Jacques de Guenin est un économiste et militant libéral français. Il est ingénieur de formation, ancien élève de l’École des Mines de Paris et titulaire d’un Master of Sciences de l’université de Berkeley (Californie). Il a fait à partir de 1958 sa carrière professionnelle au sein d’Exxon Mobil puis de PSA Peugeot-Citröen dont il était un des dirigeants avant sa retraite en 1993. Il a été maire de son village de Saint-Loubouer de 1995 à 2005.
Il est membre du comité directeur de Liberté Chérie et administrateur de l’ALEPS. Il est également membre de l’International Society for Individual Liberty (ISIL).
Élève de deux prix Nobel d’Économie (Maurice Allais et Robert Solow), il a publié lui-même divers travaux dans cette discipline.
Grégoire Canlorbe est un entrepreneur intellectuel Français. Il réside actuellement à Paris.
Grégoire Canlorbe : Frédéric Bastiat figure parmi vos auteurs de prédilection, que vous citez fréquemment et que vous tenez en très haute estime.
Sous quelles circonstances et pour quelles raisons avez-vous découvert l’œuvre de Frédéric Bastiat ? Avez-vous instantanément reconnu son génie après avoir commencé de le lire ?
Jacques de Guenin : Je fais partie d’un Cercle libéral qui s’appelle l’Association pour la liberté économique et le progrès social (ALEPS). En 1983, l’ALEPS organisa un colloque sur Frédéric Bastiat. Parmi les orateurs, il y avait Florin Aftalion, Henri Lepage et Leonard Liggio. Florin Aftalion et Henri Lepage racontèrent comment ils avaient découvert Bastiat par hasard au cours d’un voyage aux États-Unis. Leonard Liggio, professeur à l’université Georges Mason, l’université de Washington DC, parla d’abondance de Bastiat, qu’il connaissait parfaitement. J’appris ainsi qu’aux États-Unis on trouvait couramment l’essentiel de son œuvre, alors qu’elle était depuis longtemps introuvable en France.
Au cours de ce colloque, j’appris que Bastiat était Landais, né à Bayonne mais venu ensuite s’installer à Mugron, petite ville des Landes. A l’époque, j’étais un “habitant de Saint-Loubouer (Landes) travaillant à Paris” et je passais par Mugron pour aller prendre le train à Dax, me demandant chaque fois quel était le personnage dont le buste trônait au centre de la rue principale. Suite au colloque, je me suis dit “est-ce que ce ne serait pas Bastiat ?” La fois suivante, je m’arrêtais devant la statue : c’était bien lui ! Je me mis donc à lire Bastiat- d’abord en anglais puisqu’on ne le trouvait plus en France, puis en Français lorsque j’ai trouvé ses œuvres complètes chez un bouquiniste de la Rue de Seine.
Je fus émerveillé de découvrir, derrière l’économiste, un philosophe et un homme politique, bref un humaniste dans toute l’acception du terme, qui avait prévu et parfaitement expliqué ce que notre pays jacobin allait subir au cours de notre siècle : l’accroissement indéfini de l’État et la déresponsabilisation de l’individu. Depuis j’ai constaté que La Loi, son chef d’œuvre a été traduit dans de nombreuses langues, notamment en Anglais, Allemand, Hollandais, Suédois, Norvégien, Turc, Kenyan, Anglais (Indes), Guatémaltèque, Sanscrit (Bengladesh), Chinois, Coréen. La loi s’est vendu jusqu’ici à plus d’un million d’exemplaires aux États-Unis et continue de s’y vendre au rythme de quelque 15 000 exemplaires par an!
J’enrageais de penser que le seul Landais de dimension véritablement universelle en dehors de Saint-Vincent de Paul était inconnu de ses compatriotes. Aussi je fondais le Cercle Frédéric Bastiat en 1990 et j’entrepris avec quelques personnes une réédition thématique de son œuvre, enrichie de quelques textes découverts par M. Paul-Dejean, qui ne figuraient pas dans l’œuvre originale.
Grégoire Canlorbe : Vous savez sans doute que Schumpeter, dans son Histoire de l’analyse économique, avait carrément mis en cause le caractère scientifique des travaux de Bastiat, en arguant que celui-ci fut seulement un journaliste de génie.
Ecoutons Schumpeter à ce sujet : « Le cas de Frédéric Bastiat a été monté en épingle, de façon excessive, par des critiques impitoyables. Or son histoire est tout simplement celle du baigneur qui s’amuse en eau profonde, et puis s’éloigne et se noie. Je ne soutiens pas que Bastiat était un mauvais théoricien, je soutiens que ce n’était pas un théoricien. »
Vous êtes j’imagine d’une autre opinion que celle de Schumpeter. Pourriez-vous en toucher quelques mots ?
Jacques de Guenin : Il ne faut pas exagérer cette citation de Schumpeter, d’autant qu’il a dit aussi que Bastiat était en fait “le plus brillant journaliste économique qui aît jamais vécu”. Il voulait dire que Bastiat n’avait pas écrit de traité de théorie économique comme le font les universitaires, mais qu’il réagissait surtout aux évènements par des articles géniaux par exemple dans Le Journal des Économistes ou le journal Le Libre Echange.
Voici quelques citations sur Bastiat d’autres économistes de grande réputation :
Friedrich Hayek, dans sa préface a l’un des trois livres de Bastiat publiés par la Foundation of Economic Education: Selected Essays on Political Economy.
“He was a publicist of genius…
…Nothing illustrates this better than the celebrated title of the first essay in the present volume: what is seen and what is not seen… No one has ever stated in a single phrase the central difficulty of a rational economic policy and, I would like to add, the decisive argument for economic freedom.”
Ludwig von Mises, dans son livre Le Libéralisme.
“Il convient de lire les Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat. Bastiat était un brillant styliste, de sorte que la lecture de ses écrits constitue un véritable plaisir… Sa critique de toutes les tendances protectionnistes et assimilables reste encore aujourd’hui pleinement valide. Les protectionnistes et les interventionnistes n’ont pas été en mesure d’avancer un seul argument pertinent et n’ont pu donner aucune réponse objective. Ils ont simplement continué à bégayer “Bastiat est superficiel.”
Murray Rothbard
“Claude Frédéric Bastiat … est le plus illustre des économistes français libéraux. En vérité, Bastiat était un écrivain lucide et superbe, dont les fables et les essais, démolitions dévastatrices du protectionnisme et de l’intervention de l’Etat dans l’économie, sont toujours aussi actuels. Il était vraiment un avocat étincelant du marché…Bastiat était également un fin analyste politique. Attaquant le parasitisme croissant de l’Etat, il le dénonce comme “cette grande fiction à travers laquelle tout le monde cherche à vivre au dépens de tout le monde”. Et dans “La Loi”, il explique que l’Etat devrait se borner à défendre les personnes, les libertés, et les propriétés, contre la violence. Aller au-delà ne peut qu’attenter aux libertés et à la prospérité…
Bien que souvent loué comme vulgarisateur de talent, Bastiat a été systématiquement sous-estimé comme théoricien.”
Dean Russell.
“Frédéric Bastiat, 1801-1850, est généralement considéré comme un économiste. Mais comme je l’ai montré dans mon livre sur sa vie son œuvre et son influence, sa véritable renommée est due à son analyse du gouvernement – aussi bien dans son organisation que dans sa philosophie. Malgré cela, sa contribution à l’économie fut considérable, particulièrement dans le domaine du libre-échange.”
Dr Detmar Doering, Directeur de l’institut Friedrich Naumann Stiftung (Postdam)
“On peut se fier au verdict de ses contemporains, qui le considéraient manifestement comme l’un des plus importants penseurs de la théorie économique. […]On peut trouver dans son œuvre nombre de corrections sensées aux doctrines des classiques anglais de l’époque. Bastiat, qui admirait pourtant la politique anglaise et le mouvement anglais en faveur du libre-échange, faisait davantage confiance, pour la théorie, aux économistes classiques français, des physiocrates à Jean-Baptiste Say.”
Grégoire Canlorbe : Vous avez étudié et suivi de près l’association ATTAC, qui jouit d’une importante audience médiatique et qui popularise l’idée selon laquelle la mondialisation capitaliste serait responsable de tous les maux, ou presque, du monde actuel.
Parmi les militants d’ATTAC, il est notamment très en vogue d’affirmer que les intérêts des entrepreneurs et des salariés tendent naturellement à être antagoniques, à moins d’une intervention de l’Etat dans l’économie pour « équilibrer » les relations entre ces deux groupes sociaux. L’argument généralement avancé est que les entrepreneurs tendent spontanément à payer les travailleurs à un simple salaire de subsistance, condition à laquelle ils peuvent maximiser leur profit. Qui plus est, il existerait un complot permanent des entrepreneurs pour organiser de concert un sous emploi de masse, en sorte d’avoir tout pouvoir sur la main-d’œuvre.
A l’heure de la mondialisation capitaliste, ceci expliquerait pourquoi les grandes firmes sont friandes des délocalisations dans les pays émergents, où les travailleurs bénéficient de moins de protections juridiques que ceux des pays développés. En l’absence du salaire minimum et des diverses réglementations pesant sur le marché du travail dans les pays développés, les grandes firmes pourraient « exploiter » à cœur joie les travailleurs des pays émergents.
Que rétorqueriez-vous à ces propos qui ont le vent en poupe ?
Jacques de Guenin : Je pense qu’il s’agit simplement de propos de gens qui répètent comme des perroquets des slogans idéologiques qu’ils n’ont jamais pris la peine de vérifier. Je l’ai montré avec précision dans mon livre ATTAC, ou l’intoxication des personnes de bonne volonté. Je vous y renvoie car le faire au cours de cette interview exigerait de longs développements. Je me contenterai ici de résumer en quelques phrases les principales démonstrations.
– Tout argent dépensé par l’État pour créer des emplois détruit d’autres emplois quelque part ailleurs dans l’économie en nombre encore plus grand.
– En régime de liberté économique il n’y a pas de chômage. Les entreprises sont en concurrence les unes avec les autres pour satisfaire leurs besoins de main-d’œuvre, et les salaires croissent régulièrement. Ceci est confirmé par l’expérience, comme le montre l’étude annuelle de Heritage Foundation : Index of Economic Freedom, disponible sur le Web. Les déclarations débiles des hommes politiques sur ce sujet montrent leur illettrisme économique.
– Investir dans un pays pauvre, c’est apporter un savoir-faire indispensable au développement des ressources locales, fabriquer des biens ou des services qui n’existent pas localement, créer des emplois, contribuer à élever les niveaux de vie.
Les multinationales sont toujours bienvenues lorsqu’elles investissent quelque part : elles sont non seulement sollicitées par les hommes politiques au pouvoir, mais recherchées par leurs employés, et aimées par leurs clients. Ces vérités simples et indiscutables réduisent à néant le mythe de sociétés qui exploitent les peuples.
Grégoire Canlorbe : Vous décrivez les militants de l’association ATTAC comme des personnes « de bonne volonté » mais victimes d’une « intoxication » idéologique. Comment expliquer, selon vous, leur crédulité excessive ?
D’une manière générale, quelles leçons sociologiques, humaines et politiques tirez-vous de votre étude du mouvement ATTAC ?
Jacques de Guenin : Les dirigeants d’ATTAC – mais pas forcément les militants de base – sont de purs idéologues, d’indécrottables marxistes, soit communistes, soit trotskystes, et qui n’ont qu’un objectif, démolir la démocratie libérale et le système capitaliste. Mais ils ont compris qu’ils ne pouvaient plus séduire les gogos avec la vulgate marxiste. Le communisme, qui fut l’immense espoir de toute une génération, a donné naissance aux régimes les plus abjects de toute l’histoire de l’humanité, en URRSS, en Chine, au Vietnam, au Cambodge, en Corée du Nord, à Cuba, et autres lieux. Lorsque la vérité sur ces régimes a explosé, les communistes de base, qui avaient tant donné d’eux-mêmes pour promouvoir leurs croyances, ont souffert en silence et avec dignité. Le génie des dirigeants d’ATTAC a consisté à les récupérer en exploitant leur crédulité et en lui donnant un point d’application nouveau, au mépris, classique chez les dirigeants communistes, de la vérité. ATTAC est donc d’abord une voiture balai qui tente de récupérer les communistes et les gauchistes perdus, avides de retrouver leur idéologie.
Ils ne se bornent cependant pas à ceux-là. Pour attirer à eux les idiots utiles de bonne volonté – pour employer une expression de Lénine -, ils font vibrer la fibre sensible de l’aide aux pays pauvres. Mais ils se moquent éperdument des modalités pratiques qu’il faudrait mettre en œuvre pour sortir les pays pauvres de leur misère. La seule chose qui les intéresse vraiment est la reprise, sous des habits neufs, du vieux combat contre le capitalisme.
Ils réécrivent en permanence l’histoire contemporaine dans leurs publications, dont la plus distinguée est le Monde Diplomatique, très prisé chez les étudiants. On y interprète à longueur de numéro tous les malheurs de la pauvre humanité souffrante comme le résultat du capitalisme, de préférence américain. Une revue sur papier glacé, agréablement illustrée, “Alternatives Economiques”, adopte un ton plus modéré propre à plaire aux professeurs. De nombreuses statistiques font sérieux. Mais les statistiques sont souvent partielles et biaisées, et il faut être très fort et très tenace pour le déceler. Derrière cette apparente objectivité se cache en réalité une idéologie marxisante, anti-libérale et pour faire bon poids, antiaméricaine.
Pourquoi me suis-je intéressé à ATTAC ? J’ai participé un temps aux réunions d’Amnesty international à Mont-de-Marsan. Il y avait là surtout des gens de gauche, mais je n’y prêtais pas attention car nous étions tout à fait en harmonie sur nos objectifs : écrire aux dirigeants d’État pour leur demander de libérer des prisonniers politiques. Beaucoup sont devenus des amis.
En 2001, le Cercle Frédéric Bastiat avait organisé un congrès pour le bicentenaire de la naissance de Bastiat. Ce congrès, auquel assistaient 200 personnes en provenance de 30 pays, avait été ouvert sur la place de Mugron par Henri Emmanuelli, président du Conseil Général des Landes. Un groupe de militants d’ATTAC ont perturbé cette inauguration de diverses manières qui ne brillaient pas par leur courtoisie vis-à-vis de visiteurs étrangers, par exemple en chantant la chanson débile de José Bové et en mettant un sac poubelle orné de billets de Monopoly sur le buste de Bastiat. Mais parmi les manifestants, il y avait, Oh surprise, quelques-uns de mes amis d’Amnesty, très gênés lorsque je suis venu leur serrer la main. J’ai donc essayé de comprendre leur motivation, ce qui m’a amené à approfondir le phénomène ATTAC, et de fil en aiguille à écrire mon livre.
ATTAC est remplie de personnes de bonne volonté, dont on a exploité les sentiments. Mon livre est une tentative pour leur ouvrir les yeux, et pour éviter qu’ils ne manquent toute leur vie le train de la connaissance, comme l’ont manqué leurs camarades de la génération précédente imprégnés de la même idéologie. Mon respect pour les gens d’ATTAC a surpris tous ceux qui ont lu mon livre et qui connaissaient les tours pendables qu’ils m’ont joués. Mais il m’a fourni une occasion agréable de parler de choses que je connais bien, et que manifestement les militants d’ATTAC ne connaissent pas, tant on joue sur leurs sentiments affectifs plutôt que sur une analyse sereine des faits.
Grégoire Canlorbe : Il semble être communément admis, de nos jours, que nous avons moralement droit à l’assistance de l’Etat. Exiger le démantèlement de l’Etat-Providence, voire simplement son amaigrissement, passe pour foncièrement immoral et suscite la consternation.
Qu’est-ce qui justifie, selon vous, de prendre parti pour l’Etat-Minimal (et de plaider à l’encontre de l’Etat-Providence) ?
Jacques de Guenin : Je commencerai par une citation de Bastiat :
« Les mêmes hommes qui, même pressés par la détresse, rougiraient de tendre la main vers leurs semblables, perdent tout scrupule pourvu que l’Etat intervienne et voile aux yeux de la conscience la bassesse d’un tel acte. … Agriculteurs, manufacturiers, négociants, armateurs, artistes, chanteurs, danseurs, hommes de lettres, fonctionnaires de tous ordres, entrepreneurs, fournisseurs, banquiers, tout le monde DEMANDE, en France…
Afin de donner à ces dispositions, quelque peu abjectes, l’autorité et le vernis d’un Système, on les a rattachées à ce qu’on nomme le principe de la Solidarité, mot, qui ainsi entendu, ne signifie autre chose que l’effort de tous les citoyens pour se dépouiller les uns les autres, par l’intervention coûteuse de l’Etat.»
Notre dignité d’être humain exige que chacun de nous, passé le stade de l’enfance, crée au moins autant de ressources qu’il en consomme pour ses besoins personnels. C’est un principe que l’éducation, celle donnée par les parents ou celle donnée par l’école, devrait inculquer aux enfants, et c’était effectivement le cas à une époque où le sentiment de la dignité individuelle était une valeur honorée et incontestée. Aujourd’hui, la plainte et l’excuse ont remplacé ce sentiment, avec les résultats que l’on voit. Pour clôturer le tout, on a abandonné l’enseignement de la morale à l’école.
Mais un certain nombre d’êtres humains, handicapés à la naissance ou par la vie, ne sont, pas plus que les enfants, en mesure de s’assumer complètement eux-mêmes. La solidarité est la vertu morale qui consiste à les aider. Nous disons bien aider, et non simplement assurer leur subsistance par prélèvement anonyme sur d’autres. Les jeux olympiques pour handicapés montrent à quel point les ressources de l’être humain sont grandes, et le handicapé qui contribue partiellement à son existence en tire une bien plus grande fierté que celui qu’on laisse sombrer dans l’assistanat total. Les enfants eux-mêmes sont beaucoup mieux préparés à la vie s’ils participent aux travaux domestiques, à des travaux bénévoles pour leur collectivité immédiate, ou gagnent leur argent de poche.
Les libéraux et les socialistes ont une vision complètement opposée de la solidarité. Pour le libéral, la solidarité, la sollicitude vis-à-vis de ses semblables, sont des vertus individuelles qui s’exercent directement ou au moyen de libres associations : la solidarité qui s’exerce par exemple dans les petites communautés, famille, villages, quartiers, lieux de travail, où les gens se connaissent et s’impliquent. Lorsque le besoin de solidarité dépasse le cercle des parents et connaissances, il s’exerce au moyen d’associations qui s’assignent des objectifs concrets et s’efforcent de les réaliser, ce qui est autrement efficace que les taxes sur les billets d’avion distribuées à des tyrans corrompus sans se soucier vraiment de l’usage qui en sera fait.
Pour les socialistes, la solidarité consiste à faire redistribuer par l’Etat de l’argent pris à d’autres. Cela n’a évidemment aucune valeur morale mais donne bonne conscience. Pourquoi venir en aide directement à son prochain, lorsqu’on a déjà payé l’Etat pour le faire ?
Grégoire Canlorbe : Si l’État ne systématisait pas l’assistance aux plus démunis, et si la solidarité était seulement privée, est-ce qu’il n’y aurait pas des malheureux qui passeraient entre les mailles du filet ?
Jacques de Guenin : Voici quelques éléments de réflexion sur cette question.
1. La “solidarité” administrative laisse en fait passer beaucoup de malheureux entre les mailles du filet. Alors même qu’au fil des années le PIB de notre pays n’a cessé de s’accroître, on ne peut plus se promener dans Paris ou prendre une seule fois le métro sans rencontrer des mendiants ou des personnes sans domicile fixe.
2. A contrario, dans les villages, autrefois, on ne laissait tomber personne, comme s’en souviennent encore tous ceux qui ont vécu dans un village avant la dernière guerre et il existait des sociétés de secours mutuel. Depuis la guerre, la Sécurité Sociale a rendu ces associations sans objet.
3. Au 19ème siècle, où la solidarité était laissée à l’initiative privée, la part de leur revenu que les gens consacraient à la charité était beaucoup plus importante que celle qu’ils lui consacrent aujourd’hui par l’intermédiaire de l’État. Et pourtant aujourd’hui comme hier, chaque Euro dépensé par la charité privée a un rendement très supérieur à un Euro dépensé par la charité publique : on est beaucoup plus attentif à l’usage de l’argent quand c’est le sien qui est en jeu. Des associations comme Médecins sans Frontière, ou les Restaurants du Cœur, fournissent à tous leurs donateurs des informations beaucoup plus précises sur l’usage qu’ils font de leur argent que l’État ne le fait des sommes qu’il nous extorque. Les philanthropes qui dépensent leur propre fortune, comme Bill et Melinda Gates, ou Warren Buffet sont encore plus attentifs à l’usage qui en est fait.
Nous avons en France de superbes exemples de charité privée. Les Restos du Cœur bénéficient à 700 000 personnes, servent 90 millions de repas par an, emploient 20 000 bénévoles. Le secours populaire compte 80 000 bénévoles. Le Secours Catholique accueille chaque année 1,6 million de personnes. Mais ce genre d’activité est beaucoup plus important dans les pays où l’État ne cherche pas le monopole de la solidarité. En 2005, les Américains ont donné 250 milliards de dollars pour des opérations philanthropiques, soit 2% de leur PIB. Pour être aussi généreux, en pourcentage du PIB, les Français auraient dû donner 36 milliards d’euros. En fait ils ont donné dix fois moins! Les “charities” britanniques ont un budget égal à 21 fois celui des fondations philanthropiques françaises.
La conclusion est qu’il ne faut pas se tromper d’objectif : la solidarité n’a pas pour but de réduire les inégalités, mais simplement le nombre des pauvres. Tony Blair disait “mon but n’est pas d’appauvrir les riches, il est d’enrichir les pauvres”.
Grégoire Canlorbe : La pensée libérale anarchiste, relativement récente et très en vogue aux USA, prône la disparition de l’État et l’avènement d’une société basée sur le principe de non coercition (prohibant toute atteinte à la vie et aux biens des individus) et régie exclusivement par l’entreprise privée. La plupart du temps, le principe de non coercition est lui-même posé comme un droit naturel, i.e. qui se déduit de la nature humaine.
Quel regard portez-vous sur l’anarchisme libéral ? Vous-même ne vous présentez pas directement comme un anarchiste libéral, est-ce à dire que cette philosophie vous paraît peu pertinente ?
Jacques de Guenin : Parmi les grands libertariens qui se sont penchés sur cette question, un seul, à ma connaissance, Murray Rothbard, a préconisé l’absence complète d’État. David Friedman, fils de Milton, bien que lui aussi anarchiste, est un peu moins catégorique. Ayn Rand a réfuté leur position dans son essai The Nature of Government, où elle décrit l’État minimum et explique pourquoi on ne peut raisonnablement s’en passer. Bastiat, de son côté a décrit l’État minimum comme allant de soi :
“Pour moi, je pense que lorsque le pouvoir a garanti à chacun le libre exercice et le produit de ses facultés, réprimé l’abus qu’on en peut faire, maintenu l’ordre, assuré l’indépendance nationale et exécuté certains travaux d’utilité publique au-dessus des forces individuelles, il a rempli à peu près toute sa tâche”.
La démonstration la plus rigoureuse que l’on ne peut pas se passer d’un État minimum est sans doute celle de feu Robert Nozick, professeur de philosophie à Harvard dans son livre Anarchy, State and Utopia. Ce livre est d’autant plus convaincant pour nous, libéraux, que pour toutes les autres activités humaines, il démontre la nécessité d’un retrait complet de l’État.
Nozick s’appuie sur le second impératif catégorique de Kant. “Traitez toujours une personne, vous ou une autre, comme une fin et jamais comme un moyen”. Il s’appuie aussi sur le concept de propriété de soi, cher à John Locke.
Or si les individus sont des fins en eux-mêmes et sont propriétaires d’eux-mêmes, cela implique qu’ils ont des “droits”, en particulier les droits à la vie, à la liberté et au fruit de leur travail. Ces droits sont des limitations aux actions des autres.
Il s’ensuit que les impôts imposés par l’État pour financer ses divers programmes est illégitime et immoral. C’est une sorte de travail forcé. En effet, chacun des programmes étatiques, en donnant à certains citoyens une partie de ce que vous gagnez, fait d’eux un propriétaire partiel de vous et fait de vous un esclave partiel.
Pour Nozick, le seul rôle d’un État qui soit moral est celui de vous protéger via une police, une armée, et une Justice contre la violence, le vol, le dol et la fraude. C’est l’État minimum.
On pourrait penser que cet État minimum lui-même n’est pas moralement justifié dans la mesure où il a besoin d’un minimum d’impôts pour exister. Cette imposition n’exige-elle pas, elle aussi, un travail forcé ? Voici le raisonnement de Nozick :
Supposons une certaine aire géographique dans laquelle il n’y aurait pas d’État. Chaque habitant devrait alors protéger lui-même ses droits à la vie, la liberté et la propriété. Comme cela prendrait du temps et serait difficile, des gens formeraient des associations volontaires dans lesquelles chacun assurerait à tour de rôle la protection des autres et la punition de ceux qui violeraient leur droit, selon des normes établies par l’association. Tôt ou tard, certains membres décideraient de s’investir à plein temps dans cette activité en créant une entreprise qui offrirait ses services aux autres membres moyennant une rémunération. D’autres personnes pourraient créer des firmes concurrentes et un libre marché des services de protection se créerait. Inévitablement, ce processus engendrerait une firme dominante ou une confédération de firmes, car chacun jugerait que pour sa protection il ne peut se confier qu’à la firme la plus puissante et la plus efficace. Si plusieurs firmes de même dimension et qualité coexistaient, elles se coordonneraient forcément pour traiter les conflits entre leurs clients respectifs. Si le client d’une firme accuse le client d’une autre d’avoir violé ses droits, cette dernière devra défendre son client et ce genre de conflit risque d’être très couteux pour les deux firmes. Il est inévitable qu’elles mettent au point des règles de résolution de confits et des procédures d’arbitrage, un peu comme le font spontanément les compagnies d’assurance pour les accidents de voiture. Nous voyons, nous dit Nozick, que cette firme (ou confédération de firmes) dans une société anarchiste, devra pour faire son travail posséder l’équivalent d’une police, d’une armée et d’une justice. C’est un grand pas vers un État. Mais à ce stade c’est toujours une société privée et non un gouvernement.
Comment cette société de protection traitera-t-elle avec des indépendants : ces individus qui ne retiendront aucune firme, assureront eux-mêmes leur protection et défendront eux-mêmes leurs droits ? La firme les laissera-t-elle punir un de ses clients ? Ce ne serait ni juste ni moral, puisque la firme doit protéger les droits de ce client, et notamment le droit de ne pas être arrêté, jugé et puni plus sévèrement que sa faute ne le justifie. Bien sûr il se peut que ce client soit effectivement coupable, mais tant que la firme ne sait pas jusqu’à quel point il est coupable, elle ne peut pas permettre qu’il soit puni. Il revient à elle seule de décider quel est le degré de culpabilité de son client et de le punir selon ses propres règles.
Ce faisant, la firme a revêtu une autre des caractéristiques d’un État : le monopole de l’usage de la force. Mais elle ne respecte pas les droits de l’indépendant. Car bien qu’elle aît à bon droit empêché l’indépendant de punir son client de peur qu’il ne mette en œuvre une punition excessive, elle l’a ipso facto dépourvu du droit de se défendre. Pour éviter une injustice vis-à-vis de l’indépendant, elle doit compenser le tort qu’il a subi. En d’autres termes, elle doit défendre son droit à lui de la même manière qu’elle défendrait ceux de ses clients. Elle peut donc légitimement le débiter pour cette protection, mais seulement du montant que cela lui aurait coûté s’il s’était défendu lui-même. Le résultat de ce processus est que la firme a acquis encore une autre caractéristique de l’État : la protection de toutes les personnes situées à l’intérieur de son domaine. De plus, en débitant tout le monde pour cette protection, elle s’engage dans une sorte d’imposition, bien que ses clients aient payé volontairement leur cotisation, et que les indépendants n’aient payé que le montant qu’ils auraient dû dépenser de toute manière pour leur protection.
Un Etat minimum émergera donc fatalement d’une société anarchiste, pour des raisons pratiques aussi bien que morales et sans violer le droit de la propriété de soi.
Grégoire Canlorbe : Vous ne faîtes pas mystère de votre admiration pour le marquis de La Fayette, à qui vous avez consacré de nombreuses conférences.
Pourriez-vous en quelques mots présenter les raisons de votre engouement pour cette figure du libéralisme français ? Quels enseignements universels pouvons-nous tirer de la vie, du combat et de la philosophie personnelle de La Fayette ?
Jacques de Guenin : Je suis allé une vingtaine de fois aux États-Unis pour un temps total d’un an et demi et j’ai parcouru 40 Etats sur les 50. Je n’ai donc pas pu ne pas m’apercevoir de la véritable vénération qu’ont les américains pour Lafayette (ainsi qu’ils l’écrivent).
Il y a aux États-Unis une montagne, des centaines de villes, de contés, de places, d’écoles, d’églises, de rues et même un sous-marin atomique qui portent son nom sous une forme ou sous une autre. Les portraits de La Fayette et Washington sont suspendus des deux côtés de l’estrade de la chambre des représentants. La Fayette a aussi son portrait dans la “National Portrait Gallery”. Il a son buste dans la pièce ronde du capitole de Richmond, en compagnie des premiers présidents des États-Unis. Sa statue est également présente dans de nombreux endroits, notamment au “La Fayette square”, situé immédiatement derrière la Maison Blanche, à Washington. L’Association American Friends of La Fayette (AFL) est toujours vivante.
Aujourd’hui, il est enterré au cimetière de Picpus, près de sa femme, sous un drapeau français mais aussi un drapeau américain que l’ambassade des Etats-Unis vient renouveler tous les ans le 4 juillet, jour de la fête nationale de l’indépendance.
J’ai essayé d’approfondir les raisons de cette vénération, et j’ai adhéré à l’AFL. J’ai ainsi découvert les extraordinaires performances américaines du personnage pendant la guerre d’indépendance. Puis j’ai découvert tout le talent qu’il a déployé en France dans son combat inlassable pour les libertés, pendant la Révolution, l’Empire et la Restauration. On ne sait guère, en France qu’il faisait partie de la commission qui a établi la Déclaration des Droits de l’Homme et qu’il en a écrit la première mouture, encore plus libérale que celle qu’a finalement retenue la commission.
Six mois avant sa mort il a écrit une phrase qui résume parfaitement sa vie : “Aucun obstacle, aucun mécompte, aucun chagrin ne me détourne ou me ralentit dans le but unique de ma vie : le bien-être de tous, et la liberté partout.”
Grégoire Canlorbe : Dans son Introduction aux Harmonies économiques, Bastiat s’adresse en ces termes à la jeunesse : « Amour de l’étude, besoin de croyances, esprit dégagé de préventions invétérées, cœur libre de haine, zèle de propagande, ardentes sympathies, désintéressement, dévouement, bonne foi, enthousiasme de tout ce qui est bon, beau, simple, grand, honnête, religieux, tels sont les précieux attributs de la jeunesse. C’est pourquoi je lui dédie ce livre. C’est une semence qui n’a pas en elle le principe de vie, si elle ne germe pas sur le sol généreux auquel je la confie. »
Dans quelle mesure pensez-vous toujours d’actualité les espoirs placés par Bastiat en la jeunesse ? La France et plus généralement le monde ont-ils évolué d’une manière qui rendrait cette profession de foi peu pertinente de nos jours ?
Jacques de Guenin : Oui et non. Je pense qu’il y a au départ chez les enfants un potentiel correspondant à ce que dit Bastiat. Mais la suite de leur existence dépend de ce qu’ils apprendront, de leur famille, de l’école, et de la société. Lorsqu’ils auront atteint l’âge de lire Bastiat, une grande partie d’entre eux – mais pas tous -, auront subi les déformations engendrées par le nazisme, l’antisémitisme, le communisme, le socialisme, l’envahissement de l’État-providence, la propagande antilibérale, le développement sournois de l’Islamisme, etc. Je ne peux dire quelle est la proportion de ceux qui auront gardé intacte les qualités que Bastiat attribue à la jeunesse. Raison de plus pour ne pas faiblir dans la diffusion de la philosophie libérale.
Grégoire Canlorbe : Notre entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous ajouter quelques mots ?
Jacques de Guenin : J’ai éprouvé beaucoup de plaisir à répondre à vos questions, qui couvrent quelques-unes des interrogations qu’ont les gens au sujet du libéralisme. Mais il ne faut pas oublier que le libéralisme est un tout, dont toutes les facettes, la morale, la vie en société, l’économie, se déduisent les unes des autres par une logique implacable, comme je l’ai démontré, je crois, dans mon livre Logique du Libéralisme.