Sous l’Ancien régime, le travail des artisans et des commerçants était contrôlé par un système ultra-réglementaire connu sous le nom de corps de métiers ou corporations. Il existait cependant quelques enclos de liberté, des sortes de zones franches, où le système corporatif ne s’appliquait pas, et où quiconque pouvait travailler selon son bon vouloir, sans payer aucun droit, et en suivant les volontés de sa clientèle plutôt que les obscurités des règlements. Le plus célèbre et le plus important îlot de liberté était le faubourg Saint-Antoine (entre les actuels 11e et 12e arrondissements de Paris). De 1657 à 1776, le faubourg Saint-Antoine constitue en effet le principal lieu de travail « privilégié », c’est-à-dire libre. Les artisans ne sont pas astreints aux formalités tracassières et coûteuses des corporations et peuvent travailler sans lettres de maîtrise et sans subir les exactions des inspecteurs du travail de l’époque, les « jurés » parisiens. Sans surprise, les habitants du faubourg connurent une prospérité exceptionnelle et s’attirèrent les foudres des maîtres des corporations parisiennes.
Une expérience de la liberté du travail sous l’Ancien régime :
le faubourg Saint-Antoine (1657-1791)
par Benoît Malbranque
Étude tirée de la revue Laissons Faire, publiée sur le site de l’Institut Coppet en 5 parties,
lesquelles sont :
Introduction. — I. Les corporations et la réglementation du travail au XVIIIe siècle.
II. Le faubourg Saint-Antoine, un paradis de la liberté du travail.
III. Ce qu’il en coûte d’être libre.
IV. Le succès de la libre entreprise.
V. Un modèle contre le système réglementaire. — Conclusion
V. Un modèle contre le système réglementaire
Offrant un contraste parfait avec l’environnement hyper-réglementé du reste de la capitale, le faubourg Saint-Antoine ne pouvait manquer de concentrer sur lui les plaintes et les espoirs des adversaires et des défenseurs de la liberté du travail. Pour les uns, le faubourg était le symbole de l’anarchie économique où est artisan qui veut, où les hiérarchies n’existent plus, et où l’on suit avec empressement les goûts des consommateurs et les modes, plutôt que les anciens usages et les règlements. Pour les autres, le développement économique remarquable du faubourg Saint-Antoine préfigurait la prospérité que connaîtrait la France, quand elle romprait avec les tracasseries règlementaires et la police corporative.
Épouvantail pour les interventionnistes
Lorsque les économistes commencent leur croisade contre les corporations, celles-ci ne trouvent d’autre réponse que de poursuivre leur incrimination du faubourg Saint-Antoine. « C’est là que se vend tout ce qui est mal fabriqué, disent les blondiniers-boutoniers. C’est là que l’ouvrier ne consultant que le besoin de vivre, travaille toute la semaine pour aller le samedi de nuit trouver des acheteurs à qui il donne à bon marché ce qu’il a fait à la hâte et sans précaution. » [1] Les maîtres parisiens craignent surtout que la mode de la liberté du travail ne se répande, et que leurs apprentis et compagnons les abandonnent en masse pour venir goûter, eux aussi, au rêve du faubourg. Qui voudrait peiner cinq, dix ou quinze ans, se ruiner pour acquérir un titre de maîtrise, si, en changeant de quartier, il pouvait devenir maître sans condition, et s’intégrer dans un éco-système florissant ?
Lorsque les arguments libéraux finirent par emporter l’assentiment et que Turgot se prépara à abolir purement et simplement les corporations, les maîtres parisiens se servirent du faubourg comme d’un épouvantail. « Tout Paris sera le faubourg Saint-Antoine, point de talent, point de solidité, beaucoup d’intrigues, nulle réalité dans les fortunes, point de confiance qui n’est attachée qu’à un établissement solide. » [2] Mais l’affaire était entendue, et par un édit appelé à devenir célèbre, Turgot abolit les corps de métier, permettant à tous les habitants de travailler librement.
Modèle pour les libéraux
En 1776, si les maîtres parisiens présentent le faubourg Saint-Antoine comme un épouvantail, les libéraux en font un modèle capable d’emporter la conviction des indécis. Assurément, l’argument du succès économique des faubourgs disposant de privilèges n’était pas nouveau. Dans son mémoire sur les corporations daté de 1753, Vincent de Gournay rappelait déjà le destin des migrants français qui, après avoir fuit les rigueurs de la police corporative, « formèrent à Londres un faubourg connu sous le nom de Spintefield, où se fabriquent les plus belles étoffes de soie, d’or et d’argent. On ne leur demanda pas s’ils étaient maîtres et s’ils avaient fait leur apprentissage ; on laissa fabriquer qui voulut, et à l’abri de cette liberté ils firent bientôt des élèves qui égalèrent et surpassèrent leurs maîtres. » [3]
De ce point de vue, le faubourg Saint-Antoine n’est rien d’autre qu’un énième exemple, un exemple français, des succès des lieux de travail privilégié. Il doit servir, selon les promoteurs de la liberté du travail, à rassurer sur les effets à attendre de la destruction du système réglementaire. Ainsi Turgot, dans le préambule de son édit, fait-il lui-même usage de l’exemple du faubourg :
« Nous ne serons point arrêté dans cet acte de justice, par la crainte qu’une foule d’artisans n’usent de la liberté rendue à tous pour exercer des métiers qu’ils ignorent, et que le public ne soit inondé d’ouvrages mal fabriqués. La liberté n’a point produit ces fâcheux effets dans les lieux où elle est établie depuis longtemps. Les ouvriers des faubourgs et des autres lieux privilégiés ne travaillent pas moins bien que ceux de l’intérieur de Paris. » [4]
Le faubourg Saint-Antoine est ainsi appelé à jouer un rôle majeur dans l’argumentaire libéral, parce qu’il prouve par l’exemple, par les faits, quand les écrits et les paroles s’avèrent incapables de vaincre tous les scepticismes. Dans une science où les expériences de laboratoires sont impossibles, le résultat d’un essai de liberté du travail présente un grand intérêt et se trouve logiquement mobilisé. C’est ainsi qu’en cette même année 1776, dans son ouvrage devenu classique, Adam Smith écrira : « C’est sans le moindre fondement qu’on a prétexté que les corporations étaient nécessaires pour le meilleur régime des métiers. La discipline véritable et efficace qui s’exerce sur un ouvrier, ce n’est pas celle de son corps, mais bien celle de ses pratiques. C’est la crainte de perdre l’ouvrage qu’elles lui donnent, qui prévient ses fraudes et corrige sa négligence. Une corporation exclusive diminue nécessairement la force de cette discipline. On vous oblige alors d’employer une classe particulière de gens, soit qu’ils se comportent bien ou mal. C’est pour cette raison que, dans plusieurs grandes villes de corporation, on ne trouve quelquefois pas d’ouvriers passables, même dans les métiers les plus indispensables. Si vous voulez avoir de l’ouvrage fait avec quelque soin, il faut le commander dans les faubourgs, où les ouvriers, n’ayant pas de privilège exclusif, ne peuvent compter que sur la bonne réputation qu’ils se font, et ensuite il faut le faire entrer du mieux que vous pouvez en contrebande dans la ville.» [5]
Conclusion
Modèle pour les économistes et réformateurs libéraux du siècle des Lumières, le destin remarquable du faubourg Saint-Antoine peut constituer une source d’inspiration pour notre époque. Ainsi que l’écrit Alain Thillay dans son étude, « en 150 ans, le faubourg Saint-Antoine est devenu une ruche ouvrière dans laquelle les artisans produisent et innovent, fabriquent des objets de qualité courante ou des produits d’art, collaborent entre eux ou travaillent sous l’emprise des marchands et des entrepreneurs. » [6] L’histoire de cette remarquable réussite de la liberté du travail peut soutenir les efforts de ceux qui s’efforcent de montrer pourquoi la liberté du travail est à la fois un impératif de justice et une cause majeure de prospérité pour tous, et en premier lieu pour les plus pauvres. En rappelant les miracles que peut accomplir la liberté, elle peut inciter les Français à l’aimer à nouveau.
Benoît Malbranque
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[1] B.N., Coll. Joly de Fleury, 462, fol. 108-11
[2] Ibid.
[3] Mémoire adressé à la Chambre de commerce de Lyon, février 1753, in Takumi Tusda (éd.), Mémoires et lettres de Vincent de Gournay, Tokyo, Kinokuniya, 1993, p.16
[4] Gustave Schelle, Œuvres de Turgot et documents le concernant, tome 5, p.243
[5] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, traduction Germain Garnier, Paris, 1802
[6] Thillay, Le faubourg Saint-Antoine et ses « faux-ouvriers ». La liberté du travail aux XVIIe et XVIIIe siècles, Champ Vallon, 2002, p.159