Damien Theillier (DT) : Professeur Leroux*, vous venez de publier un ouvrage d’histoire des idées : Aux fondements de l’industrialisme. Comte, Dunoyer et la pensée libérale en France (Paris, Hermann, 2015). Deux industrialismes au moins voient le jour sous la Restauration, celui de Saint-Simon et de ses disciples et celui que professent Charles Comte et Charles Dunoyer. L’opposition de ces deux courants de la pensée économique française autour des années 1820 est un fait marquant du débat théorique entre l’école libérale et l’école socialiste. Pourtant ces auteurs sont largement oubliés aujourd’hui…
Robert Leroux (RL) : À l’extérieur d’un cercle restreint de spécialistes (David Hart notamment) et d’historiens des sciences sociales, ils sont certes oubliés ; la plupart de leurs travaux n’ont d’ailleurs pas été réédités et sont ainsi peu accessibles. Mais cet oubli dont ils ont été l’objet n’en est pas moins intéressant de point de vue de l’histoire des idées, dans la mesure où il constitue un exemple particulièrement saisissant de l’ignorance et du peu de popularité de la pensée libérale en France. Certes les noms de Benjamin Constant et d’Alexis de Tocqueville nous sont bien familiers, mais plusieurs autres, en revanche, ont été occultés depuis longtemps. On peut songer ici à Henri Baudrillart, Jean-Gustave Courcelle-Seneuil ou Gustave de Molinari pour ne prendre que ces exemples. S’intéresser à Charles Comte et à Charles Dunoyer permet donc de reconstituer une époque importante, celle du premier tiers du XIXe siècle, où la liberté connaît des hauts et des bas. On le voit notamment à travers la question de la liberté de la presse, qui est centrale à l’époque et qui a suscité une littérature abondante. À travers les écrits de Comte et Dunoyer c’est donc un contexte intellectuel et social extrêmement mouvementé qui se déroule sous nos yeux.
DT : L’originalité fondamentale de Comte et Dunoyer dans le Censeur est d’avoir fusionné les idées économiques de Say et les idées politiques de Constant, dans une théorie sociale et historique qu’ils ont appelé « l’industrialisme ». Ce terme est un peu désuet de nos jours. Peut-on en trouver un équivalent ?
RL : Le terme est non seulement désuet, mais il est aussi polysémique. C’est pourquoi il est difficile de trouver aujourd’hui un terme qui aurait une signification analogue à celui qu’entendaient Comte et Dunoyer – et même Saint-Simon. On l’associe trop souvent avec le terme industrialisation, comme s’il s’agissait d’un simple synonyme. Il s’agit là d’une erreur. D’une certaine façon, il peut se rapprocher de celui que l’on appelle aujourd’hui « rationalité ». Car n’oublions pas que chez Comte, et surtout chez Dunoyer, il fait référence à l’initiative individuelle, à l’intelligence et à la rationalité des acteurs sociaux. L’industrialisme se définit ainsi par la capacité des individus à exercer pleinement leur faculté sans obstacle, notamment de la part de l’État.
DT : L’industrialisme constitue-t-il encore une référence susceptible de renouveler notre approche de la société ?
RL : Comte et Dunoyer n’ont pas proposé une méthode qui pourrait encore nous inspirer. Tel n’était pas leur but, d’ailleurs. Mais ils ont dit des choses d’une grande fécondité s’agissant de l’émergence de l’étatisme. Ils ont compris très tôt par exemple que les taxes trop lourdes tuaient l’initiative individuelle. De même, ils ont bien vu en quoi le socialisme mettait en péril les libertés individuelles. Si l’on regarde l’histoire de la pensée économique, surtout en France, on peut sans doute affirmer qu’ils ont été pour ainsi dire le chaînon manquant entre Jean-Baptiste Say et Frédéric Bastiat. Mais ils n’ont pas été des économistes au sens restreint du terme. Ils ont été à la fois juriste, sociologue, historien, philosophe, politologue, etc. Aussi, Dunoyer a proposé une critique avant la lettre de la « political correctness » et du relativisme. Il a parfaitement saisi que les sociétés et les civilisations n’étaient pas égales, que certaines, celles dont l’industrie était la plus développée, ont produit des biens culturels nettement supérieurs aux sociétés peu industrieuses. On reconnaît certes dans les analyses de Dunoyer l’opposition, très en vogue à l’époque, entre les sociétés civilisées et les « peuplades sauvages ». Mais il n’en demeure pas moins qu’à l’heure où l’on pense que tout s’équivaut, Dunoyer peut sans doute s’avérer une source d’inspiration féconde.
DT : Le « régime industriel » est donc selon eux la dernière étape d’une évolution historique du mode de production des sociétés et des institutions politiques qui lui sont associées. Le stade industriel est celui de la liberté. Tous les hommes sont des producteurs et le gouvernement est strictement limité, réduit à des fonctions de gardien. Pour Comte et Dunoyer, l’industrialisme est seul capable de faire advenir la liberté dans le monde moderne. Qu’entendent-ils par-là ?
RL : Il faut d’abord préciser que, pour eux, la liberté n’est pas naturelle ; elle s’est développée progressivement. Mais la liberté est fragile ; elle peut reculée ou stagnée, comme par exemple au lendemain de 1848 au moment où, pour reprendre les mots de Dunoyer, une république « démagogico-socialiste » a été mise en place. L’individu est libre dès lors qu’il peut faire ce que bon lui semble de son industrie.
Une loi de l’histoire se dégage : plus les sociétés sont industrieuses, plus les hommes sont libres. Dunoyer renverse donc une idée reçue tenace qui a encore de profonds échos aujourd’hui, à savoir que les primitifs étaient plus libres que les modernes. Sur ce point, comme bien des libéraux du reste, il trouve Rousseau sur son chemin. Il écrit : « Rousseau a beau mettre la liberté de l’homme sauvage au-dessus de celle de l’homme civil, son éloquence ne fera point que celui dont les facultés sont à peine ébauchées en puisse disposer aussi librement que celui qui les a développées, fortifiées, perfectionnées par la culture ». Plus les hommes « sont incultes et moins ils peuvent agir ; plus ils sont cultivés, et plus ils sont libres : la vraie mesure de la liberté c’est la civilisation ».
DT : L’un des ouvrages de Dunoyer s’intitule L’industrie et la morale considérées dans leurs rapports avec la liberté. Quelle place justement Dunoyer accorde-t-il à la morale ? et comment articule-t-il la morale avec l’économie ?
RL : Dunoyer ne cherche pas nécessairement à étudier la morale d’un point de vue objectif. On a ainsi l’impression dans plusieurs de ses écrits qu’il propose une nouvelle morale, fondée sur l’industrie. Souvent, il se transforme en moraliste surtout lorsqu’il parle de la pauvreté. Il déclare, par exemple, que la misère est inévitable, qu’elle est « un élément du progrès social », qu’elle est somme toute « un mal nécessaire ». « Il est bon, écrit-il, qu’il y ait dans la société des lieux inférieurs où soient exposées à tomber les familles qui se conduisent mal. La misère est ce redoutable enfer ». Dunoyer est donc pleinement convaincu que les classes pauvres sont responsables de leur condition. Il voit en gros, et c’est l’un des aspects importants de sa philosophie de l’histoire, un antagonisme entre deux grandes classes : celle qui est industrieuse et celle qui est oisive, c’est-à-dire celle qui profite du partage de la richesse qu’impose l’État.
DT : Pour ma part, je trouve que l’œuvre de Frédéric Bastiat éclaire celle de Dunoyer. Si les hommes sont libres, dit Bastiat, il est naturel que certains fassent de mauvais choix et en subissent les conséquences néfastes. Il est de notre devoir leur venir en aide, ajoute-t-il. Mais il importe aussi de laisser jouer pleinement la responsabilité individuelle. Car l’accroissement de l’action collective, au nom d’une fausse philanthropie, se traduit par le déplacement de la responsabilité et son transfert de l’individu à l’État. Le résultat c’est la perte d’indépendance et d’initiative de la société civile et l’anéantissement de la responsabilité comme de la solidarité naturelle. Je cite un passage de Bastiat, qui fait écho à Dunoyer : « La charité gouvernementale indépendamment de ce qu’elle viole les principes de la liberté et de la propriété intervertit encore la loi de la responsabilité en ce qu’elle ôte à l’aisance le caractère de récompense, à la misère le caractère de châtiment que la nature des choses leur avait imposé. La loi ne doit donc pas édicter une solidarité obligatoire, car pour la réaliser, il faudra disposer d’une partie de la fortune des uns en faveur des autres ». (Lettre à M. de Lamartine, 1845). Autrement dit, il appartient à la société civile et non à l’État d’organiser cette solidarité.
Frédéric Bastiat a souvent rendu hommage à Comte et Dunoyer auxquels il devait sa formation intellectuelle. Il a écrit un jour, à propos du Traité de législation de Comte : « Je ne connais aucun livre qui fasse plus penser, qui jette sur l’homme et la société des aperçus plus neufs et plus féconds, qui produise au même degré le sentiment de l’évidence. (Extrait du journal le Libre-Échange, numéro du 11 juillet 1847). Pourtant, on ne sait quasiment rien de Charles Comte, sinon le fait qu’il était le fondateur du Censeur, le gendre de Jean-Baptiste Say et le cousin d’Auguste Comte. On ne trouve pas de portrait de lui, pas de correspondance. Comment a-t-il pu ainsi disparaître du paysage culturel français ?
RL : À part le long texte de Mignet ou quelques notices nécrologiques on sait assez peu de choses à propos de Charles Comte. Les manuels de science économique de l’époque en parlent peu. Mais Bastiat s’y réfère souvent, il est vrai, mais c’est insuffisant pour donner une vue d’ensemble à son sujet. Personnellement, avant d’entreprendre mes recherches sur Bastiat je n’avais jamais entendu parler de l’œuvre de Charles Comte. Cette occultation peut s’expliquer, du moins par rapport à Dunoyer, par le fait que l’œuvre de Comte est beaucoup moins volumineuse que celle de son ami. Comte, lorsque cesse la parution du Censeur européen en 1819, se consacre essentiellement à deux ouvrages, Traité de législation et Traité de la propriété. Il faut dire que les gros traités d’économie politique de l’époque se ressemblent tous, et que très peu ont eu une quelconque postérité. À cela s’ajoute que Comte a peu écrit dans les revues savantes de l’époque, ce qui n’aide pas à la diffusion de sa pensée. Aussi, il meurt assez prématurément en 1837 à l’âge de 55 ans. S’il avait vécu plus longtemps, il aurait sans doute écrit des articles dans le Journal des économistes qui est fondé en 1841. Il n’a pas eu le temps de s’insérer au sein d’un groupe d’économistes qui se consacraient non seulement à l’avancement de leur discipline, mais aussi à celui de la liberté.
DT : Comte a beaucoup travaillé à l’édition et à la diffusion des travaux de Say après sa mort : appareil critique, notes, préfaces, traductions. Il s’est en quelque sorte effacé devant l’œuvre de son maître. À tire d’exemple, citons Mélanges et correspondance d’économie politique, publié par Comte, avec sa « Notice théorique sur la vie et les ouvrages de J.-B. Say » (Paris, Chamerot, 1833), puis la 4e édition du Catéchisme d’économie politique, revue et augmentée de ses notes et de sa préface (Paris, Aimé-André, 1834). Ce qui m’amène à cette phrase de Bastiat, à la fois éclairante et énigmatique : « Combien nous admirions les travaux de Dunoyer et de Comte qui, sans jamais dévier de la ligne rigoureusement scientifique tracée par M. Say, transportent avec tant de bonheur ces vérités acquises dans le domaine de la morale et de la législation ».
RL : Bastiat, je crois, se définissait d’abord comme un homme de science. Il n’a de cesse de le dire dans son grand ouvrage inachevé, Harmonies économiques. Il n’en demeure pas moins que l’on trouve un aspect normatif important dans son œuvre. Il en est de même chez Comte et Dunoyer. Certes, ils ont fait la promotion de la liberté, surtout à l’époque du Censeur, mais ils ont été aussi des savants dans toute la force du mot.
DT : J’ajouterais encore un point sur le rapport de Comte et Dunoyer à Say, tel que Bastiat l’explicite. Pour eux le champ d’application de l’économie politique doit être étendu à toutes les branches de l’activité humaine. Les problèmes soulevés par la santé, l’enseignement, la recherche, les beaux-arts mais également la législation, entrent dans le champ de l’économie politique. En effet, celle-ci fournit un critérium pour juger de la valeur sociale des actions et des institutions : il suffit de mettre en regard ce qu’elles coûtent et ce qu’elles rapportent. Partant de là, ils distinguent deux groupes opposés dans la société : le groupe qui consomme et coûte sans rapporter ; celui qui produit et qui, par la force des choses, entretient l’autre. Or, il se trouve que le premier défend les rentes et les monopoles (les « frelons » dit Comte) tandis que le second défend le travail et l’initiative individuelle (les « abeilles »). De sorte que l’économie politique, bien comprise, fournit, le principe selon lequel doivent s’organiser les sociétés en portant à « considérer l’industrie, c’est-à-dire la réunion de toutes les professions utiles, comme le seul but qu’on puisse raisonnablement assigner à l’activité de la société ». L’économie politique s’identifie alors avec la politique. Autrement dit, l’industrie et la liberté du commerce, pour peu que la loi reste négative (qu’elle se contente de réprimer l’injustice), favorisent non seulement l’essor de vertus individuelles mais également l’essor d’un ordre social harmonieux et pacifié. Finalement, la seule manière de débarrasser le monde de l’exploitation d’une classe par une autre consiste à détruire le mécanisme même qui rend cette exploitation possible : le pouvoir de l’État de distribuer et de contrôler la propriété et la répartition des avantages qui y sont liés. Comte et Dunoyer considèrent l’État, à la différence des socialistes, comme la source même des privilèges et des injustices, plutôt que comme l’instrument par lequel ces problèmes peuvent être résolus.
* Robert Leroux est professeur de sociologie à l’université d’Ottawa (Canada). Son domaine de recherche est l’épistémologie et l’histoire des sciences sociales. Parmi ses précédents ouvrages, citons : Lire Bastiat (2008) qui a été récompensé par l’Académie des sciences morales et politiques (ASMP) et L’âge d’or du libéralisme français, écrit avec David Hart. Il est membre du comité d’honneur de la revue Laissons Faire.
- Dans le numéro de l’été de Laissons Faire ont été publiés une recension du livre de Robert Leroux, ainsi qu’un extrait de son livre.
- A lire également, la traduction par Kevin Brookes d’un livre de Leonard Liggio : Charles Dunoyer et le libéralisme classique français, aux éditions de l’Institut Coppet. Préface de Damien Theillier.
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