Études sur les traités de commerce (suite et fin)

Études sur les traités de commerce (suite et fin), par Théodore Fix (Journal des économistes, février 1844)


ÉTUDES SUR LES TRAITÉS DE COMMERCE.

(Suite et fin.)

Vers 1780, l’industrie et le commerce des Anglais avaient déjà atteint un remarquable développement ; leurs navires couvraient toutes les mers, et plusieurs de leurs produits avaient une supériorité incontestable sur les produits similaires des autres nations. Mais alors, comme aujourd’hui, la production allait au-devant des consommations, et toute la politique de l’Angleterre consistait à s’emparer des marchés étrangers et à se créer de plus larges débouchés. Le tarif de Colbert, renforcé par une série de mesures nouvelles, opposait un obstacle sérieux à l’entrée des marchandises anglaises en France. Toutefois notre marché pouvait offrir de grandes ressources à nos voisins, et l’homme d’État qui présidait alors aux destinées de l’Angleterre devait chercher à tirer parti d’une pareille perspective. Après de longs préliminaires, après des discussions compliquées et tortueuses, on arriva enfin à la conclusion du célèbre traité de 1786. Cet acte a été diversement jugé en France et en Angleterre ; il a été alternativement approuvé et blâmé. L’opinion la plus commune chez nous est cependant qu’il a porté un coup funeste à l’industrie française, qu’il aurait fini par détruire si la guerre avec l’Angleterre n’en avait pas arrêté les effets.

C’est principalement de l’article 6 que le traité de 1786 tire son importance. D’après cet article, nos vins envoyés en droiture de France dans la Grande-Bretagne sont assujettis aux mêmes droits que les vins de Portugal[1] ; ceux importés directement de France en Irlande continuent à acquitter les droits qu’ils ont payés jusqu’à présent. Les vinaigres sont taxés à 825 livres par tonneau ; les eaux-de-vie à 8 livres 15 sous le gallon ; les huiles d’olives venant directement de France payent les mêmes droits que celles des nations les plus favorisées ; la quincaillerie pave mutuellement un droit dont le maximum est de 10% ; les cotons de toute espèce fabriqués dans les États des deux souverains en Europe, ainsi que les lainages tant tricotés que tissés, y compris la bonneterie, acquittent de part et d’autre un droit d’entrée de 12% de la valeur. Sont exceptés de cette disposition les ouvrages de coton et de laine mêlés de soie, qui demeurent prohibés de part et d’autre. Les toiles de batiste et linons payeront mutuellement 6 livres par demi-pièce de 7 yards et trois quarts, et les toiles de lin et de chanvre fabriquées dans les États des deux souverains en Europe ne payeront pas de plus forts droits, tant en Angleterre qu’en France, que les toiles fabriquées en Hollande et en Flandre, importées dans la Grande-Bretagne, payent actuellement. Mêmes dispositions pour l’Irlande. La sellerie est tarifée par réciprocité à 15% de la valeur ; les gazes de toute espèce à 10% ; les modes, la porcelaine, la faïence, la poterie, les glaces et la verrerie à 12% de la valeur. Pour bien saisir la signification de ces chiffres, il faut les rapprocher du tarif qui était en vigueur en 1786[2].

Ce tarif, assez compliqué, est dans ses principales dispositions le même que celui de 1702. Les marchandises ci-après énumérées venant de l’étranger payaient : fer en gueuse, soit en saumons ou en plaques unies ou non figurées, boulets et canons de fer : le millier pesant, 1 livre 15 sous. Fer carré bâtard, fer fendu en verges, fer en barres carrées, fer en lames, fer en tôle, ancres de mer, gros clous et grosses chevilles propres aux bâtiments de mer, 5 livres le millier pesant. Plaques de fer figurées en bas-reliefs, marmites, chaudières et autres marchandises de fer coulé ; socs de charrue, essieux, clous moyens et petits ; gonds de fer, coins, haches et autres gros ouvrages de taillanderie et instruments de fer : le millier pesant, 10 livres. Serpes, marteaux, faux, faucilles, chandeliers et autres semblables ouvrages de quincaillerie : 20 livres le millier pesant. Fer-blanc, 30 livres les 450 feuilles doubles. Quincaillerie de cuivre, 6 livres le 100 pesant. Bonneterie, 10 livres le 100 pesant. Chaussons de laine, 15 sous la douzaine. Chausses de drap, 15 sous la douzaine. Draps d’Angleterre, 45 livres les 25 aunes. Demi-drap, les 10 aunes valant 80 livres et au-dessous, 4 livres 10 sous. Les serges d’Angleterre étaient prohibées. Camelots : la pièce de 20 aunes, 6 livres. Les toiles peintes et les cotonnades furent presque invariablement prohibées ; cependant on les admettait pour la réexportation lorsqu’elles venaient des Indes. Pour les tissus blancs de coton, les droits ont subi de très grandes variations ; mais ils étaient en général peu considérables. Les toiles de lin de toute sorte ont été diversement imposées dans le courant da dix-huitième siècle ; par l’arrêt du 6 septembre 1701, elles ont été taxées à 50% de la valeur, tandis que les toiles de Hollande ne payaient que 2 livres pour la pièce de 15 aunes, d’après le tarif arrêté en conséquence du traité d’Utrecht. Cette dernière disposition n’a cependant pas duré, et elles ont été assimilées plus tard aux autres toiles étrangères. Nous n’avons point à nous occuper de la sellerie, des modes, de la porcelaine, des glaces, car pour ces objets notre fabrication était égale, sinon supérieure à celle de nos voisins. L’article important dans tout cela se trouve sous le chapitre des tissus, et c’est cet article qui a donné lieu à la plupart des réclamations qui se sont fait entendre contre le traité de 1786.

Ces réclamations n’étaient, du reste, que partielles, car beaucoup de nos villes manufacturières expédiaient avec avantage des tissus de lin, de chanvre et de laine à l’étranger. Pour certains articles, les villes de Reims et de Troyes ne craignaient nullement la concurrence anglaise. Quant aux métaux ouvrés, l’exiguïté des droits prouve assez que cette industrie n’avait point alors atteint en Angleterre le degré de perfection auquel elle est arrivée aujourd’hui. Il est à remarquer que pendant tout le dix-huitième siècle, les demandes les plus contraires se produisaient sans cesse relativement aux tarifs. Les tisserands demandaient l’introduction des fils en franchise. Quand on fit les premiers essais de toiles peintes, on demanda que les toiles de coton blanches ne fussent plus chargées de droits. Les négociants demandaient aussi constamment la réduction des droits sur les fers, et de nombreuses remontrances arrivaient à chaque instant au gouvernement pour la révision des tarifs qui frappaient les articles de manufacture étrangère. Les intérêts se croisaient, et les producteurs se faisaient une guerre qui s’est prolongée jusqu’à nos jours. Ces rivalités intérieures, ces besoins divers qu’il est toujours difficile de concilier, ont donné à l’acte de 1786 cette espèce de célébrité économique dont il jouit. Les adversaires du traité en auguraient aussi mal pour la France que le premier ministre d’Angleterre en augurait bien pour sa patrie. De part et d’autre on est tombé dans d’étranges exagérations, et en pénétrant un peu dans les conséquences réelles et positives de cette transaction, on ne s’explique pas les alarmes que son seul souvenir cause encore à nos manufacturiers.

Les données sur le mouvement commercial qui a succédé à la conclusion de ce traité sont incomplètes, de même que celles qui appartiennent aux années antérieures, et les déductions qu’on pourrait tirer des chiffres qui existent sur les importations et les exportations ne sauraient être rigoureuses. Voici du reste de quelle manière se présentent les entrées et les sorties de 1787 à 1792 inclusivement :

Importations.                                                                                             Exportations.

49 millions                                       1787                                     31 millions.

59 millions                                       1788                                     31 millions.

61 millions                                       1789                                     35 millions.

1790

1791

86 millions                                       1792                                     60 millions.

Ces chiffres ne sont pas entièrement concluants. Les importations anglaises se sont accrues, en comparant les deux extrémités de la période, de 2 cinquièmes environ ; la même proportion se manifeste pour les exportations. Toutefois pour celles-ci, les années intermédiaires n’ont pas suivi un mouvement ascendant. En définitive, si l’on voulait juger les effets du traité par les seuls chiffres de l’importation et de l’exportation, il faudrait une période plus longue que celle pendant laquelle il a été en vigueur.

Parmi les marchandises que la France était alors en mesure de fournir à l’Angleterre, les vins et les eaux-de-vie occupent le premier rang ; viennent ensuite les huiles d’olives, les vinaigres, les modes composées de mousselines, linons, batistes, gazes de toute espèce, etc., des porcelaines de luxe et quelques glaces.

Plusieurs causes ont contribué à ne faire entrer les vins français que d’une manière fort restreinte dans la consommation anglaise. Le statut de la quinzième année du règne de Charles II, chap. VII, a donné à la Grande-Bretagne le monopole de la fourniture des colonies pour toutes les marchandises du crû ou des fabriques de l’Europe, et par conséquent du vin. Ce monopole n’a jamais été très respecté dans l’Amérique du Nord et dans les colonies des Antilles ; d’autant moins que les habitants avaient la faculté de transporter dans leurs propres vaisseaux leurs marchandises non énumérées[3]. Cette faculté s’étendait d’abord à toutes les parties de l’Europe, et ensuite à toutes les parties de l’Europe au sud du cap Finistère. Cependant il paraît qu’ils ont trouvé quelque difficulté à importer les vins d’Europe des pays où ils croissent, et ils ne pouvaient guère les importer de la Grande-Bretagne où cette denrée était chargée de tant de droits énormes dont une très forte partie n’était pas restituée à l’exportation. Comme le vin de Madère n’était pas une marchandise européenne, il pouvait être importé directement en Amérique et dans les Indes Occidentales, qui les unes et les autres jouirent d’un commerce libre avec l’île de Madère pour toutes leurs marchandises énumérées. C’est probablement cette circonstance qui a introduit ce goût général pour les vins de Madère, qui dominait dans toutes les colonies britanniques au commencement de la guerre de 1755, et que les officiers anglais rapportèrent avec eux dans la mère-patrie, où ces vins n’avaient pas été jusque-là fort en vogue. À la paix, en 1783, on prit une mesure[4], en vertu de laquelle tous les droits furent restitués sur l’exportation aux colonies de toute espèce de vins, à l’exception de ceux de France, au commerce et à la navigation desquels le préjugé national ne voulait accorder aucune sorte d’encouragement. D’un autre côté, le traité de Méthuen favorisait les vins du Portugal dans de très fortes proportions. La distinction faite entre les vins de France et du Portugal remonte à 1693. Dans cette année un droit additionnel de 8 livres sterling par tonneau fut mis exclusivement sur les vins français, et en 1697 on y ajouta un nouveau droit de 25 livres sterling. En 1784, le droit sur les vins de France s’était élevé à 99 livres 8 schellings 9 deniers par tonneau, et celui sur les vins du Portugal (qui étaient à peu près sur un pied d’égalité avec les autres espèces, ceux de France exceptés) était à 49 livres 4 schellings un denier. Le premier ministre anglais, par le traité de 1786, réduisit de près de moitié le droit sur les vins de France, en l’établissant à 50 livres 16 schellings 6 deniers. La conséquence fut aussi la diminution d’un tiers sur les vins de Portugal et des autres pays, dont le droit fut réduit à 32 livres 7 schellings 6 deniers. Sous l’empire de cette nouvelle législation, la consommation s’accrut assez rapidement ; mais elle porta avant tout sur les vins du Portugal et d’Espagne. En 1784, on avait exporté pour l’Angleterre 435 tonneaux de vins français, et en 1790 1 117 tonneaux. La progression sans doute avait été rapide ; mais le chiffre total de 1790 restait néanmoins sans importance, attendu que, dans cette même année, la Grande-Bretagne avait reçu 22 911 tonneaux de vins du Portugal, et 5 037 tonneaux de vins d’Espagne. Pendant les années de guerre, les exportations françaises furent à peu près nulles. En 1795, l’Angleterre imposa un droit additionnel de 30 livres par tonneau de vins de France, et de 20 livres par tonneau de vins du Portugal. Ce droit ne paraissant pas diminuer sensiblement la consommation des vins du Portugal, le ministère pensa que la quantité importée était d’absolue nécessité ; et dès l’année suivante il mit un nouveau droit additionnel de 30 livres sterling par tonneau de vins de France et de 20 livres par tonneau de vins du Portugal. L’effet immédiat de cette mesure fut de réduire les importations, et pendant longtemps les vins de France ne figurèrent plus dans celles-ci que pour environ 250 tonneaux par an[5].

Au moment du traité de 1786, les vins français avaient à lutter contre le droit différentiel d’abord, et puis contre le goût anglais qui donnait la préférence aux vins de Madère et du Portugal ; ils n’avaient ensuite pas le bénéfice du drawback lorsqu’ils étaient exportés d’Angleterre pour les colonies britanniques, et enfin le chiffre absolu du droit était toujours tel qu’on ne pouvait pas espérer de faire adopter les vins français par la classe moyenne anglaise. Aussi la concession faite par l’Angleterre était-elle plus apparente que réelle. Si l’on avait assimilé les droits sur les vins aux autres marchandises qui sont énoncées dans l’article 6 du traité, alors il eût été possible d’accroître nos exportations. Mais une pareille concession aurait trop affecté le système fiscal de la Grande-Bretagne, et elle aurait pu réduire le produit des impôts sur la drèche et sur les spiritueux. Nous devons cependant faire remarquer qu’on n’aurait pas changé d’une manière profonde les habitudes anglaises ; les boissons chaudes et la bière sont tellement en usage dans ce pays, que les vins français, lors même qu’ils se débiteraient à bas prix, ne les remplaceraient jamais que dans de faibles proportions, du moins pendant un temps fort long, car on ne détruit pas subitement l’empire de semblables habitudes. D’après l’article 6 du traité, les eaux-de-vie payaient 7 schellings par gallon, droit exorbitant qui est encore le même aujourd’hui à peu de chose près, et qui restreint nécessairement la consommation, malgré le goût très prononcé des Anglais pour nos spiritueux. Nos huiles, alors comme aujourd’hui, n’entraient qu’en petite quantité dans la Grande-Bretagne. Quant à certains articles de mode, la réduction de la taxe ne leur ouvrait pas de nouveaux débouchés ; comme objets de luxe, ils ne pouvaient guère se répandre dans les classes inférieures de la société à la fin du siècle dernier.

Parmi les articles anglais dont le traité favorisait l’introduction en France, on remarque la quincaillerie, la tabletterie et tous les ouvrages gros et menus de fer, d’acier, de cuivre et d’airain. Dans ces différentes fabrications, les Anglais avaient alors déjà une supériorité marquée sur les fabrications similaires de France. Des usines perfectionnées, des machines ingénieuses, un outillage complet et régulier, d’abondantes mines et minières et un combustible à bas prix et très répandu, étaient des éléments de succès qui ne se sont développés que beaucoup plus tard chez nous. Aux ouvrages de métaux il faut joindre les cotons de toute espèce et quelques lainages qui pouvaient encore s’importer en France avec avantage. Ce sont ces articles qui ont accru le mouvement commercial entre la France et l’Angleterre de 1787 à 1792. L’Angleterre a pris la plus forte part dans ces échanges ; mais leur importance absolue n’est pas telle qu’on puisse en inférer que le traité ait été ruineux pour la France. Le point de départ n’a pas été tout à fait le même. En 1787 nos exportations ont été plus faibles que celles de l’Angleterre ; en 1792, la même différence existe encore, et le mouvement ascensionnel, à s’en rapporter aux chiffres d’importation et d’exportation que nous possédons, est à peu près le même de part et d’autre. Cela devait être, car l’Angleterre ne pouvait nous apporter ses marchandises qu’à condition de prendre en échange les nôtres. Nous n’étions pas dans la même situation que le Portugal qui, ne pouvant pas payer les produits anglais avec ses vins, en faisait le solde avec l’or qu’il tirait chaque année du Brésil. Cet or était du reste considéré par le commerce anglais comme marchandise, puisqu’il était employé en grande partie à la confection de travaux d’orfèvrerie. Entre les importations anglaises des années 1787 et 1792, il y a une différence de 37 millions en plus ; entre les exportations françaises des deux années, la différence est de 26 millions. Ce ne sont pas là des données très effrayantes, et en considérant les chiffres d’une manière absolue, il est assez difficile de s’expliquer les sinistres souvenirs qui se rattachent au traité de 1786. Ce traité, sans doute, n’était pas favorable à la France ; il ne pouvait féconder d’une manière large ni son commerce ni son industrie, et il ne réalisait point les espérances qu’il avait fait concevoir pour l’exportation de nos vins ; mais il serait difficile de préciser en quoi il a été ruineux pour nous. Dans une masse d’importations qui, en 1792, sont évaluées à 929 millions, le contingent plus élevé des exportations anglaises correspond à un accroissement d’importations de toutes les autres nations. La Hollande, l’Allemagne, la Suisse, les États Sardes, l’Italie, l’Espagne, tous États avec lesquels nous n’avions pas fait de traités de commerce contenant les stipulations du traité de 1786, ont presque doublé en 1792 leurs importations en France. Ainsi les chiffres que fournit la statistique ne sont rien moins que concluants pour juger les effets de la transaction qui nous occupe. Que les ministres anglais aient été plus habiles dans cette affaire que les nôtres, cela nous parait hors de doute. Car la circonstance seule de ne pas avoir demandé le drawback pour nos vins exportés de la Grande-Bretagne aux colonies, c’est-à-dire l’assimilation, sous ce rapport aussi, aux vins du Portugal, prouve que les négociateurs français étaient très peu au fait de nos intérêts.

Le traité a-t-il procuré des avantages réels et incontestables à la Grande-Bretagne ? C’est une question qui mérite, ce nous semble, d’être agitée. L’homme d’État qui gouvernait alors l’Angleterre s’en promettait des résultats immenses, et tout son parti avait cette opinion. Nous croyons que le triomphe du cabinet anglais était une pure fiction. Car, en définitive, où sont les résultats ? La consommation des vins français avait augmenté ; les importations portugaises aussi. Relativement à la France, les exportations étaient à peu près nulles et de nul effet. Quelle influence peut en effet exercer la vente de 1 000 à 1 200 tonneaux de vins sur le pays ? Que peut gagner l’Angleterre en nous soldant ces vins avec ses produits manufacturés ? pas grand’chose. Ce qui a été utile à l’Angleterre, c’est l’abaissement du droit sur les vins du Portugal et d’Espagne. C’est là un effet indirect du traité, fort appréciable, puisque de 15 000 tonneaux de vins portugais et espagnols importés en 1786, les entrées se sont élevées en 1790 à 28 000 tonneaux, et ont rapporté en droits de douane et d’excise une somme qui dépassait d’un quart celle perçue en 1786. En échange de ces vins, l’Angleterre a naturellement fourni au Portugal une plus grande masse de marchandises que précédemment, et c’est en faisant à ce pays des conditions plus favorables qu’elle a trouvé de plus grands profits. Mais cette mesure aurait pu être prise indépendamment et en dehors du traité, et si elle a donné d’heureux résultats, il est certain qu’en la généralisant, ces résultats eussent été bien plus concluants encore. Dans les conditions d’alors, il y avait de part et d’autre un monopole utile à un petit nombre d’individus seulement. C’est là l’effet invariable de presque tous les traités de commerce ; ils excluent la masse des industriels et commerçants des transactions qui profitent à un petit nombre d’individus seulement. Ce qui a surtout donné de l’importance au traité de 1786, c’est sa nouveauté, c’est la lutte diplomatique qui l’avait précédé, ce sont les débats du parlement où M. Pitt et ses adversaires avaient déployé d’immenses ressources, d’immenses talents. M. Pitt disait, avant la conclusion du traité et lorsque l’affaire était encore pendante devant le parlement, que si la transaction devait faire gagner à la France un accroissement de revenu de 100 000 livres sterling, l’Angleterre y gagnerait certainement dix fois plus, c’est-à-dire un million sterling, en revenu s’entend. C’était sans doute une métaphore seulement, car en allant au fond des choses, en serrant les faits d’aussi près que possible, on ne trouve rien qui approche, même de loin, de ces fabuleuses prévisions.

Le traité était fait pour douze années ; la moitié de ce terme était écoulée lorsque la guerre vint rompre les relations entre la France et l’Angleterre. Les espérances de M. Pitt étaient loin d’être réalisées, non plus que celles de certains producteurs qui avaient vu en perspective d’incalculables bénéfices. Les industriels et les marchands sont en général fort mauvais juges en matière de traités de commerce, dès qu’il s’agit d’apprécier ces traités au point de vue de l’intérêt national. Ils ne voient que de nouveaux débouchés, ils ne s’occupent pas même des retours, et ils ont la conviction que cela suffit pour accroître la fortune publique ; ils préfèrent le monopole d’un marché unique, au libre accès de tous les autres marchés où ils pourraient rencontrer la concurrence ; ils fondent leurs bénéfices et leurs espérances sur l’exclusion, sur un compromis qu’ils font avec d’autres producteurs au détriment des consommateurs. Le traité de 1786 n’a rien ajouté à la prospérité des manufactures anglaises ; elles étaient à la tête du mouvement industriel qui se manifestait dans toute l’Europe, en France comme ailleurs ; et ce n’est au surplus pas un accroissement d’exportation d’une trentaine de millions qui aurait pu exercer une influence appréciable sur leur activité, quand au même instant les produits français exportés en Angleterre affectaient aussi une progression ascendante. Il est à regretter que nous n’ayons pas des documents complets et authentiques sur le mouvement commercial entre la France et l’Angleterre pendant le dernier quart du siècle passé. On y trouverait certainement les termes d’une démonstration qui serait bien éloignée des pittoresques conclusions de M. Pitt, et qui ferait ressortir l’insignifiance des résultats du traité, et pour la France et pour la Grande-Bretagne. Les documents anglais sont peut-être un peu plus complets que les nôtres ; mais ils ne portent aucune trace de cette prospérité que le ministère avait annoncée au Parlement. En mettant en ligne de compte le chiffre des exportations et des importations qui appartiennent à l’année 1792, il ne faut pas oublier que le décret du 31 octobre 1790 abolit en France tous les droits de traite et tous les bureaux placés pour leur perception dans l’intérieur du royaume. Le décret du 1er décembre de la même année arrêta les bases d’après lesquelles devait être réglé le tarif des droits, tant à l’entrée qu’à la sortie des marchandises. Enfin un tarif général parut le 15 mars 1791, et le 23 avril suivant on organisa la régie des douanes nationales, en même temps qu’on régla les dépenses de cette administration et ses attributions. Cette transformation, éminemment favorable au commerce extérieur, n’a pas peu contribué à développer l’activité qui s’est manifestée dans le courant de l’année suivante. La réduction d’un grand nombre de taxes à l’entrée, la forme plus facile de la perception de ces taxes, et la libre circulation des produits à l’intérieur devaient nécessairement exercer une salutaire influence sur toutes les transactions. Aussi voyons-nous l’Angleterre, autant à la faveur de ce changement qu’à l’abri de son traité de commerce, nous apporter une plus grande quantité de marchandises, et recevoir en échange une plus forte masse de nos produits. La même chose a eu lieu pour cinq ou six puissances que nous avons citées plus haut.

Lorsqu’on examine la différence qui existe entre les importations et les exportations, on voit qu’elle ne dépasse pas 25 millions. Avant la conclusion du traité, cette différence existait déjà, et c’est depuis 1815 seulement que la situation a changé, et que nos exportations pour l’Angleterre excèdent les importations venant de ce pays. L’Angleterre n’a jamais songé à s’en plaindre, et à juger cette circonstance à travers le prisme des principes erronés de la balance du commerce, quoique pendant fort longtemps elle ait reçu une valeur double en marchandises de ce qu’elle nous envoyait. Aujourd’hui les chiffres de ces valeurs sont à peu près les mêmes, et à mesure que les transactions entre les deux pays se sont accrues, ils se sont nivelés. S’ils venaient à reprendre la même position qu’avant 1792, devrait-on en conclure que notre commerce avec l’Angleterre est mauvais, qu’il nous donne des pertes, qu’il ruine nos manufactures, et qu’il faut par conséquent le restreindre par des prohibitions et des mesures douanières ? Ce serait une étrange affirmation, qu’on viendrait appuyer par un expédient également étrange. Et cependant c’est la logique des partisans de la balance du commerce, qui sont toujours à pondérer les importations et les exportations, et ne voient de salut pour le pays que dans un excédent des secondes sur les premières. On déduit du même fait la prospérité ou la décadence des manufactures, et ce critérium sert à quelques hommes pour juger l’état de l’industrie en France de 1787 à 1792 dans ses rapports avec la concurrence anglaise. La base de ces jugements est un peu fragile. Toute application de cette nature pour la période indiquée nous paraît d’ailleurs difficile, attendu qu’un des termes de comparaison manque ; car on ne peut pas rapprocher les années de guerre et de révolution qui ont suivi 1792 de la période pacifique qu’embrasse le traité de 1786, période pendant laquelle l’industrie a suivi en France, malgré le traité, le mouvement expansif qui alors se manifestait dans plusieurs autres États de l’Europe.

Le régime économique de la Grande-Bretagne embrasse deux situations parfaitement distinctes : d’un côté on a la propriété territoriale avec ses privilèges, ses prétentions et sa puissance traditionnelle ; de l’autre, l’industrie et le commerce avec une influence moins concentrée, plus divisée, mais tout aussi active que celle des propriétaires terriens ; avec des intérêts souvent opposés, le commerce et l’industrie cherchent leur salut dans le mouvement expansif, dans la division et la multiplicité des rapports avec les peuples étrangers, dans la liberté des transactions, phénomène nouveau et contraire aux éléments constitutifs de la puissance territoriale. La lutte entre l’industrie et le sol remonte à plus de soixante ans, et la loi sur les céréales est le champ de bataille où les adversaires viennent se mesurer périodiquement. Il faut que les propriétaires anglais vendent leur blé à un prix élevé, et que les industriels donnent leurs produits fabriqués au plus bas prix possible aux nations étrangères. Voilà qui implique contradiction. Le taux des salaires se règle en partie sur le prix vénal des denrées, et la cherté du pain et de la viande est naturellement un obstacle à la production économique. Aussi l’industrie anglaise, sans précisément réclamer en tout point la liberté commerciale, a-t-elle presque unanimement demandé la modération des tarifs, et, sinon la suppression de la loi sur les céréales, du moins une profonde modification de cette loi. Dans ces tendances on établissait cependant une différence entre les matières premières et les produits manufacturés, et l’industrie faisait des réserves à l’égard de ces derniers. Quant au commerce, il se jetait dans des voies plus libérales encore, et il ne faisait de réserves que pour la navigation qu’il voulait toujours voir protéger contre la concurrence étrangère. Cette situation s’est surtout dessinée d’une manière nette et précise lorsqu’après la paix plusieurs grands États du continent ont développé chez eux le système industriel sur une vaste échelle, lorsque l’Angleterre a trouvé une limite à l’extension de ses possessions coloniales, et lorsque ses tendances mercantiles ont enfin rencontré des obstacles qu’il n’était plus possible de combattre avec les armes de sa politique habituelle. Huskisson est le premier homme d’État anglais qui se soit rendu compte de cette situation nouvelle et qui ait cherché le salut du commerce ailleurs que dans des traités. Il a remanié le tarif, infirmé les principales dispositions de l’acte de navigation, et apporté de nombreux changements dans le système colonial de la Grande-Bretagne. Mais ce n’est qu’après des luttes prolongées, après des efforts inouïs, qu’il a pu faire triompher ces principes nouveaux, et les faire pénétrer en partie dans la pratique et le mouvement des affaires. Il avait bien saisi la valeur trompeuse des traités de commerce et les effets stériles d’une guerre de tarif ; il a prouvé jusqu’à l’évidence que les droits réciproques n’étaient en réalité qu’une taxe sur les produits échangés. En divisant les produits en deux catégories, il a démontré que l’Angleterre, dont les importations se composaient principalement de matières premières, les payerait d’autant plus cher que les taxes seraient plus élevées, et que ses exportations en produits manufacturés rencontreraient, par représailles, des barrières qui agiraient encore comme prime en faveur des manufactures indigènes des États rivaux. Ces vérités, que la science a proclamées depuis longtemps, ne sont que très imparfaitement admises dans la pratique, et en Angleterre leurs plus redoutables adversaires sont et resteront toujours les propriétaires du sol. Aussi longtemps que l’Angleterre pouvait se créer des marchés nouveaux par la conquête et l’oppression, elle ne se mettait guère en peine des vrais principes économiques, et elle préférait un privilège ou une exploitation à des échanges où les avantages eussent été réciproques.

Longtemps avant les réformes introduites par Huskisson, la Grande-Bretagne avait déjà été forcée de modifier son acte de navigation à l’égard des États-Unis, surtout pour ce qui regardait les colonies de l’Amérique et les Indes Orientales, et l’article 1er du traité de 1815 assimile les navires des États-Unis, dans les ports anglais, pour les droits et charges, aux navires nationaux, et réciproquement les navires anglais sont assimilés, dans les ports de l’Union, aux navires américains. Quant aux réformes de Huskisson, qu’elles aient été dictées par les nécessités du moment, ou par une appréciation exacte des phénomènes futurs du monde industriel, peu importe. L’Angleterre en a profité, et si ses manufactures n’ont pas trouvé dans cette mesure tout le soulagement qu’elles en espéraient, c’est qu’elle est incomplète et laisse encore subsister des parties trop nombreuses de la vieille politique commerciale dont l’Europe ne veut plus subir le joug. À cette époque, le ministère anglais ne s’était pas préoccupé de la conclusion de traités de commerce, pas plus que sir Robert Peel lorsqu’il a développé son fameux plan financier au commencement de l’année passée. Dans cette dernière combinaison, sir Robert Peel a pris parti contre la propriété territoriale en épousant l’intérêt manufacturier, et sa conception est une dérogation aux principes et aux tendances séculaires de son parti. Il prévoyait fort bien que l’abaissement des taxes amènerait, dans les premières années au moins, une diminution dans le revenu, et l‘income-tax devait plutôt compenser cette réduction qu’éteindre l’ancien déficit. Car ce déficit était sans gravité dans la situation financière de l’Angleterre, tandis que le malaise progressif des manufactures devenait alarmant et affectait la presque totalité de la population. Cet acte de l’income-tax est un nouveau triomphe de la manufacture sur l’intérêt territorial ; la lutte devient de plus en plus défavorable pour celui-ci, et, à mesure qu’il perd de son influence, l’ordre politique se modifie dans la Grande-Bretagne en même temps que le système commercial. Malgré ces changements successifs, le tarif anglais a cependant encore tous les caractères du régime protecteur. Les prohibitions, il est vrai, sont à peu près nulles, et, à s’en rapporter aux termes généraux de la loi de douane de sir Robert Peel, on pourrait croire à la libéralité du tarif. Mais les exceptions qu’il comporte sont si nombreuses et si variées, et frappent des objets d’une consommation si étendue et si générale, que l’œuvre en est encore à son début. Toutefois, c’est une phase entièrement nouvelle dans la politique commerciale de l’Angleterre, et une initiative prise par l’un des plus illustres représentants du parti tory est un symptôme irrécusable de l’ascendant des intérêts manufacturiers sur les intérêts territoriaux, en faisant prévaloir la liberté des échanges sur le régime prohibitif.

Le commerce de la Grande-Bretagne tire en grande partie son importance de la prodigieuse masse de ses transports maritimes. Ce n’est donc qu’avec beaucoup de précaution et de mesure qu’on a changé les lois de navigation. Mais les mêmes raisons qui ont déterminé le Parlement à changer ses lois de douanes l’ont également porté à se départir des règles d’exclusion qui avaient été admises, en matière de navigation, envers l’Amérique d’abord, ensuite envers la Russie, la Hollande et la France. Le traité du 26 janvier 1826, que nous avons conclu avec l’Angleterre, porte, article 1er, que les navires français venant avec chargement des ports de France, et sans chargement de tout port quelconque, ne seront pas assujettis, dans les ports du Royaume-Uni, soit à leur entrée, soit à leur sortie, à des droits de tonnage, de port, de phare, etc., plus élevés que ceux auxquels sont ou seront assujettis, à leur entrée et à leur sortie, les navires britanniques effectuant les mêmes voyages avec chargement ou sans chargement. Et réciproquement les navires britanniques venant avec chargement des ports du Royaume-Uni, etc. D’après l’art. 2, toutes marchandises et tous objets de commerce qui peuvent ou pourront être légalement importés des ports de France dans les ports du Royaume-Uni sur navires français ne seront pas assujettis à des droits plus élevés que s’ils étaient importés sur navires britanniques, et réciproquement toutes marchandises et tous objets de commerce qui pourront être légalement importés des ports du Royaume-Uni dans les ports de France, etc. Ces stipulations ne s’appliquent qu’aux provenances de la France continentale importées directement en Angleterre. Ainsi les produits chargés par un navire français en pays étranger et destinés à l’Angleterre acquittent des droits différentiels. Plusieurs États, lorsqu’ils ont traité avec l’Angleterre, la Russie entre autres, ont étendu la réciprocité aux provenances étrangères. Ainsi le navire russe est toujours anglais à Londres, comme le navire anglais est russe à Cronstadt et Odessa[6]. Le traité de 1826 entre la France et la Grande-Bretagne contient aussi quelques stipulations relatives aux colonies dans deux articles additionnels ; mais c’est une pure formule qui ne saurait avoir aucun effet : « Les navires français pourront faire voile de quelque port que ce soit des pays soumis à la domination de Sa M. B. pour toutes les colonies du Royaume-Uni (excepté celles possédées par la Compagnie des Indes), et importer dans ces colonies toutes marchandises (produits du sol et des manufactures de France), à l’exception de celles dont l’importation dans ces colonies serait prohibée ou ne serait permise que des pays soumis à la domination britannique, et lesdits navires français et lesdites marchandises importées sur ces navires ne seront pas assujettis, dans les colonies du Royaume-Uni, à des droits plus élevés ni à d’autres droits que ceux auxquels seraient assujettis les navires britanniques important Iesdites marchandises de quelque pays étranger que ce soit. Il sera accordé réciproquement dans les colonies de la France les mêmes facilités, etc. » Le régime colonial des deux puissances rend ces stipulations à peu près illusoires, attendu que chacune d’elles s’est réservé la navigation coloniale. Dans le traité avec la Russie, l’Angleterre établit une parfaite égalité entre les sujets anglais et russes. Ceux-ci peuvent importer des marchandises et productions de l’Asie, et les sujets russes et anglais payeront les mêmes droits d’importation et d’exportation, que les marchandises soient chargées sur des vaisseaux russes ou anglais.

Dans la convention de navigation que la France a signée avec les États-Unis en 1822, on est arrivé graduellement à la réciprocité pour les droits sur les produits naturels ou manufacturés venant des États-Unis en France et allant de France aux États-Unis ; mais l’assimilation n’a été complète qu’au bout de six ans. De semblables traités ont été faits avec la Hollande et tout récemment avec la Sardaigne. Il est à remarquer qu’ils nous lient précisément vis-à-vis des nations dont la marine marchande a une supériorité incontestable sur la nôtre et qui font en général les transports maritimes à meilleur marché que les facteurs français. Maintenant, n’est-il point permis de se poser ce dilemme : ou l’assimilation des navires étrangers aux navires français, dans nos ports, est avantageuse, et alors il était naturel de généraliser la mesure en demandant la réciprocité à tous les autres peuples, qui certes ne l’eussent pas refusée ; ou l’assimilation est mauvaise, et alors on ne s’explique pas trop comment on l’a précisément accordée aux marines les plus puissantes et les plus actives du monde. Il y a évidemment dans ce procédé une inconséquence qui est, à la vérité, fondée sur les traditions et sur les usages. « Il ne faut pas, dit-on, concéder aux étrangers des avantages que nous ne trouverions pas chez eux. » Il nous semble qu’il faudrait avant tout savoir si la réciprocité est indispensable, et si sans elle il ne serait pas avantageux de supprimer certains droits différentiels établis par notre législation douanière. À Marseille, par exemple, les navires étrangers sont exempts de tout droit de tonnage, et pour les droits de pilotage, balisage, quarantaine, courtage, ils sont assimilés aux navires français. Cette immunité, ce nous semble, loin de porter préjudice au commerce et à la navigation de Marseille, est au contraire une des causes de sa prodigieuse prospérité et du développement rapide de ses affaires. Si l’on avait maintenu les droits différentiels sur les cotons en laine apportés par navires américains, on continuerait à entraver les échanges entre les États-Unis et la France. La réciprocité a encouragé et développé les transactions, et quoique la masse des cotons soit apportée par navires américains, notre marine a des relations tout aussi actives avec les États-Unis qu’avant 1822.

Pourquoi avait-on établi une surtaxe sur les marchandises importées par navires américains ? Pour favoriser les transports beaucoup plus coûteux de notre marine. Si l’on rétablissait aujourd’hui la surtaxe, qu’arriverait-il ? Nos navires favorisés prendraient une part plus forte dans les transports. La mesure serait utile aux armateurs, mais les consommateurs de coton n’y gagneraient rien, parce que le fret français, plus coûteux, accroîtrait le prix des marchandises cherchées par nous aux États-Unis, et nous payerions, en dernière analyse, nous-mêmes le droit différentiel. Indépendamment de cela, l’obstacle qu’on opposerait à la marine américaine ralentirait indubitablement les échanges, et le bénéfice artificiel qu’on aurait créé pour la marine marchande serait détruit par les pertes qu’on ferait éprouver au commerce et à l’industrie en général.

Le système continental, qui devait ruiner l’industrie et le commerce anglais, a contribué à développer sa marine. Moins l’Angleterre trouvait les marchés d’Europe accessibles, et plus elle se portait vers les régions lointaines pour y chercher des consommateurs et des trafiquants. Les États-Unis sont, après l’Angleterre, le pays qui a le plus profité de la situation extraordinaire qu’avait créée Napoléon, et pendant les guerres de la république et de l’empire, ils ont pratiqué le rôle de facteurs des autres nations avec une incontestable supériorité. Maintenant on ne peut racheter la prépondérance des marines anglaise et américaine par des droits différentiels et des exclusions. Les rapports mêmes qui existent entre la France et ces deux pays commandent la réciprocité, et les traités qui sont intervenus à ce sujet ont été dictés par la nécessité et l’intérêt bien entendu des contractants. Mais dès que cette nécessité et ces avantages sont établis, on doit s’efforcer de généraliser ces sortes de mesures. Aussi tous les gouvernements ont-ils cherché à conclure, depuis vingt-cinq ans, des traités de commerce dans lesquels on admettait autant que possible la réciprocité. On tâche de multiplier les applications d’un principe dont on reconnaît la salutaire influence ; mais on n’a point en général osé prendre l’initiative, c’est-à-dire que les gouvernements veulent la double application du principe, en réclamant concessions pour concessions.

La France, depuis 1830, n’a conclu qu’un petit nombre de traités de commerce, et elle n’a introduit aucune modification fondamentale dans son régime douanier. Les premières années qui ont suivi 1830 n’étaient pas de nature à favoriser ce genre de transactions ; aussi furent-elles peu nombreuses et sans importance réelle pour notre commerce et notre industrie. On a conclu, le 14 novembre 1832, une convention d’amitié, de commerce et de navigation avec la Nouvelle-Grenade, renouvelée le 18 avril 1840 ; le 11 mars de l’année suivante, une convention préliminaire avec la république de Venezuela. Cette convention a été renouvelée et définitivement arrêtée dans le courant de l’année 1843[7]. Le traité de commerce et de navigation conclu le 19 juillet 1836 entre la France et le grand-duché de Mecklembourg-Schwerin[8] n’a pas une grande signification comme instrument d’échanges, mais il est rédigé sur les bases d’une parfaite réciprocité. Les navires français sont traités, dans les ports du Mecklembourg, comme ceux du pays, et les navires mecklembourgeois sont assimilés dans nos ports aux navires français. D’après l’article 2, les produits du sol et des manufactures de la France importés directement en Mecklembourg y seront exempts de toute surtaxe, et notamment de celle de 50% des droits de douane imposés uniformément en Mecklembourg sur les marchandises importées pour compte étranger. Nous avons déjà mentionné la convention du 25 novembre 1838 conclue à Constantinople, formant appendice aux capitulations garanties à la France par la Porte-Ottomane, et amendant ou modifiant, dans l’intérêt du commerce et de la navigation des deux pays, certaines stipulations qui étaient contenues dans les capitulations. Le traité fait avec le Mexique est loin d’avoir les effets qu’on en attendait, et les dernières mesures prises par Santa-Anna, si elles sont maintenues, détruiront tout commerce entre ce pays et l’Europe. Le traité d’amitié, de navigation et de commerce conclu à Paris le 25 septembre 1839 entre la France et la république du Texas[9] contient une série de formules usuelles qui se trouvent à peu près dans tous les traités de commerce. Les cotons du Texas, sans distinction de qualités, payeront, à leur entrée dans les ports de France, lorsqu’ils seront importés directement par bâtiments français ou texans, un droit unique de 20 fr. par cent kilogrammes. Quant aux tissus et autres articles de soie que nous importerons au Texas, ils seront traités comme ceux de la nation la plus favorisée. Nos vins et nos eaux-de-vie jouissent d’une légère faveur. La convention entre la république d’Uruguay et la France, ratifiée le 7 décembre 1839, contient quelques stipulations relatives à la navigation, et fixe la position respective de la marine marchande des deux pays. En suivant l’ordre chronologique, nous arrivons au traité de commerce et de navigation conclu avec les Pays-Bas le 25 juillet 1840[10]. C’est un acte plus important que tous ceux que nous venons de citer.

Cette convention repose sur un système de concessions mutuelles, et a, sous ce rapport, de l’analogie avec les traités conclus en 1822 avec les États-Unis et en 1826 avec l’Angleterre. Il a fallu renoncer au système prohibitif créé par l’acte de navigation du 21 septembre 1793, et modifié par la loi du 28 avril 1816. On sait que l’acte de navigation défendait toute intervention des pavillons tiers dans les échanges entre les pays de production et les ports de France. Cette mesure ne reçut jamais une entière application, tellement elle était contraire aux intérêts du commerce français. La loi de 1816 substitua aux prohibitions absolues de l’acte de 1793 deux dispositions simplement restrictives. D’une part, elle frappa d’une surtaxe toute marchandise importée par navires étrangers ou par terre ; de l’autre, elle voulut que les principales denrées tropicales, dont se compose en majeure partie le commerce du Nouveau-Monde, ne pussent être importées en France que par les ports d’entrepôt réel. De ces deux restrictions, la première, nous l’avons dit, s’est déjà modifiée pour ce qui concerne les échanges directs, et les deux puissances maritimes dont le commerce a le plus d’étendue dans l’état actuel des affaires sont aujourd’hui en possession de faire des importations de leurs ports dans les nôtres, sans y subir l’aggravation imposée par nos tarifs aux arrivages par navires étrangers. Le gouvernement français a pensé, en 1840, qu’il serait utile de modifier également la deuxième restriction prononcée par la loi du 28 avril 1816. C’est une faculté tout à fait nouvelle accordée à une puissance étrangère. Les traités, avec les États-Unis et l’Angleterre, limitent la réciprocité aux produits du sol et des manufactures de chacun de ces pays dont l’entrée est également permise. Le traité avec la Hollande permet à cette puissance d’introduire de ses ports dans notre consommation, non seulement les produits de son sol et de ses manufactures, mais encore les denrées provenant de ses colonies, et les marchandises étrangères apportées sur navires hollandais des ports de la Néerlande. En un mot, les navires hollandais sont assimilés dans nos ports, d’après l’article 2 du traité, aux navires français, et réciproquement ceux-ci sont reçus dans les ports de la Hollande comme les navires hollandais. Voilà donc une dérogation considérable aux lois qui avaient réglé jusqu’alors cette matière. On s’en est beaucoup alarmé, et l’on est allé jusqu’à dire que cette innovation serait funeste à notre marine au long cours et au cabotage dans les mers du Nord. Examinons cette question et présentons, pour la résoudre, le mouvement du commerce et de la navigation de 1836 à 1843.

(Tableau non reproduit ici.)

Le tableau qui précède prouve que le traité de commerce conclu au milieu de l’année 1840 n’a pas exercé une notable influence sur le mouvement commercial entre la France et la Hollande. Les exportations au commerce général sont restées stationnaires, et au commerce spécial elles ont à peu près suivi un mouvement analogue à celui qui s’est manifesté dans nos relations commerciales avec les autres peuples. La moyenne des trois premières années est au commerce général de 19 400 000 fr., et au commerce spécial de 14 733 000 francs. Pendant la seconde période, ces valeurs s’élèvent à 21 266 000 fr., et à 17 566 000 fr. Quant aux importations, on trouve pour moyenne de la première période triennale, au commerce général 20 200 000 fr., et au commerce spécial 13 300 000 fr. ; dans la seconde période, ces valeurs moyennes s’élèvent à 29 300 000 fr. pour le commerce général, et à 15 800 000 fr. pour le commerce spécial. La progression qu’on remarque au commerce général doit être attribuée en partie aussi à la conclusion définitive de la question hollando-belge, et, comme nous l’avons fait remarquer, à un développement plus général des affaires commerciales sur tout le globe. Le traité sans doute a facilité ces transactions, et il a surtout exercé une salutaire influence morale sur l’esprit et les dispositions des négociants des deux pays. Mais il ne faut cependant pas lui attribuer comme modification du tarif une trop grande portée. Voyons maintenant quels sont les termes de la navigation de concurrence entre les deux pays pendant la période pour laquelle nous avons donné le mouvement commercial.

MOUVEMENT DE LA NAVIGATION ENTRE LA FRANCE ET LA HOLLANDE, DE 1836 À 1843.

(Tableau non reproduit ici.)

Dans ce tableau, les oscillations sont bien plus considérables que dans celui qui renferme les valeurs des échanges effectués entre la France et la Hollande. Au premier abord, on pourrait croire que le traité a donné un avantage à la marine hollandaise, puisque, avant 1840, la navigation de concurrence entre les deux pays était entièrement en notre faveur, ainsi que cela résulte de la progression du tonnage aux entrées et aux sorties, et qu’après 1840, ce même mouvement affecte une proportion inverse en diminuant les transports effectués par navires français. Il n’en est rien, et les oscillations qui ont eu lieu tiennent uniquement à l’introduction de la navigation à la vapeur entre la France et la Hollande. Ces entreprises se sont formées chez nous, et ont très rapidement accru, vers 1837, la part du pavillon français dans les transports entre les deux pays. Pendant cette année, 65 navires à vapeur, jaugeant près de 10 000 tonneaux, sont sortis des ports de France pour les Pays-Bas, tandis que 22 navires seulement portant pavillon hollandais, et jaugeant environ 1 500 tonneaux, sont partis de chez nous pour la même destination. La proportion pour les entrées est la même. En 1838, le nombre des bateaux à vapeur français a été de 71 contre 20 bateaux hollandais. En 1839, le pavillon néerlandais disparaît complétement de la navigation à vapeur entre les deux pays. Il en est de même en 1840 ; et, dans cette dernière année, le nombre des navires français entrés dans nos ports s’élève à 113. Mais, dès l’année suivante, il tombe à 65 à l’entrée, et à 61 à la sortie. Le pavillon hollandais, au contraire, revient avec 10 navires, et en 1842 avec 30 navires, tant à l’entrée qu’à la sortie, contre 70 navires français. Dans la première période triennale, les bateaux à vapeur hollandais étaient forcés de céder aux nôtres, et ils avaient fini par succomber ; mais, à partir de 1840, ils se sont relevés et ont fait une redoutable concurrence aux nôtres. Ils sont maintenant dans le mouvement ascensionnel, tandis que les bateaux français se réduisent graduellement. Cependant le mouvement général de la navigation, c’est-à-dire navires à voiles et navires à vapeur confondus, donne, en 1842, à peu près les mêmes proportions pour les deux pavillons qu’en 1837.

Les échanges entre la Hollande et la France s’effectuent à peu près en entier par mer ; l’ouverture des frontières du Rhin et de la Moselle aux importations de la Hollande n’a rien changé à cette situation, et les sinistres prévisions des armateurs du Havre ne se sont nullement réalisées. En 1841, les importations de la Hollande par terre ne se sont élevées, au commerce général, qu’à 1 500 000 fr., et les exportations qu’à 2 400 000 fr. Les chiffres correspondants de 1842 sont de 350 000 fr. et de 1 400 000 fr. Ces chiffres ne sont pas très compromettants pour le commerce du Havre. On craignait que les cafés de la Hollande ne vinssent à s’introduire sur une vaste échelle par le Rhin et la Moselle. Eh bien ! ces quantités ont été nulles ou à peu près pendant les années 1841 et 1842, et ni le pavillon français ni le pavillon hollandais n’ont obstrué le Rhin pour venir porter cette marchandise à Strasbourg. En recourant aux tableau du commerce, on constate les mêmes résultats pour les cotons, les sucres et d’autres marchandises encore que les Hollandais pourraient nous fournir, mais qui n’ont trouvé aucun avantage à aller débarquer à Sierck.

Par le traité du 25 juillet 1840, le gouvernement de la Hollande a affranchi de tous droits de douanes les vins, eaux-de-vie et esprits de France en cercles. Il a réduit pour les vins en bouteilles le droit d’entrée de trois cinquièmes, et de moitié pour les eaux-de-vie et esprits aussi en bouteilles. La taxe sur les étoffes, tissus et rubans de soie est abaissée de 4 à 2 florins par livre néerlandaise ; de 10 à 5% de la valeur sur la bonneterie, la dentelle et les tulles ; de 6 à 3% de la valeur sur la coutellerie et la mercerie ; de 10 à 6% de la valeur sur les papiers de tenture ; d’un quart sur les savons de toute nature. Les porcelaines blanches sont assimilées à la faïence, et la verrerie est admise au droit le plus modéré qui serait fixé pour un point d’importation quelconque. Différentes prohibitions sont ensuite supprimées et remplacées par des droits qui permettent aux produits précédemment exclus d’arriver sur les marchés hollandais. En retour de ces différentes concessions, la France réduit d’un tiers les droits sur les fromages de pâte dure, et la céruse de fabrication néerlandaise, directement importés par mer sous l’un des deux pavillons ; la France admet ensuite, pour la consommation intérieure du royaume, au taux établi pour les provenances des entrepôts d’Europe sous pavillon français, les marchandises spécifiées à l’art. 22 de la loi du 28 avril 1816[11], importées sous pavillon de l’un des deux pays par la navigation du Rhin et de la Moselle, et par les bureaux de Strasbourg et de Sierck.

Les articles pour lesquels la prohibition a été levée sont les eaux-de-vie de grains ; les acides sulfurique, muriatique et nitrique ; les tissus de laine, draps, casimirs ; les vinaigres de vin, de bière, de bois. À l’exception des tissus de laine, aucun de ces articles ne figure à l’exportation dans le tableau du commerce des années 1841 et 1842. Mais il est à croire que les quantités de tissus exportées, qui s’élèvent pour la première année à une valeur d’un million, et pour la seconde à 850 000 fr., étaient destinées à transiter pour la majeure partie. Car de semblables quantités figurent déjà dans les exportations pour les années antérieures à 1841. Quant aux marchandises dénommées à l’article 22 de la loi du 28 avril 1816, nous avons déjà dit que les cafés, les sucres et les cotons n’avaient pas fait invasion par Sierck et Strasbourg ; et pour les autres articles, l’indigo seul figure dans le tableau du commerce, et cela pour des sommes insignifiantes.

L’exportation des vins et eaux-de-vie ne s’est pas accrue par suite de l’abaissement des tarifs. On sait que dans les Pays-Bas, comme en Belgique, les droits de douane sont très peu élevés ; mais, en revanche, les droits intérieurs, connus sons le nom d’accises et d’octroi, sont très considérables. Il en résulte que l’affranchissement de tous droits à l’entrée n’exerce aucune influence sensible sur la consommation intérieure, et dans le cas particulier, cette influence, si elle avait pu avoir lieu, a été neutralisée par la surélévation du droit d’accise après la conclusion du traité. Les exportations de tissus de soie sont également restées stationnaires ; il y a même eu dépression dans les exportations pendant l’année 1842. Même observation pour les autres produits dénommés dans l’art. 10 du traité.

La faveur qu’on a accordée à nos vins à Java n’a eu aucun résultat sérieux, et, comme à l’ordinaire, de faibles quantités seulement ont été exportées pour les Indes hollandaises. Les exportations de quelques autres marchandises pour ces colonies ont cependant éprouvé un léger accroissement en 1842 ; mais leur valeur totale ne s’élève guère au-delà de 1 100 000 fr. au commerce général. Il ne faut pas se faire illusion sur les rapports commerciaux avec ces régions-là. Le régime créé à Java pour les étrangers ne leur permet pas d’entrer en concurrence avec les Hollandais, et nos articles de consommation conviennent d’ailleurs assez peu aux habitants des Indes néerlandaises. D’un autre côté, la difficulté des retours paralyse les expéditions, ou les rend à peu près infructueuses.

Le traité entre la France et la Hollande a été conclu pour trois ans seulement ; toutefois il continuera d’être obligatoire d’année en année jusqu’à ce que l’une des parties contractantes ait annoncé à l’autre, mais un an à l’avance, son intention d’en faire cesser les effets. Or, nous ne sachions pas qu’un semblable avertissement ait été donné soit par la France, soit par la Hollande. Autrement le traité expirerait à la fin de juin prochain, attendu qu’il n’a eu ses effets qu’à partir de la promulgation de la loi du 25 juin 1841. La période sur laquelle nous avons appuyé nos observations est assez courte à la vérité ; mais il nous semble qu’elle suffit pour juger les conséquences du traité. Il n’a répondu ni à certaines espérances exagérées, ni réalisé les appréhensions de quelques ports de mer. Mais il renferme une question de principes et une innovation qui formera un précédent pour les transactions futures de ce genre. On est sorti, à l’égard de la Hollande, du système restrictif créé par la loi du 28 avril 1816, et nous avons imité en cela l’exemple de plusieurs puissances, de l’Angleterre et de la Russie entre autres. La concession n’est, au reste, point complète, car les produits importés par le Rhin et la Moselle payent les droits différentiels afférents à la provenance des entrepôts, c’est-à-dire une taxe généralement supérieure à celle qui est exigée des mêmes produits arrivant en droiture des lieux de production. On sait que la différence entre ces deux taxes varie de 5, 10, 20 et même 30% en faveur de la provenance directe, selon qu’il s’agit d’objets plus ou moins encombrants.

Le traité du 16 juillet entre la France et la Belgique est, d’une part, un acte de pure courtoisie vis-à-vis de ce dernier pays, et, d’un autre côté, l’ordonnance du 26 juillet 1842, qui a déterminé ce traité, est une réaction vers le système restrictif. Le gouvernement est venu en aide à l’industrie linière, que la concurrence anglaise avait placée dans une situation fort périlleuse. Les droits sur les fils et toiles de lin et de chanvre furent l’objet d’une élévation subite, et les industriels français furent ainsi rassurés et maintenus dans leur activité factice. La Belgique ne fut point comprise dans la mesure, et l’on laissa subsister à son égard les droits établis par la loi du 6 mai 1841. En retour de cette concession la Belgique réduisit : 1° à 50 centimes les droits de douanes sur les vins en cercles par hectolitre, à 2 fr. pour les vins en bouteilles, et à 25% l’accise ; 2° de 20% les droits sur les soieries. Ces réductions sont donc stipulées au profit de la France ; mais la Belgique s’est réservé de les accorder à d’autres pays, si elle le juge de son intérêt. La Belgique n’a pas manqué de profiter de cette dernière faculté, et peu de jours après que la convention a été exécutoire, elle a accordé les mêmes avantages à l’association allemande des douanes, et cela sans compensation aucune. Ce traité devait être le prélude de relations commerciales plus intimes et plus suivies entre la France et la Belgique ; il devait servir de pierre d’attente à une association commerciale entre les deux pays. Toutefois, la réalisation d’un pareil projet nous paraît aujourd’hui assez éloignée, et quand on considère les minces résultats qu’on a obtenus depuis dix ans par voie de négociation commerciale, il est permis de désespérer de la solution prochaine d’un problème aussi important que celui d’une association douanière entre la France et la Belgique. Les documents officiels qui pourraient nous fixer sur les effets de la convention du 16 juillet 1842 n’existent pas encore ; mais nous doutons que l’abaissement des droits sur les vins et les soieries ait déterminé un excédant dans les exportations. Les droits à l’entrée sur nos vins ne sont pas, comme nous l’avons déjà fait remarquer, le principal impôt qui frappe ce produit en Belgique ; il subit, en outre, des taxes d’octroi et d’accise fort considérables, et qui sont un obstacle dirimant au développement de la consommation. D’un autre côté, il est difficile de changer des habitudes prises. Le peuple, en Belgique, boit de la bière et des boissons chaudes, et les vins ne font jamais partie des consommations habituelles. Une diminution des prix ne changerait probablement rien à cet état de choses. La réduction des droits d’entrée sur les soieries n’est pas non plus assez forte pour déterminer de nouvelles ventes. D’ailleurs, le même régime appliqué aux produits similaires de l’Allemagne paralyse les effets de la concession qui nous a été faite par la Belgique, et, en définitive, le traité est tout à l’avantage de ce dernier pays. Il n’est point encore ratifié par les Chambres françaises, et peut-être que, quand viendra le moment de la discussion, de sérieuses observations pourront se produire contre cet acte diplomatique par les hommes qui se placeront an point de vue du système restrictif.

Il n’existait entre la France et la Sardaigne aucun traité spécial de commerce ou de navigation avant la convention conclue dans le mois de septembre 1843, et qui sera prochainement soumis aux Chambres. Les dispositions qui ont successivement servi de règle aux rapports commerciaux avaient toujours été consignées soit dans des traités politiques, soit sous la forme particulière d’accession ou de déclaration. Toutefois ces rapports remontent à une date assez ancienne, car on voit par l’article 13 du traité signé à Lyon, le 15 janvier 1601, entre la France et la Sardaigne, portant continuation du traité de Vervins : « Que le commerce sera à l’avenir libre entre les sujets de l’une et de l’autre nation en payant les droits et impositions qui doivent être payés par les propres sujets du pays. » On trouve, un peu plus tard, dans le traité de restitution, signé à Querasque le 30 mai 1631 : « Que les relations commerciales seront rétablies sur le pied où elles se trouvaient avant la guerre. »

Le traité de 1760, encore en vigueur aujourd’hui, porte (art. 12) : que la navigation du Rhône et de toutes les autres rivières mi-parties sera libre et franche de tous droits (art. 21), que les droits d’aubaine seront abolis (art. 22), et que les hypothèques prises dans l’un des deux États seront admises dans l’autre, et que les Cours de justice des deux royaumes déféreront respectivement aux réquisitoires qu’elles s’adresseront. Par le traité signé à Paris le 15 mai 1796, il fut convenu, d’une manière expresse, qu’il serait incessamment conclu entre la France et la Sardaigne un traité de commerce d’après des bases équitables, et telles qu’elles assureraient à la nation française des avantages au moins égaux à ceux dont jouissaient, dans les États de Sa Majesté Sarde, les nations les plus favorisées. On voit, en outre, par l’article 9 du traité signé le 5 avril de l’année suivante, que les deux puissances contractantes s’engageaient à nommer incessamment des commissaires chargés de négocier en leur nom un traité de commerce conforme aux bases stipulées par l’article 7 du traité de paix signé à Paris l’année précédente[12]. Mais ce double engagement est resté pendant quarante-cinq ans sans exécution, et ce n’est que dans le mois de septembre dernier qu’on a enfin conclu le premier traité de commerce entre la France et la Sardaigne.

Ce dernier pays était fort disposé à modifier ses tarifs à l’égard des produits français, et longtemps avant les conclusions du traité il avait pris l’initiative à cet égard. Les échanges nombreux qui se font entre la France et les États Sardes ont déterminé le cabinet de Turin à modifier, dans l’intérêt de son industrie et de son commerce, la plupart des taxes qui frappaient les produits étrangers à leur entrée. Les modifications qui intéressent particulièrement la France sont celles qui touchent aux eaux-de-vie, aux vins, aux tissus de coton, de laine et de soie, aux articles de modes, etc. D’après le tarif promulgué le 24 septembre 1842, et appliqué le 1er janvier suivant, les eaux-de-vie sont imposées de 42 francs l’hectolitre, et les esprits de 72 fr. ; les vins en futaille, valant 20 fr. l’hectolitre, 24 fr. et d’une valeur supérieure, 15 fr., plus 45% de la valeur. Les étoiles de coton mélangé de fil ou de laine ne payent que 1 franc jusqu’à 5 fr. par kilogramme, à l’exception des tissus brodés, qui sont imposés à 12 fr. par kilogramme. Les étoffes imprimées, tissues à couleurs ou teintes, payent 3 à 4 fr. par kilogramme ; les tissus de laine ou de poil 2 fr., plus 20% sur la valeur. Lorsqu’ils sont brodés en fil, coton ou laine, 5 fr., et en soie, or ou argent, 12 fr. Les vêtements d’homme ou de femme sont taxés à 20% de la valeur. Les droits sur les soieries varient de 12 à 20 fr. par kilogr., selon que les tissus sont brodés ou unis, mélangés ou purs. Tous ces droits sont encore assez élevés, et montent, dans plusieurs cas, à 30 et 40% de la valeur. Cependant il faut savoir gré au gouvernement sarde d’avoir pris une initiative qui ne laisse pas de faciliter les échanges et d’être utile aux deux pays. La fixation des chiffres que nous venons de donner est antérieure, nous le répétons, au traité de commerce qu’on vient de conclure. Maintenant on a obtenu, par suite des négociations qui ont eu pour résultat le traité, quelques autres modifications. Le gouvernement sarde a réduit encore les droits sur les eaux-de-vie et les vins de France, les porcelaines blanches et de couleur. Les eaux-de-vie de vingt-deux degrés ne payeront à l’avenir, et en exécution du traité, que 33 fr. 75 cent, par hectolitre, et les spiritueux au-dessus de ce degré 60 fr. La porcelaine blanche, au lieu de 50 fr. par cent kilogrammes, payera 35 fr., et la porcelaine en couleur, au lieu de 70 fr., 50 fr. On a également opéré une faible réduction sur les articles de mode. Les vins de France, entrant par terre, sont assimilés aux vins entrant par mer. Le manifeste du 24 septembre 1842 avait déjà adopté cette disposition pour l’introduction des eaux-de-vie faite par la frontière de Savoie. Malgré ces concessions, le tarif actuel restera encore fort gênant pour nos tissus, qui forment le principal article de nos exportations pour les États Sardes. En effet, nous leur avons expédié en 1842 pour environ 23 millions de francs de tissus de cotons, de laine et de soie. Quant aux vins, ils figurent pour 2 250 000 fr. dans les exportations de cette année ; ce sont plus particulièrement des vins de Champagne, de Bourgogne et du Midi. Nous ne pouvons, du reste, espérer de plus larges débouchés que pour nos vins fins, car la Savoie produit des qualités médiocres en très grande abondance. Quant aux porcelaines, les exportations ont été à peu près nulles jusqu’à présent, et nous ne pensons pas que la réduction du droit soit de nature à faire prendre cette direction à nos pâtes céramiques.

En retour des concessions qui lui ont été faites, la France diminue le droit sur le riz de Piémont d’un tiers par la voie de terre, c’est-à-dire qu’elle le réduit de 6 fr. à 4 francs par cent kilogrammes, non compris le décime. Pareille faveur est accordée à la céruse arrivant par terre ou par mer, c’est-à-dire que le droit sera réduit de 22 francs à 14 fr. 33 cent, par cent kilogrammes. Le bétail des États Sardes passera en France à raison de 10 cent. par kilogramme ; on substituera le droit au poids à la taxe par tête. Enfin, les fruits de table ne paveront plus à l’avenir que trois cinquièmes de l’ancien droit. Les articles sur lesquels portent les concessions faites par la France ne sont point entrés jusqu’à présent chez nous dans de très fortes proportions, et, sauf le riz, ils n’occupent qu’une place fort modeste dans le tableau du commerce. Sous le rapport de la navigation, le traité assimile les navires sardes, dans les ports français, à nos propres navires, à charge de réciprocité. Cette dernière clause ne change pas sensiblement la situation des navires sardes en France, attendu que le port de Marseille, le seul à peu près où apparaisse le pavillon sarde, offre aux bâtiments de tous les pays une entière franchise. Il n’y a donc, sous ce rapport, rien de changé pour la navigation sarde, tandis que notre pavillon sera plus favorablement traité dans le Piémont. Une stipulation à laquelle nous attachons de l’importance, et qui est annexée au traité, est celle relative aux contrefaçons. On y consacre le droit des auteurs français dans les États Sardes, et ce droit s’étend à la fois aux livres, aux dessins, à la gravure, à la composition musicale et aux redevances dramatiques. Jusqu’à présent d’énormes quantités de contrefaçons belges s’étaient introduites dans le royaume de Sardaigne, et principalement en Savoie. À l’avenir, les contrefaçons seront exclues du pays et ne pourront plus même transiter. Les mesures prises sur les frontières sardes pour tout ce qui est imprimé nous font penser que les contrefaçons rencontreront désormais là une barrière insurmontable, et que le refus de transiter par le Piémont gênera singulièrement leur commerce illégal dans le reste de l’Italie.

Les traités conclus récemment avec les républiques de l’Équateur et de Venezuela n’ont pas assez d’importance pour que nous ayons à les examiner ici. On voit que les négociations commerciales que l’on poursuit depuis dix ans n’ont pas augmenté sensiblement le nombre des traités de commerce que nous avions déjà. En second lieu, les conventions faites pendant la même période n’ont pas donné les résultats que les gouvernements attribuent en général aux traités de commerce. Les arrangements pris avec les républiques de l’Amérique du Sud, avec le grand-duché de Mecklembourg-Schwerin et avec la Belgique ne peuvent avoir d’influence marquée sur nos transactions commerciales, soit parce qu’une des parties contractantes a une situation économique trop exiguë, comme cela a lieu pour les républiques américaines ; soit que les stipulations ne touchent pas au fond de la question, comme cela arrive pour la Belgique. Quant au traité avec la Hollande, on a vu par les faits que nous avons exposés qu’il n’avait pas modifié les relations commerciales entre les deux pays, qu’il n’avait ni accru les échanges ni compromis notre navigation. Toutes les transactions de ce genre sont en général faites avec une si grande circonspection, elles sont entourées de tant de précautions et de restrictions, qu’elles n’ont jamais une action décisive sur les affaires. On craint de part et d’autre de se tromper, de livrer le marché, de se créer des compétiteurs au lieu d’acheteurs. Il résulte de cela qu’après avoir posé les principes dans un traité, on y déroge aussitôt ; on ne cherche pas à faire disparaître les obstacles, et on croit avoir assez fait en les réduisant à des proportions moins fortes. C’est là le caractère de presque tous les traités de commerce, de ceux exceptés qui sont imposés par la force ou acceptés par l’ignorance. Cette catégorie de transactions a souvent favorisé l’Angleterre sur plus d’un point du globe : le récent traité qu’elle vient de conclure avec la Chine en est un nouvel exemple.

La Grande-Bretagne a aussi fait, depuis une dizaine d’années, un certain nombre de traités de commerce. La convention avec la ville libre de Francfort du 13 mai 1832 n’a eu qu’une courte durée, à cause de l’accession de cette ville à l’union douanière[13]. Le traité avec la Confédération Péruo-bolivienne, signé le 5 juin 1837, n’a qu’une médiocre importance. Il établit la réciprocité pour les droits de tonnage, de phare, de port, de pilotage, et, relativement à l’introduction des marchandises, elles seront réciproquement traitées dans les deux pays comme celles des nations les plus favorisées[14]. Dans le traité conclu avec la Hollande le 27 octobre 1837, on admet également la réciprocité pour la navigation, et l’on fixe divers points relatifs au régime des entrepôts. Les colonies des parties contractantes ne participent pas aux stipulations contenues dans le traité[15]. La convention arrêtée entre l’Angleterre et l’Autriche le 3 juillet 1838, et que certains publicistes regardaient comme le point de départ d’une ère nouvelle pour les relations commerciales des deux pays, n’est que la reproduction presque littérale du traité qui avait été conclu entre la Grande-Bretagne et l’Autriche le 21 décembre 1829, et dont la durée, limitée au 18 mars 1836, avait été tacitement prorogée. Une seule clause nouvelle mérite d’être signalée ; elle est contenue dans l’article 4, que nous reproduisons en entier : «Tous les vaisseaux autrichiens arrivant des ports du Danube jusqu’à Galatz inclusivement seront admis, avec leurs cargaisons, dans les ports du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, et de toutes les possessions de Sa Majesté Britannique, exactement de la même manière que si ces vaisseaux venaient directement de ports autrichiens, avec tous les privilèges et immunités convenus par le présent traité de navigation et de commerce. De même, tous les navires anglais, avec leurs cargaisons, seront et continueront à être placés sur le même pied que les vaisseaux autrichiens, lorsque lesdits navires anglais entreront ou sortiront de ces mêmes ports[16]. »

Le traité avec la Porte du 16 août 1838 est rédigé dans les mêmes termes que celui de cette puissance avec la France. Le traité fait entre la Grande-Bretagne et le sultan d’Aden est un document fort curieux. Celui-ci cède à perpétuité à l’Angleterre le cap Aden avec les ports de Gubet Toowye, Btinder Serah, Bunder Duras, moyennant une somme annuelle de… Le chiffre de cette somme n’est pas énoncé dans le traité, et, si nous avons bonne mémoire, il n’en a pas été question au parlement, lorsque la convention lui a été soumise. Le sultan ne s’est réservé d’autres droits dans tout cela que de résider paisiblement à Aden et d’introduire tous les ans la cargaison de deux navires jaugeant deux cents tonneaux chacun, franche de droits, sur le territoire nouvellement acquis par les Anglais[17]. On voit que c’est là un de ces traités qui ont été obtenus par la force et qui sortent, par conséquent, de la catégorie ordinaire des traités de commerce et de navigation. On a tout bonnement dépossédé le sultan d’Aden, et on en a usé avec lui comme avec la plupart des souverains de l’Inde.

S’il y a un peuple au monde qui ait violé tous les sentiments de justice, d’équité, d’humanité, c’est le peuple anglais : l’histoire de l’Inde seule suffirait pour le livrer à l’exécration des âges futurs. Le sort de la Chine ne sera peut-être pas fort différent de celui de l’Indoustan. L’origine des possessions anglaises dans cette vaste région se rattache à cette politique odieuse et infâme qui a décrété l’asservissement et l’exploitation de tant de peuples divers. Le traité de Nankin a été arraché par la force ; l’occupation de Hong-Kong est une spoliation, comme la guerre elle-même avait été une violation manifeste du droit des gens. Le dieu des batailles a favorisé les empoisonneurs civilisés ; ils ont affecté de traiter après la victoire ; ils ont donné les apparences d’un contrat à ce qui n’était qu’un acte d’oppression et une spoliation du vainqueur. Quelle équité peut-on attendre d’un gouvernement qui permet et qui ordonne une semblable agression, et qui fonde sa puissance et sa richesse sur l’infraction de toutes les lois divines et humaines ? L’Angleterre a mis en Chine, comme ailleurs, le canon à la place du droit et de la justice. Elle n’a vu dans la confiscation de l’opium qu’une occasion de satisfaire sa brutale avidité et d’exploiter une immense population. Partout où l’Angleterre a fondé un comptoir, partout où elle a occupé un port, partout où elle a élevé son pavillon, elle a obéi à ses tendances d’envahissement ; elle s’est constamment étendue, agrandie, par la force, par la ruse et par la trahison. La guerre, la famine et l’incendie ont été ses moyens habituels, et naguère encore elle a ravagé l’Afghanistan et signalé son passage dans cette contrée par les plus redoutables férocités. Croit-on que les Anglais se contenteront de la possession de Hong-Kong et de la fréquentation des cinq ports chinois qui leur sont ouverts par le traité de Nankin ? Ce début sera bientôt suivi de nouvelles prétentions, et Hong-Kong n’est que la première pierre d’un vaste édifice.

Les clauses relatives au tarif et aux attributions des consuls anglais ont été arrêtées à la suite de laborieuses négociations. Mais les termes et le caractère de ces nouvelles stipulations montrent assez qu’elles n’ont été acceptées par les autorités chinoises qu’après une longue résistance. Les règlements imposés aux négociants anglais en Chine ont une forme tout à fait européenne, et ce n’est pas trop dire que d’affirmer qu’ils sont sortis tout d’une pièce du board of trade, tant on y a prévu tous les cas et tant on y a favorisé les trafiquants anglais. Le tarif lui-même est un modèle de libéralité commerciale, de simplicité fiscale, et s’il était réellement d’origine chinoise, il faudrait en conclure que ce peuple, qu’on dit si arriéré, a au moins des idées fort nettes, fort arrêtées en matière d’administration douanière, et qu’il n’oppose pas au commerce autant d’entraves que les nations les plus civilisées de l’Europe. Nous ne passerons point en revue tous les articles de règlements généraux pour le commerce anglais dans les cinq ports de Canton, d’Amoy, de Foutchou, de Ningpo et de Shangaï ; cependant nous devons faire remarquer qu’on a conféré aux Anglais, dans ces règlements, des droits tout à fait inusités. D’après l’article 1er, le consul anglais, nommé dans chacun des ports, déterminera lui-même la rémunération des pilotes employés par les navires anglais. D’après l’article 2, les gardes de la douane convaincus de fraude seront punis ; mais les corrupteurs passeront à travers les mailles. Les droits de tonnage stipulés dans l’article 5 sont moins élevés que ceux perçus dans plusieurs grands ports de l’Europe. Dans la fixation de la tare sur toutes les marchandises, les choses sont arrangées de manière que le consul anglais connaît en dernier ressort, sinon en principe, du moins de facto, des difficultés qui peuvent s’élever entre le marchand et l’officier de la douane. Les droits des consuls sont très étendus, et, dans les différends entre Anglais et Chinois, ces fonctionnaires jugeront, assistés d’un officier chinois, le conflit selon les règles de l’équité. II va sans dire que, par le règlement, Sir Henry Pottinger a réservé aux autorités britanniques le châtiment des criminels anglais. Et pour que toutes ces stipulations ne soient pas illusoires, un croiseur du gouvernement anglais sera en station dans chacun des cinq ports, afin que le consul ait toujours les moyens d’imposer respect aux marins et autres personnes, et d’empêcher les désordres.

Dans le tarif, les articles sur lesquels on perçoit des droits à l’exportation sont aussi nombreux que ceux qui sont taxés à l’importation. Il y a plusieurs singularités dans la fixation des droits à l’exportation. Ainsi, par exemple, les espèces d’or, d’argent et autres sortent de la Chine franches de droit. Précédemment la sortie du numéraire avait été défendue sévèrement, en vertu sans doute des principes économiques qui ont eu longtemps cours dans les États européens. Les Chinois étaient si bien imbus de ces principes, qu’ils se faisaient solder la plupart de leurs marchandises en piastres, et qu’ils ne donnaient des espèces que pour le commerce interlope de l’opium. La libre sortie des métaux précieux est donc une dérogation complète aux anciennes lois et usages. Les matériaux de construction sortent également francs de droit. En revanche, on a permis aux Chinois d’imposer à la sortie une foule de petits brimborions de fabrique chinoise. Au tarif d’entrée, on a singulièrement ménagé toute espèce de tissus ; les toiles de coton blanches ne payent à l’importation que 1 fr. 11 cent. par pièce de 30 à 40 yards de long ; les tissus de coton écru, 11 centimes par pièce ; les indiennes et toiles peintes de toute sorte, 1 fr. 49 cent. ; les toiles de chanvre et de lin sont aussi bien traitées, et les tissus de laine ne sont presque pas imposés. Parmi les métaux, il n’y a que le cuivre en feuilles qui soit traité avec quelque sévérité : il paye 11 fr. 19 cent. par 62 kilogrammes. Ce tarif, comme on le voit, a été calculé, tant à l’entrée qu’à la sortie, sur les besoins de la manufacture anglaise, et on n’y a guère considéré les convenances fiscales et industrielles de la Chine. Les opinions sur l’avenir du commerce européen à la Chine sont extrêmement divisées et contradictoires. Les Chinois, d’après certaines versions, sont d’une prodigieuse sobriété, et ils ne font pour ainsi dire aucun usage des produits européens. Cette opinion, la plus probable de toutes celles qui ont été émises sur les besoins et les habitudes des Chinois, a cependant été combattue, et des rapports récents nous donnent ce peuple comme éminemment industrieux et ayant des besoins nombreux et variés. Les premières opérations commerciales de l’Angleterre n’ont pas confirmé cette deuxième opinion. Il paraît qu’il y a dans ce moment un encombrement extraordinaire de marchandises britanniques aux abords du Céleste Empire, et d’immenses mécomptes pèsent sur les premières tentatives. Sir Henry Pottinger trouvera bien moyen de réparer cet échec, et ni le traité de Nankin, ni le règlement qui accompagne le tarif, ne seront le dernier mot de cette formidable affaire.

L’agent anglais ne risquait rien de stipuler pour toutes les nations européennes et de faire appliquer le tarif sans distinction à tous leurs produits. L’Angleterre est depuis longtemps en possession à peu près exclusive du commerce européen à Canton. Ensuite, le voisinage de ses provinces de l’Inde lui donne des avantages que les autres puissances maritimes sont loin de posséder au même degré. Mais ce qui importait à l’Angleterre, c’était d’empêcher les autres peuples d’être en relation directe avec le gouvernement de la Chine. On dit que, dans un traité supplémentaire conclu entre la Grande-Bretagne et le commissaire impérial, on a adopté une clause garantissant à toutes les autres nations les mêmes privilèges qu’aux Anglais. On couperait ainsi court à toutes négociations que d’autres puissances pourraient entamer, et l’on arrêterait même les ambassades qui voudraient pénétrer à Pékin, en leur exposant l’inutilité de nouvelles démarches. Une pareille convention conviendrait à la fois à la Chine et à l’Angleterre, et si déjà elle n’est pas conclue, toujours est-il qu’elle a beaucoup de chances de réussite. Les ports ouverts aux Anglais ont une valeur diverse. Amoy est placé sur les frontières des provinces Quang-Tong et Fokien ; Foutchou est la capitale de cette dernière circonscription. La côte est entièrement livrée au commerce, et ses habitants sont les meilleurs marins de la Chine. Ningpo et Shangaï ont un commerce moins étendu ; mais ces deux villes tirent leur importance du voisinage du canal impérial et des communications qu’elles ont avec les cités placées à l’extrémité méridionale de cette voie navigable. C’est de là que les Anglais pénétreront tout d’abord dans le cœur de la Chine, et les bateaux à vapeur remonteront les rivières qui déversent leurs eaux dans la mer Jaune. Les divers points de la côte avaient déjà été explorés en 1832, lors de l’expédition clandestine que Lindsay et Gutzlaff firent avec le navire lord Amherst. Presque toutes les instructions données par le cabinet de Londres à Sir Henry Pottinger avaient, au surplus, été puisées dans le rapport aussi remarquable que circonstancié de Lindsay, rapport duquel il ressort pleinement que déjà en 1832 le gouvernement anglais avait la pensée de créer un établissement dans le voisinage des côtes de la Chine, et de pénétrer de gré ou de force dans cette vaste région.

Depuis une dizaine d’années la Hollande, la Belgique, la Prusse, l’Autriche et quelques autres puissances encore se sont efforcées d’étendre le réseau de leurs relations commerciales au moyen de traités et de conventions particulières. Ces transactions ont, en général, la même valeur théorique et pratique que celles que nous devons à notre propre diplomatie. C’est presque toujours la même formule : Liberté réciproque du commerce, privilèges réciproques, et puis une suite de restrictions et de réserves qui paralysent et qui annulent les prémisses. Il est cependant juste de dire qu’on est aujourd’hui un peu moins emphatique que jadis, et l’on a senti la nécessité d’être clair et simple. Les traités de commerce se réduisent d’ailleurs maintenant à deux points essentiels : aux droits de navigation et aux droits de douanes. Ces deux points bien débattus, les autres stipulations se réduisent à certains termes généraux admis partout et qui sont rarement sujets à contestation.

Les douanes sont devenues le cheval de bataille d’un grand nombre d’économistes. À les entendre, toute la science est concentrée dans cette seule question, et s’il n’y avait plus de douanes, l’humanité serait délivrée d’une grande partie de ses maux. Il est clair qu’à mesure que l’attaque devient plus vive, la défense est plus opiniâtre. Le système mercantile ne veut pas quitter ses positions, et cependant les partisans de la liberté commerciale n’entendent pas même lui laisser un petit refuge. L’animosité contre les douanes et les tarifs a dégénéré chez certains hommes en une sorte de monomanie, et, selon eux, le problème ne peut être résolu que par la destruction absolue et complète de toutes les barrières et de tous les obstacles. Ils ne tiennent aucun compte de l’organisation politique des États, des intérêts établis, des nécessités financières et d’une foule d’autres circonstances qui s’opposent à un changement brusque et instantané. L’industrie et le commerce se sont développés dans les divers États de l’Europe sous l’empire de lois particulières à chacun de ces États. Presque partout, le système restrictif a eu la prépondérance, et cette généralité même devait rendre les exceptions sinon impossibles, du moins périlleuses. Les principes ne sont plus contestés aujourd’hui, et très peu de gens nient l’exactitude des théories scientifiques en matière de liberté commerciale. Cela résulte de presque toutes les publications économiques de notre temps, et il n’y a guère que quelques praticiens, ne connaissant Adam Smith et J.-B. Say que de nom et défendant leurs intérêts personnels, qui soutiennent encore le système mercantile. Les discussions qui peuvent s’élever sur les théories nous paraissent donc parfaitement stériles, de même que la guerre à mort qu’on fait aux douanes nous paraît un pur enfantillage. Avec les besoins que chaque gouvernement et chaque peuple se sont créés, on ne renonce pas aisément aux revenus fiscaux existants. Plus les services publics se perfectionnent et plus ils deviennent dispendieux, et plus le commerce et l’industrie se développent et plus ils ont besoin de moyens de diffusion tels que ports, routes, canaux, chemins de fer, etc. Or, tout cela ne s’obtient que par une application judicieuse du produit des impôts. Dans presque tous les pays, les douanes forment une branche importante du revenu public, et lors même que leur destruction procurerait des avantages immédiats ou éloignés à certains producteurs ou à certains consommateurs, le gouvernement ne pourrait pas les supprimer d’un seul trait de plume.

D’un autre côté, nous admettons que la production qui est fondée sur le système restrictif repose sur une base vicieuse ; mais il ne s’ensuit pas de là qu’il faille détruire brusquement ce qui existe, et se livrer à une transition qui serait mortelle à plusieurs branches industrielles. Il en est de cela comme d’un mauvais gouvernement, qui vaut encore mieux que l’absence de tout gouvernement, c’est-à-dire l’anarchie. On ne fait pas disparaître des institutions séculaires sans difficultés et sans inconvénients, et une nation ne peut pas changer subitement sa manière d’être pour obéir à un principe juste et vrai au fond, mais dont l’application immédiate entraînerait les plus graves inconvénients.

Pour atténuer les effets fâcheux du système restrictif, les gouvernements ont depuis longtemps recours aux traités de commerce et de navigation. Ces traités, comme moyens de transition, ont certainement eu leur utilité, surtout pour les questions maritimes qui se lient au commerce international ; mais comme celles-ci sont réglées aujourd’hui en grande partie, ils ne peuvent dans le présent avoir d’autre objet que de réduire les tarifs de douane et les droits de navigation entre deux nations contractantes, c’est-à-dire la concession de privilèges réciproques. Nous avons déjà dit que de ce point de vue ils manquaient essentiellement leur but, car ils ne profitent en réalité à aucune des deux parties.

Il nous semble que ce qui est avantageux à accorder à une nation peut très bien se pratiquer aussi vis-à-vis de tous les autres peuples. Les Turcs ont constamment suivi ce principe dans leurs capitulations ; ils ont dit : « Vous apporterez vos marchandises chez nous à de certaines conditions, et les sujets chrétiens se comporteront dans les États musulmans d’après certaines prescriptions qui seront les mêmes pour toutes les nations. » Ils ne s’en sont pas mal trouvés ; et certes s’ils eussent adopté des tarifs et des taxes élevés, ils n’eussent fait que créer des difficultés au commerce du Levant, sans profit aucun pour l’empire. Plusieurs peuples de l’Asie, les Chinois entre autres, ont suivi jadis une semblable politique jusqu’au moment où ils ont défendu aux Européens de pénétrer sur leur territoire. Si les traités de commerce sont favorables à quelques manufacturiers et producteurs, ils ne peuvent être avantageux aux consommateurs. C’est un monopole qui se trouve accordé contre eux à une nation étrangère, et dès lors ils doivent acheter les marchandises dont ils ont besoin à un prix plus élevé que si la libre concurrence était admise. Par conséquent cette portion du produit des consommateurs avec laquelle ils achètent des marchandises étrangères se trouve vendue à un prix inférieur, attendu que, quand deux choses s’échangent l’une contre l’autre, le bon marché de l’une est une conséquence nécessaire ou plutôt est la même chose que la cherté de l’autre. « Dans ces circonstances, dit Adam Smith, la valeur échangeable du produit annuel d’une nation est donc dans le cas d’éprouver une diminution à chaque traité de cette espèce. Cette diminution cependant ne peut guère aller jusqu’à une perte positive, et elle ne fait qu’affaiblir le gain que cette nation eût pu faire sans cela. Quoiqu’elle vende ses denrées à meilleur marché qu’elle ne les eût vendues sans cette circonstance, néanmoins elle ne les vendra pas probablement pour moins qu’elles ne lui coûtent ; elle ne les vendra pas, comme dans le cas des gratifications, pour un prix qui ne saurait remplacer le capital employé pour les mettre au marché, ensemble les profits ordinaires des capitaux. S’il en était autrement, le commerce ne pourrait se soutenir longtemps. Ainsi la nation qui accorde cette faveur a une autre peut encore gagner dans ce commerce, quoiqu’elle gagne moins que s’il y avait liberté de concurrence. »

Sans doute les effets des traités de commerce ne se présentent pas toujours d’une manière si nette et si tranchée, surtout aujourd’hui où les exclusions sont moins nombreuses, et où un gouvernement admet pour la plupart du temps plusieurs nations aux mêmes avantages sous la rubrique de ce mot sacramentel : « À l’instar des nations les plus favorisées. » Toutefois il n’est pas difficile de se convaincre, en étudiant les faits, que l’influence des traités de commerce est, dans la situation actuelle de l’industrie et du négoce, à peu près insaisissable si elle n’est pas négative, et que cette incomplète réciprocité qu’on crée entre deux nations pour les transactions mercantiles manque en général son effet.

Cependant, objectera-t-on, c’est le seul moyen d’arriver graduellement à l’abaissement des tarifs, à un régime douanier plus en harmonie avec les nécessités du commerce et de l’industrie, et de réaliser enfin, jusqu’à un certain point, les théories recommandées par la science. Nous avons déjà fait remarquer que l’intérêt national n’exigeait pas la réciprocité ; que des mesures uniformément appliquées, des concessions accordées sans exclusion et sans compensation exerçaient une action plus salutaire sur les échanges et sur les transactions que d’étroites stipulations qui mettaient toujours un certain nombre de peuples au ban du marché indigène. L’Angleterre et la Sardaigne ont tout récemment donné l’exemple d’un remaniement spontané des tarifs et d’un abaissement des taxes à l’entrée sur une infinité de matières. De pareilles mesures sans doute n’ont été prises qu’après une longue étude des besoins de la production et de la consommation intérieure. Le premier ministre de la Grande-Bretagne, lorsqu’il proposa en 1842 au Parlement d’abaisser les droits sur une série de marchandises étrangères, ne songea point alors aux traités de commerce qu’il aurait à conclure éventuellement. La mesure lui paraissait bonne indépendamment de toute espèce de réciprocité, et il la fit adopter. L’Angleterre, dans cet ordre de faits et d’idées, il faut l’avouer, rarement se trompe, et l’état de ses manufactures lui conseille d’ailleurs une circonspection qui exclut l’idée d’une simple expérimentation ou d’un essai. L’Angleterre est aujourd’hui convaincue que le salut de son commerce et de son industrie dépend en grande partie de l’abaissement de ses propres barrières, et une fois entrée dans cette voie, elle n’en sortira plus. La Sardaigne, par la promulgation du tarif de septembre 1842, a aussi donné un exemple à suivre. Certes les manufactures du Piémont et de la Savoie sont bien moins avancées que celles de l’Angleterre et de la France ; cependant le cabinet de Turin n’a pas hésité à réduire les droits sur un grand nombre de produits fabriqués, bien convaincu qu’une pareille initiative serait autrement favorable au travail national que l’application des théories du système mercantile. Notre conclusion ressort des deux faits que nous venons de citer. La France, dans l’intérêt de sa production, des transactions de tout genre et de sa prospérité générale, doit modifier graduellement, avec mesure et prudence toutefois, son système douanier ; réduire les droits, leur ôter leur caractère protecteur, et ne les conserver que comme source d’un revenu pour l’État. Ces changements peuvent bien être déterminés, jusqu’à un certain point, par les mouvements industriels et commerciaux qui s’opèrent chez les nations étrangères ; cependant ils doivent toujours prendre leur source dans le principe de la liberté des transactions et dans cette question désormais jugée : « Que les restrictions sont un mauvais moyen pour développer chez un peuple l’aisance et la richesse publiques. »

Théodore FIX.

 

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[1] C’est-à-dire aux mêmes droits que payaient, au moment de la conclusion du traité, les vins de Portugal. Car, immédiatement après, la taxe sur ceux-ci fut réduite, ainsi que le voulait l’article 2 du traité de Méthuen.

[2] La baleine coupée et apprêtée, les fanons et l’huile de baleine, les draps, ratines et serges, le sucre raffiné en pain ou en poudre, ont été assujettis aux droits portés dans le tarif du 7 septembre 1699 ; le poisson salé, au droit perçu avant 1664, et à une taxe supplémentaire. Dufresne de Francheville, Histoire du tarif de 1686, volume II.

[3] Les marchandises énumérées sont enregistrées dans l’acte de navigation et dans quelques autres actes subséquents. Parmi les marchandises non énumérées se trouvent quelques-unes des productions les plus importantes de l’Amérique et des Indes, les grains de toute espèce, les planches, merrains et bois équarris, les viandes salées, le poisson, le sucre et le rhum.

[4] Statut de la quatrième année du règne de Georges III, chapitre XV, section XII.

[5] Voyez Rodet, Commerce extérieur, page 77.

[6] Traité de 1797, art. 4 et 5. Voyez Martens, Recueil de traités de paix, t. VI, p. 337.

[7] Martens, Nouveau Recueil de traités de paix, tome XIII, pages 51 et 91 ; Nouveau Recueil général, volume I, page 46.

[8] Nouveau Recueil, tome XIII, page 616.

[9] Nouveau Recueil, tome XVI, page 937.

[10] Nouveau Recueil général, tome I, page 276.

[11] Ce sont les produits suivants : coton, café, sucres, cacao, thé, indigo, cochenille, poivre, piment, girofle, cannelle, cassia lignea, maris et muscades, rocou, gommes, caoutchouc, résineux exotiques, bois de teinture, bois d’ébénisterie, dents d’éléphant, écaille de tortue, nacre de perle, orseille.

[12] Voir le Recueil de traités de commerce et de navigation, par MM. d’Hauterive et de Cussy, tome III, Ière partie, page 270.

[13] Marions, Nouveau Recueil de traités de paix, volume X, page 570.

[14] Nouveau Recueil, volume XV, page 181.

[15] Nouveau Recueil, volume XVI, page 86.

[16] Nouveau Recueil, volume XV, page 626.

[17] Nouveau Recueil, volume XV, page 721.

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