[Le Siècle, 26 juillet 1847.]
ENTRETIENS DE VILLAGE, PAR M. DE CORMENIN.
Ce petit livre est un chef-d’œuvre de style, et cependant ce n’est point une œuvre littéraire. Ce livre contient tout un code de lois à l’usage des peuples et des gouvernements ; et cependant ce n’est point un livre politique. C’est mieux qu’une œuvre politique ou littéraire : c’est un livre de morale ; un livre de morale pensé par un grand publiciste, écrit par un grand écrivain ; c’est-à-dire un livre très bon, très utile, très beau ; qui peut apprendre beaucoup à tous, au plus habile comme au plus simple, au plus grand comme au plus petit, à l’homme d’État comme au villageois, et qui séduirait encore par le charme de ses tableaux celui qui ne s’instruirait point à ses leçons. Je n’ai point souvenir d’un livre dont la lecture m’ait causé tant d’émotions douces tout en m’offrant tant de salutaires enseignements. Je ne sais si c’était le bonheur d’échapper pour un moment à cette atmosphère malsaine de la politique, où l’on respire tant d’égoïsme, d’amertume, de haine, de mensonges.
Mais c’est, je l’avoue, avec une douceur inexprimable, que je me suis senti transporté au milieu de l’air bienfaisant et pur qu’exhale un livre, noble création de l’intelligence et du génie inspirée par cet autre génie, la charité, qui est le génie du cœur. J’ai ouï dire que l’auteur des Entretiens de village, absent de Paris, retiré en ce moment au fond d’une campagne, y passe son temps à mettre en pratique ses théories et ses conseils. Je le crois sans peine. On voit bien en lisant l’ouvrage que l’auteur agit autant qu’il pense. C’est une excellente condition pour enseigner l’art de faire le bien que de l’avoir fait soi-même. Cette condition ne suffit pas toujours, et beaucoup pratiquent admirablement la vertu qui ne sauraient dire comment ils s’y prennent. Mais M. de Cormenin, plus heureux, n’éprouve pas un bon sentiment pour le quel il ne trouve une belle expression ; il ne connaît pas une bonne action dont il ne donne la théorie ; il ne voit pas un bien individuel et local sans montrer comment on peut l’étendre à tous. Et d’abord en fait de bonnes œuvres, en est-il une meilleure qu’un livre qui les enseigne toutes ?
Il y a dans les Entretiens de village deux choses qui frappent également le lecteur. La première, je l’ai dit tout à l’heure, c’est l’élévation et la profondeur du sentiment moral qui y domine ; la seconde, c’est le prodigieux talent avec lequel est exécuté cet ouvrage de forme si simple en apparence. Jetez un coup d’œil superficiel sur la table des matières : tous les sujets qui y figurent n’ont-ils pas l’air de se trouver là jetés pêle-mêle et comme par hasard, sans ordre, sans méthode, sans lien ? Si cependant on veut y regarder de plus près, on voit tous les chapitres présentant dans leur substance la déduction la plus logique et la plus complète d’un ensemble d’idées dont le but unique est l’accroissement du bien-être moral et matériel des populations ouvrières. Cette logique des idées n’apparaît pas dans les mots, et c’est une des habiletés de l’auteur ; son grand art, c’est de n’en laisser voir aucun. Quelles sont au fond les idées essentielles de son livre ? C’est que la misère des populations ouvrières provient de trois causes principales : l’ignorance, l’oisiveté, l’imprévoyance ; c’est que le premier besoin d’une population, c’est l’éducation, le travail et l’épargne : l’éducation, qui fait l’homme ; le travail, qui le nourrit, l’enrichit ; l’épargne, qui le secourt quand il ne peut travailler ; c’est que pour chacun de ces besoins essentiels de la population industrielle, il faut des institutions correspondantes : pour l’éducation, des écoles ; pour le travail, des ateliers et des lois protectrices ; pour la prévoyance, des caisses d’économie et de secours mutuels, et presque toutes les institutions sociales créées ou à créer ne sont que des conséquences de ces trois grands principes. Comme conséquence de l’éducation, viennent les crèches, les salles d’asile, les écoles d’adultes, les écoles du dimanche, les bibliothèques des villes et des campagnes ; comme protection du travail, la loi sur le travail des enfants, etc. ; comme appendice des caisses d’épargne, les caisses de retraite pour les invalides de l’industrie, etc., etc.
L’auteur, qui traite successivement toutes ces matières, aurait pu établir entre elles un ordre parfaitement didactique ; poser celle-ci comme principe, celle-là comme conséquence, et enfermer dès l’origine l’esprit de son lecteur dans un cercle serré de raisonnements sortant les uns des autres, qui l’auraient conduit jusqu’à la fin du livre. Il ne l’a pas fait, et on doit l’en remercier. Il y a beaucoup moins de mérite réel qu’apparent dans les tableaux qui présentent la pensée sous cette forme pédante, symétrique et presque mathématique. Ce qu’a fait l’auteur est beaucoup plus difficile, en même temps que bien plus agréable pour le lecteur ; il a conservé toute la logique du fond, en écartant la raideur des formes.
Dans un livre dont toutes les parties seraient systématiquement enchevêtrées les unes dans les autres, vous ne pourriez lire la seconde partie de l’ouvrage sans avoir lu la première. Telle est au contraire la distribution des idées dans l’ouvrage de M. de Cormenin, que, malgré l’ensemble parfait qui résulte de toutes les parties, chacune d’elles compose à elle seule un tout complet qui peut se lire séparément. Et admirez, je vous prie, la singulière simplicité de forme adoptée par l’auteur pour chacun de ses chapitres. Figurez-vous deux villageois, causant ensemble de toutes choses, de omni re scibili, etc. ; l’un, nommé François, ignorant, grossier, superstitieux ; l’autre, maître Pierre, docteur de l’endroit, très sage, très avisé et bien entendu, ayant réponse à tout. Ils s’entretiennent tout simplement des grandes questions que nous avons tout à l’heure indiquées, François mettant à nu toutes ses idées fausses, tous ses préjugés, toutes ses erreurs, ce qui donne à maître Pierre l’occasion de produire toutes ses réponses pleines de justesse, de sens et de raison. Le continuel dialogue de ces deux personnages, voilà la forme des Entretiens de village. Quoi de plus monotone ? Oui, sans doute, monotone, si un inimitable talent ne trouvait le secret de faire sortir de cette monotonie une infinie variété. Veut-on un exemple de la manière dont l’auteur, en abordant chaque sujet, sait le mettre en relief et saisir l’intérêt du lecteur, ouvrez le livre au chapitre des salles d’asile.
« Me PIERRE. Que fais-tu là, François, dans ta chambrette, avec tes deux petites filles et ton garçon ?
FRANÇOIS. Je les garde, pendant que ma femme travaille en ville, et ma femme à son tour me relaie lorsque je vais travailler.
Me PIERRE. Mais vous perdez tous deux alternativement une journée de gain dont votre petit ménage aurait grand besoin ; et ne pourriez-vous confier vos enfants à votre voisine durant les heures de travail ?
FRANÇOIS. Je ne me soucie pas de les confier à notre voisine, chez laquelle ils entendent des propos grossiers et où leurs mœurs pourraient se gâter, ni de les laisser descendre et vaguer dans la rue, où ils jurent, se disputent, se battent se corrompent.
Me PIERRE. Alors qu’en fais-tu ?
FRANÇOIS. Je les tiens enfermés dans ma chambrette.
Me PIERRE. Mais à peine peuvent-ils y respirer. Ne vois-tu pas que les membres et l’esprit de ces pauvres enfants y sont privés d’air, de liberté, de culture, de développement. Aussi comme ils sont maigres et hâves ! Tes enfants font peine à voir ; du moins, que ne les envoies-tu aux écoles ?
FRANÇOIS. Mais songez-donc, maître Pierre, que de mes deux filles l’une a trois ans et la seconde quatre, et que mon fils n’a que cinq ans. On ne les y recevrait pas, ils sont trop jeunes.
Me PIERRE. Cela est vrai, mais alors il faut les envoyer à la salle d’asile.
FRANÇOIS. Qu’est-ce que la salle d’asile ?
Me PIERRE. Je vais te l’apprendre… »
Et l’auteur, qui dans ce court préambule a relevé toutes les misères auxquelles remédie la salle d’asile, en arrive à faire de cette institution une description si vraie et si touchante, il en démontre si bien la nécessité et la sainteté, qu’après avoir lu ce morceau on s’étonne qu’il y ait encore une seule petite ville où la salle d’asile n’existe pas ; et ainsi, toujours au moyen du même procédé, le dialogue de François et de maître Pierre, l’auteur met en scène les unes après les autres toutes les misères sociales.
M. de Cormenin, ainsi qu’on a pu voir par ce qui précède, voudrait que la prévoyance sociale prît en quelque sorte l’enfant du village au berceau, et le suivît, à mesure qu’il grandit, à travers toutes les phases heureuses ou malheureuses de son existence. Ainsi, après la salle d’asile, l’école ; après l’école, le travail ; pour le travail, la caisse d’épargne, etc., etc. Ses premières pensées sont pour l’enfance. Cependant les adultes attirent aussi son attention. Il existe de notre temps une génération tout entière qui subit les conséquences du malheur de n’avoir reçu dans son enfance aucune instruction ; elle voit ses fils dotés de connaissances qu’elle-même ne posséda jamais ; notamment dans les campagnes bien des cultivateurs aisés ne savent ni lire ni écrire, dont les enfants le sauront ou le savent déjà. Leur infortune est-elle sans remède ? M. de Cormenin ne l’admet pas. Il pense avec raison qu’il dépend de l’adulte d’acquérir, à l’aide de quelques efforts énergiques et soutenus, un peu de l’instruction qui manqua à son enfance ; et je ne connais rien de plus touchant que l’argument par lequel il s’efforce d’exciter leur zèle.
« Je veux aussi savoir écrire, fait dire M. de Cormenin à son pauvre villageois ; mon fils est fort, hardi et dispos, et dans quelques années il sera soldat. Dure condition de la pauvreté ! on l’enlèvera, ce précieux enfant, à mon amour et à ma vieillesse, sans pitié pour mes cheveux blancs ; mais du moins je pourrai correspondre avec lui, sans livrer à une autre plume ni les secrets de ma misère, ni ces confidences entre deux cœurs qui sont, vous le savez, la seule consolation des absents et des malheureux ! »
Les écoles d’adultes dans les campagnes seraient bonnes non seulement pour ceux qui, ayant le malheur de ne savoir ni lire ni écrire, auraient besoin de l’apprendre, mais encore pour ceux qui l’ayant appris, voudraient ne pas l’oublier ; et puis, que de désordres préviendrait cet usage du temps ainsi employé !
« Les travaux des champs, des vignes et de la grange, dit ailleurs l’auteur, finissent dans les mois d’hiver, novembre, décembre, janvier et février, à la chute du jour, et les soirées sont longues. Sommeiller au coin de l’âtre ; courir la veillée des filles, jouer aux cartes ou au billard, et s’attabler au cabaret, voilà l’occupation du soir de la plupart des jeunes villageois ; c’est pour eux qu’il faut ouvrir des écoles d’adultes. »
M. de Cormenin, qui place en tête de tout les écoles destinées aux garçons, n’a cependant garde d’oublier l’éducation des pauvres petites filles des campagnes, si souvent délaissées sur la voie publique et dont les parents ne pourraient prendre soin qu’à la condition de négliger le travail qui les fait vivre tous ; il voudrait donc que dans chaque village, à côté de l’école, qui est à vrai dire une salle d’asile pour les petits garçons, il y eût un ouvroir campagnard destiné à servir d’asile aux petites filles en bas âge. Là elles apprendraient seulement à ourler, à coudre, à marquer, à faire les plus grossiers ouvrages du ménage ; elles prendraient ainsi l’habitude du travail en même temps qu’elles s’instruiraient aux soins domestiques. Ce que l’auteur décrit et conseille est déjà établi dans cent communes du département du Loiret, où il n’en coûte pas plus de 70 fr. par commune. L’auteur explique admirablement le mécanisme bien simple de cette modeste et précieuse institution, et il la connaît très bien ; car, si je ne me trompe, c’est lui qui, après l’avoir conçue, l’a établie dans plusieurs localités de ses propres deniers.
Tout en le félicitant, reconnaissons que cette bienfaisance lui coûte beaucoup moins qu’à d’autres. On assure, en effet, qu’il paie tout cela avec le produit des éditions de ses œuvres. Ainsi, par exemple, voici la huitième édition des Entretiens de village ; c’est la plus élégante qui ait paru, et pourtant la moins chère, moyennant qu’elle est tirée à un nombre immense d’exemplaires. Eh bien ! supposez que tous les abonnés du Siècle achetassent chacun un exemplaire de ce petit volume de 5 fr. Ce serait tout de suite une subvention de plus de 100 000 fr. pour les ouvriers à établir. Vous me direz qu’en somme c’est M. de Cormenin qui donnerait ces 100 000 fr., prix de son admirable livre. Le beau mérite, vraiment, de donner 100 000 fr. pour une belle œuvre, quand on les a si aisément gagnés par une œuvre de génie ! Je soutiens, moi, que le vrai mérite serait aux acheteurs qui, quand on leur recommande un livre, croient toujours qu’on les attrape, et ont raison quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. Ils seraient, en effet, fort attrapés, car ils auraient fait un bon marché croyant ne faire qu’une bonne action. Il est aisé de juger par mes paroles que je fais de la propagande pour ce livre ; et je ne m’en cache pas. Je voudrais le voir dans toutes les mains, et surtout dans la main de ceux qui par position peuvent et doivent être les bienfaiteurs de leurs semblables. Je ne dirai pas avec le poète philosophe :
Si j’étais roi, je voudrais être juste,
Et dans la paix, etc., etc. .
Mais je dirai : Si j’étais, grand ou seulement petit propriétaire, habitant la campagne, je voudrais que la commune au sein de laquelle je passerais ma vie fût dotée de tous les bienfaits sociaux que peuvent conférer de bonnes et bienfaisantes institutions ; je voudrais que ce petit centre de population, jouissant de plus de biens, souffrant de moins de maux qu’aucun autre, empruntant à une administration libérale et à une civilisation chrétienne tout ce qu’elles peuvent offrir de salutaire, présentât comme un type idéal à imiter et devînt le patron sur lequel d’autres voudraient se modeler ; ambition modeste à son départ, et immense à son arrivée ! car l’imitation gagnant de la commune au canton, du canton au département, du département à l’État, la face du pays tout entier serait changée par la seule puissance d’un premier effort individuel ! Mais pour réussir dans une pareille entreprise, que faudrait-il d’abord ? Il faudrait bien savoir ce que, dans chaque commune, la plus petite, comme la plus grande, il y a à faire, soit en maux à supprimer, soit en biens à accomplir ; et pour acquérir cette connaissance, je ne vois pas, je l’avoue, de meilleur moyen à prendre que d’étudier attentivement les Entretiens de village, qui contiennent tout le programme.
N’est-ce pas là une œuvre capable de tenter les cœurs généreux ? On dit, il est vrai, que cette œuvre appartient exclusivement au gouvernement. Sans doute le gouvernement peut beaucoup en cette matière, et je suis de ceux qui pensent que c’est de ce côté que devrait se porter sa sollicitude la plus active ; mais le gouvernement ne peut pas tout, et quoi qu’il fasse, il restera toujours beaucoup à faire au zèle de la charité particulière. — Écoutez ce que dit sur ce point M. de Cormenin ; je finis par cette citation, qui seule donnerait une idée de la hauteur à laquelle s’élève l’auteur des Entretiens de village :
« Il y a deux sortes de charités qu’il faut se garder de confondre et qu’il faut se garder aussi de séparer. La charité légale voit l’homme dans les masses ; la charité privée voit l’homme dans les individus. La charité légale est plutôt de l’administration, de la police, de la salubrité publique, et la charité privée plutôt de la bienfaisance. La charité légale soulagé les malheureux ; la charité privée les soulage aussi, et de plus elle les console.
La charité légale ne peut se passer de bâtiments vastes, d’une discipline en grand et de sommes immenses pour alléger d’immenses misères.
La charité privée se loge où elle peut, se multiplie par elle-même, et n’a besoin que d’avoir du cœur.
La charité légale semble avoir plutôt pour but d’empêcher les hommes de nuire, et la charité privée de les servir.
Aux yeux de l’une les hommes ne sont que des unités moins corporelles qu’abstraites, qu’elle suppute, qu’elle assemble, qu’elle groupe, qu’elle combine, qu’elle range en ordre de chiffres, comme un livre de dépenses et de recettes. Aux yeux de l’autre les hommes sont des chrétiens, des frères…..
Il y a plutôt de la discipline dans l’une, et plutôt de l’âme dans l’autre. … »
GUSTAVE DE BEAUMONT.
Laisser un commentaire