de consommation subite.
Au contraire, les matières premières se conservent plus ou moins longtemps, suivant les ouvrages qu’on en forme, et suivant leurs qualités naturelles. La plupart des ouvrages de l’art ne s’usant que peu à peu, procurent les mêmes jouissances pendant plusieurs jours, plusieurs mois, plusieurs années, et même quelques-uns pendant plusieurs siècles.
Ces biens s’appellent richesses de durée ou de conservation.
Mais il est très essentiel de remarquer ici comment se forment ces richesses de durée ou de conservation. C’est par les façons que reçoivent les matières premières, et par la consommation des subsistances que font les ouvriers, en donnant ces formes aux matières.
Cette observation est absolument nécessaire pour éviter un double emploi qu’on fait souvent dans le calcul des richesses d’un État.
On dit communément qu’il y a deux sortes de richesses, les unes naturelles, les autres industrielles, ou formées par l’industrie des arts stériles. On appelle quelquefois les unes richesses primitives, les autres richesses secondaires. Il y a dans cette manière de parler un fonds véritable, mais quand on ne s’explique pas plus clairement, il peut en résulter de doubles emplois dans le calcul des richesses, et de très grandes erreurs dans toutes les parties de la théorie politique ; erreurs qui sont la source de plusieurs fautes graves dans la pratique de l’administration.
Dans la réalité il y a deux manières de jouir des productions naturelles, soit matières premières, soit subsistances. L’une de ces manières est de les employer ou consommer de telle sorte qu’il n’en reste plus rien ; que toutes ces productions soient absolument détruites, et ne procurent plus aucune autre jouissance : telles sont toutes les consommations qu’on fait en ne travaillant pas aux ouvrages de durée.
L’autre manière consiste à façonner une portion des matières, en consommant d’autres productions naturelles ; de telle sorte qu’il reste un ouvrage solide capable de procurer des jouissances.
Mais il y aurait plus que de la confusion, il y aurait de l’erreur à ne pas observer que tout le réel se réduit néanmoins aux productions de la nature ; que de ces productions une portion a péri par la consommation, l’autre portion reste avec une forme qui procure certaine jouissance.
Pour mieux concevoir l’identité parfaite de ces deux prétendues espèces de richesses, donnez-moi toutes les richesses naturelles (ou toutes les productions nées et à naître dans leur état brut, de simplicité primitive ; toutes les subsistances, toutes les matières premières) que ce soit là mon lot. Prenez pour le vôtre en idée toutes les richesses industrielles, et tâchez de la réaliser cette idée. Voyez si vous n’êtes pas obligé de venir prendre à mon lot, d’abord chaque objet réel, dont vous devez former le vôtre, c’est-à-dire toutes les matières premières et toutes les subsistances ; puis même, si vous voulez échanger votre ouvrage, tous les objets réels dont vous préférez la jouissance à celle des matières par vous façonnez.
Les richesses industrielles sont donc une portion des richesses naturelles, et pour analyser avec exactitude, avec précision, il faut dire, les productions toutes simples forment la masse générale des richesses. Elles viennent d’abord entre les mains de l’art productif qui les arrache à la fécondité de la nature, c’est là le tout. Mais quelques-unes de ces productions, qui ne sont qu’une partie du même tout, passent entre les mains de l’art stérile qui leur donne une forme : voilà les richesses de durée. »
Nous sommes donc parfaitement d’accord avec M. Smith pour compter les maisons, les instruments des arts, les meubles, les vêtements, les monnaies, les bijoux, comme faisant partie de la richesse des particuliers et même des nations.
Preuve de l’erreur de droit.
« On a tort, écrit M. Smith, de dire que le travail des artisans, des manufacturiers des marchands, n’augmente pas les revenus réels de la société, (tome 2, page 204) » ; c’est ce qu’il faut voir.
Commençons par définir le mot revenus, c’est le point fondamental. En français nous appelons ainsi le reste, clair et net, qui se trouve annuellement à recevoir franc et liquide sur la récolte d’une terre, quand on a payé tous les ans les frais de sa culture.
Si le propriétaire fait valoir lui-même son héritage, quoique sa récolte soit de cent septiers de froment, valant chacun 24 livres, il n’a pas cent louis de revenus ; car, s’il en a fallu dépenser cinquante à le cultiver, ses vrais revenus ne sont que des cinquante qui restent.
Ainsi, les revenus, disons-nous en notre langue, sont une recette qui revient chaque année frais prélevés, car tout le monde convient que les frais ne sont pas revenus. La production totale de deux vignobles étant de cent barques de vin, vendues mille écus, le premier qui ne coûte que cent pistoles de frais annuels, rend un revenu de mille livres, et en vaut à peu près quarante mille ; le second qui coûte deux mille livres de frais, ne donne que cent pistoles de revenus, qui vaut vingt mille francs.
Les propriétaires qui afferment leurs biens, ne regardent pas la récolte entière de leur fermier comme revenus ; ils n’appellent de ce nom que le prix de la ferme, avant lequel il a fallu que le fermier reprît ses frais de culture.
Par exemple, un homme riche en fonds de terre, a tous les ans vingt ou trente mille livres à recevoir, en argent ou en denrées, que lui payent ses fermiers. Voilà ses revenus.
Mais, dit-on, s’il possède encore à Paris un bel hôtel qu’il habite, et qui vaut cent cinquante mille livres, s’il у rassemble pour autant de meubles, de monnaie courante, d’habits et de bijoux ? Eh bien ! c’est un capital de cent mille écus…. mais ce ne sont pas des revenus.
Un million de semblables riches formeraient un très grand État, dont les revenus généraux seraient composés de tous ceux des particuliers ; et le capital universel, pareillement des capitaux d’un chacun réunis en masse.
Mais, ajoutera-t-on avec M. Smith, les instruments des manufactures, les outils de tous les arts, l’amas des matériaux et des ouvrages, qu’en pensez-vous ? Que ce sont des richesses conservées…. très utiles et très avantageuses, des capitaux, non pas des revenus.
« On a tort, dit encore M. Smith, de représenter les artisans, les manufacturiers, les marchands sous le même point de vue que les domestiques….. En effet, il ne reste rien des services de ceux-ci… ; mais le travail des ouvriers se réalise dans quelque marchandise vénale ».
Ce tort, nous ne l’avons point. Cette confusion, nous ne l’avons jamais faite, nous ne la ferons jamais ; citons trois exemples au lieu de deux, et les différences vont devenir plus palpables.
Un propriétaire loge, habille et nourrit, à ses frais, dix hommes toute l’année, pour tondre les charmilles alignées, et ratisser les allées sablées de son parc ; premier travail, dont l’effet n’est qu’une triste et uniforme jouissance qui fait tout périr.
Un second en paye dix autres pour façonner son chanvre, et faire mille aulnes de toile. À la fin de l’année, son blé, son vin, sa viande, son bois, son chanvre, n’existent plus ; mais ils sont remplacés par une bonne provision de linge : capital très utile et très agréable.
Le troisième emploie ses dix hommes à défricher une terre inculte, à planter d’excellents arbres fruitiers, à у semer de bon grain. Dès l’année prochaine, et dans la suite à perpétuité, ce sol rendu cultivable, ces arbres bien greffés, reproduiront tous les ans des grains et des fruits qui augmenteront ses revenus.
Reproduiront, c’est le mot essentiel, connu et employé ci-dessus par Smith, mais qu’il n’a pas assez attentivement remarqué ; reproduiront tous les ans. C’est le caractère essentiel, qu’il oublie par la seule faute avec tous nos critiques.
Nous ne disons pas seulement produire, productif, nous disons reproduire et reproductif, nous ajoutons même annuellement reproductif… De quoi ? d’une récolte de la même espèce.
Le grain semé, le fruit planté, se reproduisent dans une longue et nombreuse postérité de leur espèce, par la fécondité de la nature, par la bienfaisance infinie du créateur envers l’espèce humaine ; cette multiplication, cette perpétuité des végétaux, cause celle des animaux utiles ; l’une et l’autre la conservation, le bien-être, la propagation de notre espèce sur la terre, dont la munificence de Dieu l’a rendue propriétaire.
Mais c’est le grain, c’est le fruit, vivants et végétants, qui reproduisent annuellement leur semblable, et le reproduisent en plus grande abondance ; le froment semé reproduit chaque année dans l’univers entier, outre la portion nécessaire aux futures semences, le pain quotidien de tous les hommes…. Oui, mais passé au moulin et à la boulangerie, ce blé ne reproduira jamais rien.
La brebis reproduit chaque année sa toison, outre son nouvel agneau. La laine mise en drap ne reproduit jamais de laine.
Pourquoi chicaner sur des équivoques qui ne peuvent qu’embrouiller une science dont l’illustre Anglais sent et démontre l’importance ?
Sa maison, ses meubles, ses vêtements, peuvent-ils lui reproduire tous les ans une postérité graduelle et perpétuelle de la même espèce, multipliée par le bienfait du créateur de l’univers ? Non sans doute ; eh bien ! qu’il plante quelques centaines de noix ; dans peu de temps il aura cent et cent noyers qui lui reproduiront tous les ans des noix par millions, et un bon revenu.
Au lieu de les planter, s’il avait fait passer l’année dernière les premiers fruits sous la meule, il aurait cette année un bon capital, savoir : de l’huile à brûler, à garder longtemps ou à vendre, mais les noix seraient morte pour l’éternité sans jamais se reproduire.
S’il les avait mangées en cernaux pendant l’été dernier, il n’aurait plus ni capital, ni reproduction, ni revenu. Comment ces différences peuvent-elles échapper à des savants et profonds spéculateurs ? Mais, nous diront les esprits superficiels, quelle est l’utilité de cette remarque ? Hélas ! elle n’est que trop nécessaire, et vous allez en convenir.
Songez aux impôts qui forment le revenu de toutes les souverainetés despotiques, monarchiques ou républicaines.
La perception annuelle doit porter chaque fois sur les revenus. Elle ne doit pas mordre sur les capitaux ; autrement, elle dévore tout, et détruit la souveraineté même. Cette vérité n’est-elle pas très frappante et de la plus grande utilité ? Eh bien ! faites à ce grand objet l’application de l’exemple ci-dessus.
Les mille aulnes de toiles fabriquées en linge par les ouvriers du second propriétaire, dureront douze ou quinze ans ; elles valent deux mille livres ; faisons le compte pour le taxer aux impôts, et disons-lui :
Premièrement, en 1787, vous avez eu pour deux mille livres de chanvre, de blé, de vin, de volaille, de veaux, de moutons, ci 2 000 liv.
Secondement, mille aulnes de toile à 40 sols, ci 2 000
Donc, votre revenu a été de quatre mille livres, ci 4 000 liv.
En 1788, vous allez avoir six mille livres de revenu, savoir :
1°. Deux mille livres de chanvre, de blé, vin, etc. 2 000 liv.
2°. Deux mille pour la toile de 1787, qui n’est pas usée. 2 000
3°. Deux mille livres pour autant de toile que vous allez fabriquer. 2 000
Total 6 000 liv.
En 1789, votre revenu sera de huit mille livres, et si vous continuez à faire faire du linge tous les ans, dans quatre ans vous aurez douze mille livres de revenus, parce que vos toiles ne seront point encore usées.
De revenus ! vous dirait-il, je n’en aurai jamais que deux mille livres, prix de mon chanvre et de mes autres denrées. Je n’en ai eu que deux mille en 1787 ; car ni le chanvre, ni le blé, ni le vin, ni les autres, n’existaient plus quand ma toile a été faite. M. Smith a lui-même fait cette remarque.
Mais le linge vous reste ! — Oui, comme un mobilier, un fond mort, un capital, mais non comme un revenu.
Or, le bon sens, l’humanité, la justice, disent qu’il ne faut pas compter les capitaux, mais uniquement les revenus, quand il s’agit d’impôt annuel. Ne retirant de ma terre que deux mille livres tous les ans de produit, quitte et net, en denrées, après avoir prélevé les frais de culture, je ne dois être taxé que sur cette évaluation, quelque emploi que je fasse de mes récoltes ; si elles sont mangées sans qu’il en reste rien, c’est mon affaire ; si je m’en fais fabriquer de la toile, c’est un capital mort, et qui s’usera, dont je ne dois pas l’impôt, l’ayant payé par avance sur les matières, et sur les denrées qui l’ont composées… Mais si j’en fais un nouvel héritage reproductif des denrées de la même espèce, qui me procure, frais prélevés, un nouveau bénéfice net et clair tous les ans, c’est-à-dire, un vrai revenu, je consens à contribuer aux impôts de l’État pour une portion de cet accroissement reproduit chaque année.
Par quelle fatalité nous a-t-on fait un crime irrémissible de cette observation essentielle ?… Croit-on qu’il soit équitable, et avantageux de dévorer les capitaux mêmes des particuliers et de l’État ? C’est à quoi peut servir l’entendement de les confondre avec les revenus.
Un citoyen n’a qu’à mettre pendant vingt ans la rente d’une de ses fermes à se faire faire de l’argenterie, de la batterie de cuisine et des bijoux ; à la fin de ce terme si cette rente était de mille écus, il aura conservé et amassé pour soixante mille livres de métaux ainsi façonnés. Soutenez-lui que ces soixante mille livres lui font un revenu. Soutenez-lui qu’il faut le joindre au premier ; vous prendrez donc pour base de sa taxe soixante-trois mille livres de rentes ?… Le dixième de ce revenu sera donc de six mille trois cens livres, sur un domaine affermé par lui trois mille livres ?… Quelle illusion !
Que les déprédateurs, les emprunteurs, qui ne veulent qu’embrouiller la science très simple de l’administration, pour pêcher en eau trouble, fassent exprès cette confusion : qu’ils affectent de dédaigner et de calomnier la simplicité rurale des Damboise, des Sully, pour exalter les paradoxes sophistiqués de Colbert et de ses partisans, à la bonne heure : mais un esprit de la trempe de celui que montre M. Smith en son ouvrage, ne devait pas se prendre à leurs pièges, ni se laisser abuser par les phrases boursouflées et les grands mots insignifiants qu’on appelle aujourd’hui parmi nous de l’éloquence.
Malgré tout l’entortillage des gros livres, les grains, les arbustes, les arbres, les animaux utiles, vivent, se reproduisent eux-mêmes, et se multiplient entre les mains du cultivateur ; cette reproduction, cette multiplication annuelle forme des revenus, par l’excès de la récolte, au-delà des frais.
Employées par tous les autres arts quelconques, les végétaux, les dépouilles des animaux, sont des êtres morts qui ne se reproduisent plus, qui ne se multiplient plus, d’année en année, dans une récolte de la même espèce. Ils forment des richesses et des capitaux, mais non des revenus : encore moins des revenus imposables tous les ans.
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