Études économiques (1846) par G. de Molinari (Partie II : De l’abolition de l’esclavage)

DE L’ABOLITION DE L’ESCLAVAGE

par Gustave de Molinari

(seconde partie des Études économiques, 1846)

I.

 

Le continent Américain peut être partagé en deux grandes régions, l’une située sous les mêmes latitudes que l’Europe ; l’autre placée en regard de l’Afrique et de l’Asie méridionale. La première comprend les États du centre et du Nord de l’Union américaine et le Canada ; la seconde s’étend du 35e degré de latitude boréale jusque vers les confins de l’Amérique méridionale.

Avec moitié moins de terres cultivables et un sol d’une qualité bien inférieure, la région du Nord nourrit à peu près autant d’habitants et possède plus de capitaux que celle du Sud.

Quelle est la raison de cette inégalité de situation ? Comment se fait-il que les magnifiques savanes des bords de l’Amazone et de l’Orénoque demeurent sans culture, et que les riches chaînons des Cordillères soient à peine explorés, tandis que le grand flot de l’émigration européenne, après avoir recouvert et fécondé les flancs désolés des Alleghanis, se répand aujourd’hui le long des rives sablonneuses du Mississipi et du Missouri ? Comment se fait-il que la population double en moins de vingt-cinq ans dans les régions du Nord et de l’Ouest des États-Unis et qu’elle demeure à peu près stationnaire dans les autres parties du continent Américain ?

On s’étonnera davantage encore de cette inégalité de situation si l’on se reporte à quelques siècles dans le passé.

Lorsque l’Amérique fut découverte, la région du Nord ne renfermait que des tribus errantes demeurées au plus bas degré de l’échelle de la civilisation ; la région du Sud, au contraire, possédait des populations depuis longtemps policées. Les nations du Mexique et du Pérou que subjuguèrent Cortez et Pizarre étaient parvenues à un degré de civilisation égal sinon supérieur à celui des Égyptiens du temps d’Hérodote ; les Indiens peaux-rouges qui, un siècle plus tard, accueillirent Guillaume Penn, vivaient de chasse et de guerre comme les nomades de la Scythie.

À peine la race européenne eut-elle envahi le sol américain qu’elle se substitua partout aux populations indigènes. Les nations civilisées des régions tropicales aussi bien que les peuplades barbares de la zone tempérée, furent décimées dans leurs luttes avec les conquérants. Il reste aujourd’hui à peine quelques débris épars de tant de peuples.

Ne devait-on pas supposer que la même loi qui avait présidé au développement des vieilles races américaines déterminerait encore celui des populations immigrées, et que le Midi continuerait à devancer le Nord dans les voies du progrès ?

Une loi opposée a prévalu, comme on sait, depuis la conquête. Autant le Sud se trouvait jadis en avance de richesses et de lumières, autant il demeure aujourd’hui en arrière.

Cependant l’organisation politique et économique des diverses colonies du Nouveau-Monde ne différa pas sensiblement à l’origine. Partout l’exploitation des colonies par la métropole fut érigée en principe et rigoureusement pratiquée.

À la vérité, les colonies du Nord brisèrent plus tôt que celles du Midi les chaînes pesantes qui les tenaient rivées à la métropole ; mais dans ce fait même, dans ce besoin précoce de liberté dont elles furent saisies, ne peut-on pas trouver le témoignage d’une vitalité plus énergique et plus généreuse, d’un développement social plus rapide ?

Faut-il attribuer l’inégalité des progrès des colonies de la zone torride et de la zone tempérée à une inégalité dans les races qui allèrent peupler le Midi et le Nord du nouveau continent ? Faut-il supposer que la race française et la race espagnole soient moins intelligentes et moins laborieuses que la race anglaise ?

Cela n’est pas admissible. La prétendue supériorité d’aptitude colonisatrice, attribuée à la race anglaise, se trouve d’ailleurs infirmée par les faits. Les colonies de la Grande-Bretagne dans les régions tropicales n’ont pas devancé en prospérité celles des autres nations. Jusque dans ces derniers temps, la situation matérielle et morale des Antilles anglaises a peu différé de celle des Antilles françaises ou espagnoles.

C’est donc à l’influence du climat qu’il faut rapporter la grande inégalité des destinées de la colonisation européenne dans les régions du Midi et du Nord du continent américain.

Pour mettre en valeur le sol vierge des deux Amériques, il fallait des travailleurs agricoles. L’Europe pouvait en procurer à la région du Nord, où ils retrouvaient le ciel et la végétation de la mère-patrie, elle n’en pouvait fournir à la région du Sud où ils ne s’acclimataient point.

Dès les premiers temps de la découverte du Nouveau-Monde, on fit en Europe la presse des travailleurs agricoles. Ceux qui furent transportés dans le Nord prospérèrent rapidement et devinrent la souche d’une population vigoureuse ; ceux que l’on transplanta dans le Sud demeurèrent pour la plupart misérables et leur race dégénéra. Autant la population blanche qui cultive la terre aux États-Unis est forte et vivace, autant les petits-blancs de nos Antilles, qui font valoir eux-mêmes leurs propriétés, sont dénués d’activité et d’énergie.

Non seulement les populations agricoles transplantées dans le Sud se sont physiquement abâtardies, mais encore leur développement moral a reçu une atteinte funeste. Au lieu de se perfectionner, leur langue s’est corrompue, signe irrécusable d’abaissement intellectuel.

Le massacre des travailleurs indigènes de l’Amérique du Sud fut donc tout à la fois un acte barbare et un acte inintelligent. Faute de bras convenables pour exploiter les richesses végétales et minérales enfouies dans le sol des régions tropicales, les plus belles parties du grand domaine que le génie de Colomb avait acquis à la race européenne échappèrent à la colonisation.

Si dès le XVIe siècle, les contrées tropicales du Nouveau-monde avaient été exploitées par des travailleurs agricoles aussi intelligents et aussi actifs que ceux qui allèrent défricher les terres de la région tempérée, il est probable que le Sud aurait continué à devancer le Nord dans les voies du progrès, il est probable que les rives de l’Amazone et de l’Orénoque nourriraient aujourd’hui une population autant supérieure à celle des bords du fleuve St-Laurent et du Mississipi que la végétation des tropiques l’emporte en vigueur et en magnificence sur celle de nos froids climats.

Les aventuriers nobles ou bourgeois qui allèrent chercher fortune dans le Sud virent d’abord avorter leurs projets d’exploitation par le manque de travailleurs subalternes. Pour satisfaire leur cupidité barbare, ils exténuèrent de travail les malheureux Indiens échappés aux massacres de la conquête.

Il y avait alors sur la côte d’Afrique une multitude de nègres qui gémissaient dans l’esclavage. Un philanthrope de ce temps, l’excellent et pieux Las Casas, pensa qu’en les rachetant à leurs maîtres pour les transporter en Amérique, on ferait une œuvre utile à la fois aux colons, aux Indiens et aux esclaves eux-mêmes : on enrichirait les colons en leur procurant les travailleurs nécessaires à l’exploitation du sol, on diminuerait le lourd fardeau de travail qui écrasait la race indienne, on améliorerait enfin la condition matérielle des esclaves noirs en leur donnant des maîtres civilisés au lieu de maîtres barbares, et leur condition morale, en les enlevant à leur grossier fétichisme pour les faire entrer dans le sein de l’église chrétienne.

Des prévisions généreuses du pieux évêque espagnol, la première seule fut réalisée. L’importation des nègres dans le Nouveau Monde enrichit ceux qui les transportèrent et ceux qui exploitèrent leur travail ; mais elle n’empêcha point la race indienne déjà exténuée de périr, et elle n’eut pas pour effet d’améliorer la condition des esclaves nègres.

On vit, au contraire, se produire un fait auquel Las Casas n’avait certes pas songé. Le travail étant la denrée la plus nécessaire dans les nouvelles colonies et par conséquent la plus demandée, le commerce de cette denrée ne tarda pas à devenir le plus fructueux de tous. Les hommes et les capitaux s’y portèrent de préférence, et la traite prit bientôt une extension si considérable que les propriétaires d’esclaves de la côte d’Afrique cessèrent de pouvoir satisfaire aux nombreuses demandes du dehors. Pour se procurer une marchandise dont la vente était avantageuse et assurée, ils suscitèrent, à l’intérieur, des guerres incessantes, et il y eut en Afrique recrudescence de barbarie.

Telle fut, dès l’origine, l’importance commerciale de la traite que les compagnies qui obtinrent le privilège de l’exploitation des colonies eurent soin de se réserver, en outre, celui de l’importation des noirs. Elles trouvaient dans ce commerce la source la plus importante de leurs revenus. On sait que l’Angleterre obtint, par un article de la paix d’Utrecht, le droit de pourvoir d’esclaves les colonies espagnoles, et que ce privilège fut considéré à juste titre comme l’un des avantages les plus notoires qu’elle eût retirés de la conclusion du traité.

Par l’effet de l’organisation du commerce des esclaves, les colonies de la région méridionale du continent américain reçurent annuellement un plus grand nombre de travailleurs que celles de la région du Nord. Mille obstacles entravaient le passage des populations européennes dans le Nouveau -Monde, et parmi ces obstacles le plus considérable, celui dont il importe surtout de tenir compte, consistait dans le dénuement presque absolu des travailleurs agricoles disposés à émigrer. Des entrepreneurs d’émigration se chargeaient, à la vérité, de les transporter en leur faisant signer des engagements à terme, qu’ils cédaient, moyennant prime, aux colons américains. Mais les engagés, n’aliénant leur travail que pour un temps limité, les bénéfices auxquels leur transport donnait lieu étaient bien moindres que ceux de la traite des nègres esclaves, dont le travail se trouvait aliéné indéfiniment. Si l’on observe que le terme ordinaire des engagements des travailleurs d’Europe ne dépassait pas trois années, tandis que les nègres importés de la côte d’Afrique donnaient communément sept années de travail, on trouvera que les profits généraux du commerce de travail engagé devaient être dans la proportion de 3 à 7 avec ceux du commerce de travail esclave. On s’explique ainsi pourquoi le premier ne put jamais se développer autant que le second.

Il semblerait que les colonies du Sud recevant régulièrement un plus grand nombre de travailleurs que celles du Nord, dussent ressaisir aussitôt tous les avantages naturels de leur admirable situation et continuer les anciennes civilisations du Mexique et du Pérou. Il n’en fut rien cependant. Pendant que les travailleurs libres des contrées septentrionales se multipliaient avec une prodigieuse rapidité, la population esclave des régions tropicales demeura stationnaire ou diminua même d’année en année, et le développement de la richesse publique continua d’être plus lent dans le Midi que dans le Nord.

Ce serait sortir des limites que nous nous sommes tracées que de rechercher par quelle influence mystérieuse les populations esclaves diminuent au lieu de s’accroitre. Nous nous bornerons à examiner les causes dont l’action empêche la richesse de se développer aussi rapidement dans les pays où le travail est esclave que dans ceux où le travail est libre.

Sans doute, il valait mieux que les colonies d’Amérique reçussent du travail esclave que de demeurer privées de bras. Si l’on n’avait pas importé des nègres dans le Nouveau-Monde, il est probable que le sucre, le café et le coton n’y auraient point été cultivés. L’absence de ces denrées d’échange aurait retardé le développement de l’industrie et par conséquent celui de la richesse publique en Europe. Pendant longtemps encore les loisirs nécessaires à la culture de l’intelligence auraient manqué aux classes asservies du vieux monde, et l’heure de la liberté eût inévitablement été plus lente à sonner pour elles. Les nègres ont contribué par leur esclavage à l’émancipation des blancs. En les affranchissant aujourd’hui nous ne ferons que rembourser une dette sacrée.

Ainsi tout s’enchaîne dans le grand dessein des affaires humaines. Partout se laisse apercevoir la loi de solidarité qui unit les peuples et les générations. Pendant que des hommes de courage et de génie souffraient la torture et montaient sur les bûchers en Europe pour hâter le progrès des idées et préparer au monde de meilleures destinées, de misérables esclaves, auxquels on hésitait à accorder le nom d’hommes, concouraient à la même œuvre sur des plages lointaines. Chacun avait sa part mesurée de travail et de souffrances dans cette dernière lutte de la civilisation contre la barbarie, et la cause de la liberté a peut-être été autant servie par le bras de l’esclave que par l’intelligence du libre penseur. La reconnaissance des hommes a rémunéré les penseurs de génie, qu’elle soit aussi la récompense des esclaves obscurs !

Sans l’esclavage, les colonies méridionales du Nouveau-Monde auraient eu peine à se soutenir ; avec l’esclavage elles marchèrent, mais à pas lents, comme si elles eussent été atteintes d’un cancer rongeur.

Pour qu’une nation, en effet, devienne rapidement prospère, il faut que son agriculture et son industrie se perfectionnent, il faut que l’emploi de machines nouvelles permette à la société de recueillir une plus grande somme de produits pour une plus petite somme de travail. Or l’esclavage ne comporte pas l’emploi de machines perfectionnées, il n’admet que les procédés imparfaits de l’agriculture et de l’industrie primitives. Ainsi le bras de l’esclave est le principal et pour ainsi dire le seul véhicule de la culture coloniale. Le régime agricole des plantations à sucre de nos colonies diffère peu de celui des latifundia de l’ancienne Rome. Jusque dans ces derniers temps, la charrue même, cette machine élémentaire, est demeurée presque inconnue aux Antilles.

Essayons de nous rendre compte de ce phénomène.

Tout travail de quelque nature qu’il soit exige, comme nous l’avons remarqué déjà, l’emploi de deux forces, l’une matérielle, l’autre intellectuelle. La première peut être produite indifféremment par le jeu du mécanisme humain ou par un moteur brut, la seconde est du ressort de l’intelligence et ne se supplée point.

Des nègres qui fouillent le sol à l’aide de la houe, sous la direction d’un commandeur, accomplissent une opération, pour ainsi dire, toute matérielle, une opération à laquelle l’intelligence de chaque travailleur subalterne ne prend qu’une part infiniment bornée.

Mais si vous substituez la charrue à la houe, les conditions du travail se trouveront aussitôt changées. D’une part, l’effort matériel nécessaire à l’opération du labourage sera exécuté en grande partie par le moteur brut et, d’une autre part, l’ouvrier chargé de diriger la charrue, tout en dépensant moins de force physique, sera obligé d’émettre plus de force intellectuelle, ou, ce qui revient au même, d’être plus attentif que le travailleur à la houe.

Or, comment travaille l’esclave ? Il travaille contre son gré, contre sa volonté, sous l’empire de la contrainte. On peut bien le forcer, par la menace du fouet, à accomplir bien ou mal une opération purement matérielle ; mais il serait mal aisé, sinon impossible, de lui faire remplir une fonction intellectuelle. C’est en vain que vous voudrez l’obliger à diriger une charrue, à surveiller un métier, vous aurez beau le fouetter, mettre son corps à la torture, vous ne réussirez point à fixer, d’une manière soutenue et efficace, sa pensée rétive et vagabonde sur cet instrument de travail qui ne sera pour lui qu’un instrument de supplice.

Il n’y a point de manufactures de coton dans les États du Sud de l’Union américaine, quoique la matière première se trouve sur les lieux mêmes et que le travail esclave y revienne à bas prix. Il s’en est établi, au contraire, dans le Nord où la matière première est grevée de frais de transport assez considérables et où le travail libre coûte très cher. Ce fait n’est-il pas plus concluant qu’aucun raisonnement ?

Supposez cependant que l’on réussisse à obtenir un travail intellectuel d’une population esclave, à cette difficulté vaincue succédera aussitôt un grave danger.

L’effet naturel du labeur intellectuel est de développer l’intelligence du travailleur. Ainsi les industries qui emploient les machines les plus parfaites sont celles qui possèdent les travailleurs les plus intelligents. Les ouvriers des manufactures doivent surtout à cette cause leur évidente supériorité sur les travailleurs agricoles. Sans doute, lorsque l’ouvrier chargé de surveiller et de régler le mouvement uniforme d’une machine travaille outre mesure, il use rapidement sa fibre intelligente qu’il fait vibrer sans cesse ; il s’hébète, mais auparavant il a pensé.

Il est remarquable que les anciens affranchissaient communément les esclaves directeurs des ateliers agricoles ou industriels, ceux aussi qui exerçaient des professions libérales, bien que ces esclaves eussent généralement une grande valeur vénale. Leur affranchissement importait à la sécurité même de l’État. Si ces travailleurs qui pensaient étaient demeurés dans la servitude, ils seraient devenus trop dangereux.

Si donc, la charrue avait été introduite dans les plantations des colonies, des l’origine des cultures, les nègres seraient probablement déjà émancipés aujourd’hui par l’influence de cette cause, ou du moins ils auraient passé à l’état de serfs de la glèbe.

Ainsi, quand on conseille aux planteurs de nos colonies d’améliorer leur régime agricole, de cultiver avec des machines perfectionnées, on leur conseille une innovation difficile à obtenir et dangereuse une fois obtenue. Nous raisonnons ici, bien entendu, dans l’hypothèse du maintien de l’esclavage.

On fut longtemps à s’apercevoir des désavantages matériels et des odieuses nécessités morales du régime de l’esclavage. Il y avait au XVIe et au XVIIe siècles, une ignorance si générale des matières économiques et une si grande barbarie dans les mœurs, que l’on passait à côté de cette monstruosité sans la voir. D’ailleurs le joug de la servitude n’avait pas cessé, en Europe même, de peser sur les travailleurs agricoles. Le servage des blancs accoutumait à l’esclavage des noirs.

Smith, Turgot et Stewart, parmi les économistes, établirent la supériorité du travail libre sur le travail esclave. Voltaire, Montesquieu et Raynal proscrivirent l’esclavage au nom de la philosophie. Plus tard, lorsque les idées des économistes et des philosophes du XVIIIe siècle eurent passé dans les masses, Wilberforce put soulever l’Angleterre contre le commerce des noirs.

Malheureusement, soit que l’état du monde ne permit point d’obtenir immédiatement la solution du grand problème de l’émancipation, soit que les philanthropes qui prirent en main la cause des esclaves eussent plus de zèle et de foi que de science, on accumula faute sur faute dans la question de l’abolition de l’esclavage.

Ainsi, ce fut assurément une faute que de débuter, en 1807, par la suppression de la traite. En prohibant l’importation du travail esclave, employé à la culture des denrées tropicales, sans fournir aux planteurs des colonies les moyens de le remplacer par du travail libre, on aggrava la condition des nègres au lieu de l’améliorer, on envenima la plaie de l’esclavage au lieu de la guérir.

Ce résultat aurait pu être prévu. Depuis la découverte du Nouveau-Monde la demande des denrées tropicales a suivi en Europe une marche progressive. À la fin du siècle dernier, les inventions de Watt et d’Arkwright décuplèrent, en quelques années, la consommation d’un seul article, le coton. Or, n’était-ce pas une contradiction absurde de demander de jour en jour plus de denrées aux colonies et de défendre aux planteurs d’importer les travailleurs nécessaires à la production de ces denrées ? Ou il fallait leur procurer des ouvriers libres en nombre suffisant pour subvenir aux exigences de la production sollicitée par une demande toujours croissante, ou bien proportionner celle-ci à la quantité que pouvaient produire les travailleurs existants sur le sol américain. En ne prenant ni l’une ni l’autre de ces mesures, on rendait inévitable la continuation de la traite. Un instant, on essaya de la dernière. En 1792, 500 000 personnes se privèrent volontairement de sucre et de café dans la Grande-Bretagne, afin d’enlever tout aliment à l’infâme trafic que la conscience publique venait de flétrir. Mais cette résolution, spontanément adoptée dans un premier moment de ferveur abolitionniste, ne put ni se poursuivre ni se généraliser. L’importation des nègres en Amérique continua donc de s’accroître exactement dans la proportion de la demande européenne qui la rendait indispensable. Seulement, la loi prohibitive de 1807 eut pour résultat de rendre le commerce des esclaves plus chanceux et par là même plus productif. Naguère il rapportait 20 ou 30 000 de bénéfices, il en donna désormais 2 ou 300[1]. Ainsi l’abolition de la traite fut particulièrement avantageuse aux marchands négriers. En revanche, elle fut doublement fatale aux nègres. Les contrebandiers de travail humain entassèrent davantage leur marchandise dans les cales fétides de leurs navires afin d’économiser les primes d’assurances, et lorsqu’ils se voyaient serrés de près par les croiseurs, ils se débarrassaient de leur cargaison en la jetant à la mer. D’un autre côté, les nègres étant devenus plus chers sur les marchés des colonies, les planteurs les forcèrent à travailler davantage, afin de récupérer la différence.

Là ne s’arrêtèrent pas encore les résultats désastreux de la loi de 1807. L’Angleterre et l’Union américaine avaient organisé, celle-là dans ses colonies, celle-ci dans ses États à esclaves, un système de répression et de surveillance destiné à porter obstacle à l’entrée des travailleurs prohibés et à compléter ainsi l’œuvre des croisières maritimes. Cette mesure tourna au détriment de ces deux puissances sans être utile aux noirs. Les États-Unis et les colonies Anglaises cessant, faute de travail, de pouvoir exécuter la totalité des ordres qui leur arrivaient d’Europe, d’autres contrées, où l’importation des esclaves ne se trouvait pas défendue, recueillirent cet excédant de demandes et en firent leur profit. Telle fut l’origine du développement instantané et rapide des plantations du Brésil et de l’ile de Cuba[2].

Ainsi, non seulement l’abolition de la traite offrit une prime lucrative aux marchands négriers, mais encore elle enrichit les contrées où l’importation des nègres ne fut point entravée, au grand dommage de celles qui acceptèrent complètement et loyalement la prohibition du travail esclave.

Remarquons, toutefois, que si les mesures de surveillance intérieure destinées à venir en aide aux croisières maritimes eussent été adoptées, dès 1807, dans toutes les parties du continent et des îles d’Amérique, la traite aurait vraisemblablement disparu. Mais que serait-il arrivé si ce but que se proposait la philanthropie britannique avait pu être atteint ?

La consommation des denrées des tropiques continuant à s’augmenter en Europe, et l’Amérique ne pouvant, faute de travail, satisfaire aux exigences progressives de la demande, ou ces denrées produites en trop faibles quantités et plus demandées qu’offertes auraient haussé considérablement de prix et le cercle de leur consommation se serait successivement rétréci au détriment du commerce et de l’industrie de l’Europe, ou, ce qui est plus probable, le déficit laissé par la production américaine aurait été comblé par d’autres contrées de la zone torride, par les Indes, par exemple, et l’Amérique dont la population esclave va déclinant, aurait fini par être complètement ruinée. Toute la production des denrées tropicales aurait alors passé en Asie.

On s’est beaucoup préoccupé de cette hypothèse. On a accusé l’Angleterre de s’être servie de la question de l’esclavage pour ruiner en Amérique la production des denrées tropicales et en accaparer le monopole dans ses possessions des Indes-Orientales. Pour notre part, nous croyons peu à ce dessein machiavélique, dont la réussite serait au moins douteuse sinon impossible, et dont l’exécution coûterait assurément à l’Angleterre beaucoup plus qu’elle ne pourrait jamais lui rapporter.

Ce que l’on a pris pour du machiavélisme est tout simplement de la maladresse. En se chargeant de l’initiative de l’abolition de l’esclavage, l’Angleterre a fait une grande et hardie expérience, et toute expérience est inévitablement marquée par des fautes, surtout lorsqu’elle n’est point suffisamment guidée par la théorie. Or, les lois qui régissent le travail humain et les phénomènes économiques qui dérivent de ces lois n’avaient point encore été observés avec assez de lucidité et de précision à l’époque de l’émancipation anglaise pour qu’il fût possible de prédire d’une manière certaine quels seraient les résultats de cette grande opération. Nous verrons que cette ignorance a coûté à la mère-patrie une somme de 500 millions de francs qui aurait pu être épargnée, et qu’elle a failli causer la ruine des plus florissantes colonies des Indes-Occidentales.


 

II.

L’abolition de l’esclavage était devenue une affaire d’honneur pour l’Angleterre. Les mauvais résultats de la suppression de la traite, loin de décourager les abolitionnistes, ne firent qu’augmenter leur ardeur. Obligé de céder au mouvement philanthropique qu’ils avaient imprimé à l’opinion publique, le gouvernement voulut donner un grand exemple au monde en émancipant les esclaves de ses colonies.

Dix années furent consacrées à préparer cet acte décisif. Le 15 mai 1825, M. F. Buxton, d’après le désir de son illustre collègue, M. Wilberforce, saisit la chambre d’une proposition sur l’abolition de l’esclavage. M. Canning amenda la motion de M. Buxton, et le Parlement décida que des mesures seraient prises pour améliorer l’état moral des noirs et les préparer à la liberté. Dans une circulaire du 9 juillet 1825, lord Bathurst communiqua ces résolutions aux législations coloniales et leur enjoignit de s’y conformer.

Les intentions de la métropole rencontrèrent de vives résistances de la part des planteurs des colonies. Les mesures préparatoires. recommandées dans la circulaire de lord Bathurst, ne furent point remplies ou le furent mal. En 1851, le gouvernement, sans écouter les réclamations des colons préluda à l’émancipation générale en affranchissant les esclaves des domaines de la couronne. Enfin, le 18 mai 1855, lord Stanley présenta au Parlement Britannique un bill pour l’abolition de l’esclavage. Adopté par la chambre des communes, le 12 juin 1855, et par la chambre des lords, dans la nuit du 25 du même mois, ce bill fut sanctionné par la couronne, le 28 août suivant.

Voici quelles furent les conditions de ce grand rachat d’hommes :

I. Une indemnité de vingt millions de livres sterlings fut accordée aux propriétaires d’esclaves.

II. Les esclaves âgés de six ans et au-dessus, au 1er août1858, passèrent à l’état d’apprentis travailleurs. On en fit trois catégories :

Les apprentis travailleurs ruraux attachés au sol ;

Les apprentis travailleurs ruraux non attachés au sol ;

Les apprentis travailleurs non ruraux.

Six années d’apprentissage furent imposées aux deux premières classes et quatre années à la troisième, à dater du 1er août 1854.

Les maîtres eurent droit au travail de leurs ci-devant esclaves devenus apprentis, à la charge de pourvoir à leur entretien.

La quantité de travail exigible d’un apprenti fut limitée à 45 heures par semaine.

Les travailleurs noirs eurent la faculté de racheter les années de travail qu’ils devaient fournir à leurs maîtres.

Le jugement des crimes et délits commis par les apprentis fut déféré aux magistrats.

Nous ne mentionnons pas les dispositions secondaires.

Ainsi, vingt millions de livres sterlings payées en argent, plus le droit au travail de la génération esclave, pendant une période de quatre et de six années, tel fut le prix de rachat alloué aux propriétaires des colonies.

La population esclave des possessions des Indes-Occidentales se composait de 780 933 individus. En calculant leur valeur d’après la moyenne des prix de vente de 1822 à 1850, soit à raison de f. 1 400, par tête, on aura un total de f. 1 132 043 668. L’indemnité pécuniaire s’élevant à 500 millions de francs, soit à f. 635 64 par tête, formait les 3/7es environ de la valeur totale de la population rachetée.

L’indemnité accordée en travail servait à couvrir les quatre autres septièmes. On évalue à 7 ¼ années la quantité de travail que peut donner en moyenne une génération esclave aux Antilles anglaises[3]. En conférant aux planteurs, pour une période de quatre et de six années, le droit au travail de la génération rachetée, on leur fournissait donc plus des 4/7es de sa valeur, et par conséquent, on leur payait largement leur propriété.

Il semblerait que cette combinaison par laquelle le gouvernement affranchissait les travailleurs noirs tout en remboursant aux planteurs plus que la valeur intrinsèque de leur propriété, dût satisfaire tout le monde. Elle ne satisfit personne. Onéreuse à la métropole à laquelle elle imposait une dépense considérable, elle ne le fut pas moins aux planteurs qu’elle indemnisait et aux nègres qu’elle rachetait.

En délivrant les nègres de la servitude on leur faisait sans doute un magnifique cadeau. Mais, en définitive, ce cadeau était loin d’être gratuit. Si l’on évalue à 7 ¼ années la quantité de travail que peut fournir une génération esclave, il est bien évident qu’en obligeant la génération émancipée à donner aux planteurs quatre et six années de travail pour prix de son affranchissement, on réduisait à de bien minces proportions la part de liberté qui lui demeurait acquise. À la grande majorité des travailleurs on ne restituait guère que 1 ¼ années de libre activité, soit un sixième environ de leur capital de force et d’intelligence. Aussi le désappointement fut-il grand parmi les nègres que l’on avait bercés de la promesse d’une liberté entière et qui n’en recevaient qu’une fraction minime. Encore cette fraction même se trouva-t-elle bien réduite par l’âpreté toute mercantile avec laquelle les planteurs exigèrent l’accomplissement des obligations de leurs apprentis. Non contents d’économiser sur la nourriture de leurs ci-devant esclaves, ils épuisaient hâtivement leur vigueur en leur imposant des tâches excessives, comme s’ils eussent voulu retenir et consommer tout entier ce grand capital de travail dont l’émancipation les dépossédait[4]. De leur côté, les apprentis, soit qu’ils obéissent à leur paresse native, soit qu’ils voulussent réserver pour leur avenir de liberté leur capital de forces actives, mettaient peu d’empressement et de zèle à payer la dette de travail laissée à leur charge. Le temps d’apprentissage fut donc une époque de continuels tiraillements entre les maîtres et les esclaves, ceux-là cherchant à obtenir le plus, ceux-ci à donner le moins possible de travail. Un mécontentement général naquit de cet antagonisme d’intérêts suscité par l’acte d’émancipation. On vit des nègres racheter à des prix véritablement exorbitants les obligations qui leur étaient imposées, tant ils les trouvaient lourdes à porter. Quelques-uns payèrent 3 ou 4 000 fr. une année de liberté. À la Jamaïque, le montant des transactions de cette nature s’éleva, depuis le 1er août 1834 jusqu’au 1er août 1838, à la somme de 300 000 dollars (1 620 000 tr.).

Ainsi, la mesure de l’émancipation ne devait guère profiter aux nègres que dans l’avenir. Il est donc tout simple que la génération présente que l’on réduisait à une condition pire que l’esclavage, dans le but d’affranchir les générations futures, se soit trouvée mécontente de son lot. Il est tout naturel aussi que les nègres maltraités par les planteurs pendant l’apprentissage, aient senti s’accroitre encore leur aversion pour les travaux de la grande culture.

Si les nègres pouvaient, non sans raison, maudire le présent, les planteurs, à leur tour, avaient tout à redouter de l’avenir.

Supposons en effet qu’après que l’heure de la liberté définitive eut sonné pour les apprentis travailleurs, ils eussent déserté en masse les habitations et se fussent refusés à concourir à la production des denrées d’exportation, quel eût été le sort des propriétés foncières et des capitaux fixes engagés dans la production de ces denrées ? Les propriétés foncières auraient inévitablement perdu toute leur valeur, et les capitaux fixes auraient été successivement détruits. À un pareil désastre, l’indemnité allouée aux propriétaires d’esclaves n’offrait certes qu’une mince compensation. Pour se montrer équitable, la métropole aurait dû, le cas échéant, rembourser aux colons non pas la valeur intrinsèque de leurs esclaves, mais la valeur intégrale de leurs fonds de terre et de leurs capitaux fixes. Il aurait fallu plusieurs milliards pour y suffire.

Cette menaçante éventualité se réalisa en partie. L’avènement de la liberté des noirs amena aux Antilles anglaises une crise agricole dans laquelle un grand nombre de planteurs laissèrent leur fortune. Cette seconde partie de l’expérience anglaise fut plus désastreuse pour les propriétaires blancs, que la première n’avait été dure pour les travailleurs noirs. D’opprimés qu’ils avaient été, ceux-ci devinrent oppresseurs à leur tour. Après avoir, pendant trois siècles, reçu la loi des planteurs, ils la leur imposèrent. Plusieurs causes concoururent à amener cette interversion si remarquable des rapports ordinaires des maîtres et des ouvriers.

Pendant les longues et décevantes années de l’apprentissage, les nègres avaient eu sans cesse devant les yeux la coupe de la liberté, sans pouvoir y tremper les lèvres. Lorsqu’ils purent enfin la saisir ils l’épuisèrent. Il y eut pendant quelques mois aux Indes-Occidentales une véritable ivresse de liberté. De temps immémorial, le blanc libre donnait d’ailleurs l’exemple de la paresse au nègre esclave. Devenu maître de sa personne, celui-ci fut naturellement disposé à regarder le travail comme le caractère de la servitude. Oisiveté et liberté devinrent pour lui synonymes.

Les nécessités journalières de l’existence étaient le seul frein qui pût retenir les nègres sur les habitations ; mais ce frein si lourd et si meurtrier pour les travailleurs d’Europe est bien léger pour ceux des colonies. Les besoins du noir sont peu nombreux, et l’admirable fécondité du sol des tropiques les rend faciles à satisfaire. Un grand nombre de nouveaux affranchis achetèrent, à vil prix, de petits lots de terrain et s’adonnèrent pour leur propre compte à la culture des vivres ; d’autres entreprirent quelque menu commerce ; ceux enfin qui continuèrent à fréquenter les ateliers en retirèrent leurs femmes et leurs enfants, attestant ainsi qu’ils étaient dignes de posséder une famille.

Il y eut bientôt, par l’influence de ces diverses causes, un déficit énorme dans la quantité de travail nécessaire à la culture des denrées d’exportation.

Pour retenir les travailleurs sur les habitations, les planteurs essayèrent d’abord de la violence, puis de la ruse. La première ne put prévaloir contre la loi qui avait proclamé la liberté de la population noire. Soutenus énergiquement par les missionnaires et par les agents de la métropole, les nègres affranchis surent faire respecter leurs droits. La seconde, qui consistait principalement à élever ou à abaisser d’une manière déloyale et arbitraire les loyers des cases habitées par les nègres, selon que ceux-ci travaillaient avec plus ou moins d’assiduité, ne réussit pas davantage. Ces mauvais procédés n’eurent guère pour résultat que d’accroître encore l’éloignement des noirs pour les travaux des plantations.

À moins de laisser leurs récoltes pourrir sur pied et de fermer leurs habitations, les planteurs ne pouvaient cependant se passer de travailleurs. La violence et la ruse ayant échoué, l’appât de salaires élevés restait leur unique ressource. Ils enchérirent à l’envi les uns sur les autres pour obtenir le travail de leurs ci-devant esclaves, et payèrent ce travail à un prix tout à fait disproportionné avec sa valeur réelle.

Chose singulière ! on vit des hommes vivant au jour le jour, ignorants, presque barbares, faire la loi à des propriétaires pour la plupart millionnaires, et, sans coalitions, sans brigues, par la seule force des choses, leur dicter les conditions du travail et obtenir d’eux des salaires doubles ou triples de ceux qui, à la même époque, étaient payés pour une qualité de travail supérieure sur les marchés encombrée de la métropole[5].

Ainsi les planteurs eurent à lutter contre une double cause de ruine : l’insuffisance du travail disponible et la surélévation des salaires, celle-ci dérivant de celle-là. Une grande partie des cultures fut abandonnée, et les colons perdirent de la sorte, comme ils l’avaient prévu et redouté, beaucoup plus que le montant de leur indemnité. Peut-être même leur ruine aurait-elle été complète si l’abandon d’un certain nombre de plantations n’avait eu pour résultat de rétablir une sorte d’équilibre entre l’offre et la demande des bras, et de réduire, par conséquent, le taux des salaires à des proportions plus raisonnables.

Néanmoins d’immenses désastres avaient eu lieu, et la prospérité des Antilles anglaises avait reçu une atteinte dont elle ne s’est pas encore relevée.

On en jugera en comparant les chiffres de la production du sucre dans les possessions britanniques avant et après l’émancipation[6].

LIEUX D’IMPORTATION PÉRIODE D’ESCLAVAGE (1814 à 1834). PÉRIODE D’APPRENTISSAGE (1835 à 1838). PÉRIODE DE LIBERTÉ
1839. 1840. 1841.
  Quintaux. Quintaux. Quintaux. Quintaux. Quintaux.
Indes occidentales 3 640 712 3 487 801 2 824 106 2 210 226 2 151 117
Maurice (1) 538 954 549 872 618 705 547 007 696 652
Indes orientales (1) 94 172 244 630 519 125 435 337 1 139 249
Totaux 4 273 838 4 282 303 3 961 937 3 190 570 3 987 018
(1) La moyenne pour Maurice et pour l’Inde Anglaise, en ce qui concerne la première période, n’est prise que sur les années 1833 et 1834.

La métropole eut sa part dans ce grand désastre de ses colonies des Indes-Occidentales. Protégés par un droit différentiel contre la concurrence étrangère, les sucres coloniaux produits en moindre quantité haussèrent considérablement sur les marchés de la Grande-Bretagne. Les contribuables anglais payèrent ainsi, indirectement, pour l’abolition de l’esclavage, une seconde indemnité non moins considérable peut-être que la première.

D’un autre côté, si la situation anormale du marché de travail aux colonies fut favorable aux nègres au point de vue matériel, elle leur fut nuisible sous le rapport moral. La surélévation des salaires, en leur donnant les moyens de vivre de peu de travail, encouragea leur penchant à l’oisiveté et devint un obstacle aux progrès de leur éducation d’hommes libres. Ainsi ce n’est pas un paradoxe de dire que l’ouvrier est aussi intéressé à ce que son salaire ne dépasse pas la valeur de son travail, qu’il peut l’être à ce que ce salaire ne demeure pas au-dessous de cette même valeur normale.

Menacées de ruine par le manque de travail et la surélévation des salaires, les colonies songèrent enfin à prendre des remèdes efficaces pour se débarrasser de cette double plaie économique dont elles étaient redevables au régime du travail libre.

Ces remèdes, tout le monde commençait à les désigner ; ils consistaient, d’une part, dans l’amélioration des cultures, de l’autre dans l’immigration des travailleurs étrangers.

L’amélioration des cultures, en diminuant la quantité de travail nécessaire aux exploitations agricoles, devait naturellement avoir pour résultat d’abaisser la somme des salaires à payer.

L’immigration des travailleurs étrangers, en faisant naître une concurrence aux ouvriers nègres devenus les maîtres du marché, devait réduire les salaires à un taux plus normal.

Prises en temps opportun, ces deux mesures auraient pu prévenir la crise coloniale. Comment se fait-il donc que l’on ait attendu pour y avoir recours que le mal se soit trouvé accompli ?

Le retard apporte à l’amélioration des cultures doit être attribué à deux causes.

La première est l’absentéisme des propriétaires coloniaux. Dans cette grande expérience de l’émancipation, les propriétaires seuls pouvaient résoudre toutes les difficultés que devait inévitablement présenter la transition du régime d’esclavage au régime de liberté. Les géreurs, eussent-ils même été capables de diriger la transformation des cultures, ne pouvaient assumer sur eux la responsabilité de cette coûteuse opération, à une époque surtout où l’on désespérait généralement de l’avenir des colonies.

La seconde cause de ce retard funeste n’est autre que l’établissement du régime d’apprentissage. Ce régime ne différait de l’esclavage qu’en ce qu’il était plus dur, plus oppressif encore. Comme l’esclave, l’apprenti travaillait, contre sa volonté, sous l’empire de la contrainte. Or, nous avons remarqué que l’emploi des procédés d’une culture perfectionnée réclame avant tout des travailleurs de bonne volonté, des travailleurs libres. Les difficultés inhérentes à un changement dans le mode des cultures rendaient plus indispensable encore le concours d’ouvriers zélés et intelligents. Il fallait, pour surmonter ces difficultés, mieux que le labeur machinal de misérables apprentis aiguillonnés par la crainte du fouet ou du tread-mill.

On eut, au reste, sur quelques habitations, la preuve manifeste que le régime d’apprentissage avait été le principal obstacle à la transformation des procédés agricoles. Des essais de culture perfectionnée qui avaient échoué pendant la durée de ce régime réussirent lorsque les travailleurs se trouvèrent complètement émancipés.

L’ignorance de la loi économique qui régit le travail contribua surtout à retarder l’immigration. Personne ne supposait, avant l’émancipation, que la rareté de cette denrée que l’on nomme du travail placerait les planteurs qui la consommaient sous la dépendance absolue des nègres qui la produisaient ; personne ne savait d’une manière positive, avant cette expérience désastreuse, que les salaires ne peuvent être équitablement réglés que lorsqu’il y a équilibre entre l’offre et la demande de bras ; personne ne comprenait clairement que l’établissement de cet équilibre pouvait seul empêcher les profits, puis les capitaux des planteurs, d’être absorbés par les salaires des travailleurs. Et la nécessité de l’immigration une fois bien reconnue, on ne savait où trouver des travailleurs propres à la culture des denrées tropicales, on ignorait aussi de quelle manière il convenait d’organiser leur importation. Aucune étude préalable n’avait été faite sur ces matières, aucune expérience n’avait été tentée par le gouvernement. Obligées de s’engager à tâtons dans une voie inconnue, les colonies perdirent en tentatives infructueuses un temps précieux et des sommes considérables.

Le principe économique sur lequel repose l’immigration, ou pour mieux dire, le commerce de transport du travail libre, est le même que celui qui préside au commerce des autres denrées ; il consiste dans l’inégalité de niveau du taux des salaires ou de la valeur vénale du travail sur des marchés différents.

Dans les premiers temps de l’émancipation, un ouvrier pouvait gagner, aux Antilles anglaises, de fr. 1,50 à fr. 2 en travaillant à la journée, et le double de cette somme en travaillant à la tâche. Pour se procurer les travailleurs qui leur manquaient, les colons n’avaient donc qu’à faire parvenir leurs demandes dans les contrées où une quantité de travail équivalente se payait moins cher. Les pays où la différence se trouvait la plus considérable étaient naturellement ceux où ces demandes de bras avaient les meilleures chances d’être accueillies.

Les administrations coloniales envoyèrent, en conséquence, des agents d’émigration dans les contrées de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie où elles présumaient que les salaires se trouvaient au taux le plus bas.

Sans doute, on pouvait raisonnablement supposer que l’appât d’une rémunération élevée suffirait pour attirer aux Indes-Occidentales une multitude de travailleurs besogneux de notre vieux continent ; mais on ne reconnut pas d’abord que tous n’étaient pas propres à la culture des denrées tropicales, et l’on ne réfléchit point qu’en important à l’aventure des individus de tous pays et de toutes races on allait exposer inévitablement les colonies et les émigrants eux-mêmes à de funestes mécomptes.

Ainsi, la plupart des émigrants allemands, irlandais, portugais et maltais qui furent essayés à la Jamaïque ne réussirent point. On n’avait pas songé en les engageant à l’obstacle du climat. Malgré tant de douloureuses expériences, on oubliait, dans la précipitation avec laquelle on agissait, que le sol des tropiques ne peut être cultivé par des travailleurs de la zone tempérée. Des pertes assez importantes en hommes et en argent furent le résultat de cette erreur déplorable.

L’obstacle du climat n’existait pas pour les travailleurs d’Afrique. Aussi, des 1838, les espérances des planteurs se tournèrent-elles de ce côté. Jusqu’alors on avait demandé à l’Afrique des travailleurs esclaves, n’était-il pas naturel de lui demander désormais des travailleurs libres ? Au rapt, à la violence, il ne s’agissait que de substituer l’appât du gain.

Jusqu’à présent néanmoins, malgré une foule de tentatives, l’émigration libre des Africains n’a pu prendre une extension considérable, et, pour notre part, nous hésitons à croire qu’elle subvienne jamais aux besoins de travail des régions tropicales du Nouveau-Monde.

Sans doute, les hommes ne manquent pas en Afrique, témoin les ressources que la traite y rencontre depuis trois siècles ; mais ils n’y sont point surabondants. Les régions tropicales du continent africain sont peut-être plus fertiles encore que celles du continent américain ; exploitées d’une manière intelligente, elles pourraient nourrir des populations nombreuses et fortes. Aujourd’hui cependant ces contrées ne possèdent encore que des peuplades éparses, placées au plus bas degré de l’échelle sociale. Or, le caractère qui distingue essentiellement les peuples plongés dans la primitive barbarie c’est un attachement aveugle au sol qui les a vus naître. Ils n’émigrent que lorsque le sol natal cesse de leur présenter des ressources suffisantes. Tel est l’état des noirs d’Afrique. Tous éprouvent une invincible répugnance à s’éloigner de leur patrie. Ils n’iront pas volontairement à la civilisation, il faudra que la civilisation vienne à eux. L’Afrique est entamée, de nos jours, au nord et au sud, par les travailleurs surabondants de l’Europe ; ceux de l’Asie, cette magna virum mater, coloniseront sans doute la région centrale inaccessible aux Européens. Il est donc dans la nature des choses que l’Afrique reçoive des habitants et non qu’elle en exporte.

Il est possible toutefois que l’émigration des travailleurs d’Afrique puisse offrir aux colonies anglaises une ressource temporaire. L’Angleterre possède à Sierra-Leone une colonie journellement alimentée par les nègres enlevés à la traite. 50 à 40 000 libérés y mènent une existence misérable. Leurs salaires ne dépassent pas 50 ou 40 centimes par jour. C’est à ce dépôt d’hommes que les colons des Indes-Occidentales ont principalement adressé leurs demandes.

La situation des nègres enlevés à la traite est à la fois fort triste et fort singulière. Lorsqu’on les renvoie dans leur pays, le plus souvent ils retombent en esclavage et sont vendus de nouveau aux négriers. On les accumule en conséquence à Sierra-Leone, où ils gagnent à peine de quoi subsister. Il est préférable, sans doute, dans leur propre intérêt, de les envoyer aux Indes-Occidentales, où du moins ils sont assurés de gagner des salaires élevés et de participer aux avantages de la civilisation.

Mais supposez la traite abolie, le dépôt de Sierra-Leone cessera de s’accroître et d’offrir un aliment à l’importation américaine. L’émigration de Sierra-Leone est donc purement factice et temporaire comme l’existence même de cette colonie. Divers obstacles sont venus d’ailleurs l’entraver encore.

Les négociants de Sierra-Leone se sont opposés à l’enlèvement des travailleurs nègres afin d’empêcher le niveau des salaires de s’élever.

Les missionnaires Weslyens qui instruisent les nègres échappés à l’esclavage et qui espèrent répandre dans l’intérieur la lumière de l’évangile par l’entremise de leurs nouveaux convertis, s’opposent de tout leur pouvoir à l’émigration.

Enfin les nègres, soumis à l’influence des missionnaires et sous l’empire des défiances inspirées par la traite, hésitent, malgré leur état misérable, à se laisser transporter aux Indes-Occidentales où ils craignent de retrouver les chaînes de l’esclavage.

Dans ces derniers temps néanmoins ces résistances partielles ont pu être surmontées, et les colonies anglaises d’Amérique reçoivent aujourd’hui régulièrement des cargaisons d’émigrants de Sierra-Leone. Mais, nous le répétons, cette ressource n’est que temporaire, et il est douteux qu’elle suffise pour combler le déficit de travail qui existe aux Indes-Occidentales (en 1840, la Jamaïque seule a demandé 15 000 travailleurs à ses agents d’émigration). Il est probable aussi que le travail fourni par les nègres de Sierra-Leone ne sera pas moins insuffisant pour la qualité que pour la quantité.

En effet, le défaut capital de la race nègre, défaut qui lui est commun avec toutes les races peu avancées en civilisation, avec l’Indien peau-rouge de l’Amérique du Nord comme avec le Germain du temps de Tacite, c’est la paresse. Cette maladie endémique des peuples primitifs ne se guérit que par le contact d’une population aux habitudes laborieuses. Or, aux Antilles, les Nègres se trouvent en présence d’Européens dont le climat a énervé le tempérament et qui ne leur donnent, en aucune façon, l’exemple de l’activité. Il serait nécessaire que l’émigration amenât dans ces colonies une race naturellement active et industrieuse, dont l’exemple pût exciter l’émulation des nègres et leur inspirer le goût du travail. Les peuples enfants sont imitatifs. Autant les nègres libres d’Haïti sont indolents, autant ceux qui habitent les États du Nord de l’Union américaine se montrent laborieux. Il est donc à craindre que l’introduction des noirs de Sierra-Léone, plus barbares et par conséquent plus paresseux encore que ceux des Antilles, ne vienne retarder incessamment les progrès matériels et moraux de la population émancipée.

Restaient enfin les travailleurs d’Asie. Ceux-ci ont d’abord été regardés comme trop éloignés pour être transportés avec avantage aux Indes-Occidentales. La Guyane seule en a importé quelques cargaisons et elle s’est empressée d’en redemander.

Ainsi les Antilles anglaises n’ont pu recevoir encore en quantité suffisante et en qualité convenable le travail qui leur a constamment manqué depuis l’avènement du régime de la liberté.

L’Ile Maurice a été plus favorisée : en quelques années, elle a importé plus de 30 000 travailleurs indiens (Hill-Coulis)[7] et cette grande opération a donné des résultats économiques fort satisfaisants, ainsi que l’atteste le tableau de la production du sucre dans les possessions anglaises (voir p. 88). Ces résultats auraient assurément été meilleurs encore si l’immigration avait été mieux organisée.

Car les colonies anglaises n’eurent pas seulement à tâtonner pour avoir des travailleurs convenables et en quantité suffisante ; à ce problème s’en joignit un autre non moins difficile à résoudre, celui d’organiser l’immigration de manière à respecter entièrement la liberté des immigrants sans grever les budgets coloniaux.

Le premier de ces problèmes n’a commencé à recevoir une solution satisfaisante qu’à l’île Maurice, le second n’a encore été bien résolu nulle part. Le système d’immigration adopté à Maurice a donné lieu, en particulier, aux abus les plus criants.

Avant d’examiner ce système, remarquons d’abord que l’émigration des Coulis avait parfaitement sa raison d’être. Sous le gouvernement mercantile de la Compagnie anglaise, l’Inde est devenue une sorte d’Irlande où les travailleurs agricoles, exploités par une nuée d’agents parasites (Zemindhars) traînent une existence misérable. D’horribles fléaux, le choléra et la famine, désolent périodiquement ces contrées, jadis si florissantes. Les salaires au Bengale se trouvent à peu près réduits à rien[8]. Cependant la race Hindoue est laborieuse et intelligente. Premier berceau de la civilisation, l’Inde pourrait sans doute recouvrer son antique prospérité si elle cessait de servir de repaire aux insatiables vautours de la Compagnie anglaise.

L’île Maurice demandait des travailleurs, le Bengale en regorgeait ; il était naturel que les bras qui surabondaient ici se portassent là où ils manquaient. Des spéculateurs furent les premiers qui eurent l’idée de tirer parti de cette situation que l’émancipation des noirs venait de créer. Ils engagèrent au Bengale (1837) des travailleurs agricoles pour un temps déterminé, et cédèrent aux planteurs mauriciens leurs contrats sur lesquels ils réalisèrent de gros bénéfices. Telle fut l’origine de l’émigration des Coulis.

De nombreuses compagnies se formèrent pour le transport des engagés à temps. Elles recevaient les demandes des colons mauriciens qui manquaient de travail, engageaient des travailleurs pour cinq ans, les embarquaient, puis se faisaient rembourser leurs avances et leur commission par les planteurs. Voici le détail d’une de ces opérations.

 

Dépenses d’importation d’un travailleur Couli.

Avances de salaires (six mois) à 5 roupies par mois, 30 roupies.

Habillement, 4

Provisions, 4

Droits de police, 1

Honoraires du médecin, 1

Passage, 30

Commission, 20

Assurance, 2

Total : 92 roupies à fr. 2,50 — fr. 230 »

Salaires.

Pour 5 années ou 60 mois à 5 roupies ou 2 doll. ½, doll. 150

À déduire, l’avance de 30 roup. faite à Calcutta, doll. 15

Total : doll. 155 — à fr. 5 — 675 »

Provisions.

50 liv. de riz par mois à 4 doll. le sac de 168 liv., doll. 1,35

Dhâ, ghy, sel, etc., 1,25

Par mois, doll. 2,60

Ou pour 60 mois 156 doll. » — 780 »

Frais annuels.

2 couvertures à 80 c., doll. 1,60

1 jaquette, 0,50

1 paire d’houtys, 0,60

1 bonnet, 0,25

Honoraires de médecin, 1 »

Médicaments, 0,50

Ustensiles de cuisine, 0,25

Total : doll. 1,70

Ou pour 5 ans 23,50 dollars. — 117,50

Passage à Calcutta après l’engagement rempli. 10 doll. — 50 »

Total général : fr. 1 852,50

Ainsi les cinq années de travail du Couli engagé revenaient au planteur à fr. 1 852,50, soit, — en comptant 500 journées de travail par an, — à fr. 1,25 par jour. Sur cette somme, l’entrepreneur d’émigration prélevait 20 roupies, ou fr. 50 c’est-à-dire, à peu près 1% de commission ; le travailleur recevait tant en argent qu’en nature fr. 1 647,80, ou fr. 1,09 par jour ; le restant se trouvait absorbé par les frais de transport.

Or, à la même époque, la journée d’un travailleur libre se payait à l’île Maurice de fr. 1,50 à fr. 2 (le taux ordinaire était de fr. 1,60). Si les Coulis avaient pu être transportés dans cette colonie, libres d’engagement, ils auraient gagné la différence de fr. 1,09 à fr. 1,60 soit en cinq années fr. 535[9], tout en conservant l’inappréciable avantage de pouvoir disposer librement de leur personne. Remarquons, en effet, qu’en aliénant leur travail pour cinq années ils se soumettaient à un véritable esclavage, qu’ils se plaçaient dans une situation de tous points semblable à celle des apprentis travailleurs noirs avant l’émancipation définitive. Au Bengale ils étaient misérables sans doute, mais du moins ils se possédaient eux-mêmes, ils étaient libres.

La situation des émigrants Hindous devint plus mauvaise encore par suite des abus multipliés auxquels ce système d’engagement donnait lieu. Les compagnies d’émigration envoyaient leurs agents dans les bourgs les plus misérables du Bengale. Là ces recruteurs de bas étage séduisaient les Coulis par des promesses aussi merveilleuses que mensongères, et extorquaient des engagements de leur misère et de leur ignorance. Les engagés étaient amenés à Calcutta, où on les séquestrait dans un entrepôt, jusqu’à ce que les navires qui devaient les recevoir fussent prêts à partir. On les entassait dans ces navires à peu près comme des nègres de traite, sans prendre aucune précaution hygiénique, comme aussi sans observer la proportion des sexes. Il en résultait à la fois une mortalité considérable et une révoltante immoralité[10]. En outre il était rare que les avances de salaires stipulées dans les contrats d’engagements fussent remises fidèlement aux engagés. Les agents subalternes en retenaient frauduleusement la meilleure part. À Maurice, les Coulis étaient envoyés aux champs avant d’avoir eu le temps de se remettre des fatigues du voyage, et les planteurs, abusant de leur ignorance et de leur isolement, les surchargeaient de travail tout en diminuant leurs rations. En un mot, on voyait se reproduire tous les abus déplorables du régime d’apprentissage[11].

Cependant les planteurs ne trouvaient aucun avantage réel à ce système d’engagement qui opprimait le travailleur Hindou. Ils payaient à la vérité le travail engagé un peu moins cher que le travail libre ; mais la supériorité marquée de ce dernier suffisait amplement pour combler la différence. La preuve évidente de cette supériorité ressort de l’inégalité même qui n’a jamais cessé d’exister à Maurice entre les salaires de ces deux sortes de travail.

Les compagnies d’émigration elles-mêmes ne profitaient pas des vices de ce système. Si l’immigration avait été organisée de telle sorte que la liberté des travailleurs eût été sauvegardée, elle aurait pris naturellement une extension plus considérable, et les bénéfices des agents de transport se seraient accrus en proportion.

Des plaintes générales s’élevèrent bientôt contre ce mode d’émigration. En 1838, le gouvernent général des Indes voulut y mettre fin en prohibant l’exportation des travailleurs pour Maurice. Le remède était pire que le mal. D’un côté on portait une atteinte grave à la liberté des Coulis en les empêchant de porter leur travail où ils le jugeaient convenable, d’un autre côté, on réduisait aux abois les planteurs Mauriciens, à cette époque véritablement affamés de travail. En 1859, sur leurs réclamations énergiques auxquelles se joignaient celles des importateurs, l’interdit fut levé, et de nombreuses mesures réglementaires furent prises pour protéger les Coulis contre l’oppression dont ils avaient été victimes. Mais on reconnut bientôt que ces mesures étaient impuissantes contre des abus qui avaient leurs racines dans les conditions mêmes du système d’engagement. En 1841 enfin, le gouvernement anglais se décida à opérer une réforme radicale, à supprimer le système d’engagement et à mettre tous les frais de l’immigration à la charge des budgets coloniaux.

Le 26 juillet 1841, lord Stanley informa le parlement du changement opéré dans le mode d’émigration et lui rendit compte des mesures prises pour préparer la mise en vigueur du nouveau système.

« L’enlèvement des indigènes, dit le noble lord, ne sera plus possible, parce que dorénavant un planteur ne pourra envoyer personne à son compte pour lui adresser des émigrants. La colonie consacrera une somme à leur importation qui sera surveillée par un agent spécial ; ils arriveront sans être engagés vis-à-vis de qui que ce soit et seront libres de disposer de leurs services comme ils l’entendront. Les avances d’argent aux émigrants ont été défendues pour empêcher toute fraude ; aucune somme à eux remise ne pourra être exigée à Maurice. Un agent désigné par le gouverneur-général de l’Inde inspectera les émigrants réunis pour s’assurer qu’ils ont tous leurs passeports, et qu’ils ont été enregistrés en bonne forme avant leur embarquement. Le système de contrats a aussi été aboli ; au lieu du salaire fixé précédemment, un émigrant d’une capacité ordinaire sera à même de gagner environ 900 francs, ou plus de 100 fois le montant de ce que son travail lui vaut dans son pays. Il n’est pas à craindre que les émigrants meurent de faim ; l’expérience a prouvé qu’après une courte absence beaucoup sont retournés dans l’Inde avec leurs familles, en emportant quelques uns 50, d’autres jusqu’à 350 roupies. Toute liberté leur sera laissée de demeurer à Maurice ou de retourner chez eux avant l’expiration des cinq années ; toutefois dans ce dernier cas, attendu que leur passage pour venir aura été payé par la colonie, celui de retour sera à leur charge. »

Malheureusement ce nouveau système, auquel les colonies se sont généralement montrées favorables, a le défaut d’être fort coûteux. Les budgets coloniaux sont tout à fait insuffisants pour subvenir aux frais d’importation et de réexportation des masses de travailleurs nécessaires aux cultures. Aussi le système d’engagement n’a-t-il point cessé encore d’être en usage. Le problème que nous avons indiqué et qui consiste à sauvegarder la liberté des immigrants sans grever les budgets des colonies, ce problème reste entier.

Tels ont été les errements suivis dans l’émancipation anglaise. Toutes les fautes commises pendant le cours de cette grande et admirable opération procèdent visiblement d’une seule et même cause. Dès 1807, les philanthropes de la Grande-Bretagne ne voulurent pas comprendre que pour détruire la traite, il fallait la remplacer, qu’il fallait fournir du travail libre aux sociétés coloniales, pour qu’elles cessassent de demander du travail esclave. Cette erreur déplorable n’était pas dissipée encore en 1833. On laissa aux nègres trop peu nombreux des Indes-Occidentales le monopole du marché de travail, sans se préoccuper aucunement des inévitables conséquences de ce monopole ; on ferma les yeux devant cette vérité si simple et si claire, que la rareté du travail devait amener inévitablement la surélévation des salaires, et celle-ci la ruine des planteurs : l’Angleterre a payé cher ses erreurs économiques. Que son exemple nous profite ! Émancipons comme elle sans tarder, car l’esclavage a fait son temps ; mais émancipons mieux qu’elle. Sachons résoudre ce grand problème de donner la liberté aux noirs sans nuire à la prospérité de nos colonies et sans grever notre budget d’un fardeau onéreux. L’expérience anglaise nous en a rendu la solution facile.


 

III.

Nos quatre colonies, la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et Bourbon, renferment ensemble une population esclave d’environ 260 000 individus. Cette population est employée presque tout entière à la culture de deux denrées d’exportation, le sucre et le café.

Selon la plupart des évaluations, une population de 200 noirs donne en moyenne 80 travailleurs. Ainsi, les 200 000 esclaves de nos colonies représentent un peu plus de 100 000 travailleurs effectifs.

Voyons ce que produisent et ce que coûtent ces 100 000 travailleurs esclaves.

On peut définir un esclave, une machine qui produit du travail. Toute son utilité et par conséquent toute sa valeur, réside dans la quantité de travail qu’il fournit. Un esclave qui ne donne point de travail coûte et ne rapporte pas. C’est une non-valeur.

Un travailleur effectif donne en moyenne 60 heures de travail par semaine, ou 3 120 heures par an. Les 100 000 travailleurs nègres de nos colonies fournissent donc annuellement 312 000 000 d’heures de travail.

Les colons-propriétaires qui reçoivent cette quantité de travail l’emploient à mettre en valeur leurs propriétés, à reproduire et à accroître leurs capitaux. Si ce travail fécondant venait à leur manquer, leurs propriétés cessant d’être exploitées, perdraient toute valeur et leurs capitaux se détruiraient faute de pouvoir être renouvelés.

Toute la fortune de la société coloniale repose donc sur cette émission annuelle de 312 millions d’heures de travail.

Les frais de production de cette quantité de travail sont à la charge des colons-propriétaires ; ils consistent dans le coût de l’entretien des 260 000 esclaves attachés aux habitations. Recherchons approximativement à quelle somme ces frais peuvent s’élever annuellement.

Selon M. Lavollée, inspecteur des finances, voici quels sont les frais d’entretien d’un grand atelier de 200 noirs. Notons en passant que les grands ateliers sont beaucoup plus économiques que les petits.

Vivres. — Sur une population de 200 individus, 100 peuvent prendre leur samedi en remplacement de l’ordinaire. Ils cultivent 100 carrés ou jardins qui leur fournissent amplement de quoi subsister. Ces 100 carrés, occupés par eux, pourraient être loués à raison de fr. 1,20 par semaine. (Ce taux est celui des loyers aux Antilles anglaises depuis l’émancipation.)

100 carrés à raison de fr. 1,20 pour 52 semaines, fr. 6 210

Les 100 autres reçoivent l’ordinaire, 100 ordinaires,

2 livres ½ de morue,

2 pots ½ de farine,

Soit ensemble, à fr. 2 p. 52 sem., 10 800

Total : 17 040

Vêtements. — Pour grands et petits, casaques à nègres, capotes de commandeurs, etc., 3 800

Logements. — 80 cases, dont on peut calculer le loyer à raison de fr. 1,20 par semaine, taux en usage aux Antilles anglaises, 4 992

Médecins, médicaments, frais d’hôpital, 2 500

Total global : fr. 28 332

Avec les frais extraordinaires de surveillance que nécessite le régime de l’esclavage, ce chiffre peut être porté, sans exagération, à fr. 30 000.

30 000 francs pour 200 individus donnent 39 millions pour 260 000.

Une génération esclave produit aux Antilles de 7 a 7 années ½ de travail. La quantité annuelle de travail que les colons-propriétaires retirent de leurs esclaves étant de 512 millions d’heures, la somme totale de travail que peut fournir une génération (en 7 années ½) s’élève à 2 milliards 340 millions d’heures.

En revanche, cette génération coûte annuellement 39 millions de frais d’entretien, soit pour 7 années ½ 202 millions ½.

Si la métropole rachetait la génération esclave de ses colonies elle aurait donc à fournir aux colons propriétaires 2 milliards 340 millions d’heures de travail, et à recevoir d’eux en retour 292 millions ½ de francs.

On peut considérer en effet l’émancipation comme une expropriation pour cause d’humanité. Or, toute expropriation n’est autre chose qu’un échange forcé de deux valeurs égales ou supposées telles. Si l’on enlève aux planteurs de nos colonies la propriété de la génération esclave de leurs domaines, propriété qui leur rapporte 2 milliards 340 millions d’heures de travail et qui leur coûte 292 millions et demi de francs, il est juste qu’on leur fournisse en retour la même quantité de travail à un prix équivalent.

Mais, ces bases posées, deux conditions doivent encore être remplies pour que les colons-propriétaires n’aient à subir aucune perte par le fait de l’émancipation. Il faut, d’une part, que le travail qui leur sera livré n’ait pas moins de valeur que celui dont ils ont la jouissance sous le régime de l’esclavage ; d’une autre part que le remboursement du prix de ce travail ne leur soit pas plus onéreux que ne l’est aujourd’hui l’entretien des esclaves.

La valeur du travail réside à la fois dans sa qualité et dans l’opportunité de sa livraison. Le travail esclave étant celui dont la qualité est la plus mauvaise, les colons ne pourraient que gagner à recevoir en échange du travail libre. Seulement il serait indispensable que les livraisons fussent effectuées en temps utile.

Admettons, par exemple, qu’il s’agisse de pourvoir de travail une plantation alimentée aujourd’hui par un atelier de 200 esclaves. D’après les évaluations citées plus haut, le colon propriétaire de ces 200 esclaves retire de son atelier 249 600 heures de travail par an, ou 4 880 heures par semaine. Mais il ne leur demande pas uniformément cette même quantité. Dans les saisons mortes, il y a des semaines ou la culture de la plantation exige à peine 4 000 heures de travail ; en revanche, à certaines époques de l’année, pendant la saison des récoltes par exemple, la quantité de travail nécessaire à l’exploitation atteint 6 000 heures et quelquefois davantage. Si cette somme de travail que le colon retire aujourd’hui de ses esclaves, avec ou contre leur gré, ne lui était pas fournie en temps utile, il est évident qu’il éprouverait un dommage et qu’il aurait le droit de se faire rembourser la valeur de ce dommage par la métropole devenue sa débitrice de travail.

Passons au remboursement des frais d’entretien de la génération esclave. Nous avons vu que ces frais s’élèvent annuellement à fr. 30 000 environ pour un atelier de 200 noirs. Mais, sur cette somme, il y a fr. 11 232 qui se trouvent portés pour l’occupation des jardins et des cases à nègres. Ces fr. 11 232 ne constituent point une dépense effective, ils figurent seulement à titre de non-valeurs dans le bilan de la plantation. Quant aux fr. 18 768 effectivement déboursés en nourriture, vêtements, frais d’hôpital et de surveillance, ils se payent à longs termes, avec le produit des récoltes. Si, du jour au lendemain, on obligeait le planteur qui reçoit de ses esclaves 249 600 heures de travail moyennant fr. 30 000 de frais d’entretien, à payer en salaires hebdomadaires cette même quantité de travail, il n’y pourrait suffire, eu égard surtout à la rareté de l’argent aux Antilles, et il se trouverait exposé à une ruine pour ainsi dire assurée.

La métropole pourrait organiser de la manière suivante la fourniture de la quantité de travail dont elle serait redevable aux colons propriétaires et le remboursement de la somme qu’elle aurait à recevoir d’eux.

Une semaine avant l’époque fixée pour l’affranchissement de la génération esclave, les colons propriétaires remettraient aux agents d’émancipation nommés par la métropole la note de la quantité de travail dont ils auraient besoin pour la semaine suivante. Les agents enrôleraient le nombre d’ouvriers nécessaires pour l’exécution de cette somme de travail. Si un planteur demandait, par exemple, 4 800 heures de travail à exécuter en six jours, les agents lui enverraient 89 ouvriers qui se seraient engagés, moyennant un salaire, à fournir 9 heures de travail par jour pendant cet espace de temps (89 x 9 x 6 = 4 806).

À la fin de chaque semaine, les agents se rendraient chez les planteurs. Ceux-ci leur donneraient le relevé du travail exécuté par chaque ouvrier. Les agents paieraient les salaires et inscriraient au compte ouvert à la métropole sur chaque plantation (compte dont ils auraient le double) la quantité du travail fourni. Cette quantité figurerait en déduction de la somme due. Les planteurs demanderaient ensuite aux agents la somme de travail qui leur serait nécessaire pour la semaine suivante. Si cette somme se trouvait inférieure à celle qui viendrait de leur être livrée, les agents reprendraient les travailleurs surabondants ; si elle était supérieure, ils en enrôleraient un plus grand nombre.

Lorsque les planteurs auraient à se plaindre de leurs travailleurs, ils les renverraient aux agents qui leur en fourniraient d’autres immédiatement.

Ainsi s’opérerait la livraison du travail jusqu’à ce que la quantité due se trouvât soldée.

Le remboursement des frais du travail de la génération rachetée s’effectuerait par l’entremise des mêmes agents. Ils pourraient prendre à loyer les jardins et les cases à nègres qu’ils sous-loueraient ensuite aux travailleurs libres. Sur une habitation desservie par un atelier de 200 noirs, ils auraient à tenir compte annuellement, de ce chef, au colon propriétaire, d’une somme de fr. 11 252. Resteraient fr. 18 768 représentant les dépenses effectives. Les agents se feraient rembourser cette somme soit en espèces, soit en mandats sur la métropole ou sur l’étranger, soit encore en sucre et en café, aux prix du marché. Si les planteurs trouvaient avantage à faire des paiements anticipatifs, on leur tiendrait compte des intérêts de l’anticipation ; si ces paiements étaient, au contraire, retardés par l’une ou l’autre cause que les agents apprécieraient, ils seraient débités des intérêts courants à un taux modéré.

Ce mode de livraison et de paiement du travail ne serait, comme on voit, sous aucun rapport, moins avantageux aux colons-propriétaires que le mode actuel.

Les fonctions des agents d’émancipation se continueraient jusqu’à l’entier accomplissement de l’opération du rachat, jusqu’à la fermeture des comptes ouverts à la métropole chez les colons-propriétaires.

Après la fermeture de ces comptes, c’est-à-dire au bout de 7 ½ années environ, la génération rachetée se trouverait payée et les planteurs auraient à salarier eux-mêmes leurs ouvriers.

Mais, une fois cette combinaison adoptée, quelle devrait être la grande préoccupation de la métropole qui se serait engagée à fournir aux colons-propriétaires, dans un délai de 7 ½ années, une quantité de 2 milliards 340 millions d’heures de travail pour une somme de 292 ½ millions de francs ?

Sous peine de faire une très mauvaise opération, elle devrait aviser 1° à se procurer cette quantité de travail en temps utile ; 2° à ne la point payer une somme supérieure à celle que les colons auraient à lui rembourser.

Si la métropole ne pouvait livrer aux planteurs, en temps utile, la somme de travail qu’elle se serait engagée à leur fournir, elle encourrait la responsabilité des désastres qui résulteraient de l’insuffisance ou de l’inexactitude de ses livraisons. Elle aurait à payer des dommages-intérêts pour les récoltes laissées sur pied, les champs demeurés en friche ou les plantations abandonnées faute de bras. Avant la fin de l’opération, ces indemnités pourraient s’élever à la valeur entière des propriétés coloniales.

Si la métropole achetait la quantité de travail, qu’elle aurait à fournir, à un prix supérieur à celui qu’elle aurait à percevoir, elle perdrait nécessairement la différence.

292 ½ millions de francs pour 2 milliards 340 millions d’heures ou 260 millions de journées de travail donnent fr. 1 116 par journée. Obligée de fournir à ses ouvriers des salaires hebdomadaires, dont elle recevrait le remboursement par annuités seulement, la métropole devrait, pour ne rien perdre, réduire ce prix à fr. 1,05.

Ce salaire, qu’elle pourrait offrir aux ouvriers libres, représenterait ainsi, à une minime fraction près, la somme de bien-être qui est actuellement dévolue aux esclaves des Antilles. Selon un abolitionniste distingué, M. Victor Schoelcher[12], la condition matérielle de l’esclave est supérieure à celle de l’ouvrier d’Europe.

Cependant, l’appât de ce salaire suffirait-il pour engager la population émancipée à se livrer aux travaux agricoles d’une manière aussi assidue que sous le régime d’esclavage ?

Non, il faut bien le reconnaître. On verrait se produire aux Antilles françaises des faits analogues à ceux qui ont causé la ruine des colons anglais. Les nègres émancipés voudraient user à leur guise de leur liberté, et ils se retireraient, pour la plupart, des habitations, soit pour aller cultiver un petit champ, soit pour se livrer à quelque menu commerce. Un grand nombre seraient, en outre, embauchés pour les Antilles anglaises, où les salaires ordinaires s’élèvent de fr. 1,25 a fr. 2.

On objectera ici que la métropole pourrait obliger la génération rachetée à lui fournir, à raison de fr. 1,05 et en temps utile, toute la quantité de travail que coûterait le rachat.

Sans doute ; mais alors cette génération ne se posséderait pas encore, elle ne serait pas libre. Qu’est-ce, en effet, que la liberté, sinon le droit accordé à l’homme d’user de ses facultés comme il le juge convenable, d’en tirer le meilleur parti possible, de porter son travail où la rémunération la plus avantageuse lui en est offerte ? En engageant pour sept ans et demi la génération rachetée, la métropole la laisserait esclave. Le mot seul serait changé.

En outre, l’avenir serait gros d’orages. Lorsque le jour de l’affranchissement définitif arriverait enfin, les nègres émancipés useraient et abuseraient de leur liberté ; les colons abandonnés à eux-mêmes ne pourraient se procurer du travail en quantité suffisante, et leur ruine n’aurait été que retardée.

Assurément la métropole ne doit aux propriétaires coloniaux que la valeur de la génération actuelle, car il serait absurde de prétendre que leur droit de propriété s’étendît jusque sur les générations à naître ; mais n’est-il pas bon, n’est-il pas utile qu’elle s’attache à préparer à ses colonies un avenir calme et prospère, n’est-elle pas intéressée aussi à leur épargner une catastrophe dont elle ressentirait inévitablement le funeste contrecoup ? N’est-ce pas, en pareilles occasions, enfin, que les gouvernements doivent savoir jouer leur rôle de providence des peuples ?

Faute de pouvoir trouver à l’intérieur suffisamment de travail libre pour remplir ses engagements envers les colons propriétaires et assurer l’avenir de ses colonies, la métropole devrait donc aller en chercher au-dehors, elle devrait organiser l’immigration.

Où irait-elle chercher des travailleurs libres ? Comment organiserait-elle leur immigration ? tel serait le double problème à résoudre.

Ni l’Europe ni l’Afrique ne lui offriraient des travailleurs convenables, la première à cause de la différence des climats, la seconde à cause de l’état peu avancé de sa civilisation.

Deux vastes régions du continent asiatique, l’Inde et la Chine, présentent en revanche des ressources inépuisables à l’émigration vers les régions tropicales du Nouveau-Monde. Nous avons vu combien est misérable la situation des travailleurs Hindous. Celle des travailleurs Chinois est pire encore.

Telle est la surabondance de la population à la Chine, que les habitants pauvres ont adopté l’affreuse coutume d’exposer les enfants nouveau-nés sur les rivières ou de les livrer en pâture aux porcs. Depuis l’ouverture des cinq ports, on fait courir des listes en Europe pour racheter ces infortunés. Sans doute, c’est là une belle et bonne action ; mais ne serait-elle pas plus belle et meilleure encore si l’on s’occupait d’assurer les moyens de vivre aux misérables dont on veut préserver l’existence ? N’est-il pas permis de croire que les populations chinoises supprimeraient d’elles-mêmes ces hideux sacrifices, si elles pouvaient offrir à leurs enfants une place au soleil ? Chez elles l’infanticide remplace le work-house[13].

Le sol manque partout aux habitants. Plus de 50 000 barques encombrent la rivière de Canton. On voit se presser sur ces habitations flottantes une population exténuée à laquelle les aliments les plus vils, des chiens morts, des poissons pourris, servent de pâture.

Pour se dérober au paupérisme qui la ronge, la population de la Chine déborde chaque année vers les Archipels du Sud. Les îles de Java, de Sumatra, de Borneo et la presqu’île de Malaca sont peuplées en grande partie d’émigrants Chinois. À Java, ils s’adonnent principalement à la culture du sucre et du café, et l’on n’ignore pas que ces denrées sont produites à meilleur marché aux Indes hollandaises que dans les Antilles anglaises ou françaises. Le café Java, cultivé par des Chinois libres, fait, sur les marchés du Zoll-Verein, une concurrence pour ainsi dire mortelle aux cafés produits par des nègres esclaves.

Cependant le gouvernement chinois défend l’émigration. Cette défense, qui est tous les jours enfreinte, date sans doute d’une époque où la Chine n’était pas encore encombrée d’habitants et où les pays avoisinants habités par des peuplades barbares n’offraient point un asile sûr aux émigrants. S’il faut en croire un document publié par la Gazette d’Augsbourg[14], M. Cushing, le plénipotentiaire américain, aurait obtenu déjà la levée de la défense, et il serait question d’ouvrir, dans un avenir prochain, les immenses territoires du Texas et de l’Oregon à l’excédant des populations de la Chine.

Remarquons, d’ailleurs, que cet excédant ne peut que s’accroitre et qu’il recevra peut-être à une époque rapprochée de nous un développement extraordinaire. Si, comme tout porte à le faire supposer, les procédés perfectionnés de l’agriculture et de l’industrie européennes s’introduisent à la Chine, ces procédés ayant pour effet de diminuer dans une proportion considérable la quantité de travail nécessaire à la mise en valeur d’une étendue donnée de territoire, une portion nouvelle de la population du Céleste-Empire se trouvera sans emploi. Dans les pays d’Europe où l’agriculture et l’industrie ont progressé plus rapidement qu’ailleurs, près du sixième de la population se trouve aujourd’hui à l’état d’excédant et sert d’aliment au paupérisme[15]. La même cause produira nécessairement les mêmes résultats à la Chine. 50 ou 60 millions d’hommes s’y trouveront privés de travail par l’introduction des machines. Or, la majeure partie de la population chinoise, accoutumée au ciel de la zone torride, ne pourra refluer vers les plateaux de l’Asie centrale où elle serait décimée par un climat rigoureux. On doit conjecturer, en conséquence, que cette masse d’hommes ira peupler un jour les vastes solitudes de l’Amérique méridionale et de l’Afrique, où elle deviendra la souche féconde de races nouvelles par son mélange avec les populations indigènes. Ces conjectures sont fondées sur le développement normal et irrésistible de notre système industriel ; elles n’ont rien de chimérique.

Déjà une avant-garde de l’émigration chinoise a pénétré à l’Île-de-France et à Bourbon. Il parait même que l’active concurrence de cette race intelligente et infatigable commence à exciter les inquiétudes des indolentes populations créoles[16]. On ne saurait choisir un stimulant plus efficace pour les enlever à leur apathie traditionnelle.

Il est donc probable qu’en offrant aux misérables populations de la baie de Canton un salaire représentant à peu près la somme de bien-être départie aux nègres esclaves de nos Antilles, on les déciderait aisément à émigrer. Il est probable aussi que la garantie de ce salaire présentée par une nation amie engagerait le gouvernement paternel du Céleste-Empire, à donner son agrément à l’émigration, ce qui la rendrait naturellement beaucoup plus facile. La métropole pourrait aller puiser dans cet immense réservoir d’hommes, toute la quantité de travail que nécessiterait la mesure de l’émancipation. Ainsi se trouverait résolu le premier problème que nous avons indiqué. Resterait celui de l’organisation de l’émigration.

Si une communication se trouvait établie à travers l’isthme de Panama, 50 jours au plus suffiraient pour le trajet de Canton jusqu’à nos Antilles. Les frais d’importation d’un travailleur de Sierra-Leone à la Guyane anglaise se calculent aujourd’hui à raison de 20 ou 25 dollars pour une traversée de 25 jours[17]. On peut donc évaluer à 50 dollars les frais d’importation d’un travailleur chinois aux Antilles.

Lorsqu’on homme libre se déplace volontairement pour tirer un meilleur parti de son industrie, il est parfaitement juste qu’il ait à supporter les frais de son déplacement, puisque c’est à lui-même que ce déplacement doit être utile. Si les travailleurs des classes inférieures possédaient toujours une somme suffisante pour subvenir à cette dépense, la question serait réduite à des termes fort simples, ou plutôt il n’y aurait pas de question. Les voyageurs du peuple paieraient leurs frais de transport comme ceux de la classe bourgeoise, et tout serait dit. Malheureusement le travailleur pauvre, c’est-à-dire celui qui éprouve le besoin le plus urgent de se déplacer, se trouve le plus souvent hors d’état de pourvoir lui-même à ses frais de locomotion. De là le système des engagements à temps, dans lequel l’émigrant vend à bas prix son travail pour un certain nombre d’années à un entrepreneur qui se charge de le faire passer d’un lieu où il vit misérable, dans un autre où il a l’espoir de trouver une existence moins dure.

Ce système d’engagement, auquel on s’est arrêté jusqu’aujourd’hui faute de mieux, pourrait être remplacé avantageusement et aisément par celui de l’hypothèque du travail.

La métropole imposerait à tout travailleur émigrant, transporté sur ses vaisseaux, l’obligation de se munir d’un livret-passe-port. Sur ce livret serait inscrite la somme due par l’émigrant pour son passage. Le remboursement en serait effectué au moyen d’une retenue sur le salaire, dans un délai choisi par l’ouvrier lui-même, délai qui ne devrait pas dépasser cependant la durée moyenne de la période d’activité d’un travailleur libre. On ajouterait au principal l’intérêt à courir et une prime destinée à couvrir les chances de mortalité du débiteur. Plus la période de remboursement serait courte, plus le montant de l’intérêt et de la prime serait faible. Si l’on calculait, par exemple, le premier à raison de 4 pour cent et la seconde à raison de 5 pour cent pendant un délai de cinq années, on augmenterait d’un cinquième environ la somme due. Au lieu de fr. 150 (30 dollars), l’émigrant devrait rembourser fr. 180. Une retenue de fr. 180 sur le montant de 1 500 journées de travail payées à raison de fr. 1,05 réduirait le salaire à fr. 0,93, somme dix fois supérieure encore au gain journalier des travailleurs de la province de Canton.

(1 500 x 1,05 = 1 575) (1 575 – 180 = 1 395)

(1 393/1 500 = 0,93)

Si l’émigrant chinois allait travailler sur les habitations pour le compte de la métropole, la retenue de sa dette serait opérée par les agents d’émancipation qui lui fourniraient son salaire. S’il préférait vendre son travail à des entrepreneurs particuliers, soit à l’intérieur, soit à l’étranger, cette retenue serait effectuée par les entrepreneurs eux-mêmes qui en feraient la remise aux agents. La plupart des dettes d’ouvriers ne se remboursent pas autrement en Europe. Si encore l’émigrant s’établissait pour son compte, avant d’avoir acquitté toute sa dette, on transporterait sur ses propriétés ou sur sa patente l’hypothèque placée sur son travail, et l’on en exigerait le remboursement par annuités.

Grâce à cette combinaison fondée sur le développement de l’institution des livrets, la liberté de l’émigrant resterait entière, sans que l’émigration devînt onéreuse à la métropole.

Si le salaire offert par les agents d’émancipation se trouvait trop faible pour engager les nègres de l’intérieur et les immigrants chinois à se livrer d’une manière stable et régulière aux travaux des plantations, la métropole aurait en son pouvoir deux moyens de les y déterminer, sans porter aucune atteinte à leur liberté.

Le premier serait de leur accorder, après un certain nombre d’années de travail, la concession de quelques unes des parcelles des terrains vagues des Antilles. Le second serait d’abaisser les droits de douane qui obligent les consommateurs des colonies à payer certains produits à des prix exagérés. La baisse des objets de consommation donnerait aux salaires une plus-value qui rapprocherait leur niveau effectif de celui des salaires étrangers. L’emploi de l’un et l’autre de ces expédients ne saurait qu’ajouter à la prospérité de nos colonies et augmenter l’importance de nos relations avec elles.

Enfin, dans les moments où la culture des plantations ne demanderait qu’un petit nombre de bras, on pourrait employer les travailleurs sans ouvrage à l’exécution des grands travaux d’utilité publique, que réclament journellement les colonies.

Lorsque la métropole se serait acquittée envers les planteurs de sa dette de travail, elle règlerait l’immigration de telle sorte qu’il y eût toujours aux colonies équilibre entre l’offre et la demande des bras, et que par conséquent le prix des salaires équivalût toujours à la valeur réelle du travail.

Remarquons, en nous résumant, que la mesure de l’émancipation prise en elle-même est essentiellement productive puisqu’elle a pour objet de transformer le travail esclave qui est de qualité inférieure en travail libre dont la qualité est supérieure. Il a fallu toutes les déplorables erreurs économiques commises dans l’expérience anglaise pour la rendre désastreuse. En l’exécutant d’après le plan que nous venons d’esquisser, on repartirait équitablement sur tous les intéressés les avantages qui sont en elle, et, bien loin de compromettre la prospérité de nos colonies, on introduirait dans ces contrées que la nature a rendues si fécondes un nouvel et inépuisable élément de fortune et d’avenir.

Pendant 7 années et demie, les colons-propriétaires gagneraient toute la différence de qualité des deux sortes de travail, différence qui ne peut être évaluée, mais qui est assurément considérable. En outre, le mode de remboursement adopté leur permettrait de perfectionner leurs cultures et de diminuer ainsi la quantité de travail nécessaire à leurs exploitations. Ils feraient un nouveau gain sur cette diminution qui leur faciliterait plus tard le payement des salaires hebdomadaires.

Au point de vue moral, la société coloniale, débarrassée des vices et des ignominies de l’esclavage, subirait la plus heureuse des transformations.

Les nègres obtiendraient le précieux bienfait de la liberté sans passer par les rudes épreuves du régime d’apprentissage. La concurrence des travailleurs chinois, en leur imposant la nécessité d’un travail assidu, exercerait une salutaire influence sur leurs habitudes d’indolence. Il ne leur serait plus permis de s’endormir dans l’énervante paresse de la barbarie ; sous peine de traîner une existence misérable, ils auraient à déployer toute l’intelligente activité qu’exige l’état de civilisation, et, sans doute, le travail et la liberté, ces deux puissants véhicules de progrès, finiraient par développer largement toutes leurs facultés intellectuelles et morales aujourd’hui comprimées par l’esclavage.

Transplantées sur une terre féconde qui ne demande que des bras pour donner d’amples moissons, les populations chinoises exténuées par la misère reprendraient une vigueur nouvelle. Les bienfaits de l’émancipation s’étendraient jusqu’à la Chine même. Le paupérisme, né de l’excès de la population, y recevrait une profonde atteinte. En fermant d’un côté la plaie de l’esclavage, de l’autre on détruirait le crime de l’infanticide !

La métropole se trouverait couverte de toutes ses avances de fonds, à l’exception toutefois des salaires des agents d’émancipation. Encore la diminution des frais de surveillance maritime, nécessités par le régime actuel, compenserait-elle amplement cette dépense. Dans l’immigration organisée elle trouverait un utile et fructueux emploi pour sa navigation, tandis que l’accroissement normal de la société coloniale offrirait de nouveaux débouchés aux produits de son industrie.

Enfin elle aurait l’honneur d’assurer le succès d’une cause que les désastres de l’expérience anglaise ont un instant compromise, et elle avancerait d’un siècle peut-être l’époque où le monde se trouvera délivré pour jamais de la honteuse plaie de l’esclavage. Pourquoi même ne se chargerait-elle pas de l’entreprise de l’émancipation dans les autres contrées tropicales ? Pourquoi ne proposerait-elle pas aux propriétaires d’esclaves des États-Unis, du Brésil et de Cuba de terminer à leur profit comme au sien cette grande affaire d’humanité ? Une pareille opération voudrait, pour être accomplie, les vastes ressources et les sûres garanties d’une grande et loyale nation ; de simples associations de capitalistes ne pourraient y suffire, et ni l’Espagne ni les États endettés du Nouveau-Monde n’oseraient en assumer la responsabilité. N’y aurait-il pas, d’ailleurs, dans cette entreprise, quelque chose de généreux et de grand qui devrait nous tenter ? Ne serait-ce pas un moyen de faire à la fois connaître et bénir le nom français dans des régions où il est aujourd’hui trop rarement prononcé ?

Atteint par cette concurrence nouvelle, l’odieux commerce des esclaves cesserait bientôt d’exister. Un vaisseau qui apporterait au Brésil ou à Cuba des travailleurs libres des régions tropicales ferait plus pour l’extinction de la traite que dix croiseurs. Tant est profondément vraie cette maxime : On ne détruit bien que ce que l’on remplace.

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[1] « Sur la côte orientale de l’Afrique, les nègres coûtent environ 90 francs (18 dollars) par tête pour les hommes, et 60 fr. (12 dollars) par tête pour les enfants. À Rio-Janeiro, on peut les estimer 500 mil reis ou 52 liv. sterl. (1360 f.) par tête d’homme, 400 mil reis ou 41 liv. sterl. (1037 f. 50) par tête de femme, et 300 mil reis ou 34 liv. sterl (775 f.) par tête d’enfant. — Ainsi, une cargaison de 500 hommes donne, au minimum, un bénéfice de 475 000 f. (19 000 liv. sterl.)

Prix de revient de 500 noirs, à quinze dollars, ou 3 liv. sterl. 5 sh. ou 81,25 fr. chacun : 40 625 f.

Prix de vente, à Rio, de 500 noirs, à 1037,50 chacun : 518 750

Reste net : 478 125 f.

(Revue coloniale, février 1844).

[2] La population esclave de l’île de Cuba se composait :

en        1792,   de 84 000 individus

1817    199 000

1827    286 000

1843    436 000

[3] Moyenne du travail des esclaves cultivateurs soit qu’ils aient été élevés sur la plantation, soit qu’ils aient été achetés.

À la Barbade — 7 ½

À la Jamaïque — 7

Dans les îles anglaises à sucre, en général — 7 ½

Moyenne — 7 ¼

Suivant Newton, l’espèce humaine, en général, se renouvelle par la mort tous les 33 ou 34 ans ; mais les esclaves, tant achetés qu’élevés, se renouvellent tous les 15 ans, deux fois plus vite que les autres hommes, et ceux achetés seulement, quatre ou cinq fois plus vite. La moyenne la plus exacte de la vie d’un travailleur à Londres et d’un soldat de l’armée anglaise n’excède pas 10 ans ; celle du dernier 7 ans si, après s’être acclimaté, il sert aux Indes occidentales. Malgré ces considérations (auxquelles il faut ajouter la maladie et la désertion), nous admettons, pour mettre nos calculs à l’abri de toute objection, que le planteur obtienne 7 ans de travail pénible de l’esclave qu’il achète.

(Rapport adressé à M. le duc de Broglie sur les questions coloniales, par M. Jules Lechevalier, T. III, p. 589.)

[4] Témoignage de James Williams, apprenti cultivateur à la Jamaïque.

« J’ai dix-huit ans environ. Étant esclave, j’appartenais à M. Senior et à sa sœur. Depuis la nouvelle loi, j’ai été fort maltraité par M. Senior et par les magistrats. Les apprentis sont, à présent, plus souvent punis que du temps de l’esclavage. Le maître n’est pas content et fait tout ce qu’il peut pour se venger sur nous avant que nous devenions libres. Je lui ai entendu dire que, puisqu’on voulait nous donner la liberté, il nous fatiguerait si bien pendant quatre ou six années que nous ne serions ensuite guère bons à rien. — Les apprentis sont beaucoup plus maltraités pour les provisions qu’auparavant. Les magistrats leur enlèvent leur jour de repos et le donnent aux propriétaires. Massa ne nous fournit plus de sel et ne fait plus de distributions à Noël. Depuis la loi, il ne nous a donné que deux maquereaux ; c’était un jour où nous allions exécuter un travail à la tâche. — Étant esclave, je n’ai jamais été fouetté ; j’ai reçu, quelquefois seulement, des coups de houssine ; mais depuis la loi, j’ai été fouetté sept fois, et l’on m’a envoyé quatre fois à la maison de correction. » Ibid.

[5] Ces faits se trouvent attestés par tous les témoignages ; nous citons de préférence une enquête sur la situation de la Trinité, dans laquelle ils sont parfaitement mis en lumière. Les résultats principaux de cette enquête se trouvent formulés dans les paragraphes suivants :

« 1° Il paraît, d’après les renseignements recueillis, qu’à l’époque de l’extinction de l’apprentissage, en 1838, il y avait à la Trinité :

204 plantations à sucre.

39 328 habitants.

43 265 acres de terre en culture.

208 379 acres appartenant à des particuliers.

2 089 301 acres appartenant à la couronne.

2° Que tout le capital engagé dans les plantations à sucre peut être strictement appelé capital industriel ; que la valeur des 204 plantations à sucre qui existent dans cette colonie excède, à une basse estimation, deux millions de liv. sterl. : ce qui donne au-delà de 50 liv. par tête pour chaque habitant, et constitue une grande disproportion entre le capital industriel fixe et le chiffre de la population qui sera destinée à le faire valoir ; disproportion telle que la mère-patrie elle-même, qui possède les manufactures les plus étendues et les usines les plus riches en Europe, ne présente aucun précédent analogue.

3° Que cette disproportion ruineuse pour la colonie s’accroit de jour en jour par suite de la surabondance de terres possédées par les particuliers, et dont un peu plus d’un cinquième seulement est et peut être mis en culture, vu le chiffre de notre population actuelle. Les 4/5 excédants ne rapportent donc rien aux propriétaires, qui s’en défont par petits lots : de sorte que le nombre de travailleurs précédemment employés dans les manufactures de sucre, et qui était dès lors jugé insuffisant, décroit rapidement. Ce mal est encore aggravé par la grande étendue de terres que possède la couronne dans la colonie, lesquelles terres ne sont point protégées contre l’usurpation des gens qui s’y établissent sans autorisation.

4° Que de la rareté de la population, comparativement à l’étendue des terres concédées et au capital fixe naissent les maux suivants, qui ont été clairement et distinctement prouvés dans l’enquête : tous les propriétaires ou agents chargés de capitaux, dans cette île, sont actuellement dans une telle dépendance de la volonté des travailleurs qu’un ne trouverait probablement aucun exemple de ce fait dans aucune partie du monde, et à aucune époque. Quoique de semblables disproportions entre le sol et la population aient pu exister, une pareille disproportion entre la population et le sol, considéré sous le rapport du capital qu’il représente, n’a pas été possible jusqu’à présent. Cette disproportion n’est, en effet, que le résultat artificiel de la législation anglaise, qui d’abord enchaîna les travailleurs au sol, ce qui donna une étendue disproportionnée au capital fixe, et qui, ensuite, leur accorda soudainement la liberté. Cette dépendance, où sont les propriétaires, de la volonté des travailleurs donne à ceux-ci le pouvoir exclusif de fixer les conditions de tous les engagements et le prix du salaire ; ce qui non seulement tend à détruire le revenu du capital, mais encore à conduire les travailleurs eux-mêmes à un état de démoralisation tel, que les avantages qu’on attendait des bienfaits de l’émancipation se trouveront considérablement retardés.

(Extrait de la Gazelle coloniale du 8 septembre 1841.)

[6] Ce tableau est emprunté à la troisième publication du département de la marine. p. 472.

[7] Couli vient d’un mot turc qui signifie serviteur ; on désigne sous ce nom, dans l’Inde, les Hindous de basse classe qui se mettent au service des maisons turques comme cultivateurs, portefaix ou domestiques.

[8] Témoignage de M. Th.-A. Wide (17 septembre 1838) : « J’ai eu occasion de connaître la condition des Indiens à Birboum, lieu d’où il en vient un grand nombre ; dans ce district, il est très difficile de se procurer les nécessités de la vie, et le travail est à si bas prix que pour 2 roupies et demie (f. 6,25) un indigène se charge d’une boîte ou d’un paquet pour aller à Calcutta et revenir. La distance étant de 127 milles, c’est à raison d’une roupie par 100 milles (7 ½ centimes par lieue). On peut s’y procurer un travailleur fort et habile pour 2 peiça (8 centimes) par jour. La difficulté de subsister est si grande dans ce pays que, chaque année, beaucoup d’habitants quittent leurs demeures et leurs familles pour aller chercher de l’ouvrage dans les indigoteries de la plaine : c’est pourquoi ils sont si disposés à recevoir des avances pour Maurice. »

[9] La différence de f. 1,09 à f. 1,60 donne sur 1 500 journées f. 735. Si l’on déduit de cette somme f. 200 pour les frais de déplacement du couli (aller et retour), il restera f. 535.

[10] L’immoralité résultant de la non-observation de la proportion des sexes a donné lieu il y a quelques mois (18 mars 1845) à une pétition de la Société abolitionniste de Londres contre l’émigration des travailleurs hindous à l’île Maurice. Cette pétition, que lord John Russell s’est chargé de présenter à la Chambre, prouve combien le parti philanthropique de la Grande-Bretagne apprécie mal les vrais intérêts des colonies et ceux des travailleurs eux-mêmes. Ne serait-il pas, en effet, beaucoup plus sage et beaucoup plus simple de conduire des femmes à Maurice que d’empêcher les hommes de s’y rendre ?

[11] Témoignage de Manick, Couli revenu à Calcutta le 10 septembre 1838.

« Nous reçûmes une avance de six mois de gages : pour ma part, j’eus 42 roupies (105 f.). Le bluttearah (agent d’émigration) prit tout, excepté 3 roupies (fr. 7, 50) et quelques plats en fonte que l’on m’avait donnés avec une boite. D’autres reçurent 4 roupies ; d’autres 3, mais pas plus. — Quand j’arrivai sur le navire, je n’étais pas content de n’avoir que 5 roupies ; mais que pouvais-je faire ? Le defahdar avait établi son compte, auquel je n’avais rien compris, et j’avais donné mon argent. Je m’engageai à M. Rivière ; il me dit qu’il me donnerait seulement du riz et du sel, pas de ghy ni de vêtements ; à cela, je fis des observations. Je ne dis pas que ce fut en débarquant, mais après un an ; car, pendant la première année, il m’avait donné du riz, du dhal, du sel, du ghy, etc., mais pas d’habits ; après une année, il me supprime tout, excepté le riz et le sel. Nous étions 60, et nous fûmes tous traités de la même manière. Nous fîmes des observations sur ce qu’en ne nous donnait ni vêtements ni vivres suffisants. M. Rivière m’envoya en prison, prétendant que j’avais excité les autres à se plaindre. »

(Rapport adresse à M. le duc de Broglie sur les questions coloniales, par M. J. Lechevalier. T. III, p. 223.)

[12] Des colonies françaises.

[13] « On sait que l’extrême misère porte à de terribles excès. Quand on est à la Chine et qu’en commence à voir les choses par soi-même, on n’est pas surpris que les mères tuent ou exposent plusieurs de leurs enfants ; que les parents vendent leurs filles pour peu de chose ; que les gens soient intéressés et qu’il y ait un grand nombre de voleurs. On s’étonne plutôt qu’il n’arrive quelque chose de plus funeste encore, et que, dans les temps de disette qui ne sont pas ici trop rares, des millions d’âmes se voient périr de faim, sans avoir recours aux dernières violences.

Au reste, on ne peut pas reprocher aux pauvres de la Chine, comme à la plupart de ceux de l’Europe, leur fainéantise, et qu’ils pourraient gagner leur vie s’ils voulaient travailler. Le travail et la peine de ces malheureux sont au-dessus de tout ce qu’on peut croire. Un Chinois passera les jours à remuer la terre à force de bras ; souvent il sera dans l’eau jusqu’aux genoux, et le soir il est heureux de manger une petite écuellée de riz, et de boire l’eau insipide dans laquelle on l’a fait cuire. » Lettres édifiantes. t. XVI, p. 394.

Le gouvernement chinois a vainement tenté de supprimer les expositions. On a fait des essais d’hôpitaux d’enfants trouvés qui ont été abandonnés. Le mal était trop grand pour comporter des palliatifs. Suivant Staunton (Embassy to China. Vol. II, p. 159), le nombre des enfants exposés annuellement à Pékin s’élève à 2 000.

[14] Mars, 1845

[15] Cette proportion est celle du paupérisme en Belgique, où le mouvement d’émigration est peu considérable. En Angleterre, la proportion se trouve un peu atténuée par l’émigration. De 1825 à 1837, 694 949 émigrants ont passé d’Angleterre et d’Irlande aux États-Unis et au Canada. Le seul port de New-York a reçu, en 1840, 60 000 émigrants, la plupart Anglais, Irlandais et Allemands.

(Rapport à M. le duc de Broglie sur les questions coloniales, par M. J. Lechevalier.)

[16] Revue coloniale. 1844.

[17] DEVIS des dépenses pour le transport des immigrants par un navire de l’Amérique du Nord, du port de 500 tonneaux, doublé et chevillé en cuivre.

Dépenses premières, 48 000 doll.

Ustensiles et objets nécessaires au logement et à la nourriture de 300 hommes, caisses à médicaments, caisses d’armes ; 200 poinçons pour l’eau, 5 010

Total des dépenses de construction et d’aménagement, 25 040 doll.

En francs, 120 000

Assurances 10% par an, f. 12 000

Entretien du navire 10%, » 12 000

Intérêts du capital 5%, » 6 000

Frais de port, chirurgien, maître d’équipage, charpentier, 14 matelots, etc., » 21 900

Provisions pour les officiers et l’équipage, » 12 560

Permis d’embarquement à Sierra-Leone, f. 3,50 par tête ; habillements des émigrants, » 6 625

Dépenses accessoires, » 5 000

Provisions calculées pour 3 voyages par an, soit pour 840 individus, » 35 000

Total de la dépense pour 840 émigrants f. 111 025

Soit par tête f. 132, ou doll. 25/26.

(Rapport sur les questions coloniales, par M. J. Lechevalier. t. III, p.868.)

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