Jean-Yves Naudet est un économiste français. Il enseigne à la faculté de droit de l’Université Aix-Marseille III, dont il a été vice-président. Il travaille principalement sur les sujets liés à l’éthique économique.
Grégoire Canlorbe est un entrepreneur intellectuel Français. Il réside actuellement à Paris.
Grégoire Canlorbe : En philosophie morale une première position consiste à évaluer les vices et mérites de la liberté à l’égard du « bien commun », de « l’intérêt général » ou du « bonheur du plus grand nombre. » Une seconde position consiste à nier la réalité du « bien commun » et donc à récuser la pertinence de ce critère pour statuer sur la liberté.
Quel est votre avis sur la question ? Diriez-vous que vous êtes libéral en raison de votre conviction que la liberté contribue au bien commun ?
Jean-Yves Naudet : Toute la difficulté de la question vient du flou habituellement entretenu sur ce que l’on appelle le « bien commun », souvent confondu avec « l’intérêt général » ou encore avec « le bonheur du plus grand nombre », car ces derniers éléments sont des résultats, qui ne peuvent être évalués a priori, et encore moins définis par une autorité centrale, politique ou autre. La définition la plus simple et la plus claire du bien commun se trouve chez le Pape Jean XXIII, dans Mater et Magistra (§ 65) : le bien commun, c’est-à-dire « l’ensemble des conditions sociales permettant à la personne d’atteindre mieux et plus facilement son plein épanouissement ».
Il ne s’agit donc plus d’un résultat, encore moins défini a priori ou arbitrairement par une autorité omnisciente, mais d’un ensemble de conditions dont le but n’est pas « l’intérêt général » d’un groupe, d’une communauté ou d’un pays, mais le plein épanouissement de la personne, donc de chaque individu vivant en société, en lien avec d’autres individus dans une famille, une association, une entreprise ou au sein d’une cité ou d’une société. Le bien commun n’implique donc pas le sacrifice d’une personne, d’une minorité, d’un groupe, voire d’une génération, décidé par des dirigeants ou par une majorité politique, au nom de « l’intérêt supérieur » du groupe ou de la patrie, puisque son but est le plein épanouissement de chacune des personnes, sans exception, d’une société.
Ces conditions sont extrêmement nombreuses, et impliquent le respect des droits fondamentaux des personnes, donc des droits naturels de l’homme, mais il est évident que la liberté de chaque personne est la première condition du bien commun. Comment une personne humaine pourrait-elle s’épanouir, si elle ne dispose pas de la liberté de penser, d’agir, de créer, de posséder, d’échanger,…La liberté est la première condition du bien commun, y compris pour l’épanouissement moral de la personne, puisqu’un acte moral n’a de valeur que s’il est un acte libre.
D’un point de vue religieux, c’est un élément de base du christianisme que de concevoir l’homme face à Dieu et créé par Dieu comme un être libre face à un autre être libre. L’homme est fait pour le bien, mais il a la liberté de choisir entre le bien et le mal et le récit symbolique de la Création montre l’homme et la femme au jardin d’Eden comme des êtres libres, et le mauvais usage de cette liberté, en choisissant la mal, était un acte libre, même s’il entraine la chute et la rupture avec le Créateur : Dieu créé le monde par amour et l’homme est le couronnement de la Création, dont la vocation première est de gouverner librement la terre et de la soumettre, de la dominer, notamment par son activité économique. Dieu espère une réponse de l’homme, mais cette réponse n’a de sens que si elle est libre, et non contrainte. Dieu fait un pari qui repose sur la liberté humaine et, en ce sens, Dieu prend le risque d’une réponse négative, car l’homme, pour la tradition judéo-chrétienne, n’est pas une marionnette dans les mains de Dieu, mais un être libre face à Dieu, conçu comme l’Etre libre par excellence, et si Dieu attend une réponse des hommes, cette réponse n’a de valeur que si elle est libre. La religion ajoutera que la vocation de l’homme est de choisir librement le bien, y compris l’amour de Dieu, mais la grandeur de ce choix vient du fait qu’il repose sur la liberté humaine et que l’homme a toujours la possibilité de dire non et de choisir le mal ou la rupture avec Dieu ou avec les autres hommes.
La liberté ne se divise pas et celui qui croit que l’homme est un être libre, dont la vocation est de s’épanouir, et donc de chercher le bonheur, doit considérer qu’une société libérale est la mieux à même de permettre cet épanouissement, grâce aux libertés concrètes qu’elle offre à chacun. La liberté est donc la première condition du bien commun et c’est elle qui permet l’épanouissement de chacun, y compris en cultivant ses talents.
Grégoire Canlorbe : La philosophie thomiste est favorable sous certaines réserves à la propriété privée. Du point de vue de leur nature les biens matériels appartiennent à Dieu et à lui seul. Mais du point de vue de leur destination ils appartiennent à l’humanité, car la finalité des biens de la nature est de permettre la subsistance des êtres humains. L’humanité a donc le droit de faire usage des biens matériels (de l’ordre minéral, végétal ou animal).
Plus précisément tout un chacun a le droit de disposer de quelque chose en propre pourvu que ce soit sous le rapport de la gestion. Mais sous le rapport de la jouissance il en va différemment : un homme ne doit pas posséder ses biens comme s’ils lui étaient propres, mais comme étant à tous, en ce sens qu’il doit être disposé à céder le surplus aux nécessiteux. La coercition est légitime et même nécessaire pour garantir que cette redistribution se fasse. Ce qui est la condition sine qua non pour que la finalité des biens de la nature soit respectée.
Force est de constater que la position de Saint Thomas d’Aquin s’apparente à une voie intermédiaire entre libéralisme et socialisme, certains efforts ayant été néanmoins entrepris au cours des siècles ultérieurs pour donner une valeur plus ferme aux droits de propriété sans renier le cadre de pensée thomiste. Selon vous est-il cohérent au plan intellectuel de prôner le respect inconditionné des droits de propriété tout en se revendiquant de l’enseignement fondamental de Saint Thomas d’Aquin sur la destination universelle des biens ?
Jean-Yves Naudet : C’est dans la Somme Théologique que Thomas d’Aquin aborde la question de la propriété (IIa-IIae, question 66, Le vol et la rapine, article 2 « Est-il licite de posséder en propre un de ces biens ? »). Son argumentation, qui sera reprise par la suite dans la Doctrine sociale de l’Eglise, distingue la propriété de son usage. Pour défendre la propriété, en affirmant qu’il « est permis de posséder des biens en propre », il ajoute, reprenant l’argumentation d’Aristote, que « c’est même nécessaire à la vie humaine pour trois raisons ». D’abord, « chacun donne à la gestion de ce qui lui appartient en propre des soins plus attentifs qu’il n’en donnerait à un bien commun à tous ou à plusieurs », ensuite il y a plus d’ordre dans l’administration des biens (chacun s’occupe de ce qu’il possède), enfin la paix est mieux garantie entre les hommes. On résume la thèse de Saint Thomas en disant que la propriété privée est conforme au droit naturel. Sur ce premier point, l’Ecriture sainte, par exemple en posant dans le Décalogue l’interdiction du vol, confirme cette légitimité de la propriété privée, car sinon il n’y aurait pas de faute morale à s’emparer du bien d’autrui.
Toute la doctrine sociale de l’Eglise, depuis Léon XIII et Rerum novarum (1891), reprend cette défense de la propriété. Chez Léon XIII, dans son encyclique consacrée à la « question sociale », c’est même une « question préalable » avant même de discuter du sort des ouvriers : « La proposition socialiste de supprimer la propriété privée, ses conséquences funestes » : « Qu’il reste donc bien établi que le premier fondement à poser par tous ceux qui veulent sincèrement le bien du peuple, c’est l’inviolabilité de la propriété privée » (§ 12-2). Tous les Papes confirmeront ce point et, par exemple, Jean XXIII, pape du Concile Vatican II, affirme dans Mater et Magistra (1961) : « Ce doute n’est aucunement fondé. Le droit de propriété privée, même des moyens de production, vaut en tout temps, car il fait partie du droit naturel, suivant lequel l’homme est antérieur à la société, qui doit lui être ordonnée comme à sa fin » (§109).
La difficulté apparente survient lorsque l’on aborde le second élément mis en avant par Thomas d’Aquin : l’usage. C’est la question de la « destination universelle des biens » : Dieu, en créant l’homme, lui a donné la disposition des biens de la terre, qui sont donc destinés à tous. C’est Léon XIII qui exprime le plus clairement cet aspect de la doctrine thomiste, faisant du propriétaire une sorte d’intendant chargé de gérer les biens pour le profit de tous : « Qu’on n’oppose pas non plus à la légitimité de la propriété privée le fait que Dieu a donné la terre au genre humain pour qu’il l’utilise et en jouisse. Si l’on dit que Dieu l’a donnée en commun aux hommes, cela signifie, non pas qu’ils doivent la posséder confusément, mais que Dieu n’a assigné de part à aucun homme en particulier, il a abandonné la délimitation des propriétés à la sagesse des hommes et aux institutions des peuples » (RN § 7-1).
Mais alors comment concilier ce qui semble opposé : propriété privée et destination universelle des biens ? Une première piste est donnée par Léon XIII « Qui en manque y supplée par le travail ». Autrement dit, celui qui, bien que non propriétaire, travaille et reçoit donc un revenu, contrepartie du service rendu, a, grâce à ce revenu, accès aux biens de la terre. L’activité économique permet donc cette destination universelle des biens (échange du travail contre un salaire et du revenu ainsi obtenu contre des biens ou des services répondant aux besoins ou aux préférences humaines). Jean-Paul II ira plus loin dans Centesimus annus (1991), en précisant que celui qui est propriétaire a le devoir moral de faire fructifier ce bien (exploitation agricole, entreprise industrielle ou tertiaire,…), ce qui a des retombées positives pour tous (création de biens et de services, de revenus, d’emplois, etc.) : chacun doit non seulement faire fructifier ses talents, mais aussi les biens qu’il possède au sens large du terme. Autrement dit, contrairement à une idée reçue, l’Eglise ne raisonne pas en fonction d’un jeu économique à somme nulle (partage d’un gâteau préétabli), mais en termes dynamiques de création de richesses (augmenter la taille du gâteau, par un jeu économique à somme positive) : la propriété doit déboucher sur une création qui profite à tous, contribuant ainsi à la destination universelle des biens.
Reste la question de ceux qui, involontairement, ne participent pas à l’activité économique : la destination universelle des biens passe alors par le partage volontaire et donc la solidarité, vue comme une vertu et une obligation morale. L’Eglise ne porte donc pas un soupçon idéologique contre la propriété, mais appelle ceux qui possèdent des biens à venir en aide, volontairement, à ceux qui n’en n’ont pas.
Grégoire Canlorbe : Sous quelles circonstances et de quelle manière avez-vous fait la rencontre de Dieu ainsi que des idées libérales ? Quel éclairage la foi apporte-t-elle à vos méditations sur la valeur de la liberté humaine ?
Jean-Yves Naudet : C’est une question délicate, car très personnelle, et il est rare de trouver une cause unique, même si certains ont eu une conversion soudaine et immédiate ; ce n’est pas mon cas. J’ai vécu mon enfance dans un milieu catholique pratiquant, mais sans ostentation et avec beaucoup de respect de la liberté des choix de chacun, y compris des choix de vie. Sans doute la rencontre plus tard avec celle qui est devenue mon épouse a-t-elle conforté cette foi issue de l’enfance. Quant aux idées libérales, je les ai découvertes tardivement à partir de ma quatrième année d’études d’économie à Aix, en ayant certains professeurs, bien connus dans les milieux libéraux, défendant des thèses libérales ; jusque-là, j’avais eu des professeurs au pire marxistes, au mieux keynésiens. Autant j’avais trouvé une contradiction fondamentale entre les thèses marxistes et la foi chrétienne, autant la découverte de la liberté économique m’a semblé en parfaite harmonie avec l’enseignement de l’Eglise. Mais la foi donne une autre dimension à cette liberté. Pour le Chrétien, « la vérité vous rendra libres » (Jean 8-32) ; et pour le croyant, la Vérité, c’est celle de Dieu, du Christ et de l’homme créé à l’image de Dieu, c‘est à dire comme un être libre, fait pour aimer Dieu et son prochain. Il m’a semblé alors évident qu’il y avait complémentarité entre la foi chrétienne et la défense d’une économie et d’une société libres, même si elles se situent sur des plans différents ; mais j’ai eu comme l’impression que les choses se mettaient chacune enfin à leur juste place et en cohérence.
Grégoire Canlorbe : On entend couramment dire que le message de l’Evangile serait complémentaire avec le discours libéral et même un socle pour celui-ci. A rebours de cette vue dominante Ludwig von Mises exprime dans son ouvrage Socialisme une analyse plus nuancée.
« Les paroles de Jésus à l’égard des riches sont pleines de ressentiment, et sur ce point les Apôtres ne le cèdent en rien au Sauveur. Le riche est maudit parce qu’il est riche, le mendiant est prôné parce qu’il est pauvre. Jésus n’appelle pas à la lutte contre les riches; il ne prêche pas la vengeance à leur égard. Mais c’est uniquement parce que Dieu s’est réservé cette vengeance pour lui-même. (…)
L’Évangile n’est ni socialiste, ni communiste. Mais il se montre d’un côté indifférent à l’égard de toutes les questions sociales et de l’autre côté plein de ressentiment à l’égard de la propriété et des possédants. (…) Il est absolument impossible de construire une morale sociale acceptant la coopération des hommes dans la société sur une doctrine qui interdit tout souci des besoins terrestres, condamne le travail, exprime avec flamme la haine des riches, prêche le détachement de la famille. »
Un peu plus loin von Mises formule l’espoir que la doctrine chrétienne s’émancipe un jour des paroles de l’Evangile et qu’elle réussisse à s’accorder « avec une morale sociale qui favorise la vie en société au lieu de la détruire. » Von Mises suggère que le « principe fondamental de la charité chrétienne » pourrait finalement trouver une interprétation qui permettrait à l’Eglise « de s’assimiler le principe fondamental de la société, la libre coopération par la division du travail. » Et ce, même si le message propre de l’Evangile ne saurait en aucune manière appuyer une telle interprétation du principe de charité.
Quelles seraient selon vous les forces et les faiblesses de l’analyse proposée par Ludwig von Mises ?
Jean-Yves Naudet : Ce qui est certain, c’est que von Mises se leurre totalement en imaginant que la doctrine chrétienne puisse s’émanciper « un jour des paroles de l’Evangile », car sans l’Evangile, le christianisme ne serait rien qu’une vague sagesse humaine sans fondement réel.
Plus sérieusement, l’affirmation de Mises me semble plus refléter non ce qu’il y a dans l’Evangile, mais les discours de certains chrétiens, voire ce que les non-chrétiens pensent des chrétiens. Je me demande où Mises vu la condamnation du travail, depuis la Genèse, où Dieu donne à l’homme la mission de dominer la terre et de la soumettre, ce qui est l’essence même de l’activité économique, jusqu’à saint Paul : « que celui qui ne travaille pas ne mange pas non plus ! ». Ne connaissait-il pas la parabole des talents et la condamnation de celui qui n’a pas fait fructifier les biens reçus ? Il n’y a aucune haine des riches, parce qu’il n’y a aucune haine dans la personne du Christ.
En revanche, il y a effectivement deux éléments délicats à apprécier pour le non-croyant. D’abord, dans beaucoup de passages de l’Evangile (comme l’épisode de Marthe et Marie : Marthe s’occupe du repas et Marie est assise à écouter Jésus, et Jésus dit que Marie a choisi la meilleure part), l’idée que la vie terrestre n’est qu’une partie de la réalité, que l’au-delà se prépare ici-bas et que la dimension spirituelle, morale, religieuse de l’homme est plus importante que sa dimension matérielle ; non qu’il y ait contradiction entre les deux, mais sans doute une hiérarchie. D’ailleurs, ça n’a pas empêché Jésus de manger ensuite le repas préparé par Marthe ! Les richesses ne sont qu’un moyen pour aider l’homme à grandir en vue d’une finalité plus importante.
Ensuite, la pauvreté n’est pas exaltée en soi, si elle est subie ; elle peut être une vertu, un choix radical de vie (épisode du jeune homme riche), comme pour les moines par exemple, appelés à renoncer à tout pour se consacrer à Dieu ; mais ce n’est pas demandé au plus grand nombre ; en revanche la figure du pauvre est omniprésente, pour inciter celui qui a, légitimement, des biens, à prendre soin de celui qui n’a pas, involontairement, de tels biens. On est beaucoup plus dans le thème de la charité que dans celui du ressentiment. Quant à la coopération volontaire entre les hommes, il me semble que le fait que Jésus prenne toutes ses paraboles dans la vie économique de son temps est tout, sauf un mépris de la réalité économique et de l’échange.
Il est vrai que les paroles du Christ sont radicales, et appellent à une conversion personnelle profonde ; mais l’épisode du jeune homme riche (il est plus facile à un chameau de passer dans le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux) signifie avant tout qu’au moment du grand passage de la vie vers la mort nous n’emmènerons rien de matériel avec nous et donc qu’il faut avoir un « esprit de pauvreté » ce qui n’est pas la pauvreté, mais apprendre à considérer les biens matériels comme nécessaires, utiles (nous avons un corps qui a des besoins matériels, et l’homme est un être de chair et de sang, donc de besoins), mais passagers. Le trou de l’aiguille était la porte la plus basse pour entrer à Jérusalem, la dernière qu’on fermait le soir pour se protéger, et celle par où passaient les retardataires ; si un chameau arrivait avec son chargement, il ne pouvait passer ; il fallait donc le débarrasser de son chargement pour qu’il puisse passer par la porte en question (le trou de l’aiguille) ; cela veut dire que chacun devra, au moment ultime de sa vie, apprendre à se décharger de tout ce qu’il n’emportera pas avec lui, pour ne garder que l’amour et la soif de la rencontre avec Dieu. Ce n’est pas un sermon anti-riche, c’est un appel à garder une certaine distance avec ce que l’on possède. Mais le Christianisme, contrairement à ce que l’on pense, est peut-être la religion qui accorde le plus d’importance à la dimension matérielle, charnelle, de l’homme et à ses besoins, puisque c’est la seule religion qui considère que Dieu lui-même s’est fait homme et donc a vécu la vie des hommes :Jésus a travaillé avec Joseph comme charpentier, il a mangé et bu avec ses disciples et avec les pécheurs, il a donc été soumis en tout à la condition matérielle des hommes et donc à la réalité économique. Et il avait même nommé Judas pour s’occuper des finances du petit groupe des apôtres, ce qui n’était peut-être pas le choix le plus judicieux de sa part….
Grégoire Canlorbe : À l’heure de la mondialisation des échanges il n’est pas rare d’entendre dire que l’économie des pays dits développés est en péril du fait de la combinaison de trois facteurs : 1) la concurrence des travailleurs dans les pays développés avec les pays à bas salaires, ce qui engendre l’explosion du chômage et l’essor des inégalités de revenus ;
2) la perte de l’autosuffisance alimentaire, ce qui compromet la sécurité à long terme des pays développés ;
et enfin 3) la disparition de certaines activités dans les pays développés, en raison des coûts comparatifs actuels, alors que la disparition de ces activités pourrait s’avérer désavantageuse dans le monde de demain.
Pour ces trois raisons la mondialisation économique serait un processus éminemment immoral où le bien commun de la Nation est sacrifié sur l’autel de l’aveuglement idéologique des apôtres du libre échange. Que rétorqueriez-vous à ce reproche couramment formulé ?
Jean-Yves Naudet : En fait il y a deux reproches faits souvent à la mondialisation : elle ruinerait les pays pauvres (« l’exploitation impérialiste ») ou elle ruinerait les pays riches (les arguments avancés dans votre question). Parfois, certains avancent même les deux éléments, contradictoires, en même temps. Tout cela n’a aucun sens et la mondialisation fait peur parce qu’elle implique, comme toute économie en mouvement, des changements permanents et des adaptations nécessaires. Oui la mondialisation est exigeante parce que la vie économique demande des efforts : on ne lutte pas sans peine contre la rareté.
Mais la mondialisation n’est rien d’autre que l’échange généralisé ; et l’échange, c’est l’économie politique comme disait Bastiat. L’homme est naturellement porté aux échanges avec les autres et l’échange permet en une journée de se procurer plus de biens et services qu’on ne pourrait en produire seul en un siècle. La mondialisation vient de l’éclatement des connaissances et elle nous permet de bénéficier de ce que les autres savent et savent faire. Or tout échange libre est un jeu gagnant-gagnant : on est plus satisfait après l’échange qu’avant l’échange, car si on l’accepte, c’est que l’on préfère ce que l’on achète plutôt que ce qu’on donne en contrepartie, sinon on n’échangerait pas : l’échange est un jeu à somme positive, puisque la valeur est subjective.
Bien entendu, la mondialisation fait peur, car elle oblige à cultiver ses points forts et à renoncer à faire ce qu’on fait mal ou plus cher ; mais croire qu’on serait perdant implique une vision pessimiste des différents peuples et des différentes personnes ; chacun a quelque chose de différent et a des qualités à faire valoir dans un échange ; ici, les coûts de production seront plus faibles, mais là les produits sont à plus forte valeur ajoutée. Un pays moins développé a souvent une compétitivité-prix et un pays plus développé une compétitivité-produit. L’autosuffisance, alimentaire ou autre, n’a aucun sens, du moment qu’on peut rendre d’autres services en contrepartie de ceux dont on a besoin. Dans la mondialisation, on n’est pas dépendant, mais interdépendants, ce qui est différent.
La mondialisation n’a rien d’immoral en soi (il y a en revanche des actes immoraux, par exemple lorsque l’on triche dans un échange ou qu’on ne verse pas la contrepartie), car l’échange, le marché, est au contraire moral par nature, car ce sont deux volontés libres qui se rencontrent, disait Jean-Paul II. Il est vrai que beaucoup de catholiques ont eu de la mondialisation, qui bouleverse les habitudes, une vision très négative ; mais ils oublient un peu vite que catholique vient d’un mot grec qui veut dire universel et ils devraient relire certains passages de Benoît XVI quand il affirme que « la vérité de la mondialisation comme processus et sa nature éthique fondamentale dérivent de l’unité de la famille humaine et de son développement vers le bien » (CIV § 42)
Grégoire Canlorbe : Une seconde peur liée à la mondialisation, notamment parmi les milieux catholiques, porte sur l’avenir de la cellule familiale. L’industrie des médias et de la publicité véhiculerait à l’échelle de la planète un système de valeurs hédonistes, matérialistes et égocentristes. Tout ceci au détriment des valeurs dites traditionnelles en particulier le souci de fonder une famille et de développer dans ce cadre des rapports de loyauté, d’honnêteté et de sacrifice.
Dans quelle mesure cette crainte est-elle fondée à vos yeux ?
Jean-Yves Naudet : Là, c’est une objection plus intéressante. Il y a une part de vérité et il est légitime de vouloir élever ses enfants dans le respect de ce que l’on considère comme des valeurs ou des vertus essentielles et d’ailleurs bonnes pour tous : ne vaut-il pas mieux des citoyens loyaux ou honnêtes ? Hayek lui-même ne disait-il que la vie économique nécessitait au moins la vertu d’honnêteté ? Mais la difficulté de certains chrétiens vient d’une vision nostalgique et sans doute idéalisée du pouvoir ou de son rôle : saint Louis rendant la justice sous son chêne en quelque sorte. Et ils attendent donc beaucoup, surtout en matière de morale et de mœurs, de l’Etat. Mais peu à peu ils s’aperçoivent que ce thème de l’Etat gardien des valeurs est un leurre dangereux. En soi, la morale d’Etat a un coté totalitaire et l’ordre moral ne fait guère envie. La morale est affaire personnelle, donc éducative, donc familiale. On devrait sans doute attendre des hommes de l’Etat qu’ils respectent quelques valeurs élémentaires, mais il n’y a plus grand monde qui s’illusionne à ce propos : le salut moral ne viendra pas de l’Etat et une morale d’Etat imposée perdrait par hypothèse toute valeur. Un acte n’a une dimension morale que s’il est libre. Que l’Etat garantisse les droits fondamentaux de la personne et les respecte lui-même, ce serait déjà pas mal, et qu’il nous laisse libre d’agir.
La réponse à cette question sur la mondialisation qui menacerait la morale ou la famille ne peut se trouver dans un repliement frileux (d’ailleurs pourquoi plus la mondialisation qu’autre chose? On ne voit guère en quoi se replier sur nos frontières garantirait une meilleure « protection » morale). La réponse à cette question ne viendra ni de l’Etat, ni du repliement : elle passe par l’éducation des enfants à un usage responsable de leur liberté : apprendre à décoder, à discerner, à analyser, à contester ce qu’ils voient et entendent. Mais le but de l’éducation n’est pas de faire de ses enfants des clones de soi-même, mais des êtres libres, suffisamment armés pour suivre le chemin qu’ils auront eux-mêmes choisi. Bien entendu, dans cette éducation, d’autres éléments que la famille peuvent jouer un rôle, d’où l’importance de la liberté scolaire (libre choix de l’école) ou des libertés associatives (y compris de mouvements confessionnels si on le souhaite). C’est justement lorsque l’Etat impose son monopole sur l’école ou sur les mouvements de jeunes que la liberté disparait et avec elle la morale.
Mais les valeurs traditionnelles ou culturelles dont vous parlez ne sont pas statiques. A ce propos, Jean-Paul II rappelait que « le patrimoine des valeurs transmises et acquises est toujours soumis à la contestation des jeunes. Contester, il est vrai, ne signifie pas nécessairement détruire ou refuser a priori, mais cela veut dire surtout mettre à l’épreuve dans sa propre vie, et, par une telle vérification existentielle, rendre ces valeurs plus vivantes, plus actuelles et plus personnelles… » (CA § 50). Ce n’est pas en mettant les enfants ou le pays « sous cloche » ou en milieu stérile qu’on formera des hommes libres, mais en les rendant apte à affronter avec discernement le vent du grand large.
Grégoire Canlorbe : Une certaine tradition de pensée au sein de l’Eglise catholique proclame son hostilité envers la figure du spéculateur dépeint comme un être cupide et criminel et nie que son activité rende un quelconque service à la communauté. A titre d’exemple Pie XI écrit en 1931 dans Encyclique Quadragesimo Anno : « Les gains si faciles qu’offre à tous l’anarchie des marchés, attirent aux fonctions de l’échange trop de gens dont le seul désir est de réaliser des bénéfices rapides par un travail insignifiant, et dont la spéculation effrénée fait monter et baisser constamment tous les prix au gré de leurs caprices et de leur avidité, déjouant par là les sages prévisions de la production. »
La crise dite des subprimes a été l’occasion pour de nombreux commentateurs catholiques de réaffirmer cette méfiance si ce n’est cette haine envers la figure du spéculateur et son activité. La spéculation financière serait à l’origine de la crise de 2007/2008 et plus que jamais il serait temps d’encadrer si ce n’est de prohiber l’activité des spéculateurs.
Quelle serait votre réponse à cette dénonciation traditionnelle de la spéculation et en particulier à l’accusation véhémente selon laquelle les spéculateurs seraient responsables du marasme financier et économique que nous connaissons actuellement ?
Jean-Yves Naudet : La vie économique est faite d’incertitudes ; elle a donc toujours, par nature, une dimension spéculative : placer son argent ici plutôt que là ; acheter avant que le prix ne monte ; tous les choix économiques sont faits dans l’incertain, demandent de faire des anticipations et donc, en un certain sens, nous sommes tous des spéculateurs. Il est vrai que la complexité de certains marchés, comme les marchés à terme, laisse croire, à ceux qui ne savent pas les analyser, qu’ils ont un côté diabolique. Le rôle des économistes est d’expliquer que ce sont des nécessités professionnelles qui ont engendré, par exemple, les marchés à terme de marchandises ou de devises, et cela pour transférer le risque (de variation des prix en l’occurrence) sur un spéculateur qui l’assume à la place du professionnel qui, lui, veut fixer le prix futur de suite ou du moins se prémunir contre sa variation. En ce sens, les spéculateurs rendent un service, un peu comme les assureurs, mais face à des risques différents de ceux que couvre l’assurance classique. Naturellement, il y a, comme dans toute activité, des tricheurs, des escrocs, des manipulateurs, des actes immoraux, ou encore un manque de transparence ; mais il y a aussi la réalité d’un service rendu, même s’il est parfois compliqué à comprendre.
La question de la responsabilité des spéculateurs dans la crise de 2007/2008 masque le fond du problème : la crise des surprimes vient de la volonté des autorités américaines, et notamment de la FED, de vouloir à tout prix relancer l’économie en incitant, voire obligeant, les banques à accorder des crédits à des ménages non solvables. Il y a là en effet une immoralité, mais elle vient des dirigeants politiques et de ceux des banques centrales, qui ont voulu forcer la marche de l’économie, qui ont créé des liquidités artificiellement et poussé les banques à prendre des risques inconsidérés, en assurant qu’en toute hypothèse la FED les soutiendrait si nécessaire. Ce n’est pas un problème de spéculation, mais un refus du réel : on ne prête qu’à ceux qui ont ou qui, raisonnablement, auront les moyens de rembourser. La crise des dettes souveraines part d’ailleurs du même refus du réel : croire que les Etats peuvent vivre à crédit éternellement, c’est-à-dire au-dessus de leurs moyens, en l’occurrence de nos moyens, puisque ce sont les contribuables présents ou futurs qui, en toute hypothèse, financent les Etats.
Grégoire Canlorbe : Il est de bon ton d’encenser ou de réprouver le pape François au motif que celui-ci serait social-démocrate si ce n’est carrément socialiste. Dans la première lettre de son exhortation apostolique émise le 24 novembre 2013, le pape entend notamment dénoncer « les idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière » et « qui nient le droit de contrôle des Etats chargés de veiller à la préservation du bien commun. »
Quelle serait selon vous l’appréciation correcte de ces dires du pape François ? Peut-on effectivement le décrire comme un socialiste ? Marque-t-il une régression par rapport à son prédécesseur ou s’inscrit-il dans la lignée de Benoît XVI qui avait affirmé son adhésion aux principes de la libre économie de marché ?
Jean-Yves Naudet : C’est une question difficile parce qu’il faut admettre, ce que ne voient pas la majorité des gens, qu’un pape n’est pas un homme politique et ne rentre pas dans nos catégories politiciennes, d’ailleurs bien discutables. Bien entendu, le pape est un homme et peut avoir ses opinions personnelles, sur des sujets « prudentiels » comme on dit. Chaque pape a sa sensibilité, et, par exemple, un Jean-Paul II, qui a connu le totalitarisme nazi, puis le totalitarisme communiste, et contribué à la chute du communisme, a été très marqué par ces expériences et a sans doute mieux compris par réaction le rôle du marché et des libertés économiques. Le pape François vient d’Amérique latine, ce qui lui a donné l’image d’un crony capitalism, d’un capitalisme de connivence, ce qui explique sa vision plus négative du marché.
Mais ce n’est pas un homme politique qui s’exprime, mais un pasteur, dont la mission est d’abord spirituelle. Vouloir lui coller une étiquette politique est un non-sens et en outre n’est pas d’un grand intérêt. En 2000 ans, l’Eglise a vu à sa tête bien des personnalités exprimant des « sensibilités » différentes. Et comme l’Eglise s’intéresse à la vie des hommes, il est normal que chaque pape s’exprime sur les questions économiques et sociales. Le pape François a le sens de la formule percutante, apte à réveiller les consciences ; on lui reconnait aussi une adéquation entre ce qu’il dit et ce qu’il vit, et c’est une des raisons de sa popularité.
Que le pape soit critique vis-à-vis de la réalité économique d’aujourd’hui, qui, d’ailleurs, est bien loin d’être libérale, est à mes yeux plutôt rassurant : le rôle des pasteurs est d’éveiller les consciences et un évêque ou un pape qui expliquerait que l’on a enfin atteint le paradis et le royaume de Dieu sur terre m’inquiéterait : leur rôle est toujours d’appeler chacun à un examen de conscience et donc à critiquer le réel, quel qu’il soit, pour appeler à faire mieux, parce que l’Eglise sait que l’homme est capable du bien et du mal, du pire et du meilleur.
Ceci étant, même si l’Eglise s’adresse aux consciences et n’a pas de modèle technique à offrir, elle a peu à peu élaboré une doctrine sociale. Le rôle du magistère, en l’occurrence du pape, est de l’adapter à chaque fois à la réalité du moment, de l’approfondir, de l’améliorer, mais pas de la changer quant aux principes, car si, sur les principes (dignité de la personne, propriété privée et destination universelle des biens, solidarité, subsidiarité, bien commun, etc.) un pape disait le contraire de ses prédécesseurs, on ne serait plus dans le domaine doctrinal : une doctrine s’approfondit, s’adapte, mais ne peut changer par définition.. Mais c’est le monde qui change autour de nous et donc qui nécessite une relecture de ces principes face aux réalités nouvelles. C’est ce que font les papes dans des encycliques sociales et c’est ce que fera François très certainement. Le texte que vous évoquez est une exhortation apostolique, par ailleurs très stimulante, mais qui vise encourager les chrétiens à agir et à se convertir, mais, comme le pape l’écrit lui-même, ce n’est pas une encyclique sociale. Ça ne me choque pas, au contraire, que dans cette exhortation le pape pose des questions dérangeantes et nous incite à réfléchir, voire à nous interroger sur nos certitudes. C’est le rôle des laïcs de distinguer ici ce qui peut être discuté du point de vue de la réalité économiques, ou de la science économique, et le message moral ou spirituel qui a justifié cette mise en garde. Un libéral, croyant ou pas, sait que les hommes sont imparfaits (pécheurs dira un croyant) et qu’une autorité morale nous réveille avec un discours qui ne soit pas de l’eau tiède est plutôt stimulant. Il faut lire toute l’exhortation pour en comprendre tout le sens, et j’y vois plus un appel à moraliser la vie économique en moralisant nos comportements individuels qu’un appel au grand soir révolutionnaire. Et c’est beaucoup plus difficile et exigeant de changer son propre comportement que d’attendre la révolution ! Certes, le pape, venu d’un pays encore pauvre, insiste beaucoup sur la question de la pauvreté et du développement et il a raison ; à nous de montrer que c’est la liberté qui fait sortir des peuples entiers de la misère et que c’est l’étatisme qui les y maintient.
Grégoire Canlorbe : « Digitus Dei est hic. » Le doigt de Dieu est ici. Bastiat conclut en ces termes la première édition des Harmonies économiques. Les relations de Bastiat avec la foi et avec l’institution religieuse sont parfois difficiles à appréhender. Dans quelle mesure peut-on dire de lui qu’il fut à proprement parler un économiste catholique ? Avez-vous subi l’influence de Bastiat dans votre propre parcours mystique ?
Jean-Yves Naudet : Je mentirai en disant que Bastiat m’a influencé du point de vue de ma foi catholique ; en revanche, il a indiscutablement influencé mes idées économiques, par son sens de la formule ; et il m’a conforté dans l’idée, pour reprendre le titre de la revue qu’avait fondée Raoul Audouin, qu’on pouvait être en même temps « Libéral et croyant ».
J’aime bien la formule de Bastiat, « Digitus Dei est hic », qu’on utilise habituellement chez d’autres auteurs plus pour décrire les harmonies de la nature ou du cosmos et que lui applique aux harmonies économiques. J’avais d’ailleurs écrit un article sur ce sujet et sous ce titre dans le Journal des économistes et des études humaines de décembre 2001. Je ne pense pas que Bastiat soit un « économiste catholique » au sens habituel du terme, comme on pourrait le dire de Villeneuve-Bargemont, de Charles de Coux ou plus tard des économistes de l’école d’Angers regroupés autour de monseigneur Freppel (Claudio Jannet, Charles Périn ou Joseph Rambaud). Mais il était indiscutablement croyant, surtout vers la fin de sa vie, et l’abbé Baunard, dans son ouvrage sur « La foi et ses victoires dans le siècle présent », classe Bastiat dans les convertis. Les économistes catholiques du XIX° siècle cherchent une « économie politique chrétienne » ; Bastiat, lui, cherche les lois de la science économique et veut montrer qu’elles sont compatibles avec la foi chrétienne, ce n’est pas la même démarche.
Mais un hommage involontaire lui est rendu par Proudhon, qui aura été son adversaire sur la question du crédit gratuit, et qui le poursuit de sa haine dans « De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise » avec quelques phrases assassines pour critiquer sa mort chrétienne, que l’on pourrait au contraire lire positivement. C’est ce que l’abbé Baunard appelle « l’hommage de l’enfer ». Proudhon écrit en effet : « Infortuné Bastiat ! Il est allé mourir à Rome, entre les mains des prêtres. A son dernier moment, il s’écriait comme Polyeucte : je vois, je crois, je sais, je suis chrétien !…Que voyait-il ? Ce que voient tous les mystiques qui s’imaginent posséder l’Esprit parce qu’ils ont sur les yeux le bandeau de la foi : que le paupérisme et le crime sont indestructibles ; qu’ils entrent dans le plan de la providence ; que telle est la raison des incohérences de la société et des contradictions de l’économie politique ; que c’est impiété de prétendre faire régner la justice dans ce chaos, et qu’il n’y a de vérité, de morale et d’ordre que dans une vie supérieure. Amen ». Que d’injustices et d’inexactitudes en un seul paragraphe ; qui a lu Bastiat ne le reconnait pas dans cette description ; mais Proudhon était furieux de voir son adversaire mourir en chrétien, et qui plus est à Rome, avant d’être enterré à saint Louis des Français.
Je préfère retenir ce que dit Bastiat, quatre jours avant sa mort, à Paillotet : « Je veux vivre et mourir dans la religion de mes pères. Je l’ai toujours aimée, quoique que je n’en suivisse pas les pratiques extérieures ». Mais ce qui me semble le plus important, c’est que Bastiat, qui a défendu toute sa vie les libertés économiques, la liberté tout court, meurt en répétant « la vérité, la vérité ». Lui, l’homme de la liberté, ne dissocie pas la liberté de la vérité, retrouvant ainsi la phrase que saint Jean attribue à Jésus : « La vérité vous rendra libre ».
Grégoire Canlorbe : Notre entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous ajouter quelques mots ?
Jean-Yves Naudet : Oui : merci pour m’avoir donné l’occasion, grâce à vos questions pertinentes et stimulantes, de réfléchir à ces sujets.
Grégoire Canlorbe : C’est moi qui vous remercie.
Remarquable.
Merci Jean-Yves.