Essai de définition de la science sociale

ESSAI DE DÉFINITION DE LA SCIENCE SOCIALE

J.-G. COURCELLE-SENEUIL

 

I. ORIGINES

II. OBJECTIONS DE PRINCIPE

III. ESSAI DE CLASSIFICATION

IV. L’HOMME SOCIAL

V. INCLINATIONS PERMANENTES. — PREMIERS DÉSIRS

VI. DÉSIRS SYMPATHIQUES

VII. LA SOCIÉTÉ

VIII.  LE PROGRES

IX.  LA CIVILISATION

X. FORMES DIVERSES DE LA CONCURRENCE VITALE

XI. L’ART SOCIAL

XII. CONCLUSION

 

I. ORIGINES

Il y a bien longtemps que les actes humains sont l’objet d’études réfléchies. Dans ces études, comme dans toutes les autres, on a cherché d’abord des préceptes d’art, des règles de conduite, puis on a essayé de définir les conditions de la vie morale dans l’individu et dans la société. Les travaux des philosophes grecs et ceux des penseurs qui les ont continués, en y mêlant plus ou moins des notions juridiques, nous ont laissé un riche héritage sur lequel nous vivons aujourd’hui. Ils ne nous ont point laissé une science de l’activité humaine.

Les études des penseurs du XVIIème siècle et de la plupart de ceux du XVIIIème sur cette matière, avaient encore un caractère empirique. Dans les livres de Hobbes, de Locke et de Rousseau, la vieille conception d’un droit naturel, qui avait pendant de longs siècles rendu tant de services à la civilisation, s’épanouissait et s’altérait en se complétant par l’idée d’un « état de nature » imaginaire. Montesquieu prenait une autre voie et demandait à l’histoire le secret des lois permanentes qui régissent les sociétés politiques, mais il ne songeait pas à chercher les lois qui régissent l’ensemble de l’activité humaine.

Au milieu du siècle dernier, il n’y avait point d’études scientifiques, dans le sens moderne du mot, portant, soit sur l’ensemble de l’activité humaine, soit sur une de ses branches. Malgré les succès obtenus dès le commencement du XVIIème siècle par les penseurs qui avaient cherché les lois du monde physique, on n’avait pas songé à étudier le monde moral par des recherches analogues. Ceux mêmes qui avaient fait de grandes découvertes dans la science du monde physique avaient quelque peine à définir la méthode qui les y avait conduits, cette méthode qui est devenue la régulatrice de la pensée moderne et lui a donné sa forme distinctive. On ne pouvait guère s’imaginer qu’elle pût être appliquée avec fruit à l’étude de l’homme et de la société, à ces phénomènes moraux et sociaux, rapides, fuyants, multiformes et d’une complexité qui semble défier la science. Comment d’ailleurs entreprendre et poursuivre cette étude sans rencontrer en soi-même l’obstacle d’idées préconçues, de croyances mises à part au-dessus de tout examen, qui devaient éloigner le penseur du but de ses recherches ou obscurcir son jugement ?

Cependant, à mesure que l’idée de science se dégageait davantage et que la méthode se perfectionnait par la pratique des études relatives au monde extérieur, à mesure que les conquêtes obtenues par ces études s’ajoutaient les unes aux autres et devenaient plus importantes, l’idée de prendre pour objet d’une science l’ensemble des actes humains acquérait plus de consistance. Pourquoi, si l’on appliquait à l’étude des choses sociales la méthode qui avait si bien réussi dans l’étude du monde physique, n’obtiendrait-on pas des résultats positifs, susceptibles de servir à la solution des problèmes les plus importants et les plus dignes d’intérêt ?

Plus on allait d’ailleurs, plus on répugnait à croire que l’univers physique fut réglé par des lois constantes et connaissables et que les choses humaines fussent abandonnées au hasard ou assujetties à des lois impénétrables. Depuis bien des siècles, on avait remarqué dans les phénomènes sociaux quelque chose de constant, une ressemblance que le grand historien Thucydide indique à la postérité comme un témoignage de l’exactitude de ses récits. On avait constaté dans l’histoire l’existence de certains retours et prononcé le nom de « science nouvelle ». Un jeune séminariste venait d’affirmer en Sorbonne que la loi du progrès, si fièrement constatée par Pascal dans la connaissance du monde physique, était révélée par l’histoire dans l’ensemble des actes humains. On se mit donc à l’œuvre, en commençant, comme il était naturel, par l’étude des phénomènes sociaux qui se rattachent le plus visiblement au monde matériel, ceux de la formation et de l’appropriation des richesses.

Quesnay et les hommes qui se groupèrent autour de lui ne limitèrent pas leurs recherches à ces phénomènes : ils portèrent leurs regards sur l’ensemble de la vie sociale et affirmèrent qu’il y existait un « ordre naturel ». S’ils ne réussirent pas à en découvrir les lois, ils les sentirent en quelque sorte, sans que leur pensée, enveloppée dans la phraséologie du droit naturel, parvint à se dégager en formules précises et vraiment scientifiques.

Bien que l’école de Quesnay n’ait pas rencontré un interprète éloquent de ses théories et ne les ait exprimées qu’en bégayant, les recherches qu’elle a commencées ont été continuées sans interruption, dans toute l’Europe et en Amérique, par une longue suite de penseurs qui, après avoir restreint l’objet de leurs études, ont ajouté leurs travaux à ceux de leurs devanciers, en les vérifiant, en les rectifiant, en les agrandissant sans cesse. Ainsi s’est formée peu à peu et péniblement la science désignée, bien ou mal, sous le nom d’ « économie politique ». On a nié son existence et contesté ses propositions ; l’exposition de ses principes a trop souvent été embarrassée par la discussion de questions d’application ; elle n’a pas été définie exactement, et cependant elle n’a pas cessé d’avancer et de faire œuvre.

Pendant que les économistes spécialisaient leurs études et les portaient volontiers vers la pratique, Auguste Comte reprenait avec énergie l’idée d’une science de l’ensemble des actes humains : sans essayer de la constituer, il prétendait la définir et lui donnait le nom de sociologie, barbarisme commode, a-t-on dit, qu’il était facile d’éviter en l’appelant poliologie. Après avoir nommé cette science future, et sans soupçonner qu’elle fût déjà commencée, Comte en a voulu indiquer le caractère, les conditions et signaler les difficultés que présentait sa constitution. Les grands penseurs anglais qui l’ont suivi ont fait de même et se sont occupés surtout de relever les difficultés. Entre leurs écrits, on peut citer le dernier livre de la Logiquede John Stuart Mill et l’Introduction à la science socialede M. Herbert Spencer, vaste recueil de notes curieuses, d’observations piquantes, profondes et très instructives, mais sans conclusion.

J’avais tenté moi-même, il y a quelque vingt-quatre ans[1], des études sur cette matière. Il me semblait, qu’au point où était arrivée l’économie politique, elle pouvait profiter de ses dernières découvertes pour jeter les bases de la science sociale. L’état d’une branche de l’activité humaine n’appelait-elle pas l’étude de cette activité tout entière ? Ne possédons-nous pas déjà la connaissance de lois importantes, que l’économie politique a constatées mais ne peut généraliser qu’en sortant du domaine qui lui a été autrefois assigné ? Sans méconnaître la gravité des difficultés signalées par MM. Mill et Spencer, on peut trouver qu’ils les ont exagérées en exigeant de la science sociale une perfection qu’on ne demande à aucune autre. Sans visera cette perfection impossible, surtout au début, nous croyons que si on laisse de côté les préoccupations de la pratique pour remonter aux éléments, il est possible d’établir dès aujourd’hui quelques principes fixes et de fonder une science que nos successeurs développeront à l’avenir. L’entreprise est belle et, à tout événement, il convient de la tenter.

II. OBJECTIONS DE PRINCIPE

Au moment de commencer nos recherches, nous sommes avertis et détournés par des voix menaçantes dont les unes déclarent l’entreprise impossible et les autres la déclarent tellement difficile qu’il serait téméraire de s’y engager. Écoutons un moment ces avertissements.

On nous dit d’abord : « que la conception d’une science de l’activité humaine implique négation du libre arbitre. En effet, toute science est fondée sur l’idée du retour nécessaire des mêmes phénomènes régis par des lois constantes. Or, comment concilier l’existence de ces lois avec le libre arbitre ? »

Remarquons que la doctrine du libre arbitre appartient à un ordre d’idées étrangères à la science proprement dite : c’est une thèse transcendante, dont une science fondée sur l’observation des faits ne doit pas s’occuper plus que de celles de la non-existence du mouvement ou de la non-existence des corps. En réalité chacun agit comme si ces trois thèses n’avaient jamais été soutenues. Le plus fataliste des hommes s’efforce de se tirer de l’eau lorsqu’il y est tombé, tout comme le moins fataliste. L’un comme l’autre admet que les actes de ses semblables exercent une influence sur les siens, et lorsque des peuples entiers ont affirmé le serf-arbitre, ils n’ont pas, moins que les autres, cultivé l’enseignement et maintenu le droit pénal, affirmant ainsi par des actes qu’ils croyaient l’homme capable d’être enseigné et corrigé.

Dire que l’homme est libre, ce n’est pas dire qu’il agisse sans motifs. Ces motifs, dont personne ne conteste l’existence, naissent, les uns de sa constitution physique et de celle du monde extérieur au sein duquel il vit, les autres, des actes de ses semblables avec lesquels son activité se trouve combinée. Or, sa constitution physique, celle du monde et celle de ses semblables sont assujetties à des lois fixes. Pourquoi une activité enveloppée de phénomènes régis par des lois n’obéirait-elle à aucune loi ?

L’observation pratique la plus élémentaire a depuis longtemps constaté que l’homme était guidé, dans ses croyances et dans les actes nés de ses croyances, par la force de son instinct propre, si l’on peut ainsi dire, que l’on appelle raison. Cette inclination stable est difficile à définir, et cependant chacun de nous pense la connaître assez pour distinguer l’adulte sain de l’adulte aliéné, l’homme doué de raison de l’homme qui l’a perdue. Le premier agit par des motifs analogues à ceux qui déterminent ses semblables et peuvent être prévus par eux dans une certaine mesure ; le second agit par des motifs que l’on ne peut prévoir. Cependant on dit que le premier est libre et que le second ne l’est pas, affirmant ainsi que la liberté est compatible avec l’existence d’une inclination stable et de lois fixes.

L’objection tirée de la doctrine du libre arbitre ou de la doctrine contraire ne doit donc pas nous arrêter. Voyons si celle que l’on tire de la difficulté de constituer une science sociale aurait plus de force.

« Toute science, nous dit-on, doit révéler des lois qui permettent de prévoir les phénomènes dont elle s’occupe. Comment prévoir les actes d’un individu ? il faudrait connaître à fond son caractère et les circonstances qui l’ont formé, telles que sa constitution physique spéciale, son éducation, à laquelle ont concouru tous les phénomènes qui ont eu sur lui une influence quelconque, phénomènes innombrables, dont la variété est infinie et dont lui-même n’a pas conscience. De même, pour prévoir les actes d’un groupe humain, il faudrait connaître toutes les circonstances qui ont formé le caractère de chacun de ses membres, et il est impossible d’arriver à cette connaissance. »

Oui sans aucun doute, répondrons-nous, cela peut être impossible aujourd’hui ; mais demain ? qui peut le savoir ? D’ailleurs, ceux qui élèvent cette objection sont précisément ceux qui prétendent soucier la science sociale à la biologie. Ils ont de la première une conception fausse et ne peuvent aboutir à rien, parce qu’ils partent d’hypothèses dénuées de preuves sur les origines, sur la diversité de constitution des races humaines, sur l’évolution, sur l’atavisme, etc. Ils attendent les progrès de la biologie, ne voyant pas que lors même qu’elle aurait mis à nu les causes et les formes matérielles de la pensée, la science sociale ne serait ni plus ni moins avancée.

Ce qui est certain, c’est que les observations de Guerry, de Quetelet et de leurs successeurs suggèrent de la façon la plus impérieuse la présence de lois fixes dans ceux des actes humains qui semblent le plus indépendants de toute loi. Toutefois, ce n’est pas de ce côté que peuvent être dirigées le plus utilement les recherches de la science sociale. Avant d’aborder l’étude des détails, elle doit établir les grandes lignes. Pourquoi d’ailleurs élever contre elle de telles exigences ? Aucune science n’est complète : peut-on demander à celle-ci de l’être dès le berceau ? On permet bien à l’astronomie, qui existe depuis tant de siècles et qui a pour objet des phénomènes très simples, d’ignorer la cause de certaines irrégularités ; on ne refuse pas l’existence à la physiologie, parce qu’elle ne peut expliquer les fonctions d’organes considérables ; on n’exige pas que la botanique nous dise pourquoi il y a tant de différence dans la structure et dans la dimension des branches et des feuilles d’arbres de la même espèce. On ne nie pas qu’il existe une astronomie, une physiologie et une botanique, ni que ces sciences nous révèlent l’existence de lois importantes, dont nos arts tirent le plus grand parti. Pourquoi serait-on plus exigeant pour la science qui étudie les phénomènes les plus complexes et les plus difficiles à constater, parce qu’ils se passent en nous-mêmes et n’admettent guère l’expérience ? Ni la physiologie, ni la botanique, ni la zoologie ne se sont encore occupées des individus ; elles n’ont étudié que les espèces. Il faut permettre à la science sociale de commencer par là, sans lui interdire d’aller plus loin, si elle le peut.

En fait, il s’agit de constater, par l’observation et le raisonnement, ce qu’il y a de stable et de constant dans l’ensemble des actes humains, quelles sont les inclinations fondamentales, les tendances de l’espèce, qui constituent, à proprement parler, la raison humaine appliquée à la conduite de la vie. On s’occupera plus tard des détails individuels, s’il y a lieu.

Nous ne parlerons pas d’une méthode particulière à la science sociale. Il n’existe qu’une méthode scientifique, et nous n’essayerons ni de la définir ni de la décrire : c’est un soin qui appartient aux auteurs de grandes découvertes. En appliquant cette méthode aux phénomènes sociaux, on recherche les causes premières de faits connus et vulgaires, mais très complexes et peu étudiés. Un premier penseur donne sa théorie, un second la critique, la rectifie, et un troisième en fait autant de celle du second. Il semble ainsi que la science reste stationnaire, parce que la critique y tient une grande part ; mais elle avance sans cesse, parce qu’on voit plus distinctement de jour en jour les lois qui lient les faits à leurs causes.

La science sociale, comme toutes les autres, aborde l’étude des phénomènes avec une préoccupation, une seule : celle de découvrir dans leur évolution des lois générales, fondées sur un ordre stable, naturel, indépendant des volontés et des caprices humains. L’observation lui suggère des hypothèses, incessamment vérifiables par la confrontation des faits, qui les confirme ou les anéantit : ses conclusions, comme celles des autres sciences, tirent leur autorité, non de la réputation de leurs auteurs, mais de la nature elle-même. On pourra toujours critiquer cette science, la trouver à bon droit incomplète et imparfaite, comme toutes les autres. On lui reprochera de ne considérer qu’un côté des choses, comme si notre esprit, de même que nos yeux, pouvait voir les objets autrement que par un côté et sous un aspect déterminé. On lui reprochera d’employer des formules très larges, imposées par la complexité des faits et par l’infinie variété des phénomènes compris sous une seule désignation. On l’attaquera avec plus de passion que toute autre, parce que, plus que toute autre, elle contrariera des intérêts puissants ou des opinions invétérées qu’on élève volontiers au-dessus de toute discussion. Mais qu’importe ? Cette science est commencée, il faut la cultiver, l’étendre et en propager la connaissance.

III. ESSAI DE CLASSIFICATION

Essayons, pour mieux éclairer notre sujet, de classer les diverses branches de nos connaissances relatives à l’homme considéré comme principe d’actes volontaires, et, avant tout, rappelons une distinction capitale trop souvent oubliée : celle de la science et de l’art.

Cette distinction est fort ancienne ; elle a été clairement énoncée par Platon, qui divise toutes nos connaissances en gnostiques et en pratiques. On a pu la perdre de vue pendant les temps qui ont précédé l’avènement de la science moderne ; il importe d’y revenir, aujourd’hui que cette distinction est devenue plus importante et plus facile à établir qu’à l’époque des écoles platoniciennes.

La science, ou gnostique, se forme par une suite de recherches sur un objet déterminé. Son but est de constater des lois naturelles permanentes, de dégager de l’immense détail des phénomènes qui se succèdent sous nos yeux ce qu’ils contiennent de constant et d’universel. La science ne s’occupe que de ce qui est partout et toujours ; dans ses interprétations, elle ne s’inspire que du témoignage de la nature, sans tenir compte de celui des hommes.

L’art, au contraire, est un ensemble d’études entreprises en vue d’un but donné qu’il s’efforce d’atteindre. Ce but est déterminé par la volonté humaine et tend à la satisfaction de besoins humains. La science est destinée à éclairer l’art en lui préparant la connaissance des lois naturelles. Mais lorsqu’elle étudie ces lois, elle laisse de côté les préoccupations d’application, tout comme les idées préconçues, et cherche uniquement la vérité.

La science rend la connaissance des lois qu’elle découvre facile à acquérir et à transmettre par l’enseignement à tout homme capable d’une attention soutenue, au moyen de la démonstration. Elle commande l’unité de croyance chez ceux qui la cultivent.

Ainsi, la mécanique rationnelle est une science, et la mécanique industrielle est un art. Deux sciences, comprises sous le nom de biologie, ont pour objet l’étude du corps humain : ce sont l’anatomie et la physiologie; elles éclairent un art important, divisé en deux branches : l’hygiène et la thérapeutique.

L’art est antérieur à la science : on a formulé et observé des préceptes d’hygiène et de thérapeutique bien avant qu’il fût question d’anatomie et de physiologie. C’est en étudiant les arts qu’on s’est élevé à la conception des sciences, dans toutes les branches du savoir humain. Aujourd’hui, l’on sait que les arts ne peuvent arriver à une puissance respectable qu’à la condition d’être fondés sur les sciences. Il a donc toujours existé, et il existe encore, des relations intimes entre les arts et les sciences, sans que les arts et les sciences cessent de conserver un caractère distinct.

On désigne les sciences par leur objet et les arts par leur but. Toute branche d’études qui a une autre fin que de connaître est un art ; celles qui n’ont que la connaissance pour fin immédiate sont des sciences.

L’objet de la science sociale est l’activité volontaire de l’homme, soit qu’elle s’applique au monde extérieur ou à des individus et à des groupes humains.

Trois sciences s’occupent déjà de ce sujet, mais elles le considèrent à un point de vue différent. Ce sont : la philosophie, l’histoire et l’économie politique.

La philosophie cherche la nature de l’être humain, les lois qui régissent le fonctionnement de son intelligence et les conditions de la connaissance.

L’histoire constate, vérifie et classe les phénomènes engendrés par l’activité humaine, non seulement dans les institutions politiques, les révolutions et les guerres, mais dans les arts, dans les sciences, dans les coutumes. Elle travaille à conserver et à débrouiller les souvenirs confus de l’espèce humaine par l’étude des monuments de toute sorte laissés sur la terre par nos prédécesseurs dans la vie. L’histoire est le grand répertoire de toutes les études relatives à l’homme moral ; elle les éclaire, et, à son tour, reçoit d’elles la lumière.

L’économie politique relève les lois et les conditions de l’activité humaine, mais seulement dans une de ses branches : celle qui a pour objet la formation et l’appropriation des richesses. Cette branche ne peut guère être séparée des autres et du tronc principal. Aussi a-t-il toujours été difficile aux économistes, même lorsqu’ils ne s’occupaient que de science pure, de demeurer enfermés dans les limites qu’ils s’étaient eux-mêmes imposées, et ils ont dû empiéter bien davantage lorsqu’ils se sont occupés d’art ou d’application.

A côté de ces trois sciences, et en relation intime avec elles, quatre grands arts travaillent à la conduite de la vie. Ce sont : la politique, la pédagogie et les deux grands arts disciplinaires : la morale et le droit ; la morale nous dirigeant par l’autorité de la persuasion, et le droit employant, au besoin, la contrainte pour nous imposer l’obéissance.

Ici, nous devons nous arrêter un moment, parce que la morale et le droit sont habituellement classés entre les sciences, et présentés sous ce nom par des hommes considérables, dont l’opinion est associée à une idée de hiérarchie, de supériorité des sciences et d’infériorité des arts, qui se rattache à la vieille doctrine de la supériorité de la vie contemplative sur la vie active.

Dans le langage vulgaire, le mot « science » désigne une somme de connaissances relatives à un sujet donné, acquises, même lorsqu’elles sont reçues par enseignement, au prix de longues et patientes études. Considéré à ce point de vue, le droit peut être qualifié de science, car aucune branche d’études n’exige de celui qui veut y acquérir une supériorité plus d’intelligence, de travail, de savoir et de temps. À un autre point de vue, quelle branche de savoir prétendrait être supérieure en dignité à celles qui ordonnent la conduite des hommes ? Il faut sans contredit faire de longues et sérieuses études pour devenir un moraliste ou un jurisconsulte distingué ; la morale et le droit ne cesseront pas de décider comment les hommes doivent user de toutes leurs connaissances. Ce sont deux points sur lesquels il ne peut y avoir aucune discussion.

Mais, dans la classification que nous soutenons, on ne considère ni dignité, ni longueur d’études ; on ne considère que la nature et le but immédiat des recherches, leur point de vue. Quant la dignité, nous ne voyons aucune différence entre les diverses branches d’études, et nous ne parvenons pas à comprendre qu’il puisse en exister. On pouvait imaginer une hiérarchie des connaissances humaines avec subordination, lorsque l’on croyait que ces connaissances avaient atteint leur perfection ; alors on disait que la philosophie était la servante de la théologie ; on attribuait à celle-ci, dans l’Université de Paris, une Faculté tout entière, de même qu’au droit, qui n’était pourtant alors que le droit canonique ; la philosophie n’était qu’un art qui, avec la grammaire et la rhétorique, occupait la dernière des Facultés. Aujourd’hui, et depuis quelque temps, nous savons que nos connaissances, loin d’avoir atteint la perfection, sont toujours imparfaites ; nous ne croyons pas que la contemplation soit supérieure à l’action : nous considérons les sciences et les arts, comme appartenant à une seule, à la même fonction sociale.

Nous savons qu’Ulpien a dit en son temps (et si nous l’avions oublié, on nous l’aurait plus d’une fois rappelé) : « Le droit est l’art du bien et de l’équité et l’on peut avec raison nous appeler ses prêtres. » À l’époque où ces paroles ont été écrites, il n’y avait guère d’autres sciences que l’astronomie et les mathématiques. Le droit, longtemps lié à la religion et au sacerdoce, venait de s’incorporer les enseignements de la philosophie stoïcienne, et le jurisconsulte croyait posséder des règles de conduite dictées ou révélées par la nature elle-même. Le langage d’Ulpien était donc correct et n’était pas trop superbe, mais sous la plume ou dans la bouche des jurisconsultes du XIXème siècle, il nous semble un peu excessif et appelle un sourire.

Laissons de côté toutes ces idées de dignité pour considérer en eux-mêmes la morale et le droit. Comment seraient-ils des sciences dans le sens moderne du mot ? La science est d’hier, et leur existence remonte à l’origine de la civilisation. L’objet de la science est la nature, qui est la même partout et toujours tandis que les règles de la morale et du droit ne sont connues ni de tous les peuples, ni du même peuple aux diverses époques de son existence. La science constate des faits et des lois qui ne dépendent à aucun degré de la volonté humaine, sans formuler ni règle ni précepte de conduite, tandis que la morale et le droit se composent de règles et de préceptes tendant à élever notre volonté au-dessus des appétences d’instinct et à lui donner une direction imaginée par les hommes. Quoi de plus artificiel que ces règles et ces préceptes ? La science ne donne pas d’ordres, pas même de conseils.

Donc, classons entre les arts la morale et le droit et recherchons comment peut être constituée la science sociale.

IV. L’HOMME SOCIAL

L’observation nous montre l’homme vivant et agissant par groupes. Notre science doit donc négliger la distinction de l’âme et du corps, sans la nier, ni l’affirmer, ni la discuter, simplement parce que l’observation ne nous montre ni une âme agissant séparée du corps, ni un corps agissant séparé de l’âme. La science ne voit que des groupes et des individus dont la vie se manifeste par des actes volontaires indivisibles, dans lesquels la personne humaine agit tout entière, avec toutes ses facultés, telle qu’elle existe à l’état concret. C’est cette personne vivante, agissant dans l’état de santé, qu’étudie la science sociale.

Nous disons « dans l’état de santé», parce que la maladie trouble parfois singulièrement les facultés et produit des actes très différents de ceux de l’homme bien portant. Il y a, sans doute, des relations nécessaires entre ces deux sortes d’actes : leur étude appartient à la biologie, science limitrophe de la nôtre, mais très distincte.

De même que nous négligeons la distinction de l’âme et du corps, parce qu’elle ne tombe pas sous notre observation directe, nous ne pouvons considérer l’individu comme un être isolé. Sans doute, il est facile et utile de l’isoler par la pensée, comme l’ont isolé la plupart des philosophes et comme l’isole l’opinion populaire ; mais il ne faut jamais perdre de vue que cet isolement n’existe pas dans la réalité. Tous les jours on voit l’individu s’isoler plus ou moins de ses semblables, mais après avoir vécu avec eux ou tout au moins communiqué avec eux. Tous ceux que l’on a observés ou que l’on peut observer ont eu ou auront plus ou moins de rapports avec d’autres êtres humains, et ces rapports exercent nécessairement sur leur volonté et leurs actes une influence plus ou moins grande. Il faut donc, même lorsque nous considérons l’individu seulement, nous souvenir qu’il appartient à un groupe humain et que, si nous l’étudions sans tenir compte de ses communications avec ses semblables, nos études seront incomplètes et sans valeur.

Cette vérité a échappé à ceux qui, voulant introduire la méthode scientifique dans l’étude des facultés humaines, se sont observés eux-mêmes, cherchant dans l’homme cultivé du XVIIIème ou du XIXème siècle l’homme-type, de tous les lieux, de tous les âges, de toutes les cultures. Leurs recherches n’ont abouti qu’à une grande pétition de principe, montrant comme existantes en tout temps et en tout lieu les facultés qu’on peut observer aujourd’hui. Ces chercheurs, de très bonne foi d’ailleurs, ressemblaient assez à ceux qui trouvent dans une mine le minerai qu’ils y ont eux-mêmes déposé, ou aux alchimistes qui ont trouvé souvent dans le creuset l’or qu’eux-mêmes y avaient mis.

Comme toutes les origines, celle de l’homme nous est cachée. Nous ne pouvons même soupçonner l’état des hommes d’une période relativement récente que par des conjectures. On peut, on doit observer les enfants ; mais dès le premier réveil de la vie, l’enfant de nos jours reçoit avec le langage les idées et les sentiments des adultes qui l’entourent et l’élèvent. Une langue, même dans la bouche des personnes les moins cultivées, constitue une encyclopédie dans laquelle se résument les connaissances de ceux qui la parlent, leurs points de vue sur la nature et sur la société. Le langage a été, bien avant l’écriture, le moyen de transmission des connaissances d’un individu à l’autre et d’une génération à celle qui la suit. Par le langage, l’enfant hérite, sans s’en apercevoir, des idées élaborées par les générations qui l’ont précédé ; il entre dans la vie avec un capital de connaissances qui n’est pas son œuvre propre, qu’il modifie plus ou moins dans le cours de son existence et transmet à ses successeurs.

Dès le premier âge, les idées de l’enfant reçoivent de l’éducation une certaine forme. Ses organes et ses facultés sont, si l’on peut ainsi dire, la seule partie de son être qui lui appartienne en propre : sa vie intellectuelle est plutôt collective qu’individuelle, tant l’éducation, même la plus insouciante, lui a imprimé une forme et imposé des habitudes. La nourrice qui, montrant un arbre à son nourrisson, lui apprend à l’appeler un arbre et qui, plus tard, lui apprend à distinguer un marronnier d’un orme, lui enseigne une première classification et l’habitue, sans s’en douter elle-même, à discerner le genre de l’espèce. Lorsqu’elle le fait compter jusqu’à dix en lui montrant ses doigts, elle lui insinue dans l’esprit une idée plus abstraite encore. Que de siècles et que de travaux accumulés ont été nécessaires pour arriver à cette connaissance ! combien d’hommes n’y sont pas encore parvenus ! Cette influence de nos semblables sur chacun de nous augmente à mesure que la vie grandit ; le milieu social dans lequel nous vivons nous enveloppe de toutes parts et nous pénètre en quelque sorte par tous les pores.

Ce n’est donc pas dans les connaissances et dans les habitudes d’esprit, si différentes suivant les temps et les lieux, que nous pouvons étudier les inclinations fondamentales communes à tous les hommes. Toutefois, cette pénétration de l’individu par le milieu social nous révèle l’inclination primitive qui constitue en quelque sorte le fond de la sociabilité. L’enfant croit naturellement à la parole de l’adulte et cherche à l’imiter ; puis, devenu adulte à son tour, il cherche à imiter ses semblables et croit à leur parole, tant qu’il n’a pas appris à s’en méfier, à la critiquer, et même au-delà. Tout enseignement est fondé sur cet acte continu de confiance et de foi.

Essayez de rechercher par la pensée celles de vos connaissances qui reposent sur la foi accordée au témoignage des hommes : il y a de quoi être effrayé ! Tous les faits rappelés par l’histoire ne peuvent vous être autrement connus, de même que ceux de l’histoire contemporaine dont vous n’avez pas été personnellement témoin. Ajoutez à cette masse énorme de faits les lois révélées par les sciences que vous n’avez pas cultivées. Dans les sciences mêmes qui peuvent vous être familières, que de faits et de lois n’avez-vous pas acceptés sur parole, sans aucune vérification ? Que vous reste-t-il en propre ? Bien peu de chose : une infime partie de vos connaissances, si vous êtes un homme instruit, et une partie d’autant moindre que vos connaissances sont plus étendues. Avec des connaissances moindres, dans un état arriéré de civilisation par exemple, la part de votre petit savoir qui semblerait vous appartenir en propre serait relativement plus grande ; mais la somme totale serait infiniment moindre et la partie la plus personnelle, venant d’un enseignement très imparfait et moins vérifié, serait moins certaine à tout prendre que celle que vous acceptez aujourd’hui sur la foi d’autrui.

Sans entrer dans plus de détails, nous pouvons affirmer, d’après les considérations qui précèdent, l’existence d’une inclination primitive, formulée par Pascal en ces termes : « L’esprit croit naturellement. » Mais la croyance, la foi qui produit les actes humains et leur donne une forme n’est pas le moteur qui les cause : c’est ce moteur qu’il faut chercher.

V. INCLINATIONS PERMANENTES. — PREMIERS DÉSIRS

Pendant le premier âge et jusqu’à sa formation, l’homme semble doué d’une activité instinctive et spontanée dont il est difficile de comprendre les motifs et les lois. Cette activité semble consister dans un simple essai des organes extérieurs, sans direction suivie et soutenue. Chez l’adulte, l’activité prend un caractère différent : de spontanée, elle devient volontaire. Nous appellerons « volonté » la force qui se manifeste par l’action.

La volonté semble être naturellement inerte ou endormie ; elle ne se montre que sous l’impulsion d’un motif ou mobile, appelé « besoin » ou « désir ». Si l’homme n’éprouve ni besoin ni désir, il n’agit pas ; on peut même distinguer chez lui des désirs faibles et vagues qui ne suffisent pas à mettre la volonté en mouvement et ne produisent que des velléités ; de telle sorte qu’on peut dire de la volonté non seulement qu’elle est inerte, mais qu’elle tend toujours plus ou moins, par une inclination naturelle, à revenir à l’état d’inertie. À ce point de vue, elle ressemble assez aux machines qui n’agissent que par l’impulsion d’une force motrice et s’arrêtent dès que cette impulsion cesse de se faire sentir ou seulement diminue et devient insuffisante.

Mais la volonté humaine diffère des machines en ceci : que le moteur auquel elle obéit, loin d’être extérieur à l’homme, se manifeste, au contraire, comme un résultat de sa constitution. Le besoin ou désir et la volonté se trouvent dans l’homme de tous les temps, de tous les lieux et dans tous les états de culture.

Les besoins agissent sur la volonté par la douleur et par le plaisir : l’homme éprouve de la douleur quand ils ne sont pas satisfaits et du plaisir quand ils le sont. Lorsqu’il prévoit, la prévision de la douleur devient crainte et la prévision du plaisir, espérance. Douleur et crainte, plaisir et espérance, voilâtes mobiles des actions humaines.

Les besoins primitifs et généraux sont ceux dont la satisfaction est indispensable à la conservation de l’individu et de l’espèce : besoins d’alimentation et de reproduction. Ces besoins, communs aux hommes et aux bêtes, sont désignés sous le nom d’appétences : ils sont intermittents, mais se renouvellent sans cesse. Ce sont les premiers moteurs de la volonté humaine, à laquelle ils imposent une longue suite d’efforts et qu’ils empêchent de s’abandonner à l’inertie.

Cependant l’inertie ne laisse pas de se faire sentir. L’homme n’agit jamais pour agir, en vue de l’action seulement ; il agit en vue du résultat, qui est la satisfaction d’un besoin, plaisir obtenu ou peine évitée ; dès que le besoin est satisfait, l’action cesse s’il n’est aussitôt remplacé par un autre. Le sauvage, une fois rassasié, s’arrête et reste oisif jusqu’à ce que la faim, actuelle ou imminente, vienne réveiller son activité ; l’homme civilisé, stimulé par la prévoyance qui lui fait sentir les besoins futurs, s’impose une longue suite d’actes dans l’espérance d’arriver au repos.

L’activité humaine n’est pas chose simple ; on y distingue des phénomènes successifs. En éprouvant des besoins, l’homme cherche comment il pourra les satisfaire ; son intelligence s’éveille, pense, imagine et combine les moyens d’obtenir la satisfaction désirée. Ces moyens trouvés, il espère et agit ; mais tant qu’il ne croit pas les avoir trouvés, il n’espère ni n’agit : sans espérance, point d’action. Besoin, connaissance, espérance, voilà les trois conditions de l’action.

Ces trois conditions sont indispensables, mais elles ne suffisent pas : lors même qu’il pense agir, même lorsqu’il agit, l’homme répugne à l’action, qu’il appelle travail, peine ou effort. Tout effort, ne fût-il que la moindre tension de la volonté, lui coûte, si bien qu’il cherche sans cesse et autant qu’il le peut à le réduire. La recherche du moindre effort possible est la loi souveraine et régulatrice de l’activité humaine. Cette loi n’admet ni contradiction ni exception, et régit notre activité comme la gravitation régit le monde matériel. L’homme, d’ailleurs, compare sans cesse le besoin avec l’effort au prix duquel il peut le satisfaire et juge ce qui lui coûtera le plus, de la non-satisfaction du besoin ou de l’effort nécessaire à sa satisfaction : lorsque le sentiment du besoin l’emporte, l’homme agit ; lorsque l’effort lui est plus pénible que la non-satisfaction du besoin, il s’abstient. Si la volonté cède habituellement partout et toujours aux besoins dont la non-satisfaction compromettrait l’existence de l’individu, c’est que le besoin le plus impérieux, celui dans lequel se résument tous les autres, est le besoin de vivre.

Ainsi, aux trois conditions indiquées plus haut il faut en ajouter deux autres : 1° que la raison juge l’effort moins pénible que la non-satisfaction du besoin ; 2° que l’effort soit estimé le moindre possible ; car entre deux moyens de satisfaire un besoin donné, l’homme choisit toujours celui qui lui coûte le moins de travail. Ainsi, l’acte volontaire met en exercice toutes les facultés de l’homme : sa raison choisit entre l’action et l’inaction ; son intelligence, son imagination, sa mémoire, travaillent à lui procurer les moyens d’approprier à la satisfaction de chaque besoin le moindre effort possible ; enfin, la volonté fait un effort presque toujours accompagné d’un travail musculaire. Toute la machine humaine est en mouvement.

Voilà les conditions élémentaires de l’action simple sur le monde extérieur : voyons maintenant celles de son développement.

Lorsque les moyens de satisfaire un besoin ont été une fois trouvés et employés, on peut le satisfaire une autre fois avec moins d’effort en répétant les mêmes actes. Alors, non seulement l’homme est dispensé d’inventer, mais à force de revenir sur les mêmes pensées et les mêmes actions, il y revient avec moins de peine, par l’effet de l’habitude, comme à force d’aller d’un lieu à un autre par le même chemin ses pas tracent un sentier qui lui rend le trajet plus facile. Mais, lors même qu’on n’invente pas, l’effort coûte et on tâche de le réduire si l’on ne peut le supprimer. On parvient à le réduire quand on répète les mêmes actes, non seulement par la facilité que donne l’habitude, mais par de petites inventions, quelquefois imperceptibles, qui viennent constituer l’habileté de main. On rencontre fréquemment chez les sauvages cette habileté portée à un tel point qu’elle excite l’étonnement des civilisés. Ainsi l’inertie constitue elle-même un besoin permanent, qui appelle constamment l’attention de l’homme sur les moyens de réduire l’effort auquel il est obligé.

En même temps que l’habitude rend l’effort plus facile, elle émousse le besoin mieux satisfait, par un sentiment de satiété qui suscite des besoins nouveaux. L’homme, d’ailleurs, devenu par le succès plus accessible à l’espérance, tente volontiers de nouvelles entreprises et consent à faire de nouveaux efforts. En cela il se distingue des bêtes, chez lesquelles on n’a pas encore constaté de progrès dans les formes du travail ni dans les besoins satisfaits, tandis que chez l’homme, sous ces deux rapports, le progrès est immense.

VI. DÉSIRS SYMPATHIQUES

Étudions maintenant les rapports de l’individu avec ses semblables.

Les besoins qui mettent en mouvement l’action humaine sont individuels. C’est l’individu qui souffre ou jouit, qui craint, qui espère, qui agit ou s’abstient, qui peine ou qui se repose. Mais cet individu se trouve dès sa naissance en rapport avec ses semblables, qui sont pour lui l’objet de désirs et de sentiments spéciaux qu’il importe d’étudier.

Bien que l’enfant soit plus longtemps que les petits animaux incapable de se suffire, le lien instinctif qui le rattache à ses parents ne tarde pas à s’affaiblir lorsque ceux-ci ont de la peine à soutenir leur existence. Dès qu’ils le peuvent, ils mettent l’enfant à leur service et suppléent à son ignorance des moyens de vivre par un enseignement qui ajoute, s’il est nécessaire, la crainte de la coercition au sentiment du besoin.

Toutefois, il existe entre les parents et les enfants un sentiment d’affection primitif et naturel, différent de ceux qui existent entre adultes et qui vont nous occuper.

L’homme, habituellement, traite volontiers son semblable comme le monde matériel ou comme les animaux, et le fait servir de même, lorsqu’il le peut, à la satisfaction de ses besoins : il s’empare naturellement et d’instinct des produits du travail d’autrui et s’asservit l’homme aussi bien qu’une bête de somme. Mais comme celui-ci répugne à être asservi et dépouillé, il résiste. De là des luttes qui, dès l’origine, ont occupé une grande place dans la vie des groupes humains.

Les désirs de cette sorte et les actes plus ou moins violents dont ils sont la cause ne se développent pas seulement dans la vie sauvage : ils persistent dans les sociétés les plus civilisées. Partout et toujours, l’individu cherche à faire servir son semblable à la satisfaction de ses besoins propres et à rejeter sur lui l’effort nécessaire pour acquérir des richesses, tout comme il rejette cet effort sur l’air, sur l’eau, sur la vapeur ou sur les animaux domestiques.

Les actes et les luttes de cet ordre ont été suscités par des besoins exactement semblables à ceux qui ont pour objet la possession du monde extérieur, aux besoins économiques proprement dits.

Mais l’homme est pour l’homme l’objet de désirs d’une tout autre sorte, qui se développent prodigieusement à mesure que la civilisation grandit. Ce sont les désirs sympathiques qui tendent à obtenir l’estime, l’affection ou l’admiration des hommes et à éviter les sentiments contraires. De là naissent aussi la jalousie, l’envie et autres sentiments de nature plus ou moins haineuse, dont la source est la même que celle des sentiments sympathiques.

Les désirs de cette catégorie se rencontrent plus ou moins développés chez tous les hommes. À peine, il est vrai, sont-ils sensibles chez les sauvages qui occupent le bas de l’échelle, comme quelques Australiens absorbés par le souci de soutenir leur vie au moyen d’une industrie rudimentaire ; mais partout ailleurs ces désirs occupent une place importante dans l’existence des hommes et causent un grand nombre de leurs actes. On les remarque dès le premier âge chez l’enfant, toujours désireux d’appeler l’attention et les caresses de ceux qui l’entourent. Le désir de la parure, qu’on rencontre même chez les pauvres Fuégiens, et qui est si apparent chez les sauvages des pays tropicaux, dont la vie matérielle est facile, appartient à cette espèce. Pour satisfaire ce besoin, le sauvage endure les tatouages les plus douloureux, les mutilations, les déformations du corps, com-me nos grand-mères enduraient leurs corsets, comme les femmes d’aujourd’hui ont enduré leurs hauts talons et toutes les extravagances de la mode. Calculez l’ensemble d’efforts humains que cause ce besoin à l’époque où nous sommes !

Que dire du désir d’occuper un rang entre les hommes, de s’élever au-dessus de ceux qui nous entourent, d’obtenir des honneurs, de la réputation, de la gloire ? Qui ne voit la somme énorme d’efforts que ce désir suscite et la tension violente qu’il impose aux volontés ? C’est ce désir qui porte un grand nombre d’individus à faire des actions extraordinaires appelant sur eux l’admiration publique. Ces actions vont jusqu’au sacrifice de la vie, supporté non seulement avec résignation, mais avec joie et enthousiasme, comme on le voit à tous les degrés de la civilisation. « La douceur de la gloire est si grande, dit Pascal, qu’à quelque chose qu’on l’attache, même à la mort, on l’aime. »

L’antiquité a vu le philosophie Pérégrinus se brûler vivant, et on a vu, de notre temps, des suicides qui n’avaient pas d’autre motif que le désir d’occuper quelques lignes dans la chronique des journaux du lendemain. Les désirs sympathiques sont sans contredit ceux qui suscitent les plus grands efforts, et ils augmentent avec une facilité qui les rend inextinguibles.

Désirs économiques ou industriels ayant pour but la jouissance d’objets matériels, désirs sympathiques ayant pour fin d’obtenir un sentiment d’autrui, voilà les deux grandes classes dans lesquelles rentrent les désirs si variés et si complexes que l’on rencontre chez l’homme de tous les temps et de tous les pays.

Sous l’impulsion des désirs divers qui déterminent son activité, l’homme cherche d’heure en heure s’il doit agir ou s’abstenir, s’il doit se livrer à tel acte ou à tel autre. Nous appelons raison la faculté qui détermine notre choix, et elle est plus ou moins éclairée selon le degré de notre savoir, car l’action est nécessairement limitée par les connaissances de l’agent. Lorsque, par exemple, l’homme se trouve dans une situation telle que toute son activité suffit à peine à la satisfaction de ses premiers besoins, il n’agit que pour cette satisfaction et n’acquiert vraiment la liberté de choisir que lorsqu’il peut appliquer une partie de son activité à autre chose.

Ni la somme des désirs, ni l’intensité respective de chacun d’eux, ni l’effort nécessaire pour les satisfaire, ne sont les mêmes chez les divers individus, ni chez le même individu aux divers moments de sa vie. C’est pourquoi, dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons constater l’existence d’aucune loi qui régisse les actes de chaque individu, considéré isolément. Ce qu’on peut constater sans peine, c’est leur commune condition d’être tous faillibles et sujets à l’erreur. Tous se trompent plus ou moins dans leurs espérances, dans l’appréciation des moyens de les réaliser, dans leurs jugements et dans leurs choix. Les groupes, eux aussi, sont faillibles, comme les individus ; ils sont sujets à l’ignorance effective et à l’ignorance temporaire causée par l’orgueil, la paresse, la colère, etc. Les plus grandes nations ne sont pas exemptes de ces faiblesses.

À considérer l’individu seulement, on relève sans peine dans sa conduite des erreurs innombrables et des rectifications auxquelles chacun se livre incessamment. «  Nous vivons à tâtons », a dit Régnier : chacun agit d’une action intermittente, chancelante, changeante, laquelle, cependant, ne s’arrête qu’avec la vie. Le caractère tâtonnant de l’activité individuelle ne l’empêche pas d’être dirigée par les désirs que nous avons signalés et par les lois que révèle l’observation des sociétés.

Cette activité est dominée par un instinct universel, qui rapporte à chacun de nous ou à nos semblables les actes dont il est l’auteur, actes nés de nos désirs et ayant pour fin leur satisfaction. Tous nous cherchons à vivre d’abord, puis à étendre notre vie par l’augmentation de notre puissance sur les choses et sur les hommes. C’est là que nous sommes conduits par nos besoins et par leurs agrandissements successifs. Vainement on a flétri cette tendance sous le nom d’ « égoïsme » ; vainement on a prétendu qu’elle était l’origine de tous les maux, ou plutôt le mal suprême ; elle a persisté, parce qu’on ne saurait supprimer une inclination primordiale et naturelle, pas plus qu’on ne peut supprimer en la condamnant la circulation du sang. Quoi que l’on dise ou fasse, l’activité de l’homme est réflexe : elle part de lui et aboutit à lui, dans l’individu, dans le groupe et dans l’espèce.

Il est difficile, sinon impossible, d’appliquer notre curiosité et notre travail à quelque chose qui n’intéresse ni nous ni nos semblables. Les sciences les plus abstraites et celles qui s’occupent des objets les plus éloignés de nous, comme les mathématiques et l’astronomie, ont pour fin dernière une utilité humaine. Toute la philosophie ancienne a cherché le bonheur, et nous nous livrons avec d’autres formes à la même recherche. En somme, nous devons reconnaître que si les connaissances humaines varient sans relâche depuis l’origine, la volonté est constante et absolument stable.

Cette stabilité des désirs et de la volonté est très souvent méconnue, parce qu’on est frappé de l’énorme variété des actes voulus par les différents individus ou même par un seul individu dans un temps très court. On ne prend pas assez garde que la connaissance des choses et de la vie n’est la même ni chez les divers individus que l’on peut observer, ni chez le même individu aux divers moments de son existence. Chacun sait et prévoit plus ou moins ; chacun est sous l’empire d’une passion qui exagère certains besoins et fait oublier les autres ; il est valétudinaire, malade ou bien portant, vieux ou jeune, riche ou pauvre. Autant de conditions qui causent les différences que l’on remarque dans les actes humains. Mais la volonté de tous, toujours la même, ne cesse de tendre à la conservation et à l’extension de la vie.

VII. LA SOCIÉTÉ

La première société que nous puissions concevoir est la famille, dans laquelle la femme et les enfants font en quelque sorte partie de la personnalité du chef. Ils lui appartiennent et sont ses instruments dans la lutte pour l’existence, soit contre le monde extérieur, soit contre ses semblables. Dans les luttes entre hommes, le fort s’assujettit les faibles et s’associe à ses égaux. Des groupes se forment, qui s’habituent à vivre selon certaines coutumes et à contenir dans certaines limites leurs convoitises naturelles.

Cette formation des premiers groupes humains semble avoir été fort lente et nous ne pourrions faire à cet égard que des conjectures, puisqu’elle remonte au-delà des temps historiques. Les peuplades sauvages que l’on rencontre sur la terre sont déjà groupées ; les individus qui les forment ont déjà l’idée du bien et du mal ; ils sentent plus ou moins la nécessité de contenir, dans un intérêt collectif, le désordre des appétits individuels.

Lorsque nous disons qu’ils ont le sentiment de l’intérêt collectif, nous ne prétendons pas qu’ils en aient conscience, ni qu’ils comprennent cet intérêt comme nous pouvons le comprendre. Ils se laissent aller à des coutumes presque d’instinct ; ils établissent des règles pour des motifs proportionnés à l’état de leurs connaissances et qu’il nous est souvent difficile de concevoir. Toutefois, lorsque nous étudions de sang-froid et sans préjugés celles de ces coutumes ou de ces règles que nous connaissons, nous les trouvons conformes à un intérêt collectif plus ou moins étroitement compris. Les individus qui composent chaque groupe se sentent attachés à leurs semblables par un lien qu’ils ne peuvent rompre. Ils sentent plus ou moins distinctement qu’unis les uns aux autres, ils ont plus de puissance pour défendre leur vie contre le besoin et contre leurs ennemis, que s’ils étaient isolés.

Dès que les individus sont groupés et communiquent par la parole les uns avec les autres, leurs idées et leurs sentiments se mettent en commun : ils jugent de même les choses et les actes qui font obstacle à la réalisation de leurs désirs ou qui les favorisent ; ils estiment les uns mauvais, les autres bons, éprouvent de l’antipathie pour les premiers et de la sympathie pour les seconds. Lorsque ces sentiments communs sont établis dans un groupe rudimentaire, ils y constituent une première autorité, un pouvoir spirituel, qui détermine l’éloge et le blâme.

Cette formation du pouvoir spirituel est un phénomène social souvent constaté et cependant peu connu. On peut le relever dans le point d’honneur et l’esprit de corps : les groupes de joueurs reconnaissent certaines règles qui leur sont particulières, et les groupes de voleurs également ; il existe un honneur militaire très différent de l’honneur commercial ; on voit un esprit de corps chez les magistrats et dans toutes les corporations, qu’elles soient nées d’une association libre ou constituées par un règlement d’autorité. Ce sont autant de pouvoirs spirituels. Du pouvoir spirituel naît, avec le temps et l’expérience, le pouvoir de contraindre ou de punir les actes que l’opinion du groupe répute mauvais. C’est ce que l’on a appelé le pouvoir temporelou politique. Ce pouvoir semble avoir été conféré, à l’origine, à des personnages qui parlaient au nom de puissances surnaturelles et qu’on supposait en possession d’un discernement particulier du bien et du mal. Ces personnages parlaient ; le groupe exécutait ; puis, la coutume renforçant les deux pouvoirs, ils s’étendaient, prenaient peu à peu des formes plus distinctes et subissaient de fréquents changements.

On a cru trouver l’origine du pouvoir politique dans les associations temporaires par lesquelles les peuplades primitives confient à un chef la direction d’une guerre. Mais ce commandement ne dure pas plus que la guerre, et pendant sa durée, d’ailleurs, il ne contraint personne. En effet, les mœurs militaires primitives n’exigent ni la patience, ni la hardiesse que l’on honore aujourd’hui : surprendre l’ennemi à l’improviste, le frapper, ou, s’il résiste un peu, se sauver au plus vite, voilà ce dont il s’agit. Pour cela, il n’est pas besoin d’une discipline bien forte.

En fait, il est impossible de savoir, et bien difficile de conjecturer avec quelque apparence de raison, quelle a été l’origine du pouvoir politique. Les causes par lesquelles il s’est établi, transformé et conservé, sont très complexes. Il semble né du besoin de donner une solution pacifique aux contestations privées, du besoin de justice, et nous le voyons presque partout renforcé au commencement par une autorité religieuse. Lorsque la force militaire a pris de la consistance sous les ordres d’un chef, l’autorité de cette force est venue se joindre à celle de la religion. S’il est né de la persuasion et du consentement, ce pouvoir s’est incontestablement conservé et étendu par l’intervention de la force militaire, de manière qu’il fût en état, comme Xénophon le fait dire à Cyrus, de décider même contre la justice.

Toutefois, la justice est demeurée le besoin principal et primordial des sociétés, même lorsque le pouvoir politique portait le nom de commandement, comme chez les Grecs et les Latins. C’est à la justice, comprise d’ailleurs de mille façons, que les peuples ont toujours aspiré : c’est elle qu’on a invoquée pour faire accepter les divers gouvernements qui se sont succédé sur la terre.

La possession du pouvoir politique a toujours tenté l’ambition des hommes. Par elle, on obtient richesses et honneurs, c’est-à-dire de quoi satisfaire largement tous les désirs les plus vifs. Il ne faut donc pas s’étonner qu’elle ait été l’objet d’ardentes convoitises et de compétitions redoutables.

On peut sans peine remarquer dans l’histoire de presque tous les peuples des périodes pendant lesquelles la possession du pouvoir n’a pas été disputée, ou n’a été disputée que par la persuasion, et des périodes où elle a été disputée par les armes. Dans les premières de ces périodes, les peuples sentaient que leurs gouvernements agissaient plus ou moins dans l’intérêt collectif des gouvernés, ou du moins conformément à leurs opinions ; dans les secondes, on avait recours aux armes, parce que les gouvernants disposaient du pouvoir politique contre l’opinion publique, ou contre les intérêts de gens assez puissants pour la diriger, ou simplement au profit d’intérêts privés. Pendant les premières périodes, les prétendants au pouvoir étaient contenus et découragés par l’énergie du pouvoir spirituel : dans les secondes, ce pouvoir s’affaiblissant, ils ont pu tout oser.

Le pouvoir politique est transféré violemment par les guerres qui aboutissent à une conquête et par les révolutions. Les guerres de conquête, lorsqu’elles réussissent, détruisent l’état conquis et modifient d’une façon plus ou moins profonde la constitution de l’état conquérant. Les révolutions déplacent le gouvernement, en changent quelquefois la forme, toujours le personnel ; elles imposent aux peuples de grands sacrifices et troublent leurs idées pour un temps plus ou moins long : ce sont les symptômes de véritables maladies sociales.

Des combinaisons infinies ont été imaginées pour imposer à chaque peuplade, à chaque groupe humain, des arrangements stables, tantôt fondés sur l’assentiment général, tantôt combattus par des dissidents bientôt comprimés ou anéantis. Mais ces arrangements ont toujours changé. En effet, ils étaient plus ou moins favorables à l’intérêt collectif réel, c’est-à-dire au développement intellectuel et physique du groupe, et cet intérêt collectif n’était pas toujours compris de la même manière. Des opinions nouvelles appelaient des arrangements nouveaux. Si les opinions ne changeaient pas, la guerre venait créer des situations nouvelles. Dans les luttes entre les groupes, celui qui était le plus intelligent et le plus nombreux l’emportait sur les autres : il formait, par la conquête, des arrangements nouveaux, qui n’étaient ni les siens, ni ceux du peuple conquis.

Les hommes ont eu ainsi, dès les temps les plus reculés, des rapports de deux sortes : 1° rapports pacifiques et de collaboration dans l’intérieur de leur groupe ; 2°’ rapports hostiles avec les individus des autres groupes. Ces rapports opposés subsistent encore aujourd’hui.

Toutefois, depuis un temps antérieur à l’histoire, les rapports hostiles ont cessé d’être permanents. Des individus appartenant à des groupes divers se sont mis en communication pacifique, les uns avec les autres, et ont contracté des échanges. Par là, ils se sont partagé les produits de leur industrie, comme s’ils avaient collaboré les uns avec les autres pour les acquérir ; les avantages de l’échange ont été tellement sentis, que les hommes n’ont jamais cessé de les rechercher et, en les recherchant, de se rapprocher les uns des autres. De là sont nés les conventions, les contrats et tout un ensemble de rapports utiles au genre humain.

VIII.  LE PROGRES

Le progrès que l’on peut constater consiste en ceci : que l’individu, disposant à peu près de la même force physique et des mêmes facultés intellectuelles qu’autrefois, acquiert plus de puissance dans sa lutte contre la nature et plus d’indépendance des premiers besoins, en même temps que le nombre des hommes qui peuplent la terre devient plus considérable.

Dès qu’un groupe est habile à satisfaire par son travail ses premiers besoins, sa population s’accroît et il grandit ; mais, bientôt, si son industrie reste stationnaire, son territoire devient étroit, et il cherche à se répandre sur un territoire plus étendu. En s’étendant, il rencontre d’autres groupes, qui défendent leur terre, c’est-à-dire leur moyen d’existence. De là, la guerre. Elle peut naître aussi du désir d’un groupe de s’approprier les richesses accumulées par un autre groupe, ou un territoire plus fertile que le sien.

Lorsque les deux groupes en lutte n’ont qu’une industrie suffisante pour la satisfaction des premiers besoins, le vaincu est détruit ou, s’il le peut, il fuit devant le vainqueur. Mais lorsque la fertilité du territoire permet que le travail du groupe vaincu, augmenté par la contrainte, suffise, non seulement à satisfaire ses premiers besoins, mais encore ceux du vainqueur, le vaincu est réduit en esclavage, sous une forme ou sous une autre, et les deux groupes sont réunis en un seul par des arrangements nouveaux.

C’est ainsi que l’esclavage s’est établi et   perpétué dans tous les pays tropicaux, où les premiers besoins sont médiocres et faciles à satisfaire avec peu de travail, en Afrique surtout. L’homme, pouvant y vivre sans effort, s’est contenté de satisfaire les premiers besoins, mais il a été contraint par une force supérieure à travailler pour les besoins d’autrui. Dans tous les pays, la fertilité de la terre a permis à certains hommes, plus ou moins distingués des autres par une classification sociale, de vivre du travail d’autrui.

Dans les pays où l’esclavage a été trop facile, comme en Afrique, vainqueurs et vaincus sont demeurés à peu près sauvages. Ailleurs, ceux qui avaient des loisirs les ont employés à l’étude des sciences, au perfectionnement des arts : ils ont cherché à étendre et à orner leur vie.

Alors est entrée en action une nouvelle cause de progrès, l’inégalité des conditions. Un grand nombre d’individus qui, par un effet de la paresse humaine, se seraient facilement contentés de la satisfaction des premiers besoins, ont aspiré plus haut et cherché à égaler les hommes dont la condition était supérieure à la leur, à mener un train de vie dans lequel ils imaginaient trouver le bonheur. De là une source d’efforts énergiques et soutenus pour s’élever dans la société, pour y acquérir un haut rang, la puissance, les honneurs et surtout la richesse, la plus appréciée de toutes les puissances. On a cherché d’abord à égaler ceux qui étaient au-dessus de soi, puis à les surpasser jusqu’à devenir le premier. Cette cause de progrès a été en même temps une cause de désordres, d’actes bons et d’actes mauvais ; elle a été considérée surtout comme un mal, condamnée, combattue, sans avoir jamais cessé d’agir, et elle est plus considérable dans les sociétés actuelles que dans toutes les sociétés antérieures.

Ainsi, les causes principales et toujours actives du progrès social sont :

1° L’instinct reproductif des hommes, qui les porte à multiplier de telle sorte que leur nombre dépasse à peu près constamment leurs moyens d’existence. À l’origine, cette multiplication pousse chaque peuple à étendre son territoire, à chercher d’autres groupes et à se mettre en lutte avec eux, au risque d’y périr. Malgré la multitude des morts violentes causées par tous les fléaux déchaînés, peste, guerre, famine, misère, maladies de toute sorte, le nombre des hommes s’accroît sans cesse ; et si une classe ou un groupe cesse de multiplier, les autres classes et les autres groupes viennent les suppléer et prendre leur place. Dans les groupes les plus arriérés et dans les classes les plus pauvres, les hommes se multiplient jusqu’à la dernière limite ; et leur multiplication est une cause constante de désordres et d’efforts.

2° Les besoins toujours croissants des individus et des groupes. Dès que les premiers besoins sont satisfaits, on en éprouve d’autres ; on veut vivre sans travail, se parer, orner sa demeure, jouir de toutes les commodités du luxe.

3° L’inégalité des conditions. Les individus placés dans les conditions les plus humbles tâchent de s’élever à une condition supérieure, et ceux qui sont dans une condition meilleure s’efforcent de se surpasser les uns les autres. L’émulation, qui est une forme du désir sympathique, provoque des efforts énormes longtemps après que les premiers besoins ont été satisfaits.

Ces trois causes agissant constamment, il a toujours été fort difficile d’établir dans un groupe quelconque un arrangement stable. Lorsque cet arrangement a été trouvé et établi, par le système des castes, par exemple, ou par le mandarinat, il a affaibli le groupe qui l’avait accepté et l’a livré aux groupes, souvent inférieurs à beaucoup d’égards, qui avaient conservé une plus grande énergie.

Énumérons maintenant les causes qui ont permis aux hommes de croître en nombre et en même temps de jouir d’une vie meilleure. Ce sont :

l° La faculté qu’ils ont de transmettre à leurs enfants les connaissances qu’ils ont acquises par leur effort propre ou par l’exemple de leurs semblables, soit par apprentissage, soit par l’enseignement direct, de telle sorte que le genre humain est comme « un homme qui vit toujours et apprend continuellement ». Cette faculté cause :

2° Le progrès des arts industriels qui créent incessamment la richesse, élèvent chaque jour un nombre d’hommes plus grand au-dessus des premiers besoins, en même temps qu’il fournit à un plus grand nombre d’individus les moyens de vivre ;

3° Le progrès des arts sociaux, qui permet aux hommes de s’appliquer davantage aux travaux industriels et de combiner leurs efforts de façon à rendre ces travaux plus féconds.

Le progrès, dans toutes les branches de l’activité humaine, est lent, pénible, contesté. On ne l’obtient que par des inventions, et le nombre des hommes capables d’inventer est relativement très petit. La plupart se contentent de l’état dans lequel ils se trouvent, sans penser au-delà ; ils n’ont garde de s’engager dans des travaux dont le résultat est fort incertain. Que d’efforts d’ailleurs et que d’inventions successives ont été nécessaires pour obtenir le moindre progrès ! On peut le voir par la lecture attentive de l’histoire des sciences, et plus encore en réfléchissant à l’énorme labeur qu’il a fallu dépenser pour avoir le plus insignifiant des outils dont nous nous servons journellement.

Si le progrès est lent et pénible dans les arts industriels, il est bien autrement difficile dans les arts sociaux. Là, en effet, l’invention porte sur des faits complexes, mouvants et qui fuient l’observation ; elle est empêchée par le langage qui reproduit les notions sur lesquelles sont fondés les arrangements existants ; elle est empêchée aussi par les intérêts qu’elle froisse et surtout par la paresse instinctive, par la répugnance qu’éprouvent les hommes à changer les rapports sociaux et les sentiments auxquels ils sont habitués. On peut douter que le progrès dans les rapports sociaux eût jamais été possible, si celui des arts industriels et du commerce n’avait introduit des changements imperceptibles, préparé la voie aux guerres et aux révolutions, qui ont plus contribué peut-être que les réformes voulues aux progrès des arts sociaux. Ce progrès a été presque toujours inconscient et dû aux causes complexes sous l’action desquelles les idées et les sentiments d’une génération sont rarement les mêmes que les idées et les sentiments de la génération précédente.

IX.  LA CIVILISATION

Les arts sociaux sont à peu près aussi anciens que les arts industriels ; mais, comme ceux-ci, ils ont été longtemps exercés d’une manière presque inconsciente. C’est lorsque les hommes ont compris qu’ils pouvaient, utilement pour eux, maîtriser et gouverner leurs désirs, traiter leurs inclinations primitives comme les forces de la nature, que ces arts sont devenus conscients. On peut faire remonter à cette époque le commencement de la civilisation, au plus tard au temps où les philosophes grecs ont commencé à étudier les arrangements sociaux et les devoirs des individus soumis à ces arrangements. L’homme, en effet, ne commence à être digne du titre de civilisé que lorsqu’il entreprend de raisonner et de régler sa conduite, en modérant et comprimant au besoin ses désirs d’après des principes qu’il croit conformes à un ordre général, qu’il a vérifiés ou simplement approuvés et qu’il observe par habitude.

Longtemps avant la civilisation, les hommes ont essayé de subjuguer et de vaincre par un effort de volonté leurs inclinations premières et ils ont honoré ceux qui ont pu surmonter ces inclinations, par exemple les ascètes de toutes sortes. Mais ils ne sont devenus civilisés que lorsque la raison a dirigé les efforts de leur volonté en vue de l’ordre social et de l’utilité commune : ils ont été d’autant plus civilisés que leurs vues ont été plus étendues dans l’espace et dans le temps.

La civilisation est une œuvre d’art, élevée par la prévoyance, l’effort, le travail de l’intelligence et de la volonté : c’est surtout une œuvre morale. Dès que l’intelligence s’abaisse, dès que la volonté fléchit, les appétits primitifs s’exagèrent et se dérèglent ; on éprouve de la souffrance, on a moins d’estime et de sympathie les uns pour les autres, et l’on se sent plus faible.

D’après une opinion très répandue, la civilisation consisterait dans la connaissance et l’usage des meubles, ustensiles et moyens de toutes sortes de vivre commodément ou avec luxe, que des inventions industrielles accumulées ont mis à la portée de nos contemporains. Cette opinion néglige l’essentiel : l’habitude morale, qui constitue la civilisation véritable. Certes Socrate, ses disciples, les Stoïciens et même les Cyniques étaient des hommes civilisés, quoiqu’ils n’eussent ni bas, ni cuillères, ni fourchettes. On ne peut, au contraire, considérer comme civilisé l’homme dont les actes ont pour fin la satisfaction de ses appétits, qui est inaccessible aux sentiments sociaux, qui ne comprend ni ne soupçonne les liens par lesquels les hommes sont rattachés les uns aux autres, qui ignore la patrie et, tout en respectant les gendarmes, n’a aucun sentiment de discipline morale.

Les groupes humains les plus remarquables n’ont jamais été composés entièrement d’individus civilisés. En tout temps, des classes entières ont vécu en dehors de la civilisation et en état d’hostilité avec elle. Les individus qui les composent ne connaissent que leurs appétits brutaux et cherchent à les satisfaire par tous les moyens. C’est pour eux, principalement, que sont faites les lois pénales. D’autres, en grand nombre, naissent et vivent si pauvres que l’enseignement de la civilisation pénètre à peine jusqu’à eux. D’autres vivent à peu près honnêtement sans autre motif que la crainte de la répression. D’autres sont librement honnêtes, mais il leur manque la politesse, cette fleur de la civilisation ; et dans les classes polies combien de personnes pour lesquelles la politesse n’est qu’une apparence, un vernis étendu sur un fond de véritable sauvagerie !

Dans un groupe, la civilisation ne dépend pas tant du nombre des individus civilisés que de la place qu’ils y occupent et de l’influence qu’ils y exercent. Mais cette position et cette influence tiennent aux opinions qui dominent, et celles-ci expriment la civilisation moyenne du groupe. D’ailleurs, dans l’art de bien vivre, comme dans tous les autres, les hommes marchent à tâtons, se trompent sans cesse, se rectifient quelquefois, mais s’obstinent plus souvent dans leurs erreurs que dans tous les autres arts. Il est si pénible d’abandonner des opinions passées en habitude, exprimées dans des phrases souvent répétées, sur lesquelles on vit quelquefois depuis plusieurs générations et qu’on ne peut remplacer qu’au prix de grands efforts ! Aussi, les progrès de la civilisation et sa diffusion entre les individus ont-ils eu lieu plutôt par le contre-coup de progrès industriels ou commerciaux, par le choc des groupes les uns contre les autres et le frottement des individus, que par le travail direct des penseurs et des gouvernants.

X. FORMES DIVERSES DE LA CONCURRENCE VITALE

La concurrence vitale existe dès l’origine entre les divers groupes humains et, dans chaque groupe, entre les individus qui le constituent. La civilisation, née de cette concurrence, ne la fait pas cesser et n’en amortit même pas l’ardeur : elle lui donne seulement des formes nouvelles.

Les groupes appelés nations n’ont jamais connu d’autre concurrence que la guerre, qui s’inspire de la haine, travaille par la violence et par la ruse à la destruction de l’ennemi. Il en est de même encore aujourd’hui. Toutefois, entre les nations qui ont hérité de la civilisation    gréco-romaine, l’état de guerre devient de plus en plus rare et la guerre elle-même reconnaît des règles qui l’adoucissent considérablement. D’après ces règles, c’est l’État seul qui fait la guerre ; elle n’a pour but avoué que la soumission de l’État ennemi et ne doit troubler que le moins possible les individus qui y restent étrangers. Telle est la règle devant laquelle la vieille sauvagerie ne désarme pas toujours, mais qu’elle fait profession de respecter.

En temps de paix, c’est-à-dire presque toujours, les individus composant les nations ont des rapports commerciaux et des communications scientifiques ou industrielles qui en font comme un seul peuple. Quant aux groupes restés en dehors de la civilisation gréco-romaine et devenus les plus faibles, ils sont traités dans la guerre avec une sévérité excessive ; mais dans la paix, qui est considérée comme l’état normal, ils coopèrent avec le reste du genre humain, par le commerce. Le commerce, fils de la paix, a été peut-être le facteur principal de la civilisation. C’est par lui que les contrats ont été introduits dans le monde peu à peu, grâce à des contrecoups inaperçus ; c’est par lui que la liberté du travail et l’échange sont devenus les moyens de répartition des richesses acquises par la collaboration de tous. Par l’échange et les contrats, tous les services que les hommes peuvent se rendre les uns aux autres ont été mis au concours, non pas entre les nations, mais entre les individus ou plutôt entre les familles, de manière à assurer l’avantage à celui qui rend chaque service au prix du moindre travail.

À mesure que cette forme de la concurrence vitale a pris plus de place dans les sociétés, on s’est aperçu que, sous la seule condition d’exclure des rapports individuels la violence et la fraude, l’activité industrielle des hommes, abandonnée aux instincts primitifs, se réglait et se coordonnait d’elle-même, de manière à utiliser les aptitudes les plus diverses et les plus inégales et à développer les forces intellectuelles et morales de tous par la pratique et l’habitude d’efforts soutenus. On comprenait, d’une part, que tous les individus dont le genre humain se compose étaient liés par des intérêts communs dans une même coopération ; d’autre part, que la concurrence vitale, agissant par l’échange et les contrats, sans fraude ni violence entre les individus, était préférable à la concurrence exercée avec fraude et violence entre les groupes, par la guerre.

Voilà donc deux formes de concurrence vitale : l’une agissant de groupe à groupe, par la guerre ; l’autre agissant d’individu à individu, par la paix, avec échange et contrats.

La concurrence vitale est sévère pour les faibles dans l’échange comme dans la guerre : elle impose de rudes travaux et frappe souvent la vie elle-même. Aussi la plupart des hommes aiment à ne pas la voir : un grand nombre prétend l’adoucir ou ]a supprimer en faisant intervenir le gouvernement au profit des faibles dans la distribution des richesses. Mais par là on ne peut détruire ni même atténuer la concurrence vitale ; on ne fait qu’en changer la forme et les conditions. Car dès qu’on fait dépendre la part de richesses attribuée à un individu du bon vouloir d’un autre individu, investi du pouvoir social, la concurrence vitale pousse le premier à chercher de toutes ses forces la faveur du second, ou, comme on dit, pousse les particuliers à chercher la faveur du gouvernement. Les efforts suscités par la concurrence commerciale ou d’échange tendent à l’utilité commune ; ceux que suscite la concurrence de sollicitation, comme ceux que suscite la guerre, sont stériles, tout au moins, pour le genre humain. La concurrence commerciale offre le prix au plus industrieux ; la concurrence de sollicitation offre le prix au plus intrigant.

Lorsque les individus qui composent un groupe se sont habitués à la sollicitation, cette forme artificielle de concurrence vitale, et qu’ils entrent en concurrence commerciale avec les individus des autres groupes, les premiers se trouvent naturellement et fatalement inférieurs aux seconds ; ils succombent dans la lutte, quelque aiguës que soient les plaintes qu’ils peuvent pousser.

Les causes permanentes de guerre sont le désir qu’éprouvent les peuples pauvres de s’approprier par la force les richesses des peuples plus riches et le désir des peuples dont la population surabonde de s’approprier les terres dont la population est moins dense. Ces causes ont pris souvent pour forme le désir d’un gouvernement d’étendre le territoire et d’augmenter le nombre des hommes soumis à ses lois, afin d’augmenter sa puissance militaire, de pouvoir avec plus d’avantage attaquer et se défendre. Cette ambition pousse les peuples à constituer des empires de plus en plus considérables, ce qui tend à diminuer les chances de guerre, en même temps qu’à rendre les guerres moins destructives. On peut mieux obtenir ces derniers résultats par des confédérations.

En dehors des trois formes de concurrence vitale que nous venons de définir, nous n’en connaissons et ne pouvons en imaginer aucune autre. Nous ne connaissons non plus, ni ne pouvons imaginer, une combinaison sociale quelconque susceptible de supprimer cette concurrence, ou même d’en diminuer l’énergie. Quoi que l’on puisse dire ou faire, les faibles, selon les conditions de l’une ou l’autre des trois formes de la concurrence, succomberont devant les plus forts et leur abandonneront, quoi qu’ils fassent, le champ de la vie.

XI. L’ART SOCIAL

Laissons là les considérations nombreuses et fort intéressantes auxquelles nous conduirait l’étude des phénomènes produits par la concurrence vitale. Constatons seulement encore une fois qu’elle est indestructible. On ne peut en affaiblir les effets sans diminuer en même temps les forces qui poussent les individus à l’action en élevant devant eux des obstacles artificiels. La nation qui procéderait ainsi se rendrait moins capable de supporter la concurrence des autres et, si elle persistait, elle finirait par disparaître.

De cette vérité reconnue par la science, on peut tirer un principe de direction pour les arts dont l’objet est la conduite de la vie. Ces arts doivent tendre à développer l’activité dans le plus grand nombre d’hommes possible et à rendre le groupe auquel ils s’appliquent aussi capable qu’il se peut de soutenir avec succès la concurrence vitale.

Il n’y a qu’un art social, divisé en quatre branches qui sont considérées comme autant d’arts distincts. On reconnaît leur identité à cela qu’ils ont une même fin, s’exercent sur le même objet et sont rattachés les uns aux autres par les liens les plus étroits. La politique est l’art central, ou plutôt les trois autres arts ne sont que des démembrements de la politique. Celle-ci, en effet, est chargée de la direction supérieure de la nation, de ses rapports avec les autres nations, des soins à donner à sa puissance militaire, de la défense contre les attaques du dehors et du maintien de la paix au dedans. C’est la direction politique qui établit les alliances, au besoin les confédérations, et conduit les guerres, s’il y a lieu, de façon à mettre en jeu toutes les forces du groupe : elle doit en tout temps conserver, entretenir et développer ces forces.

Le meilleur moyen d’y parvenir est le maintien de la justice dans les rapports que les citoyens ont les uns avec les autres : constater la justice et la faire respecter est la fonction essentielle du gouvernement ; car la justice est l’intérêt public par excellence.

Pour que la politique soit bonne, il faut que les hommes investis du gouvernement aient un sentiment net et distinct de l’intérêt de la nation et le mettent au-dessus de tous les intérêts privés. Quant aux formes diverses de gouvernement, sur lesquelles on a tant discuté depuis Hérodote, elles tiennent à des conditions changeantes. Chacune d’elles a pu être préférable à son heure, dans un état social donné ; chacune d’elles aussi a pu être détestable à son heure et dans un état social différent, selon qu’elles ont produit un gouvernement animé de l’intérêt public ou un gouvernement abandonné aux intérêts particuliers. Là où ceux-ci dominent à un certain degré, il n’y a plus ni gouvernement, ni nation possible : il faut tomber dans l’orbite d’un groupe mieux conduit et plus fort.

La fin normale de la politique est d’entretenir, par l’observation de la justice, la concorde entre les citoyens, de réaliser peu à peu, à l’heure convenable, les changements devenus nécessaires dans les arrangements sociaux et, par conséquent, d’éviter les révolutions. En cas de révolution, le gouvernement qui succombe est toujours blâmable. Il était chargé de maintenir la paix, et il s’est conduit de telle sorte que les individus, réduits au désespoir, se sont décidés à le renverser ou plutôt à le laisser tomber, à tout hasard. Toutes les révolutions ont eu lieu parce que le gouvernement, perdant de vue l’intérêt collectif, s’abandonnait à des intérêts privés, soit à dessein, soit par ignorance et pour n’avoir pas su s’élever à l’intelligence de ses devoirs. Ce n’est jamais pour des fautes légères ou en petit nombre qu’un gouvernement établi peut être renversé : c’est pour des fautes nombreuses et énormes.

La science nous enseigne encore qu’en matière d’arrangements sociaux, tout ce qui est renversé est mort : on ne restaure pas plus une forme sociale qu’on ne ressuscite un cadavre. Si certaines institutions périssent, c’est parce que les hommes changent d’opinions, d’idées, de sentiments. Ce n’est pas une restauration des institutions qui peut les ramener sur leurs pas. Ils ont pu ne pas savoir ce qu’ils voulaient ; mais ils savaient ce qu’ils ne voulaient pas, et c’était les institutions qu’ils ont renversées.

La politique dirige les trois autres branches de l’art social et règne encore dans chacune d’elles.

La pédagogie élève les hommes et doit les préparer à soutenir la lutte pour l’existence, entre eux-mêmes comme entre eux et les hommes des autres groupes, soit pendant la paix par l’industrie et le commerce, soit pendant la guerre par les vertus militaires. La pédagogie ajoute aussi à la force vitale des individus et du groupe, en préparant les hommes à bien vivre en société, de façon à éviter les chocs qui blessent, à fomenter les sentiments de bienveillance et d’assistance éclairée qui unissent les citoyens les uns aux autres.

C’est de la morale surtout que s’inspire la pédagogie. C’est la morale, en effet, qui donne aux individus leur règle de conduite, soit dans les relations de la vie privée, soit dans celles de la vie publique. Ces règles déterminent les devoirs de chacun ; elles tendent au maintien et au développement de la force du groupe, en entretenant l’union de tous dans le sentiment net d’un intérêt commun bien connu et bien compris. En s’inspirant des lois constatées par la science sociale, le moraliste montrera que, si les hommes sont toujours en état de lutte pour l’existence, ils sont en même temps en état de collaboration, afin de rendre cette existence aussi bonne que possible ; il dira dans quelles limites les suggestions de l’intérêt privé sont légitimes et dans quelles limites elles ne le sont pas. Il posera des règles à l’emploi des richesses et des limites à l’ostentation. Il se gardera soigneusement de faire consister la perfection dans l’effacement des désirs permanents et de l’intérêt privé, dans l’affaiblissement de l’action. Il cherchera la sanction des préceptes de la morale dans l’assentiment énergique de tous.

Pendant que la morale conseille et exerce l’autorité par la persuasion, le droit commande ; il définit, après la morale, les règles auxquelles chacun doit obéir volontairement ou être contraint d’obéir par la force publique. Les prescriptions du droit sont celles dont l’observation semble tellement nécessaire qu’elle est la condition de la vie sociale : elle est imposée à ceux mêmes qui négligent les préceptes moraux. Le droit, inspiré par la science sociale, évitera de susciter des intérêts privés contraires à la fin de la société et de combattre des intérêts privés conformes à cette fin. Il n’hésitera jamais à frapper les criminels, non pour les punir, mais pour conserver l’ordre social.

L’art social actuel, dans toutes ses branches, est encore à l’état empirique et traditionnel : ses divers préceptes ne sont rattachés les uns aux autres par aucun lien que l’intelligence puisse apercevoir ; lors même qu’ils sont excellents, on a peine à comprendre pourquoi ils sont tels. Aussi voit-on que plusieurs d’entre eux sont attaqués avec beaucoup de force et médiocrement défendus. Le jour où toutes les branches de l’art social auront pris un caractère scientifique, ses préceptes auront infiniment plus de force et seront mieux observés qu’aujourd’hui. La vie sociale deviendra plus intense et moins douloureuse.

XII. CONCLUSION

Terminons ici cette étude et concluons.

Depuis que le genre humain est sur la terre, il marche à tâtons, sous l’impulsion d’inclinations premières qui tendent à conserver, à augmenter, à étendre sa vie. Ces inclinations, agissant à la lumière de connaissances médiocres, lentement et péniblement accumulées, ont changé constamment les conditions de la vie, l’ont rendue meilleure et accessible à un plus grand nombre d’individus. Ce mouvement progressif a très longtemps été méconnu et, même depuis que son existence a été constatée, on n’a pas cessé de le combattre. On a toujours cherché le bonheur pour l’individu et la perfection de l’état social en maudissant tout ce qui semblait s’opposer à un bonheur et à une perfection que l’on imaginait volontiers avoir existé dans le passé.

Une fois le progrès constaté, quelques penseurs ont cru que le bonheur et la perfection étaient réservés à l’avenir, peut-être à un avenir prochain.

La science ne nous permet pas de telles illusions. En étudiant l’homme, elle ne découvre aucun motif pour que le progrès s’arrête, pour que l’individu et la société s’immobilisent dans cet état stable toujours cherché et jamais atteint. « Un être imparfait, dit Aristote, ne doit point s’arrêter. » Quand l’homme cessera-t-il d’être imparfait ? Nous pouvons prévoir la continuation du progrès qui a jusqu’ici augmenté le genre humain en nombre et en qualité, par l’effet de cette concurrence vitale qui appelle et choisit les courageux et les forts en même temps qu’elle déprime les pusillanimes et les faibles. Les hommes des anciens temps l’ont subie sans la connaître en l’appelant le destin. Il dépend de nous de l’étudier, de la comprendre et d’en tirer parti, au lieu de lui résister obstinément et de maudire ses rigueurs. Gardons-nous de blâmer et de combattre les inclinations stables ; contentons-nous de les modérer et de les diriger vers le bien général, sans jamais perdre de vue le vieil adage stoïcien : « Le destin conduit celui qui consent ; il traîne celui qui résiste. »

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[1] Études sur la Science sociale, i vol. in-8″.

A propos de l'auteur

Jean-Gustave Courcelle-Seneuil a défendu toute sa vie la liberté des banques, ce qui lui a valu d'être redécouvert par les partisans récents de ce système. Il a aussi apporté une contribution novatrice sur la question de l'entreprenariat avec son Manuel des affaires (1855), le premier vrai livre de gestion. Émigré au Chili, il y fut professeur et eut une grande influence sur le mouvement libéral en Amérique du Sud.

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