Stéphane Geyres est consultant. Libertarien, il se revendique de la pensée de Murray Rothbard et de ses héritiers, Hans-Hermann Hoppe en particulier.
Grégoire Canlorbe : Vous êtes libertarien et président du « mouvement des libertariens ». Libertarien est un terme récent, remontant aux années 1970 ; et on estime la plupart du temps qu’il servirait à qualifier un libéralisme « excessif », « caricatural », « extrémiste », par opposition à ce qui serait le libéralisme « modéré » et donc « sain » et « raisonnable » d’un Hayek, d’un Aron ou d’un Rawls.
En bref, les libertariens seraient les partisans d’un libéralisme pur et dur et à ce titre exagéré : un « ultralibéralisme ». Que répondez-vous à ce reproche d’extrémisme ?
Stéphane Geyres : Tout d’abord, merci cher Grégoire pour avoir pris l’initiative de cet entretien. C’est un réel plaisir de répondre à un jeune journaliste de talent qui sait voir les vraies questions. Il y a certes bien des facettes à votre question, mais elle a en effet le mérite de poser tout haut ce que beaucoup pensent tout bas, sans toujours le courage de la confrontation.
Je pense que pour vous répondre au mieux, il faut revenir sur l’histoire du libéralisme dans notre pays – j’essaierai de rester concis. On peut oser ainsi simplifier avec quatre périodes qui correspondraient très grossièrement aux quatre derniers siècles. Au XVIIIe tout d’abord fleurissent les célèbres Lumières. Leur apport est avant tout sur l’aspect juridique, c’est sur leurs bases que se construira la Révolution et depuis la démocratie en France et dans le monde. Certains, comme Richard Cantillon, nous ont aussi donné de grandes avancées dans le domaine économique, mais si les Lumières brillent encore, c’est pour avoir fait avancer la Liberté dans sa dimension politique en lien avec le droit. Puis vient Jean-Baptiste Say, suivi de Frédéric Bastiat, lesquels au XIXe vont poser les fondements de la théorie économique telle que tout libéral contemporain sérieux la comprend. Le terme de « libéralisme » naît juste après Napoléon, mais Bastiat se considérait « économiste », car il semblait acquis que les idées de liberté avaient été réglées avec les Lumières. Quant à Léon Say, une génération plus tard, il se pensait « libéral », terme qui s’est peu à peu installé comme « partisan du laissez-faire économique ». Puis avec la Première guerre mondiale et la généralisation de la démocratie, comme l’explique très bien Hoppe, et malgré l’émergence de l’école autrichienne, le XXe voit la gangrène social-démocrate gagner l’Occident. Avec elle, le libéralisme perd peu à peu dans l’esprit commun sa base juridique pour devenir chez certain un simple « discours favorable à la libre entreprise ». Aux États-Unis d’après le New Deal, hélas désormais sociaux-démocrates, le « libéral » est carrément devenu synonyme « d’homme de gauche non communiste ».
C’est alors, dans les années soixante, qu’émerge aux États-Unis le terme de libertarian, repris chez nous dans les années 80 par Henri Lepage en « libertarien », et adopté par ceux qui se reconnaissent comme héritiers de ces diverses phases, mais fuient l’amalgame avec le « liberal » socialisant.
Tout cela pour rappeler que le libéralisme est bien double dans son histoire, il se revendique des Lumières sous l’angle du droit et du « laissez-faire » plus économique – et ses théories modernes. Le libéralisme contemporain est même l’aboutissement de ces divers courants, qui l’ont construit et dont il se nourrit. Il y a diverses manières de le définir formellement, plus ou moins équivalentes, j’en donnerai deux. La plus correcte consiste à l’assimiler à un ordre social où le principe de non agression serait pleinement respecté. Pour ma part, je trouve plus palpable de l’identifier à une organisation sociale où règne la stricte uniformité du droit, l’état de droit le plus strict, où aucun privilège n’existe ni ne peut exister. On note au passage que ces deux définitions n’ont rien d’économique. Mais c’est parce qu’il est en réalité impossible de dissocier ces deux aspects de la vie. J’en veux pour preuve, pour finir ces rappels théoriques, la définition de la liberté donnée dans Libres ! par Henri Lepage – encore lui : « on définit la liberté comme le droit de faire ce qu‘on désire avec ce qu‘on a (plus exactement : avec ce à quoi on a naturellement droit, ce qu‘on s‘est légitimement approprié, ou ce qui a été légitimement transmis) ». J’aime cette définition parce qu’elle est positive et parce qu’elle mêle droit (avoir) et économie (faire).
Ce rappel n’est pas je crois inutile car ce n’est pas l’image, la compréhension que bien des gens de nos jours ont du libéralisme. Pour revenir à votre question, je doute fort que les auteurs que vous évoquez se revendiqueraient du libéralisme ainsi défini – et je ne vous cache pas que selon moi, aucun n’exprimait en effet des thèses pleinement libérales. Je me demande même comment on peut oser qualifier Rawls de libéral, alors qu’il est « liberal », donc social-démocrate. Aron est probablement plus un libéral économique, alors que Hayek, qui pour beaucoup représente le summum du libéralisme moderne, n’a pas su transposer sous l’angle politique les nombreuses avancées économiques qu’on lui doit.
Beaucoup sans doute seront choqués d’une telle analyse et, vous avez raison, trouveront la position libertarienne inutilement « excessive » ou « extrême ». J’ai hélas l’habitude de ce genre de propos bien malheureux ; il faut avoir la carapace solide quand on est libertarien.
Je constate simplement, après quelques temps passés au contact de nombreux critiques, qu’on peut en distinguer trois familles principales. Je passerai vite sur ceux qui ont les idées claires sur le libéralisme, mais optent pour une position politique mesurée parce qu’ils pensent que ce serait tactiquement plus habile. La critique d’extrémiste dans ce cas n’est pas bien grave, puisqu’au moins nous sommes d’accord sur le fond. La plupart par contre n’ont tout simplement pas compris ce que la Liberté suppose, je n’ai pas peur de le dire. On trouve ainsi beaucoup de pseudo libéraux qui en sont restés à la seule vision économique, favorables au laissez-faire mais en même temps ne sachant pas voir que les fonctions régaliennes pourraient être confiées au marché libre dont ils se prévalent. Plus rarement, on peut rencontrer des relativistes pour qui le concept de liberté impliquerait celui de tolérance et donc l’impossibilité de donner au libéralisme un cadre définitif. Tous ces gens « raisonnables » ou « mesurés » ne voient pas qu’ils sont dans l’incohérence.
Pourtant, et ce sera ma réponse après ces longs préliminaires, la chose est simple. Si la liberté tient au droit, et il s’agit du droit dit naturel, minimal, la non liberté tient donc de l’inverse du droit, qui est la force, l’agression – on parle de coercition. Or quel est l’organe social qui par définition incarne la force ? L’état bien sûr. Le libéral est donc tout simplement un adversaire de l’état. Je constate que les auteurs de ces critiques ont oublié de les retourner à celui qui devrait en toute logique être leur adversaire. C’est dommage.
Grégoire Canlorbe : Doit-on être nécessairement un anarchiste pour se prévaloir à juste titre du libertarianisme ? Pour dire les choses autrement, le minarchisme est-il une option cohérente ou au contraire incohérente pour un libertarien ?
Stéphane Geyres : En effet, selon Wikiberal, « pour [les libertariens], les pouvoirs de l’état devraient être extrêmement restreints (minarchisme), ou même supprimés (anarcho-capitalisme).» D’où votre question, et bien d’autres occasions de la voir posée, beaucoup pensant que le minarchisme est non seulement possible mais souhaitable comme compromis ou étape de transition – ce qui renvoie d’ailleurs à la question précédente.
Il me semble que la réponse doit aborder deux axes pour être complète. Il y a la théorie et la situation d’aujourd’hui. Sous l’angle théorique, j’attends toujours le minarchiste qui saura expliquer comment on pourrait à la fois avoir égalité de tous devant le droit et avoir un état bureaucratique quel qu’il soit. Le simple fait d’accepter le pouvoir d’un élu ou d’un fonctionnaire va à l’encontre de ce principe, pourtant à la base même du libéralisme. Je ne fais là que reprendre un argumentaire éculé, des théoriciens comme Rothbard ayant depuis fort longtemps montré qu’il n’y a qu’une seule option libérale cohérente, celle de l’anarcho-capitalisme. Donc en effet, sous cet angle, la question ne se pose même pas.
Sous l’angle plus concret, certains pensent par exemple qu’on pourrait réduire l’état. Mais dans un article – sur mon blog – je montre que cela est vide de sens, sauf à réduire l’Etat à un tel niveau que nous serions en fait dans un système anarcap. Dit autrement, la seule minarchie possible car cohérente est une société anarcho-capitaliste.
Enfin, il y a la réalité actuelle et la question dite de la transition, c’est-à-dire comment transformer la tyrannie démocratique actuelle en une société libre ? Il est clair que cela ne peut se faire en claquant des doigts et qu’il faudra un certain temps, même bref. Dans ce cadre, beaucoup sont minarchistes en ce sens qu’ils sont favorables à une société de moindre état comme un moindre mal ou comme une étape transitoire nécessaire.
Je n’ai pas d’opposition à une telle analyse, à condition cependant de bien poser le but, de ne pas oublier que l’objectif ultime ne peut être que l’anarcapie. Car sinon, c’est peut-être faire mal au Léviathan actuel et lui rogner les ailes, mais ce n’est pas le tuer. Et Léviathan nous a montré à travers les siècles sa nature de phénix capable de renaître à tout moment.
En conclusion donc, oui, le minarchiste ne peut être qu’un anarcap pragmatique s’intéressant à la transition ou un anarcap en devenir – quand il sera devenu anti-état.
Grégoire Canlorbe : Vos vues en science économique rejoignent pour l’essentiel les conceptions du courant de pensée autrichien, en particulier la lignée Von Mises – Rothbard – Hoppe.
Vous n’êtes pas sans savoir que ce courant de pensée est assez minoritaire dans les universités et que la plupart des économistes du main-stream « néoclassique » lui reprochent un certain amateurisme, et ce pour trois motifs principaux : en premier lieu, le courant autrichien, à l’exception d’auteurs plus modérés comme Hayek ou Kirzner, prônerait un retrait excessif de l’Etat de la vie économique et serait aveugle au caractère nécessaire de certaines interventions pour tempérer les dérives du marché, en particulier pour ce qui a trait à la concurrence inégale et aux asymétries d’information.
En second lieu, le courant de pensée autrichien rejetterait à tort toute formalisation mathématique des états d’équilibre du marché, laquelle constitue selon le main-stream le seul et véritable objet de la science économique digne de ce nom.
Enfin il commettrait l’erreur de souscrire à une méthodologie réaliste (i.e. visant à concevoir des théories qui ont pour propriété de décrire fidèlement la réalité) alors que c’est l’instrumentalisme (i.e. visant uniquement à élaborer des théories qui permettent de formuler des prédictions correctes) qui reçoit les suffrages les plus favorables de la part des économistes du main-stream.
Que répondriez-vous à ces trois ordres de critique ?
Stéphane Geyres : Tout d’abord, je n’ai pas de « vues » en économie. D’une part je ne suis qu’un modeste témoin de la théorie autrichienne, je ne saurais être pris pour un expert comme un Guido Hülsmann ou un Renaud Filleule peuvent le revendiquer. Surtout, la science économique étant justement une science, on n’a pas de « vues » en économie : on sait décrire un phénomène x ou y ou on ne sait pas, il n’y a pas place à « l’opinion » ni aux « vues ».
Ceci posé, votre premier point mériterait probablement tout une thèse. J’en retiens l’aspect minoritaire, l’amateurisme, la notion de courant, le rôle de l’état, les dérives du marché dont la concurrence et l’information. Beau programme !
Il est toujours étonnant que l’aspect minoritaire ou pas puisse être un argument dans une conversation se voulant rationnelle, voire scientifique. Peu importe qu’il n’y ait même qu’un seul économiste autrichien, la seule question est de savoir si la théorie qu’il promeut est juste ou fausse. Et je dis bien « juste ou fausse », c’est-à-dire donnant une description ou une explication des phénomènes économiques conforme à ce qu’ils sont réellement. En l’occurrence, la nature axiomatique de la théorie de Menger – Von Mises – Rothbard – Hoppe en fait une forteresse de certitude scientifique. Alors les majoritaires, vous savez…
À ce titre, l’amateurisme me semble plutôt être du côté des mainstream justement. Car l’ensemble de la démarche méthodologique des keynésiens et consorts démontre un refus de réalisme, pour ne pas dire un aveuglement à la réalité sociale. Par exemple, imaginer qu’on puisse tester un modèle économique est une hérésie qui montre que ces écoles ne se rendent pas compte qu’on ne peut jamais reproduire deux fois les mêmes conditions sociales et économiques sans attenter à l’objectivité : qui a déjà vécu une situation en tire des enseignements dont il tiendra compte une fois réexposé aux mêmes conditions.
S’agissant du rôle de l’état, il me semble que l’écart avec les positions plutôt pro-étatiques du mainstream est l’illustration de leur divagation méthodologique. L’analyse de l’école autrichienne part de l’acte économique fondamental, l’échange libre entre deux humains. Toute la théorie en découle. Or cet échange, tel que nous sommes des milliards à l’effectuer spontanément chaque jour, ne doit dans l’immense majorité des cas rien à l’Etat, qui n’en est pas non plus un acteur. A contrario, le mainstream considère l’état comme présent et le pose a priori, sans plus de justification, comme un acteur, réel ou légitime, ce qui ne correspond à aucune réalité – que ceux qui se font accompagner d’un bureaucrate chaque fois qu’ils vont faire leurs courses viennent me contredire.
Quant aux dérives du marché… il me semble que ce pseudo concept, ce prétexte, exprime une incompréhension de ce qui le marché est vraiment. Comment un humain qui fait partie du marché pourrait-il établir de manière objective que ce dernier présente des défauts ou des dérives ? Si le marché a des comportements qui nous choquent, ce qui peut être le cas pour certains, cela reste pour autant toujours l’expression du libre choix de l’ensemble de l’humanité. Comment quiconque pourrait-il se poser en juge de ces choix ? La notion de dérive relève du jugement de valeur d’un homme envers l’humanité, rien de moins. Voilà bien un concept des plus présomptueux et dont on imagine vite les dérives…
Enfin, je ne pense pas qu’il y ait de courant au sein de l’école autrichienne. Il y a tout au plus divers auteurs, tel Hayek, qui à un moment ou sur certains points abandonnent ce qui la caractérise le plus à mon sens, à savoir l’individualisme méthodologique. Ce faisant, je ne crois pas qu’ils soient capables d’aboutir à des conclusions ayant une réelle valeur.
Mais passons à votre second point. Tout d’abord, en vertu de quel principe le fantasme de l’équilibre de marché devrait-il être le sésame de la science économique ? Sauf erreur, l’économie n’est pas la science de l’équilibre du marché mais celle de l’accès aux ressources dans un monde de rareté. L’équilibre ne serait donc pas un principe mais au mieux un résultat d’analyse. De plus, Ludwig Von Mises explique très clairement que l’équilibre est au mieux un outil conceptuel, mais n’a aucune réalité parce que le marché est un processus continu en perpétuel mouvement vers ses prochaines conditions de prix. Révérer l’équilibre du marché n’est donc que se complaire dans une abstraction sans aucune réalité.
Quant au recours aux mathématiques, ce ne serait pas un mal en soi, si les mathématiques, comme c’est le cas en mécanique, permettaient de décrire précisément le monde. Mais ce n’est pas le cas en économie et même, cela ne peut pas l’être. Ludwig Von Mises, encore lui, explique de manière très simple pourquoi l’économie ne peut pas être mise en algèbre. Le principe des équations en physique tient à leur capacité à mesurer, calculer, exprimer des grandeurs mesurables. On calcule des hertz ou des watts, lesquels ont une manifestation précise dans ce monde. Mais en économie par contre, rien n’est mesurable, car rien n’est ni palpable ni objectivement définissable. À commencer par la richesse qui ne se ré duit pas à la masse monétaire contrairement à ce que l’immense majorité soutient. Bref, les maths en économie, cela n’a strictement aucun sens et les mettre en avant n’est qu’une ineptie.
Enfin, votre troisième point, sur le réalisme face aux prédictions. Là encore, on est en pleine confusion. La science physique permet de prédire les futurs mouvements d’un mécanisme parce qu’elle permet de décrire exhaustivement sa dynamique et que celle-ci ne dépend que de son design. En économie par contre, le futur n’est autre que le fruit d’une infinité de décisions prises en continu, librement et indépendamment par les gens sur le marché. Pour espérer prévoir le futur, il faudrait pouvoir modéliser ce système d’une immense complexité, ce qui est et restera impossible, même avec le progrès de la force de calcul des ordinateurs de demain. Pour s’en convaincre, imaginons l’inverse. Je fais une prédiction géniale. Disons que je prévoie que le cours de LVMH prendra 5 pts par mois pendant les 6 mois à venir. Pourquoi ne pas le garder pour moi ? Je fais croire l’inverse, peu à peu j’achète un maximum d’actions de manière à profiter de ma trouvaille. Mais alors, tous les économistes devraient pouvoir faire cela et donc devenir richissimes. Or que constatons-nous ? Tout l’inverse. Les « experts » publient leurs « prédictions ». Car ils espèrent ainsi attirer les naïfs dont l’afflux fera monter des cours qui sinon resteraient atones. Autrement dit, les économistes mainstream sont incapables de prédiction. C’est d’ailleurs très bien comme ça et donc l’économie n’est pas une affaire de prédiction.
Grégoire Canlorbe : Sous quelles circonstances et pour quels motifs avez-vous finalement rejoint les rangs de la pensée libertarienne ainsi que du courant autrichien en science économique ?
Ceci s’est-il fait du jour au lendemain ? Avez-vous eu au contraire une transition lente, subreptice, pas à pas, vers le libéralisme et l’école autrichienne ?
Stéphane Geyres : Je suis un autodidacte de l’économie. Travaillant parmi des financiers, je décidai il y a sept ou huit ans de me mettre à l’économie. Me voilà donc fouillant le web à la recherche des bases. Bien sûr, je suis très vite tombé sur des équations dans tous les sens. Les maths ne me font pas peur, je suis titulaire d’une licence de mathématiques. Mais la simple idée d’être mis en équation me semblait fumeuse : comment pouvait-on mettre mon libre choix en équation, fusse de manière probabiliste ? Je continuai donc à chercher dans l’espoir d’une approche qui serait plus convaincante, lorsque je finis par découvrir le Mises Institute et la mine d’or que constitue son site web.
J’avalai alors Human Action, Man Economy and State et For a New Liberty, et depuis de nombreux autres ouvrages. Dès que j’eus lu Rothbard, les pièces du puzzle se mirent en place, très vite : c’est tellement simple et évident dès qu’on a compris la différence entre état et régalien. C’est tellement simple que je ne comprends pas qu’on puisse le critiquer.
Mais pour vous répondre, une fois que j’eus découvert les auteurs libertariens, je basculai très vite – je devais sans doute être prêt à le faire, il ne me manquait qu’une pichenette.
Grégoire Canlorbe : Tous les libertariens ne sont pas partisans de l’école autrichienne. Un auteur cent pour cent libertarien (et anarchiste) tel que Bryan Caplan est explicitement hostile au courant de pensée autrichien et se réclame du main-stream néoclassique.
Selon vous que gagne-t-on à être un libertarien rallié aux idées autrichiennes ? Quel est le manque à gagner pour un libertarien qui se prévaut du courant néoclassique ?
Stéphane Geyres : On peut être libertarien et non autrichien, c’est certainement possible, tant qu’on rejette toute intervention étatique et l’état lui-même. Cela dit, j’avoue ne pas savoir en détails pourquoi Bryan Caplan est « hostile » aux idées autrichiennes, mais je ne comprends pas comment cela est possible. Car la théorie autrichienne donne les outils les plus précis pour comprendre les mécanismes économiques et même sociaux. Quant au manque à gagner, il me semble que le plus important tient à sa compatibilité avec le jusnaturalisme anarcho-capitaliste.
Autrement dit, l’EAE supposant la préférence temporelle de chacun, elle ne repose sur aucune fonction d’utilité, contrairement aux autres écoles. Ce qui est en droite ligne avec le principe libertarien voulant que rien ne puisse justifier – et surtout, aucune « utilité » collective – des formes de coercition telles que taxes, impôts ou règlements.
Grégoire Canlorbe : Votre regroupement politique, « le mouvement des libertariens », affiche pour slogan : « Les libertariens ne veulent pas prendre le pouvoir mais vous le rendre ».
En démocratie, nous sommes accoutumés à penser que c’est via le vote électoral – et ce faisant via une participation indirecte à la confection des lois – que le pouvoir est rendu aux gens. Votre slogan, si je vous comprends bien, cherche à faire comprendre l’inanité d’une telle vision des choses ?
Stéphane Geyres : En effet. Si la démocratie nous « rendait » le pouvoir, les bureaucrates n’auraient par exemple aucun moyen de nous forcer à payer l’impôt. Ce simple exemple montre bien que le pouvoir ne nous est pas rendu – au contraire, la démocratie est un arbre qui cache la forêt, un cache sexe de notre soumission à l’abus de pouvoir institutionnalisé.
Bien des pseudos libéraux croient que la démocratie est compatible avec notre liberté et qu’il suffirait de réduire le périmètre de l’interventionnisme pour atteindre un point d’équilibre, une forme de minarchie idéale. Comme le livre remarquable de Frank Karsten le développe – Dépasser la démocratie – la démocratie n’est en réalité qu’une forme sophistiquée de tyrannie, injustifiable donc.
Grégoire Canlorbe : Un reproche fréquent qu’on adresse aux libertariens consiste à affirmer qu’une société où la liberté prévaut sur toute autre valeur serait tout simplement « indécente » car cette prédominance de la liberté empêcherait qu’on puisse sanctionner certains comportements pourtant réprouvés par le sens moral de tout un chacun.
Par exemple une société libertarienne, dit-on, autorise un patron à verser à ses employés un salaire très faible, couvrant à peine la subsistance des salariés. Elle autorise que certaines personnes vendent leurs charmes moyennant une certaine somme d’argent. Elle autorise qu’on profère toutes sortes d’insultes racistes. Elle autorise qu’on consomme ou qu’on vende de la drogue. En bref elle autorise toutes sortes de comportements envers soi-même ou envers autrui qui vont à l’encontre d’un sens moral qui serait, dit-on, universellement partagé par les individus.
Les tenants de cette vision de chose aiment surenchérir : « les libertariens ne donnent au fond aucun sens à la notion de communauté ; ils prônent un individualisme forcené qui soustrait les êtres humains à toute coercition exercée par un socle commun de valeurs élémentaires. »
Quelle serait votre réponse à ce discours qui a le vent en poupe ?
Stéphane Geyres : Je ne vois pas bien ni où la liberté prévaudrait sur toute autre valeur, ni pourquoi toute autre valeur devrait prévaloir sur la liberté. Votre question aborde les sujets de morale et de communauté fondée sur des valeurs morales. Et vous avez raison, beaucoup portent de telles critiques, mais ils ne démontrent là que leur incompréhension de la société libre.
Car en matière de morale, la liberté est très paradoxale et bien plus subtile que ces naïfs savent le voir. Au premier niveau, en effet, la morale ne peut être un motif de sanction. Plus exactement, la question n’est pas tant celle de la sanction que de savoir qui serait en position de sanctionner qui. En effet, pourquoi serait-il interdit de vendre de la drogue ? Et par qui ? Qui serait donc légitime à imposer aux autres de telles préférences ? Personne bien évidemment et donc la seule société juste à cet égard ne peut être qu’une société où il n’y a aucun pouvoir imposant ses vues aux autres, catholiques, juifs, gays ou autres.
On a bien vendu des cigarettes ou de l’alcool pendant des générations. Insulter quelqu’un n’est souvent qu’une notion très relative de la liberté d’expression – pour moi, être traité de socialiste serait une insulte mais je suppose que son auteur serait insulté si en retour je le traitais de libéral. Quant au sexe, ce n’est jamais qu’un service comme un autre, qui n’a aucune raison intrinsèque de ne pas être reconnu comme tel.
Non en effet, le libéral ne peut concevoir que de tels actes soient a priori interdits par voie législative, car la révulsion morale ou autre qu’ils peuvent provoquer ne relève pas de l’agression manifeste d’autrui ni de l’atteinte à la propriété individuelle – au contraire.
Pourtant, et c’est là le point le plus important, la société libre sait très bien héberger la morale en son sein, chose que ces critiques ne savent pas voir. Voyons comment.
Tout d’abord, dans une société libre, il n’y a pas absence ni de loi ni de morale. Mais ce n’est pas l’état ni un quelconque lobby tel celui des catholiques qui fait cette loi et cette morale, toute l’idée de liberté est là. Tu ne n’imposeras pas tes préceptes. Non, loi et morale sont dites par le propriétaire des lieux. Et c’est logique : lorsqu’on visite ses amis, on se conforme à leurs habitudes ou exigences : mettre des patins ou parler leur langue. Et bien de même, si ces amis n’aiment ni la drogue, ni les Arabes et surtout pas l’anglais, il n’y a rien à leur reprocher, il s’agit de le respecter – ou de choisir de les perdre comme amis.
Mais quand je dis « propriétaire des lieux », c’est au sens large. Ainsi, si la Communauté des Fans de Chantal Goya achète un terrain et y installe un lieu dédié à l’artiste, rien ne les empêchera d’y exiger par exemple le port d’une tenue rappelant le lapin. Et rien n’empêchera les anciens fans de rejoindre cette communauté et d’en adopter, voire d’en influencer les pratiques et exigences. De même sur tous les sujets. En faisant ainsi, chacun peut vivre selon ses exigences, sa morale, sa culture, etc. sans pour autant imposer à autrui non consentant ses propres exigences qui sont sans plus de fondement que d’autres.
Mais il y a mieux. Car bien évidemment, au sein de chacune de telles communautés, les exigences de morale, même si chacune différente de la voisine, battront leur plein. On y sera bien plus moralisateur que nous pouvons l’être aujourd’hui, au sein d’une société magma où il est impossible d’espérer la morale appliquée car personne me peut l’exiger.
On voit donc ainsi qu’en matière de communautés, c’est au contraire la société libre qui offre le meilleur équilibre entre tous les courants imaginables et cela sans conflit aucun. Il n’y a dans mon esprit aucun doute, la vison libertarienne de la société est sans égale en matière d’humanisme et je ne connais pas de problème social qu’elle ne règle avec justice.
Grégoire Canlorbe : On reproche également aux libertariens de prôner une forme subreptice d’eugénisme.
Le démantèlement de l’Etat Providence, avance-t-on, aurait pour effet de condamner les plus fragiles et les plus démunis à dépendre de la charité d’autrui, très hypothétique. Les paralysés, les handicapés mentaux, les vieillards victimes d’Alzheimer, les enfants abandonnés à la naissance, ne pouvant plus compter sur le filet de sauvetage garanti par l’Etat Providence, leur sort dépend, in fine, de la bonne volonté des membres de la société.
Et la conclusion suivante de tomber : « Que se passe-t-il pour tous ceux qui ne trouvent personne pour les prendre en charge ? Eh bien une société libertarienne les laisse crever. Que seuls les plus forts et les plus chanceux survivent, tel est le credo des libertariens ! »
Que penser, selon vous, de tels propos formulés pour désarçonner les libertariens ?
Stéphane Geyres : Qu’ils sont ridicules et incohérents. Un soupçon de recul et de réflexion de la part de leurs auteurs devrait leur permettre de s’en rendre compte. Mais quelques pistes pour les mettre sur la voie. Tout d’abord, n’oublions pas que l’état Providence est un Léviathan de formation très récente et qu’avant lui, il n’y a ne serait-ce qu’un ou deux siècles, la société, sans être parfaite, fonctionnait et avait déjà trouvé les solutions libérales. Mais j’y viens.
La première erreur de ce genre de critique porte sur le fantasme d’une société parfaite. Les libertariens n’ont jamais clamé que la société sera parfaite, premièrement parce que cela ne peut pas exister – que quelqu’un me définisse la perfection sociale – et surtout parce que ce n’est pas l’objet de la vision libérale, laquelle ne vise qu’à permettre à chacun de vivre libre de poursuivre et si possible trouver son bonheur. Objectif bien plus modeste donc.
Ensuite, il faut vraiment avoir une vision négative de l’homme pour croire que dans notre fonctionnement normal, nous laisserions nos faibles de côté. Notez que j’emploie le conditionnel. C’est parce que je considère que c’est au contraire la société actuelle, hélas social-démocrate pour ne pas dire proto-communiste, qui engendre les comportements que ces critiques redoutent. Et dès lors, ils les transposent comme angoisses sur la société libre, alors qu’en réalité ces phénomènes n’y existent pas et sont au contraire le produit de la socialisation démocratique contemporaine, où la solidarité a remplacé le bon sens.
Typique de ce type de raisonnement, on parle de la société comme si elle était un acteur, comme une personne, comme ce fameux filet de sécurité, alors que la société n’est qu’un groupement d’individus sans autre substance et que seuls ses membres, vous et moi, y ont la capacité d’agir et de décider. Il n’y a pas de société, il n’y a que des personnes. Ce sont elles qui décident ou non de venir en aide aux plus faibles et comment. Aucune « société » n’en a la capacité. De plus, la société n’a pas à nous « prendre en charge ».
L’autre paradoxe de cette manière irréaliste de penser consiste à croire, à décréter que l’Etat pourrait ce que la charité ne pourrait pas. Or dans les deux cas, on parle d’individus dont on n’a aucune raison valable de supposer qu’ils seraient malveillants. Pourquoi les gens qui ne seraient pas capables de charité seraient-ils capables de solidarité ? Ce ne sont pas les mêmes ? Ah, oui bien sûr. Mes amis et mes proches sont incapables de m’aider alors que le fonctionnaire pour qui je ne suis rien me garantit une aide meilleure et plus rapide ? On voit combien ce genre de vision de la société ne repose sur rien de solide et, pire, repose même sur la négation de la spontanéité du véritable souci social que nous portons tous.
Et où on voit le rôle de la famille dans ces questions. Et des diverses structures spontanées. Dans une société libre, j’appartiens à une ou plusieurs associations, clubs, communautés en plus de ma famille. Ces gens me connaissent et m’apprécient à divers titres, à divers égards. Et comme pour la plupart, comme l’immense majorité des gens normaux, ils ne sont pas des sauvages, c’est sur eux que je pourrai compter en cas de souci. Bien sûr, j’aurai souscrit une ou plusieurs assurances pour les gros coups durs, mais ce sont mes amis et mes proches qui viendront emplir mes vieux jours ou me soutenir pendant quelque période difficile. Tout simplement. Pourquoi est-il si difficile d’imaginer ce qui se passe pourtant déjà depuis des millénaires ? Le socialisme a-t-il déjà vidé les cerveaux à ce point ?
Grégoire Canlorbe : Selon Ludwig Von Mises c’est sur la disposition des êtres humains à se comporter de façon rationnelle que repose in fine l’espoir de voir émerger un jour une société régie par la pure liberté.
Dans les termes de Von Mises : « Le libéralisme (ou libertarianisme dirait-on aujourd’hui) est rationaliste. Il affirme qu’il est possible de convaincre l’immense majorité que la coopération pacifique dans le cadre de la société sert les intérêts bien compris des individus, mieux que la bagarre permanente et la désintégration sociale. Il a pleine confiance en la raison humaine. Peut-être que cet optimisme n’est pas fondé, et que les libéraux se sont trompés. Mais, en ce cas, il n’y a pas d’espoir ouvert dans l’avenir pour l’humanité. » Ludwig Von Mises, Action Humaine chap. VIII
Dans quelle mesure ces quelques lignes de Von Mises recueillent-elles votre assentiment ?
Stéphane Geyres : C’est tout simplement ce qui motive mon action militante et même professionnelle chaque jour. Je me base sur ma propre expérience, tout simplement. En quelques mois, par curiosité et par souci de cohérence, par intuition critique, je suis passé d’un vague libéral-conservateur mal informé et quelque peu « emmoutonné », à un libéral lucide, informé, acerbe et radical, non pas par aigreur, mais par simple logique et conviction.
Je suis donc en effet absolument convaincu non seulement que le libéralisme, le vrai, pas celui qu’on pourrait échanger contre deux barils d’Ariel, constitue le seul système à la fois lucide et adapté à ce qu’est l’homme, mais aussi que ses idées sont si simples et même intuitives que tout le monde devrait pouvoir les comprendre et les adopter, ceci pour in fine voir l’ensemble de notre espèce atteindre enfin les stades ultimes de civilisation.
Il suffit juste – vaste programme néanmoins – de lever le « voile d’ignorance » mis consciencieusement par les hommes de pouvoir devant les yeux de nos concitoyens. Voilà mon sujet et voilà la seule motivation politique qui en vaille la peine, à mes yeux.
Grégoire Canlorbe : Cher Stéphane Geyres, notre entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous ajouter quelques mots ?
Stéphane Geyres : Merci pour cet échange cher Grégoire, vos questions sont toujours très bien vues et donnent écho à des questionnements véritablement problématiques.
Il y a en effet un commentaire que je souhaite faire, qui dépasse vos questions mais qui s’adresse aux critiques du libéralisme radical que vous exprimez plus haut. Je m’étonne très souvent de leur manque de réflexion et surtout de leur négativité. Beaucoup pour ne pas dire tous, face à des idées nouvelles, qui en effet peuvent dérouter au début, optent pour ce que j’appellerai l’option inhumaine. C’est-à-dire que selon eux, les bons ne peuvent être que de leur côté, du côté de ceux qui, parce que soi-disant portant attention aux autres via le social, seraient les seuls qui feraient preuve d’humanité.
Il semble ne pas leur venir à l’idée qu’un homme ou une femme se déclarant libéral, et ce faisant ne donnant pas plus que ça de signe de folie furieuse, puisse être un humaniste sincère et apporter des idées pertinentes. C’est vraiment très dommage, car je pense que c’est chez les libéraux que se cachent les individus les plus authentiquement humains que porte cette Terre.
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