Examen du projet de loi relatif aux brevets d’invention, par M. Renouard (Journal des économistes, décembre 1843).
EXAMEN DU PROJET DE LOI RELATIF AUX BREVETS D’INVENTION.
Les Chambres sont saisies d’un projet de loi sur les brevets d’invention, déjà discuté et adopté par la Chambre des pairs pendant la dernière session, et sur lequel la commission de la Chambre des députés a fait son rapport par l’organe de M. Philippe Dupin. On peut tenir pour certain que ce projet sera repris dans le cours de la session qui va s’ouvrir, et il y a lieu d’espérer qu’il sera converti en loi.
L’opinion publique, qui avait laissé dormir sans les réclamer bien vivement les travaux depuis longtemps entrepris pour améliorer cette partie de notre législation, en comprend aujourd’hui l’importance. Les questions qui s’y rattachent, et qui touchent d’un côté aux théories sur la propriété et sur le travail, d’un autre côté aux intérêts pratiques de l’industrie, sont tout à fait à l’ordre du jour.
La législation sur les inventions industrielles a l’avantage d’être réglée, chez toutes les nations modernes, par des lois assises sur les mêmes bases et liées entre elles par de nombreuses analogies. Un jour viendra peut-être où les divers peuples mettront au rang de leurs préoccupations les plus nobles et les plus civilisatrices de sages efforts pour se régir, du moins en quelques matières, par une législation commune. Cette matière-ci est une de celles qui pourraient sans beaucoup de peine être soumises à un droit s’étendant uniformément sur plusieurs pays, à leurs grands profit et honneur réciproques. Je m’abstiens de développer ici cette vue, qui n’est encore qu’à l’état d’utopie. C’est du moins un notable progrès, visible à tous les yeux, que la fréquence des emprunts réciproques que les nations modernes se font aujourd’hui dans leurs lois. Les Codes français ont une large et glorieuse part dans cet enseignement mutuel des peuples.
L’Angleterre a eu l’honneur d’ouvrir la voie à la législation moderne qui régit partout les droits des inventeurs industriels. Dans ce pays, comme dans le reste de l’Europe, l’exercice de l’industrie était entravé par de nombreux monopoles et asservi à une foule de privilèges exclusifs, lorsqu’un statut de 1623 entreprit de les abolir et de restreindre, au profit de la liberté, les octrois qui s’en faisaient par divers pouvoirs et principalement par la couronne. Mais ce même statut prit en main les droits des inventeurs ; il légitima et régularisa les privilèges destinés à les récompenser par des monopoles temporaires. Ce statut fonda la législation sur les patentes anglaises pour invention.
La constitution des États-Unis de 1787 adopta en principe la législation anglaise sur les inventions industrielles, qui fut organisée en Amérique par un acte de 1793, plusieurs fois modifié depuis.
En France, l’Assemblée Constituante ne voulait pas seulement détruire ; elle voulut aussi fonder, et, si supérieur que soit aux forces ordinaires du génie humain l’accomplissement de cette double mission, l’histoire néanmoins reconnaît à cette assemblée la gloire d’avoir fondé beaucoup. Elle avait proclamé la liberté du commerce et de l’industrie, supprimé les corporations d’arts et métiers, les maîtrises, les jurandes. Elle devait une législation aux inventeurs. Elle imita d’assez près la législation anglaise. Les lois des 7 janvier et 25 mai 1791 fondèrent le nouveau droit français relatif aux brevets d’invention, de perfectionnement et d’importation.
Les divers pays de l’Europe imitèrent l’Angleterre, la France et les États-Unis ; ils adoptèrent les privilèges de monopole temporaire comme mode de rémunération des inventions industrielles. Telles furent les bases de la législation qu’adoptèrent la Russie en 1812, la Prusse en 1815, les Pays-Bas en 1817, l’Espagne en 1820 et 1826, l’Autriche en 1820 et 1832, la Bavière en 1834 et 1835, le Wurtemberg en 1836, et divers autres États.
Les deux lois françaises de 1791, légèrement modifiées, en quelques détails seulement, par des dispositions subséquentes, se trouvent en arrière aujourd’hui, pour plusieurs de leurs parties, des législations modernes auxquelles elles ont servi de modèles.
La réformation de la législation française, essayée sans succès et prématurément par le conseil des Cinq-Cents en 1798, occupe depuis longtemps les conseils du gouvernement. Des travaux sérieux ont été entrepris à ce sujet en 1828. Sur un excellent rapport de M. Vincens, alors chef de la division du commerce intérieur et des manufactures, M. le comte de Saint-Cricq, ministre du commerce, forma, par arrêté du 13 octobre 1828, une commission de révision dont j’avais l’honneur de faire partie, et qui était en outre composée de MM. Girod (de l’Ain), président ; comte de Laborde, baron Thénard, Molard aîné, Ternaux, Boigues, de Saint-Cricq-Cazeaux, Théodore Regnault, Cochaud, et Guillard-Sénainville, secrétaire. Lorsque les travaux de cette commission, interrompus en 1829 par l’avènement du ministère de M. de Polignac, furent repris en 1832 par M. le comte d’Argout, ministre du commerce, MM. Gay-Lussac, Azévédo et Quenault furent adjoints à la commission.
La commission ouvrit une vaste enquête. Son premier travail fut en effet de résumer la matière en 27 questions, que le ministre publia le 4 mars 1829 et auxquelles répondirent 16 chambres de commerce, 2 chambres consultatives des manufactures, 2 tribunaux de commerce, 8 conseils de prud’hommes, 21 académies ou sociétés savantes, 25 particuliers ou fonctionnaires publics. L’analyse de ces réponses a été publiée dans le Recueil industriel, dirigé par M. de Mauléon.
L’intérêt toujours croissant de cette matière législative s’explique facilement par les chiffres suivants, extraits des statistiques officielles. La moyenne annuelle des brevets délivrés a été : de 1791 à 1804, 19 ; de 1804, année de l’établissement de l’Empire, au 1er janvier 1815, 71 ; de 1815 à 1831, 231. Les nombres ont été : en 1831, 220 ; 1832, 287 ; 1833, 431 ; 1834, 576 ; 1835, 556 ; 1836, 582 ; 1837, 872 ; 1838, 1312 ; 1839, 730. Le projet de la commission de 1828 et 1832 a été, après plusieurs modifications successives, soumis aux délibérations des conseils-généraux d’agriculture, du commerce et des manufactures dans leur session de 1837, et ensuite au conseil d’État. D’autres changements ont de nouveau été faits.
Le projet définitivement adopté par le gouvernement a été présenté par M. Cunin-Gridaine à la Chambre des pairs, qui l’a adopté le 31 mars 1843 ; la Chambre des députés en est actuellement saisie.
Une remarque fort importante sort avec éclat de l’examen de ces longs travaux : c’est que le principe fondamental de notre législation, celui d’une concession de monopole temporaire, comme prix d’un contrat entre la société et l’inventeur, a toujours hautement prévalu et a triomphé de toutes les objections. Il suit de là que l’on peut hardiment tenir pour démontré que nos lois de 1791 et toutes les lois existantes chez les nations modernes reposent sur leur vraie base. Le législateur n’est donc point appelé à renverser le système de notre droit actuel ; son rôle se borne, en acceptant ce droit, à l’améliorer et à le codifier.
Un autre principe fondamental de notre droit de 1791, accepté par la majorité des législations modernes, mais non par toutes, a également prévalu, non sans quelques contestations : c’est celui de la délivrance des brevets par le gouvernement sans examen préalable, et par conséquent sans garantie. Il importe de le maintenir, car il est prévoyant et sage.
Les hésitations et les dissentiments, du moins les dissentiments assez sérieux pour faire naître le doute, se sont principalement concentrés sur un point de haute importance pratique, sur le règlement et le jugement des contestations. Dans mon opinion, c’est sur ce point seul que le projet de loi dont les Chambres sont saisies est susceptible de critique.
Des doutes sont possibles aussi sur le partage à faire entre les droits de celui qui invente et de celui qui perfectionne. Cet ordre de questions est réellement difficile ; mais je crois qu’à tout prendre, il est prudent de s’en tenir aux solutions que le projet en a données.
Disons d’abord quelques mots du principe qui domine toute cette matière, celui de la concession d’un monopole temporaire comme prix du contrat qui se passe entre la société et l’inventeur.
Deux grandes théories sur les droits appartenant aux produits de l’intelligence partagent les meilleurs esprits.
Les uns, considérant surtout le droit dans la personne qui en est le sujet, n’admettent aucune limite aux droits de l’inventeur ou de l’auteur sur les produits matériels créés par son intelligence. La source unique de la propriété étant à leurs yeux le travail, ils se refusent à comprendre comment les objets matériels nés d’une production intellectuelle peuvent légitimement ne pas être frappés d’un droit de propriété perpétuel et toujours transmissible. Ils accusent la société de commettre une spoliation et de contredire ses propres lois lorsque, à côté du monopole perpétuel attaché à la propriété d’une maison ou d’une terre, elle borne la durée du monopole attribué à l’intelligence productrice.
L’autre théorie soutient qu’on ne peut se faire une idée saine d’un droit qu’en le considérant dans son objet comme dans son sujet ; que l’établissement du droit de propriété se fonde non seulement sur le travail par lequel elle s’acquiert, mais aussi sur la nécessité de conservation individuelle de l’objet appropriable auquel elle s’applique ; que la propriété matérielle est légitime parce qu’elle est nécessaire ; que les productions intellectuelles, nées du mariage entre les idées appartenant déjà au genre humain et l’élaboration personnelle de l’auteur ou de l’inventeur, ne peuvent avec justice être perpétuellement affectées au monopole héréditaire des représentants de celui qui les a combinées et élaborées ; qu’un produit intellectuel est un service rendu à la société ; que la société doit rémunérer libéralement le service, mais qu’elle ne peut ni l’inféoder, ni en détruire les résultats, ni en priver l’humanité tout entière au profit exclusif de quelques privilégiés inutiles à sa conservation.
Cette dernière opinion est la mienne. Je l’ai amplement développée dans mon Traité des brevets d’invention et dans mon Traité des droits d’auteurs. Je l’ai soutenue à la Chambre des députés contre l’éloquent rapporteur du projet de loi sur les œuvres littéraires et artistiques. Chacun connaît le mauvais sort de ce projet. Il n’aurait probablement pas été rejeté sans les exagérations théoriques des partisans du monopole perpétuel, qui cependant n’étaient pas parvenus à l’introduire dans un seul des articles de la loi.
Les droits du public sur les inventions industrielles sont d’ailleurs plus visibles et plus faciles encore à défendre que ses droits sur les œuvres littéraires, auxquelles la personnalité de l’auteur est bien plus fortement attachée.
Les lois ont deux ordres de solution, l’un de bon sens pratique, l’autre de théorie. Le droit romain, qui a si admirablement achevé, en tant de parties, la philosophie du droit, n’a pu que très imparfaitement éclairer la législation industrielle, si notablement agrandie par les besoins et les progrès des sociétés modernes. On dispute encore sur ses théories, car le propre des théories est de ne guère se construire qu’après coup. En attendant que les métaphysiciens s’accordent sur la question qui nous occupe, la pratique universelle l’a tranchée. Toutes les nations modernes ont fait des lois sur les inventions industrielles : toutes, sans exception, ont adopté pour base l’établissement d’un privilège temporaire, après l’expiration duquel chaque membre de la société entre dans le droit d’exécuter librement l’invention. Je ne m’accommode pas à croire que tous les législateurs de tous les pays, dans notre temps d’équité sociale et de justice individuelle, ont consacré une spoliation, et j’ai peu de foi dans la sagesse des hautains démentis donnés à la raison de tout le monde.
L’exposé des motifs du gouvernement a cru prudent de se tenir à l’écart de cette lutte. M. le marquis de Barthélemy, dans son habile et consciencieux rapport à la Chambre des pairs, a indiqué les conséquences théoriques du système de privilège temporaire maintenu par le projet. M. Philippe Dupin s’est prononcé encore plus nettement ; son esprit rigoureux et ferme a résolument combattu le système de perpétuité. Il a très bien remarqué que si l’Assemblée Constituante, succédant à un régime qui méconnaissait les justes droits des inventeurs, et ayant une matière toute nouvelle à traiter à une époque où la question théorique n’avait pas été démêlée nettement, a quelquefois, dans les mots, parlé le langage du système de propriété perpétuelle, elle a constamment, dans ses actes et par ses dispositions de loi, donné gain de cause au système de privilège temporaire.
Après cette question fondamentale, dont la solution conserve et maintient les titres de monopole, limités à une certaine durée déterminée par la loi, la question la plus importante est celle de savoir si ces titres, appelés patentes en Angleterre et brevets en France, seront délivrés par le gouvernement sans examen préalable.
Sur cette question, les législations modernes se divisent. La Russie, la Prusse, la Belgique et la Hollande, la Sardaigne, les États Romains, soumettent les demandes à l’appréciation du gouvernement, qui est juge de leur utilité. En général, et sauf quelques modifications de détails, les autres législations sont conformes au principe du droit français, en vertu duquel le gouvernement délivre les brevets sans examen préalable, aux risques et périls de l’impétrant, et sans garantir, en aucune manière, ni la priorité, ni la nouveauté, ni le mérite, ni le succès de l’invention. Les questions de nullité ou de déchéance des brevets ainsi obtenus sont réservées à l’autorité judiciaire.
L’établissement d’un examen préalable offre les avantages et les inconvénients de tout système préventif. Il peut, dans une certaine mesure, préserver le public contre le débordement des brevets ridicules ou inutiles qu’exploite le charlatanisme ; il peut aussi garantir contre des erreurs certains requérants de bonne foi et leur épargner des déceptions et des frais. Mais, à côté de ces avantages, que d’inconvénients dans cette censure ! Quelle responsabilité morale pour l’administration, qui rejettera souvent ce qu’elle ne connaîtra pas, qui semblera toujours approuver et recommander au public ce qu’elle n’aura pas rejeté ! Que d’arbitraire ! Quelle porte ouverte aux abus ! Que de chances d’erreurs involontaires ! On n’a besoin que d’indiquer ces dangers, car la moindre réflexion les fait comprendre. Voyez la vaste proie qu’on livrerait à ce cupide génie de la sollicitation, dont les détestables progrès envahissent chaque jour notre ordre social tout entier ; songez à quels périlleux soupçons, à quelles obsessions subalternes, à quelles corruptions habiles, à quels profits honteux on exposerait l’administration, sans parler ni des inévitables méprises auxquelles elle ne saurait échapper, ni de toutes les clameurs des génies incompris. La précaution d’un examen préalable n’est naturelle et logique que dans les pays de censure et de régime absolu. S’il s’agit, au contraire, de l’encadrer dans la législation libre d’un pays de discussion, les personnes mêmes qui l’auront accueillie à la première vue comme un expédient commode doivent finir par l’abandonner après l’épreuve d’un débat approfondi. Un fait honorable, que j’ai vu se reproduire dans l’intérieur des commissions, s’est publiquement passé au Conseil des Cinq-Cents, lorsque la révision de la législation sur les brevets s’y est agitée. Un premier rapport, présenté par Eude, détruisant complétement le système de l’Assemblée Constituante, proposait d’attribuer au gouvernement l’examen préalable des demandes de brevets. Des réclamations s’élevèrent. La même commission, par l’organe du même rapporteur, présenta un nouveau travail ; elle rétracta hautement son premier système, qu’elle s’accusa d’avoir trop légèrement adopté, et démontra avec force que l’absence d’examen préalable pouvait seule garantir efficacement les droits des particuliers et restreindre dans des limites raisonnables la responsabilité du pouvoir chargé de la délivrance des titres.
Le système répressif a eu assez de peine à obtenir, dans les diverses parties de notre législation, la juste préférence qui lui est due sur le système de censure préventive, pour qu’on ne le compromette pas imprudemment par des rétractations, d’ailleurs fort mal appliquées. Il importe grandement aussi de ne pas donner à tout propos gain de cause au faux et paresseux préjugé en vertu duquel on aime à se persuader que le rôle du gouvernement est d’apporter dans les affaires des particuliers sa prudence et sa prévoyance en les dispensant d’en avoir eux-mêmes.
Le système d’examen préalable s’est remontré dans la discussion de la Chambre des pairs, timidement, il est vrai, et sous le couvert de restrictions un peu confuses. Le gouvernement a sagement et énergiquement repoussé l’extension de pouvoirs qu’on lui offrait, et qu’il fallait acheter au prix de trop de responsabilité et d’incertitudes.
On a cependant déclaré non susceptibles de brevets les conceptions purement théoriques ou scientifiques, et l’on y a ajouté les compositions pharmaceutiques, ou remèdes spécifiques. Ce n’est point là une dérogation essentielle et formelle au principe. Ces sortes de demandes peuvent s’apprécier sur le seul énoncé de la requête de l’impétrant, et sans entrer dans l’examen intrinsèque de l’invention, et encore moins dans celui soit de son utilité, soit de sa nouveauté. Dans le doute, les brevets seront délivrés aux risques et périls de l’impétrant. On avait été plus loin dans plusieurs des projets préparatoires, et l’on avait étendu la déclaration d’imbrevétabilité aux cosmétiques et aux préparations nouvelles de comestibles et de boissons si elles ne présentaient que des mélanges de substances déjà connues.
La Chambre des pairs a porté le respect pour le système du non-examen préalable jusqu’à ne pas laisser à l’appréciation facultative du gouvernement le rejet des demandes dont les objets lui paraîtraient contraires aux lois, aux bonnes mœurs ou à la sûreté publique.
Le maintien de la théorie d’un contrat formulé d’avance par la loi et passé par l’inventeur qui livre son invention au public, et la société qui le paye par un monopole temporaire, théorie formulée même plus nettement que dans les lois de 1791, le maintien du principe du non-examen préalable, et de délivrance des brevets aux risques et périls des impétrants, conservent à bon droit au projet nouveau le caractère principal de la législation qu’il est destiné à remplacer. Nous n’entrerons point ici dans l’examen de chacune des améliorations de détail qui, en harmonie avec les principes, ont été introduites dans le projet.
Nous signalons comme un progrès des saines doctrines économiques la réduction considérable, car ce n’est pas une suppression absolue, des brevets d’importation, et les dispositions qui règlent les droits des étrangers.
En Angleterre, on tient pour non avenu ce qui se passe hors du royaume ; les faits qui n’ont d’existence qu’à l’étranger sont, aux yeux de la loi anglaise, comme s’ils n’étaient pas. Le droit français, plus conforme à la réalité des faits, et prenant en juste considération la facilité des communications entre les peuples, n’admet point cette fiction ; une invention n’est pas réputée nouvelle lorsqu’elle a été publiée ou exécutée hors de France comme en France.
Cette règle est celle des lois de 1791, mais elle y reçoit plusieurs atteintes par l’organisation que ces lois donnent aux brevets d’importation. La pratique démontre que ces brevets sont habituellement le prix de la course ; ils dénaturent la rémunération sociale créée en faveur du génie d’invention, et la détournent en primes d’encouragement versées sur l’esprit de spéculation. Le projet ramène à la logique les conséquences du principe auquel il rend toute sa force ; il supprime, avec une haute raison, et à une seule exception près dont nous allons parler, les distinctions entre ce qui est inventé et ce qui est importé ; dès lors, la dénomination spéciale de brevets d’importation tombe comme inutile ; la question à laquelle se subordonnera la validité d’un brevet sera celle de savoir si son objet est nouveau, soit qu’on importe, soit qu’on invente.
J’ai parlé d’une seule exception : elle est empruntée à la législation autrichienne, et est ainsi formulée dans l’article 29 du projet : « L’auteur d’une invention ou découverte déjà brevetée à l’étranger pourra obtenir un brevet en France, mais la durée de ce brevet ne pourra excéder celle des brevets antérieurement pris à l’étranger. »
Cette exception est libérale et juste, car elle ouvre une rémunération à l’inventeur étranger. Protestant contre un étroit égoïsme national, elle se montre reconnaissante envers l’étranger qui enrichit notre pays des dons de son génie ; ce n’est pas au spéculateur qu’elle s’adresse, car elle ne parle que de l’auteur. C’est par de pareilles dispositions qu’enfin, au profit et à l’honneur de l’humanité, un droit international étendra, d’un pays à l’autre, sa protection et sa gratitude sur les productions de l’intelligence. Les gouvernements comprennent qu’il faut entrer dans cette voie. Un traité récent entre la France et la Sardaigne a stipulé une honorable réciprocité en faveur des droits aux œuvres littéraires et artistiques. Il eût été à souhaiter que ce bienfait eût aussi été appliqué aux découvertes et inventions de l’industrie. Des mesures de même nature ont été prises en faveur des inventions industrielles, par convention du 21 septembre 1842, entre les États qui composent l’Union douanière allemande.
Les questions relatives aux perfectionnements sont d’un ordre difficile. Le projet conserve, avec raison, la distinction faite par les lois de 1791 entre les changements ou additions que le breveté incorpore à son brevet préexistant, et les perfectionnements qui deviennent l’objet principal d’un brevet nouveau obtenu, ou par le propriétaire du premier brevet, ou par une personne étrangère. Par une innovation tout à fait capitale, il réserve au premier breveté le droit exclusif de faire breveter des perfectionnements tant que dure le brevet provisoire, qui est une création du projet, et dont l’existence peut s’étendre à deux années.
Perfectionner, c’est inventer. On peut aussi, alors même qu’il s’agit des inventions les plus importantes, renverser les termes de cette proposition, et dire, avec non moins de justesse : inventer, c’est perfectionner. En effet, le travail de l’homme, pour s’asservir et s’approprier la nature matérielle, dure depuis le jour où le premier homme a été mis sur la terre, et une génération ne produit et n’invente qu’avec l’appui et le service de tout le travail accumulé par les générations qui l’ont précédée.
Il suit de là qu’un perfectionnement est une invention brevetable. La loi du 25 mai 1791 explique que les changements de formes ou de proportions, non plus que les ornements, de quelque genre que ce puisse être, ne sont pas des perfectionnements. Cette proposition, qui demeurerait incontestable alors même que la loi ne l’aurait pas écrite, s’applique aux simples modifications sans conséquences et sans portée.
Les lois de 1791, limitant à leur objet spécial le privilège des brevets de perfectionnements, déclarent, avec toute raison, que s’il s’agit d’un perfectionnement à une industrie actuellement brevetée au profit d’une autre personne, on n’acquiert, par le dernier brevet, aucun droit sur l’invention principale. On ne pourra donc, tant que celle-ci sera protégée par l’existence du premier brevet, l’exécuter avec son perfectionnement qu’en traitant avec le premier breveté.
Par une autre déduction des mêmes principes, ces lois ayant réservé le privilège du perfectionnement à celui qui en a pris le brevet, le premier breveté ne pourra, tant que le brevet de perfectionnement durera, l’exécuter avec son invention principale qu’en traitant avec le second breveté.
En bonne logique et en droit strict, la seconde de ces propositions est aussi incontestable que la première. Mais son application pratique a présenté des inconvénients. Les perfectionneurs ont beaucoup entravé et rançonné les inventeurs. Une invention, au moment où elle se produit, peut rarement être arrivée déjà à son meilleur état d’exécution. Un grand nombre d’améliorations accessoires se révèlent assez promptement par son usage ; une capacité médiocre et un esprit fort ordinaire d’observation suffisent à ce travail secondaire. Si une entière liberté d’exécution était laissée à l’inventeur, il pourrait arriver lui-même à la plupart de ces perfectionnements ; mais des industriels en sous-ordre se hâtent de faire breveter toutes les modifications qui naissent le plus naturellement de l’invention principale ; et lorsqu’elles viennent se présenter à l’esprit du premier inventeur, des privilèges exclusifs les ont déjà partiellement envahies.
Cet inconvénient est d’autant plus grave, que la crainte d’une divulgation précoce qui entraînerait la nullité du brevet, empêche d’entreprendre, avant de l’avoir obtenu, des expériences sur une large échelle. L’invention se produit donc à demi combinée ; et à peine mise au jour, elle ne tarde pas à être paralysée dans ses développements par les privilèges des inventeurs à la suite.
Comment parer à ces inconvénients et éviter ces injustices, sans blesser ce principe évident et fondamental : que tout perfectionnement est invention ?
Ce problème était un des plus ardus que la loi nouvelle eût à résoudre ; car les questions législatives vraiment difficiles sont toujours celles où deux principes vrais se heurtent, et où l’adoption de toutes les conséquences logiques d’un seul d’entre eux deviendrait la négation et la destruction de l’autre.
Le projet de loi, pour sortir de ces difficultés, a imaginé un système qui est l’une de ses plus importantes innovations.
La première période d’existence d’un brevet sera essentiellement provisoire, et pendant cette durée provisoire, tout changement ou perfectionnement à l’industrie brevetée seront interdits à tout autre qu’au breveté principal.
C’est là une grave extension du privilège ; c’est une extension nouvelle et considérable faite au profit du domaine privé, et aux dépens du domaine public ; mais cette extension donne de l’efficacité au brevet, de la liberté d’allures à l’inventeur, des développements et de l’utilité à ses essais et à ses expérimentations.
Pour que cette extension de privilège ne devienne pas excessive, il faut que la durée en soit courte. La commission de 1828 et 1832, en prenant l’initiative de cette importante innovation, en avait borné l’effet à un an. Le projet de loi a cru pouvoir la porter à deux années. Les opinions pourraient être divisées sur ce point. Mais la durée de deux ans a déjà en sa faveur le projet du gouvernement, le vote de la Chambre des pairs, l’adhésion de la commission de la Chambre des députés. Ce sont des suffrages imposants contre lesquels, dans le doute, il peut paraître sage de ne point revenir.
La création des brevets provisoires amène un autre résultat, dont l’avantage doit aussi être pris en grande considération. Elle permet l’interdiction absolue des prolongations de brevet, si facilement abusives et très nuisibles aux libres prévisions des spéculations privées. Le seul motif raisonnable des prolongations de brevets consistait dans l’incertitude, souvent inévitable, qui empêche le breveté de juger, dès le moment de sa demande, et la portée de l’invention, et ses probabilités de succès, et ses frais d’exploitation. Le projet de loi laisse au breveté la faculté de n’indiquer qu’à l’expiration de son brevet provisoire s’il assignera cinq, dix ou quinze ans à la durée de son brevet définitif. Cette option une fois faite, la durée des brevets ne pourra être prolongée que par une loi.
L’établissement des brevets provisoires aura pour effet de multiplier les demandes, déjà si nombreuses, faites à la légère, libre qu’on sera de s’affranchir d’une partie de la taxe, en ne les convertissant point en brevets définitifs. C’est un inconvénient ; mais il se compensera, et avec avantage, je pense, par une notable réduction dans le nombre des brevets inutiles, devenus définitifs.
On ne peut pas se le dissimuler, on ne peut pas l’empêcher : les brevets sont et seront un instrument de charlatanisme, en même temps qu’une légitime récompense pour le travail et pour le génie. L’ancienne organisation du travail industriel en monopoles enrégimentés par professions est heureusement perdue ; elle l’est à jamais malgré les mille tentatives rétrogrades, qui abusent journellement, pour se reproduire, des mots les plus sonores et les plus respectables : l’esprit de monopole se rattache avidement aux privilèges des brevets ; on ne peut plus étouffer ses concurrents en se coalisant en corporations et jurandes, on s’en dédommage en s’intitulant, en grosses lettres, sur les prospectus et sur les boutiques, Breveté du Roi. C’est à la raison publique, et au bon sens des consommateurs, à séparer l’ivraie du bon grain, et à honorer les vrais inventeurs en faisant justice des jongleries. Le rôle des lois est d’ouvrir un large accès et de sûres garanties à tous les droits ; le rôle du public, et du public seul, est de juger ceux qui s’affublent des mots de la loi pour faire des dupes ; quant à ceux qui descendent jusqu’à la fraude, c’est aux tribunaux à les punir.
Cet examen du projet de loi est déjà bien long. Je m’abstiens de toute remarque sur ses détails ; et je n’en signale que les idées principales, qui me paraissent excellentes. J’arrive maintenant à une partie du projet, qui est difficile, et que je crois susceptible de critiques et de modification. C’est la partie qui est relative aux actions judiciaires.
Je ne dirai rien sur ce qui concerne les actions judiciaires en nullité et en déchéance des brevets, très bien réglées par le projet : ce sont les principes des lois de 1791, expliqués par des dispositions plus complètes, plus logiques, plus nettes, et appliqués au nouveau règlement des juridictions fait en cette matière par l’article 20 de la loi du 25 mai 1838, relative aux justices de paix.
Mais je dois plus particulièrement parler des poursuites en contrefaçon et d’une nouvelle cause de déchéance proposée, contrairement, selon moi, à tous les principes, par la commission de la Chambre des députés.
À côté du vieil adage : « Qui terre a, guerre a », on peut en placer un autre encore plus usuel : « Qui a privilège, a procès. » Un procès à faire est en effet la seule sanction par laquelle la loi puisse couvrir le privilégié dont on envahit le légitime monopole.
La loi doit subordonner à des vérifications attentives et à des conditions sévères la légitimité du monopole ; mais une fois cette légitimité reconnue, il faut atteindre les contrefacteurs. Il le faut, ou bien il faut supprimer toute loi sur les brevets d’invention, dont l’institution ne serait plus qu’une lettre morte et un épouvantail ridicule, incapable de faire peur à personne.
Les contrefacteurs sont adroits ; ils échappent très habilement à toute mesure répressive qui laisse ouverte quelque fente par où peut s’écouler la fraude.
Qu’a fait le projet de loi ? Il a élevé les peines, puni la récidive, permis l’emprisonnement ; puis à côté de ces sévérités, il a non pas laissé une fente, car elle n’existait pas dans les lois antérieures, mais ouvert à nouveau une brèche si visible, si large, que le plus maladroit contrefacteur ne sera jamais assez maladroit pour n’y pas entrer.
Cette innovation, destructive de la loi, consiste dans l’introduction d’un mot, le mot sciemment. Voici comment l’article 41 est conçu :
« Ceux qui auront sciemment recélé, vendu ou exposé en vente, ou introduit sur le territoire français un ou plusieurs objets contrefaits, seront punis… d’une amende », dit le projet du gouvernement, lequel porte cette amende à la moitié de celle que l’article précédent prononce contre les fabricants de contrefaçons ; « … des mêmes peines que les contrefacteurs », dit la commission de la Chambre des députés.
Signalons d’abord entre cet article et le précédent un vice de logique, qui est son moindre défaut.
L’article précédent punit le fabricant de contrefaçons absolument, dans tous les cas, qu’il ait su ou qu’il ait ignoré l’existence du brevet. Les exposés des motifs et les rapports s’étendent très explicitement sur les dangers d’admettre en pareille matière l’excuse de la bonne foi. À quoi bon en effet tant de précautions législatives pour assurer la publicité des brevets, si le fabricant contrefacteur peut dire que le brevet lui est resté inconnu ?
Si l’excuse n’est pas bonne pour le fabricant, comment le devient-elle pour le débitant ou le dépositaire ? N’y a-t-il pas pour tous deux même notification officielle au public ? N’y a-t-il pas même préjudice pour le breveté, même perte de ses droits ? Pourquoi ces deux systèmes, si disparates, dans deux articles qui se suivent ? Ou l’excuse est bonne, et il faut alors l’admettre pour tout le monde ; ou elle ne vaut rien, et il ne faut alors l’admettre pour personne.
La commission de la Chambre des députés a amendé le projet du gouvernement en punissant, ainsi que l’avaient fait les lois de 1791, le débitant des mêmes peines que le fabricant : « Les complicités, dit le rapport de M. Philippe Dupin, étaient réprimées plus faiblement que le délit principal. La commission a cru devoir maintenir le principe général de l’égalité des peines entre les auteurs d’un délit et leurs complices. En cette matière plus qu’en toute autre, la culpabilité est identique, et si les circonstances appellent une différence, le juge trouvera le moyen de l’établir dans l’intervalle qui sépare le maximum et le minimum sur l’échelle des répressions. » Ces raisons sont bonnes et bien dites ; mais comment la commission s’arrête-t-elle ainsi en chemin ? Comment après avoir rétabli l’égalité dans la quotité de l’amende, ce qui est un point secondaire assez indifférent dans la pratique, n’a-t-elle pas aussi rétabli l’égalité dans le principe même qui constitue le délit ou la contravention ? Le rapport ne dit pas un seul mot pour motiver cette énorme différence, comme s’il ne l’avait pas même aperçue.
Allons plus loin. Démontrons que pour rétablir l’unité de principes et faire cesser une intolérable dissonance, il faut non pas écrire le mot sciemment dans le premier article, mais l’effacer dans le second ; ou plutôt établissons qu’il faut apporter à l’organisation du système de pénalité une modification profonde et radicale.
Remarquons aussi, avant de quitter le projet de loi, que, même dans son système, ou plutôt dans ses systèmes, il laisse sans aucune solution une difficulté qui se présenterait tous les jours. Il ne statue sur le sort ni des objets argués de contrefaçon ni des saisies, pour les cas où le débitant serait acquitté parce qu’il n’aurait pas débité sciemment. Il suit de là qu’en vertu de tous les principes de droit commun, et dans le silence de la loi, les marchandises contrefaisantes resteraient la propriété du débitant et dépositaire ou de ses commettants ; en telle sorte que le breveté non seulement perdrait son procès, mais ne pourrait pas mettre la main sur les objets qui ont été fabriqués en violation de ses droits, et dont la présence, à la face de la justice, raconterait à tous les yeux l’existence de la contrefaçon et son impunité.
Je sais bien ce que l’on objectera : Il n’y a pas, dira-t-on, de délit sans intention. C’est là un beau et grand principe, mais que la législation n’admet pas en matière de contravention. On croit faire beaucoup pour les brevetés en édictant des peines sévères et en élevant le fait de contrefaçon jusqu’à la consistance d’un délit. Mais ne vaudrait-il pas mieux cent fois ne pas faire à la contrefaçon tant d’honneur, ne la définir que comme contravention, et ne pas l’ériger en délit avec la circonstance atténuante de l’impunité ?
Le débitant, le dépositaire, pourra être de bonne foi, je le sais ; mais cette bonne foi fera-t-elle que les droits du breveté n’ont pas été violés et qu’une réparation ne lui est pas due ?
Cette question avait beaucoup occupé la commission de 1828 et 1832. Pas plus que le projet de loi, elle n’avait voulu confondre l’innocent avec le coupable, et ne tenir de la bonne foi aucun compte. Elle était arrivée à une solution fort simple, fort humaine, mais moins naïve et moins crédule. J’ai vu avec regret que le projet de loi l’avait écartée.
Cette solution était dictée par la considération, toute vraie et toute pratique, que le principal intérêt du breveté est d’atteindre l’atelier de contrefaçon. On peut le faire, avec efficacité, en intéressant le débitant lui-même à signaler cet atelier, s’il est réellement de bonne foi, ou seulement s’il veut s’exempter de peine.
La commission préparatoire proposait donc d’absoudre le détenteur d’objets contrefaisants qui ferait sérieusement connaître la personne de qui il les tient. Elle avait avisé aux moyens de rendre cette désignation sérieuse.
Cette désignation est une épreuve de la bonne foi ; elle ne s’établit pas par des paroles menteuses, par des dénégations générales, par un défi d’administrer la preuve de la culpabilité d’intention ; elle se produit par des faits réels : des marchandises contrefaites ne tombent pas des nues chez un marchand ; s’il est de bonne foi, qu’il dise de qui il les tient. Laisser peser sur le breveté le lourd fardeau de la preuve, si rarement possible, que le détenteur d’objets contrefaisants a agi sciemment, c’est ouvrir à l’absolution des plus coupables organisateurs de contrefaçons une issue par trop facile.
Vous allez donc, objectera-t-on, encourager la délation, et récompenser par l’impunité le dénonciateur de son complice.
Si c’est là une objection dans la pensée de quelques personnes, ce n’en est pas une dans la mienne. Cette prétendue vertu de fidélité entre complices est bonne à louer dans les mélodrames et les romans ; mais dans la vie réelle, dans une société organisée pour protéger, non les fripons, mais les honnêtes gens, je ne comprends pas que l’on s’évertue à garantir si complaisamment aux mauvaises actions la sécurité et le secret.
Qu’il me soit permis de citer un acte législatif assez récent, et qui a porté les meilleurs fruits. Quand le législateur s’est occupé de réformer la législation sur les faillites, il a pris à tâche d’extirper les traités secrets par lesquels certains créanciers étaient avantagés au préjudice de tous les autres. Une précaution très efficace a été prise alors par lui. Il a permis, même au failli, de demander la nullité des traités secrets. La pratique atteste que ces blâmables traités en ont été frappés à mort. On faisait à cette disposition, si utile, les mêmes objections : Personne, disait-on, ne peut invoquer sa propre turpitude ; il est immoral d’autoriser le failli à dénoncer un acte auquel il a participé, et de l’inciter à travailler lui-même à ce que les complices d’une fraude dont il est un des auteurs aient seuls à en payer les suites.
On a répondu que le meilleur moyen de faire cesser le fléau des arrangements particuliers était de leur ôter toute garantie, et de ne laisser pour celui qui les a exigés aucune précaution possible de sécurité. Le législateur a accepté cette réponse, et la pratique de la loi lui a hautement donné raison ; la morale publique et la bonne foi commerciale s’en sont fort bien trouvées.
Il s’agit ici d’une action plus mauvaise, d’une contrefaçon qui est de la famille du vol. Ôter la sécurité entre complices, les encourager à se dénoncer, arriver ainsi à protéger efficacement de justes droits, c’est de la bonne morale et de la sagesse éclairée et expérimentale.
Je proposerai, à la fin de cet article, non pas mon propre amendement, mais celui de la commission de 1828 et 1832, qui était pleinement entrée dans cet ordre d’idées.
Je terminerai ces observations en insistant sur le rejet d’un article additionnel proposé par la commission de la Chambre des députés, sous le n° 33, et ainsi conçu : « Lorsque, dans des annonces, prospectus ou affiches, l’inventeur breveté ou ses cessionnaires auront frauduleusement présenté le brevet comme garantissant le mérite de l’invention et la recommandant à la confiance des acheteurs, ils seront punis d’une amende de 50 fr. à 1 000 fr. En cas de récidive, ils pourront être déclarés déchus de leur brevet. »
Une pensée très louable et très facile à comprendre, la haine du charlatanisme, a dicté cet article. Le charlatanisme est une des plaies de notre époque : c’est une bonne action que de chercher à l’extirper.
Mais des deux paragraphes proposés par la commission, le premier me semble puéril ; le second est injuste.
L’un des principes fondamentaux de la législation des brevets est qu’ils sont délivrés à tout requérant, à ses risques et périls, sans garantie du mérite de l’invention. Le public est averti, par la loi elle-même, qu’un brevet ne contient l’approbation, ni explicite, ni implicite de l’industrie qui y est décrite. L’axiome que « nul n’est censé ignorer la loi » ne détruit pas, je le sais, la réalité du fait contraire ; mais est-ce bien dans la loi elle-même qu’il est bon de l’infirmer ? L’éducation du public ne peut gagner beaucoup à ce qu’on le présume incapable de comprendre une vérité si élémentaire. Il faut le dire, d’ailleurs, le charlatanisme lui-même, par la pompe ridicule de ses annonces, travaille à diminuer la possibilité de le croire. Si les amendes proposées fermaient la bouche aux charlatans, je comprendrais qu’on en espérât de bons résultats ; mais c’est un protée qui sait varier ses formes ; il échappera, sans grande peine, à la lettre de la loi, qui, en matière pénale, ne pourra pas être élargie au-delà de ses termes. Puis il dira : Je ne suis pas un charlatan ; car il y a des peines contre le charlatanisme, et elles ne m’ont point frappé. Le contrôle du bon sens public me paraît un remède plus efficace que des pénalités nécessairement insuffisantes, et qui n’atteindront pas, une fois sur mille, le mal qu’on cherche vainement à extirper.
J’attache assez peu d’importance à cette première partie de l’article, que j’écarterais surtout comme inutile : c’est un peu, qu’on me permette de le dire, la loi faisant du charlatanisme de répression contre d’insaisissables charlatans.
Mais la seconde partie de l’article, la déchéance en cas de récidive, va contre tous les principes de la matière.
Un brevet est nul quand le prétendu contrat dont il est le titre n’existe pas réellement ; quand on a donné pour nouvelle une invention qui ne l’est pas ; quand on a dissimulé la véritable invention, au lieu de la livrer loyalement à la société ; car la société qui accorde un privilège doit en échange recevoir réellement une invention.
Le brevet est en déchéance lorsqu’il reste inexploité, lorsqu’il couvre, à la faveur d’un privilège pour le travail français, les importations d’un travail étranger. Là encore il y a inexécution du contrat.
Annuler un brevet, non pour ses propres vices, mais parce qu’il est trop pompeusement annoncé ; rompre un contrat, lorsqu’il repose sur ses vraies bases, et lorsque l’invention nouvelle est réellement livrée et acquise à la société, parce qu’un délit étranger à ce contrat a été commis, ce n’est pas là de la justice distributive : c’est presque une confiscation.
Si l’on croit à l’efficacité des peines contre un seul des modes d’exploitation du charlatanisme, si l’on veut aggraver ces peines en cas de récidive, que l’on double, que l’on triple l’amende, qu’on y ajoute même la peine d’emprisonnement ; ce sera être très sévère ; mais annuler le brevet, c’est passer d’un ordre d’idées à l’autre, c’est compromettre des intérêts civils par un mélange, sans logique, avec des dispositions pénales.
Et puis, que d’impossibilités pratiques ! Que de difficultés non prévues ! Qu’adviendra-t-il si, lorsqu’il y aura plusieurs propriétaires, plusieurs cessionnaires d’un même brevet, l’annonce mensongère est faite par un seul des propriétaires ? Il y aura déchéance, c’est-à-dire acquisition au domaine public. Quoi donc ! il n’y aura plus de brevet valable dans les mains des autres propriétaires, des autres cessionnaires qui l’exploitent modestement et licitement ! Mais on va ouvrir la porte à de singulières spéculations. Il dépendra d’un seul des cointéressés de frapper de mort la propriété d’autrui. Qu’y a-t-il donc d’impossible à supposer (car, de la part d’un charlatan, vous supposerez facilement des ruses et de coupables calculs) que des rivaux, des concurrents se délivreront du brevet en soudoyant un des propriétaires, et le payant pour quelques mensonges dans des réclames ? Un copropriétaire nécessiteux aura un excellent moyen de tirer de l’argent de ses cointéressés : il les menacera d’annoncer au public que la délivrance du brevet, commun à eux tous, est une preuve officielle de l’excellence de l’invention !
On ne peut nier ni ces conséquences, ni la fréquence de leur application. La participation de plusieurs copropriétaires ou cessionnaires dans la propriété d’un même brevet n’est pas une hypothèse rare et exceptionnelle. C’est un cas journalier et des plus usuels, que la loi a très attentivement réglé dans un grand nombre de ses articles. L’indivisibilité d’une déchéance de brevet est une vérité dont assurément personne ne contestera l’évidence. Il n’y a pas d’effort législatif capable de convertir cette déchéance en une peine personnelle contre tel ou tel délinquant. La déchéance est la peine de mort contre le brevet, dans quelques mains qu’il se trouve, car sa conséquence nécessaire et unique est la dévolution au domaine public.
Inique contre des copropriétaires ou des cessionnaires innocents du délit nouveau de charlatanisme, la déchéance n’est pas même juste contre le charlatan ; car elle mêle à tort des dispositions appartenant à deux ordres différents. — On peut, tout à la fois, être un inventeur sérieux et un charlatan effronté : punir l’inventeur des torts du charlatan, c’est confondre des idées disparates, c’est frapper par la confiscation d’une propriété de droit civil une infraction à la loi pénale. Créez une peine, si vous croyez à son efficacité, dont je doute ; mais respectez l’essence d’un contrat que vous-mêmes définissez si bien, et les principes fondamentaux sur lesquels votre loi tout entière est assise.
Le législateur doit se garder des dispositions colères ; car elles l’exposent à être inconséquent, et elles le portent beaucoup au-delà du but qu’il a l’intention d’atteindre.
Résumant par des propositions formelles tout ce que j’ai dit jusqu’ici :
Je crois bon et utile d’adopter le projet de loi.
Je souhaite le retranchement de tout l’article 33 de la commission ; et je regarde surtout comme indispensable la suppression du second paragraphe de l’article.
Je remplacerais l’article 41 du projet de la commission par l’article suivant, qui combine avec la rédaction actuelle de cet article celui que la commission de 1828 et 1832 proposait :
« Ceux qui auront recélé, vendu ou exposé en vente, ou sciemment introduit sur le territoire français un ou plusieurs objets contrefaits, seront punis des mêmes peines que les contrefacteurs.
« Lorsque le marchand, débitant, ou dépositaire, chez lequel des objets contrefaits auront été trouvés, fera connaître, soit son vendeur, soit le déposant, soit le fabricant, et qu’il donnera caution de leur solvabilité, il sera déchargé de toute condamnation personnelle ; à moins qu’on ne fasse contre lui la preuve qu’il a agi sciemment et par complicité. »
RENOUARD,
Conseiller à la Cour de cassation.
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