« En reconnaissant les défis posés par l’industrialisation, y compris l’exploitation des travailleurs et la détresse des pauvres, Léon XIII a néanmoins mis en garde contre la sinistre tentative de la part des socialistes de profiter de la situation pour affaiblir le droit à la propriété privée (cf. RN n. 7). Son authentique défense de ce droit n’avait rien à voir avec de l’admiration pour des marchés totalement dérégulés ou une loyauté envers les riches propriétaires et hommes d’affaires d’Europe. Au contraire, il voyait dans la propriété privée la sauvegarde de la liberté et de l’intégrité à la fois des individus et des personnes morales telles que l’Église ». C’est en ces termes que le prêtre catholique américain Robert Sirico, président de l’Institut Acton, évoque la grande nouveauté de Rerum Novarum, qu’il qualifie d’« étoile polaire » de l’enseignement contemporain de l’Église en matière de propriété. Le père Sirico intervenait à l’occasion d’une grande conférence de l’Institut Acton à Rome le 20 avril pour les 125 ans de l’encyclique, sur le thème : « La liberté unie à la justice : Rerum Novarum et les nouveautés de notre temps », à laquelle ont pris part des responsables religieux et des experts du monde entier. Dans cet entretien réalisé en marge de l’événement, Robert Sirico confronte sa lecture de la doctrine sociale de l’Église aux problématiques européennes actuelles.
Le père Robert Sirico est le président et co-fondateur de l’Institut Acton, think tank international et œcuménique consacré à l’étude et à la mise en relation de la religion et de la liberté. Diplômé de la University of Southern California et de la University of London, il est aussi titulaire d’un Master of Divinity obtenu à la Catholic University of America. Œuvrant en faveur d’une réconciliation entre libéralisme et catholicisme, il intervient régulièrement dans les médias anglophones pour des questions relatives à l’économie, aux droits civils et à la religion. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont Defending the Free Market: The Moral Case for a Free Economy (2012).
Entretien mené par Solène Tadié, journaliste à Rome, spécialisée dans l’actualité du Vatican
Dans quelle mesure l’encyclique Rerum novarum est-elle pertinente aujourd’hui, alors que la « question de l’ouvrier » en elle-même n’est plus adaptée et que de façon générale, nos sociétés actuelles n’ont plus grand chose à voir avec celles du XIXe siècle?
Je crois que les principes fondamentaux de Rerum novarum sont complètement actuels et applicables. Cette conférence m’a du reste donné l’occasion de relire l’encyclique, que je n’avais plus lue depuis une décennie ou deux. J’ai été stupéfait par son actualité. Mais vous avez raison de souligner la nécessité d’une certaine mise à jour, ce qui a déjà été fait dans une large mesure par Jean-Paul II dans Centesium annus 100 ans plus tard. Dans cette dernière, il n’est pas uniquement question du droit de propriété en tant que propriété de la terre mais également dans le sens du savoir-faire intellectuel, qui représente la source de la richesse. La mondialisation résulte de la division du travail et donc du fait de se diriger les uns les autres. Je crois que cela aura pour effet en définitive de donner un sens plus solide de la communauté, car lorsque les biens passent les frontières, les armées ont tendance à ne pas le faire. Nous devenons interdépendants. Nous tendons à avoir une bonne connaissance des gens avec lesquels nous commerçons et nous faisons preuve de respect, ou du moins d’une authentique tolérance.
La notion de « salaire juste » a été citée dans plusieurs interventions, pour être revisitée à la lumière des débats actuels. J’aimerais à cet égard aborder la question du revenu de base universel, que la Finlande est en train d’expérimenter, tandis que les Suisses s’apprêtent à se rendre aux urnes pour décider de son instauration, et que l’idée fait son chemin en France. Cette mesure est encouragée par une partie des libéraux européens qui se réclament de l’impôt négatif de Milton Friedman, dans l’idée que cette aide viendrait se substituer à toutes les autres allocations, ce qui permettrait d’ouvrir doucement la voie à une société moins étatiste. Les débats autour de cette idée sont pour le moins animés dans la sphère libérale. Qu’en pensez-vous, d’un point de vue avant tout théologique et éthique ?
Je crois que cela peut avoir un grand potentiel, si l’on s’en tient à la théorie de l’impôt négatif. Il y a néanmoins deux avertissements que j’aimerais insérer dans ce cadre. Le premier est qu’il faut nécessairement que les personnes qui développent la politique, la culture de la société et la société dans son ensemble, comprennent que ce n’est qu’un moment transitoire et non pas un état pérenne. En d’autres termes, l’idéal n’est pas que qui que ce soit dépende d’un impôt négatif, pas plus que d’aucun système d’État providence. Mais j’aime bien l’idée car c’est un processus moins direct et que cela permet une moins grande immixtion du gouvernement en l’éloignant d’un style qui relève du micromanagement. Du point de vue théologique et philosophique, je dirais que cela va dans le sens de la nécessité de soutenir ceux qui se trouvent dans le besoin et cela montre le visage le plus humain de l’économie libre, j’approuve donc la démarche pour ces raisons. Cependant, ma crainte – et cela s’est sans cesse vérifié dans l’Histoire – est que l’État s’immisce, comme à chaque fois que quelque chose de bon commence à se produire, s’empare de cette chose, se l’approprie pour ensuite la tuer. Cela s’est produit aux États-Unis par exemple. Aux prémices du Mouvement des droits civiques, après la guerre de Sécession et ensuite vers la moitié du XXe siècle, il s’agissait beaucoup moins d’un mouvement juridique que d’un véritable mouvement moral. Ce n’était un mouvement juridique qu’au sens d’une volonté d’abrogation de lois existantes plutôt de création de nouvelles lois. Idem pour le grand boycott de 1955 visant à paralyser les transports publics qui discriminaient les personnes de couleur noire : c’était une action de la part de citoyens qui avaient décidé de retirer leur participation économique d’un système qu’ils désapprouvaient. Mais cela a doucement évolué vers un système demandant de plus en plus d’État, abandonnant de plus en plus de responsabilités au contrôle de l’État. Et je ne voudrais surtout pas voir quelque chose de ce type se produire avec l’impôt négatif.
J’aime aussi l’idée du crédit d’impôt, où une partie de l’assujettissement peut échapper à l’État et à sa bureaucratie. Benoît XVI en parle du reste au n° 60 de Caritas in Veritate : « Une possibilité d’aide au développement pourrait résider dans l’application efficace de ce que l’on appelle communément la subsidiarité fiscale, qui permettrait aux citoyens de décider de la destination d’une part de leurs impôts versés à l’État. En ayant soin d’éviter toute dégénération dans le particularisme, cela peut aider à encourager des formes de solidarité sociale à partir des citoyens eux-mêmes, avec des bénéfices évidents sur le plan de la solidarité pour le développement ».
La critique la plus virulente de Léon XIII dans son encyclique est adressée au socialisme, qu’il qualifie de « souverainement injuste » et qu’il appelle à « répudier ». Tous les intervenants à la conférence – notamment l’archevêque lituanien Kęstutis Kėvalas, qui a offert un témoignage détaillé sur les pays de l’Est – ont fait le constat que 125 ans après la parution de l’encyclique, le socialisme sévit toujours en Europe, celui-ci revêtant toujours des formes plus ou moins abouties. À côté de cela, certains penseurs et hommes politiques européens se revendiquent aujourd’hui d’un « socialisme-libéral », qui se justifierait par le fait qu’à l’origine, le libéralisme était plutôt situé à gauche de l’échiquier politique (Frédéric Bastiat siégeait à gauche à l’Assemblée). Êtes-vous d’accord avec cette idée ou s’agit-il là d’un anachronisme, comme d’autres le pensent ?
C’est une très bonne question. Vous évoquez une question européenne, mais c’est aussi à mon sens une question très française. Cela nous renvoie à la Renaissance, aux Lumières, car nombre de ces problématiques sont rassemblées autour de ces courants, même dans le contraste entre la Révolution française et la Révolution américaine. Sans m’aventurer dans de longues considérations historiques, je dirais la chose suivante : je crois que le christianisme, à travers les siècles, a développé une perception de plus en plus élevée de la dignité de la personne. C’était une notion très radicale au commencement, car il est dit que les personnes ne sont pas rachetées sur la base de leur ethnicité mais sur la base de leur relation personnelle avec le Christ. Dans le baptême, par exemple : je ne peux en effet nullement baptiser plusieurs personnes à la fois, je ne peux baptiser qu’une personne à la fois. C’est un marqueur révélateur de la dignité de la personne humaine. Cette notion a été développée au fil des siècles, beaucoup à travers l’art durant la Renaissance et la philosophie au siècle des Lumières. Mais c’est à mon sens au moment des Lumières que la notion de dignité a commencé à être dévoyée, dès lors qu’au lieu de voir l’homme comme le sommet de la Création, on l’a fait devenir le centre de l’Univers. En ce sens, le libéralisme étant né à cette période, il a sans doute pu ensuite instiller une certaine compréhension de la personne humaine dans la pensée socialiste, mais je pense qu’il s’agit ici d’une déformation de l’équilibre proposé par le christianisme. Dans le christianisme, il existe toujours cette tension entre le matériel et le transcendant, dans l’Incarnation. Jésus est Dieu et homme. Le socialisme a pu dériver du libéralisme en mettant trop l’accent sur la dimension sociale de la personne humaine. Il est vrai que l’individu est simultanément social et individuel, dès sa conception. Nous existons dans le sein de notre mère, nous sommes physiologiquement et génétiquement distincts de notre mère, il n’est pas exact de dire que le fœtus est une partie du corps humain, une partie biologique de la mère, mais nous existons dans le sein d’une femme. Nous sommes donc dans le même temps individuels et en relation, et il en va de même tout le reste de notre vie. Je pense que le christianisme a su sauvegarder l’équilibre anthropologique entre le social et l’individuel. Le socialisme, quant à lui, sépare de cette idée la dimension sociale, quand le libéralisme sépare l’individu de la dimension sociale. C’est pour cela que je pense qu’aucun des deux n’est suffisant. Nous devons conjuguer les deux et construire une société basée sur ce postulat. C’est pourquoi il est très important qu’une société soit fondée sur la solidarité et sur la subsidiarité. C’est là que réside toute la sagesse de l’Église. Plus j’y pense, plus j’y vois cette empreinte.
Pour répondre à votre question, le concept de gauche et de droite n’a pas vraiment de sens pour moi car c’est une cible mouvante. Pour autant, le fait d’affirmer que Frédéric Bastiat était socialiste pour la simple raison qu’il siégeait à gauche me semble une énormité. Rien ne peut l’en rapprocher, il était l’antithèse du socialisme et de l’étatisme, tout en prônant, justement, cette fraternité. J’ai tout de même envie de recommander à tous les Français de relire, ou de lire Frédéric Bastiat… Qui, du reste, est enterré ici à Rome !
Comment le christianisme peut-il constituer un rempart contre la mainmise de l’État sur les individus dans des sociétés occidentales où son influence et ses racines philosophiques sont la plupart du temps, sinon méprisées, du moins ignorées ?
Il pourra remplir ce rôle précisément en nous faisant revenir à nos propres racines, car une partie de la crise du christianisme aujourd’hui n’est pas simplement une crise de culture en général, c’est le reflet de la crise existant au sein du christianisme. Si nous revenons à nos premiers principes, à savoir la dignité de la personne humaine, la fiabilité de l’esprit pour appréhender une réalité objective, l’importance du besoin social de transcendance, les dimensions sociales et individuelles, les dimensions physiques et transcendantes de l’être humain, si nous revenons à toutes ces idées, eh bien je crois que nous pourrons nous réaffirmer avec confiance. La route s’annonce très certainement cahoteuse, nous aurons l’impression d’être sur un chemin jalonné de nids-de-poule car il s’agit de rééduquer toute la société, c’est là que réside la plus grande difficulté. Nous vivons actuellement dans une culture qui pense qu’elle connaît le christianisme et qu’elle a reçu juste assez de lui, dans ses symboles, langages et culture, juste assez de christianisme pour être vaccinée contre le réel. Nous devons représenter ce réel et pour ce faire, pour le dire d’une façon théologique, pour évangéliser, nous nous devons d’être à nouveau évangélisés.
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