Correspondance d’Ernest Martineau avec Joseph Caillaux (1903)
Archives départementales de la Sarthe
Dans ces quelques lettres inédites, dénichées par notre collaborateur M. Alain Cayer aux archives départementales de la Sarthe, Ernest Martineau, un disciple de Frédéric Bastiat, collaborateur au Journal des économistes, cherche à convaincre l’homme politique Joseph Caillaux des bienfaits du libre-échange. Ex-ministre des finances sous Waldeck-Rousseau (1899-1902), Caillaux était un esprit original et fin, appelé à occuper encore de grandes responsabilités, comme Martineau le lui promettait d’ailleurs ici, un peu flatteur et un peu honnête.
À l’occasion de la mise en discussion de la question des ports francs, Martineau entend avec ces lettres faire avancer les convictions libre-échangistes de Caillaux, en lui réaffirmant les grands arguments qui le soutiennent et en lui envoyant pour lecture quelques brochures du Cobden-Club. À cet homme ambitieux, il promet un avenir à la Robert Peel, s’il ose se faire le porte-voix de la liberté du commerce en France.
Caillaux conserva bien, sa carrière durant, un certain attachement aux principes du libéralisme, mais la sorte d’agitation libre-échangiste que Martineau l’encourageait à entreprendre ne figura jamais à son ordre du jour. L’exemple même proposé par Martineau, celui de Peel — cet homme qui signa la fin de sa carrière politique en promulguant la liberté des échanges contre l’avis de son propre parti — était peut-être intimidant, et tout convaincu que Caillaux fut dans la théorie, il n’était peut-être pas prêt à se faire martyr. B.M.
I.
Lettre d’Ernest Martineau à Joseph Caillaux
La Rochelle, le 22 janvier 1903,
Monsieur le Député,
Je trouve en rentrant à La Rochelle après une absence de quelques jours votre dernière lettre, où vous voulez bien me faire savoir que vous vous occupez toujours de la question des Ports francs.
Je partage votre avis au sujet de l’utilité de cette institution, en ce sens qu’elle est limitée, que des industries puissantes ne pourront en faire qu’un usage restreint.
Pour moi, outre que le port franc sera une leçon de choses précieuse pour montrer la supériorité du travail libre, de la production à bon marché, sur le travail dans un pays protégé où on est obligé de payer cher son outillage, ses matières premières, au prix renchéri par les hauts tarifs du protectionnisme, le principal avantage que je trouve, c’est que la discussion du projet au Parlement nous fournit une occasion excellente de dire la vérité au pays, de lui dénoncer un régime qui le conduit à sa ruine.
Quel est notre principal ennemi ? C’est l’ignorance générale en matière économique. C’est elle qui soutient ce régime de prétendue protection qui est un régime de spoliation où les industries protégées se dépouillent réciproquement par l’artifice des tarifs.
Oui, le terrain est admirablement choisi pour dénoncer l’incohérence, la contradiction d’un régime où le but est en contradiction avec le moyen, où on nous dit que le secret pour s’enrichir est d’exporter le plus possible et où le mécanisme adopté, le tarif de douane, est une barrière à l’exportation, parce qu’il sert en même temps de barrière d’entrée et que, par le renchérissement qui résulte pour notre production, il chasse nos produits des pays étrangers à cause de la concurrence écrasante, à coups de bons marchés, des produits des pays libres.
Cette infériorité est avouée par M. Méline[1] lui-même dans l’article de la République de fin octobre dernier où il combat les ports francs.
Dès lors nous pouvons le prendre dans les cornes de ce dilemme : « Ou vous croyez ce que vous dites, ou vous ne le croyez pas. Au second cas, vous êtes un homme d’État disqualifié. Si, au contraire, vous avez confiance dans votre principe de la balance du commerce, vous devez abandonner votre mécanisme des tarifs, mécanisme défectueux pour accepter les Ports francs qui lèvent la barrière de sortie tout en maintenant la barrière d’entrée — réalisant ainsi l’idéal de protectionnisme ».
M. Méline ne peut pas s’évader, nous l’y retenons captif. De là nous pouvons montrer que protection c’est renchérissement, que la protection raréfie pour renchérir, qu’elle crée la disette en vue de la cherté et qu’ainsi cet effrayant régime organise la disette sous prétexte de nous enrichir, qu’il oublie systématiquement l’intérêt général représenté par le grand public consommateur.
Voilà ce que nous pouvons dire, ce qu’il faut dire au pays du haut de la tribune au jour de la discussion, en mettant M. Méline en demeure de s’expliquer et de se justifier.
Voilà le rôle que je voudrais vous voir prendre, à vous, Monsieur le Député, après votre discours du 5 décembre dernier[2] : il y a là de quoi tenter une noble ambition ; vous prendriez ainsi en France le rôle de Robert Peel en Angleterre.
Remarquez que vos paroles auraient un grand retentissement dans le pays et au Parlement ; dans la Chambre vous rallierez une majorité parce que, la barrière d’entrée étant maintenue, les députés n’auront pas peur de leurs électeurs et vous suivront ; vous pourrez ainsi faire le tableau des contradictions et de l’absurdité d’un système où le but est en désaccord avec le moyen et qui organise, sous prétexte de l’enrichir, la disette dans le pays.
Tel est le grand rôle qui s’offre à vous, ancien ministre, qui serez ministre dans l’avenir, à coup sûr, et qui devez être ministre des finances avec le programme de Robert Peel disant du haut de la tribune : « Tout homme, quand il est libre, se conduit d’après ce double principe qu’il achète au meilleur marché et vend le plus cher possible ; il faut donc que la législation d’un peuple libre mette chaque citoyen à même d’acheter au meilleur marché et de vendre le plus cher possible ».
Faites cela, Monsieur, prenez cet exemple comme un glorieux modèle à suivre et vous serez un grand ministre, vous rendrez à votre pays le plus signalé des services en l’arrachant au joug d’un système ruineux où les intérêts généraux sont sacrifiés à une oligarchie de grands propriétaires et d’industriels pourvus de monopoles.
Je serais heureux, Monsieur le Député, si vous pouviez accepter ce plan qui consiste à enlever d’abord la barrière de sortie pour enlever ensuite la barrière d’entrée, emportant ainsi par morceaux la citadelle du protectionnisme, en éclairant le pays.
Croyez, Monsieur le Député, à mes sentiments les plus distingués.
E. Martineau
II.
Lettre d’Ernest Martineau à Joseph Caillaux
La Rochelle, le 30 janvier 1903,
Monsieur le Député,
Je vous adresse, par ce courrier, sous ce pli recommandé, quelques documents qui pourront vous intéresser, documents publiés par le Cobden-Club dont je suis membre honoraire.
J’y ai joint un article qui a paru dans la Nouvelle Revue où je l’ai fait insérer en 1892. Permettez-moi, à cet égard, d’ajouter que, dans la collection de la Nouvelle Revue, en 1892 et 1893, j’ai publié un certain nombre d’articles qui, au dire de madame Ledusse, ont fait une certaine impression sur les lecteurs et auxquels les protectionnistes ont répondu par des injures à l’adresse de Mme Ledusse, ce qui n’a rien de surprenant, suivant le mot bien connu « Tu te fâches, Jupiter, c’est donc que tu as tort ».
La colère des grands protecteurs a pris, il est vrai, une forme peu chevaleresque, mais c’est là une question d’éducation et ces messieurs, apparemment, ne sont pas obligés de se conduire en hommes bien élevés et courtois.
Croyez, Monsieur le Député, à mes sentiments les plus distingués et dévoués.
E. Martineau
III.
Lettre d’Ernest Martineau à Joseph Caillaux
La Rochelle, le 11 février 1903,
Monsieur le Député,
Je crois qu’en présence de l’ignorance incontestable de notre pays en matière économique le meilleur moyen de l’éclairer est de lui donner des leçons de choses ; c’est à ce point de vue que j’attache beaucoup d’importance à la création des ports francs, à cause de la comparaison à faire entre les industries des zones franches et celles du reste du pays.
Ce qu’il importerait surtout de faire, ce serait de montrer à nos cultivateurs combien on se moque d’eux en leur faisant croire que c’est à leur profit qu’on a établi le protectionnisme.
Les fermiers ni les petits cultivateurs n’en peuvent tirer aucun profit, les premiers payant un fermage surélevé, en sorte qu’il leur faut verser aux grands propriétaires le profit du prix artificiellement élevé du blé, et les petits cultivateurs achetant plutôt que vendant du blé, pour la plupart.
À cet égard, en ce qui concerne les œufs et le beurre, d’après une information récente, notre exportation de beurre et d’œufs diminue sur le marché anglais et c’est le Danemark qui nous fait la concurrence la plus redoutable.
Pourquoi ? C’est que les cultivateurs de là-bas, plus avisés que les nôtres, repoussent les droits protecteurs, sachant que dans l’ensemble, ils leur causent plus de pertes que de profits.
Ne croyez-vous pas qu’il serait de la plus haute importance de profiter de l’occasion pour demander au Gouvernement la nomination d’une commission chargée d’aller au Danemark étudier sur place la situation agricole et les causes de notre infériorité sur le marché anglais.
Vous trouverez certainement chez la plupart des membres du Gouvernement, notamment chez M. Rouvier, votre successeur aux finances, un appui énergique et le résultat serait écrasant pour le protectionnisme après la publication du rapport de la commission.
Nos cultivateurs finiraient par ouvrir les yeux en présence du danger et aussi lorsqu’ils verraient qu’à ce fallacieux régime ils ont plus de pertes que de profits.
Ces pauvres gens ne se doutent pas que s’ils sont spoliateurs et pour leur bien, ils sont surtout dépouillés par ce régime qui leur fait payer plus cher leurs animaux de labour, leurs charrues, leur fer, etc.
Je me souviens qu’un député, M. Raoul-Duval[3], avait eu recours à un procédé excellent : il avait fait, dans les communes de sa circonscription, une statistique des électeurs qui vendaient du blé en quantité moyenne, et de ceux qui en achetaient ou qui n’en vendaient pas, et le résultat avait montré que la plus grande partie était dépouillée par ce fameux régime de protection nationale.
De plus, il relevait ceux qui achetaient de l’avoine ou autres produits protégés, et il avait facilement prouvé à ses électeurs que la colonne des pertes dépassait de beaucoup celle des minces profits de ce régime de restriction et de disette qui procède par la rareté en faisant le vide sur le marché, à la manière de la gelée du phylloxéra et autres fléaux de même sorte.
Croyez, Monsieur le Député, à mes sentiments les plus distingués et dévoués,
E. Martineau
IV.
Lettre d’Ernest Martineau à Joseph Caillaux
La Rochelle, le 5 mars 1903,
Cher Monsieur,
Peu de jours après l’envoi de ma dernière lettre, j’ai reçu du Cobden-Club, dont je suis membre honoraire, une brochure très intéressante, très suggestive, au sujet de la situation économique agricole au Danemark.
Je vous l’adresse sous pli recommandé, avec un journal qui contient le compte rendu d’une conférence que j’ai faite à Niort dimanche dernier[4], et un projet d’article que je vous prie de faire insérer dans un journal, soit le Matin, ou le Siècle, ou tout autre avec lequel vous êtes en relation et qui combat le Protectionnisme.
Au sujet de l’envoi d’une commission au Danemark, certes, cela ne va pas tout seul, cependant il y a au Sénat un membre du Cobden-Club qui a reçu certainement, comme moi, la brochure dont je parle et qui pourra vous être un précieux auxiliaire près du Ministre de l’agriculture, c’est M. Clemenceau. [5]
Après tout il s’agit d’une mission d’une haute importance pour nos beurreries, nos exportations de produits agricoles en général, et l’argent dépensé ainsi le serait très utilement.
Au sujet de la statistique dans notre circonscription, il y aura lieu de comprendre tous les fermiers parmi ceux qui n’ont aucun intérêt à la protection, tout le profit ne faisant que glisser entre leurs mains pour passer aux propriétaires sous forme de surplus de fermage : c’est ce que Cobden a prouvé, avec la dernière évidence, aux fermiers anglais qui, tous, l’ont parfaitement compris.
Ceci est admirablement exposé dans le livre de Bastiat intitulé : Cobden et la Ligue[6] (t. 3 des œuvres complètes).
Tous les habitants des villes, commerçants et autres, tous les ouvriers, sont exploités, sans compensation aucune, par cet odieux régime qui nous ferme les marchés extérieurs et appauvrit le marché intérieur.
Je viens de lire ce matin l’extrait d’un article d’un journal russe qui se plaint des taxes que les deux pays s’imposent, se faisant ainsi la guerre par leurs tarifs : singulier moyen de resserrer l’alliance !
Voilà où conduit l’ignorance, le préjugé de la balance du commerce, et il est triste de penser que, malgré les admirables écrits de Bastiat et les discours de Cobden, les gouvernements de l’Europe continentale soient aussi ignorants, d’une ignorance crasse qui autorise toutes les entreprises des aigrefins du protectionnisme, et cela parce que les gouvernements ne peuvent rien sans les majorités législatives, dans les pays soumis au régime parlementaire.
Ce qui prouve que c’est à l’opinion publique qu’il faut s’adresser pour l’éclairer.
À cet égard la tribune du Parlement est un admirable instrument de vulgarisation et c’est là que de vigoureuses paroles mettant à nu l’absurdité de la balance du commerce, et ses dangers mêmes pour nos producteurs sont de nature à produire une impression profonde en réduisant l’adversaire au silence.
Je suis persuadé que le document du Cobden-Club que je vous envoie vous intéressera vivement.
Croyez, cher monsieur, à sentiments les plus dévoués.
E. Martineau
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[1] Jules Méline, président du Conseil et ministre de l’agriculture de 1896 à 1898, était l’un des grands défenseurs du protectionnisme en France. C’est sous son impulsion que sont créés les tarifs protecteurs de janvier 1892, qui mettent un terme à une période plus libre-échangiste, marquée par le traité Cobden-Chevalier de 1860.
[2] Le 5 décembre 1902, Joseph Caillaux avait défendu devant la Chambre des députés l’orthodoxie libérale en matière de commerce et de finances.
[3] Edgar Raoul-Duval (1832-1887), homme politique libéral. Il descendait de Jean-Baptiste Say par sa mère, Octavie, qui avait épousé Charles Edmond Raoul Duval en 1830.
[4] Cette conférence du 1er mars 1903 était intitulée « Protection et libre échange ». Le journal Le Républicain de l’Ouest la reproduisit dans son édition du 5 mars.
[5] Georges Clemenceau avait été fait membre honoraire du Cobden Club en 1883, ce qui avait donné lieu à quelques tensions.
[6] Cobden et la Ligue, ou l’agitation anglaise pour la liberté du commerce (Guillaumin, 1845) par Frédéric Bastiat.
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