Entretien avec Gaspard Koenig, par Grégoire Canlorbe

30bdf6a4431b2a6e9428094513b9b8c2Gaspard Koenig est un écrivain et intellectuel Français. Après avoir étudié la philosophie (major à l’ENS, agrégation, Columbia University), il enseigne à la faculté de Lille-III, puis devient la plume de Christine Lagarde à Bercy, avant de rejoindre la BERD à Londres. Il fonde le think-tank Génération Libre en avril 2013. Il est l’auteur de romans et d’essais et intervient régulièrement dans les médias.

The Economist a salué sa démarche en ces termes. “Mr Koenig goes on to make a case so seldom heard in political debate in France, which is the need to promote entrepreneurs by all means, to open regulated professions to competition, and to simplify a rigid and Kafkaesque labour code.”

Dans son dernier livre, Le révolutionnaire, l’expert et le geek, il plaide pour un “jacobinisme libéral” qui exige un État fort, capable d’émanciper l’individu de tous les corps intermédiaires.

Grégoire Canlorbe est un entrepreneur intellectuel Français. Il réside actuellement à Paris.

Grégoire Canlorbe : Le libéralisme tel que vous le concevez est une philosophie de l’émancipation, qui proclame la liberté de tout un chacun et qui vise à lui donner les moyens de son accomplissement personnel. Si vous deviez donner un seul et unique argument en faveur de la liberté individuelle, lequel serait-il ?

Gaspard Koenig : Je dirais que le meilleur argument en faveur de la liberté individuelle réside dans le fait même de poser cette question, dans le fait d’être dans une société où les individus pensent des choses différentes et font émerger des valeurs communes par l’exercice de la raison. Malgré tout ce qu’il y a à déplorer à l’heure actuelle, nous vivons dans des sociétés fondamentalement très libérales, très individualistes, qui permettent à l’individu de s’exprimer et de s’accomplir.

Comme le souligne l’historien Niall Ferguson, c’est la marche de l’Occident depuis plusieurs siècles qui a fait émerger cet individu qui dans l’Histoire a eu tant de mal à se dégager de la pression du groupe, exception faite de la société de la première moitié de l’Empire Romain. Nos sociétés Occidentales sont parvenues à mettre l’individu au premier plan de leurs valeurs, à affirmer sa souveraineté et à lui permettre de s’accomplir de manière aussi variée que possible.

Dans un monde sécularisé comme le nôtre, je pense que c’est à l’individu de se définir lui-même ; chaque homme a la possibilité et le droit de se donner à lui-même sa propre définition. Dans un monde où les valeurs transcendantes n’existent plus, ou du moins n’ont plus à être prises en compte dans l’élaboration des stratégies politiques, chacun est à lui-même sa propre définition. Et c’est peut-être cela le point suprême de l’individualisme, à savoir que chacun se donne à lui-même sa propre définition de l’individu.

Grégoire Canlorbe : Ainsi que l’écrit Marcel Proust, dans À l’Ombre des jeunes Filles en Fleurs, « une idée forte communique un peu de sa force au contradicteur. » Diriez-vous rétrospectivement que votre séjour dans les rangs de l’ENS et de l’université Française, généralement assez hostiles aux idées de la liberté, vous a permis, en effet, d’aiguiser votre propre défense et compréhension du libéralisme ?

Gaspard Koenig : La réponse est clairement non, puisque j’ai découvert le libéralisme après mes études, plus exactement après l’ENS, lors d’un échange d’un an avec l’université de Columbia. À cette occasion, j’ai appris qu’il existait d’autres philosophes que ceux qu’on m’avait enseignés et notamment la tradition libérale française, peu enseignée à l’Université. En khâgne et à l’ENS, j’avais eu un parcours assez classique, dans une tradition Deleuzienne que je ne rejette pas du tout et que je trouve passionnante. Parmi les auteurs libéraux, j’ai commencé par lire Tocqueville, Hayek, et des essayistes tels que Jean-François Revel.

Je reconnais qu’il y a des vraies œillères aujourd’hui dans l’université Française. Raymond Boudon avait écrit un livre sur ce sujet, Pourquoi les Intellectuels n’aiment pas le Libéralisme. À mon avis, le libéralisme les prive d’un certain pouvoir, le pouvoir de la systématisation. Le libéralisme est une philosophie moins systématique que d’autres et c’est cela qui fait sa beauté. Ce n’est pas un hasard si Condillac a écrit le premier traité contre les systèmes ; car cela va dans la tradition de Popper, dans la tradition de l’idée d’expérimenter dans la pensée. Le libéralisme ne propose pas une grille de lecture pleine et entière du monde. Il est en évolution constante. L’idée d’une « doctrine libérale » est une contradiction dans les termes. Le libéralisme, c’est aussi de pouvoir changer d’avis, d’être incertain, de ne pas enfermer les concepts dans des cases trop rigides ; le libéralisme c’est la libre circulation des concepts, au même titre que la libre circulation des marchandises.

L’université Française reste très bonne, même meilleure que les universités Anglo-saxonnes pour donner les outils analytiques et critiques de l’honnête homme. On dispose d’un socle de connaissances intellectuelles qui nous permettent de poser les problèmes de manière philosophique. Cela reste une très bonne formation même si je déplore un certain biais dans le contenu qui y est offert.

Grégoire Canlorbe : En vue de prévenir la faillite de l’État Français, qui s’annonce imminente, vous préconisez une thérapie de choc : la restructuration préventive et ordonnée de la dette souveraine. Pourriez-vous revenir sur le bien-fondé de cette solution souvent perçue comme une proposition « gauchisante » et inconséquente ?

Gaspard Koenig : Concernant la restructuration, elle était très défendue par Adam Smith et David Hume. Adam Smith écrit, dans les toutes dernières lignes de la Richesse des Nations : « Quand la dette nationale s’est une fois grossie jusqu’à un certain point, il n’y a pas, je crois, un seul exemple qu’elle ait été loyalement et complètement payée ». Se méfiant des moyens « déguisés » que sont la dévaluation du change ou l’inflation, il considère qu’« une banqueroute franche, ouverte et déclarée est toujours la mesure qui est la moins déshonorante pour le débiteur, et en même temps la moins nuisible au créancier. »

Quant à David Hume, il appelle de ses vœux sans hésiter « le violent choc d’une banqueroute volontaire » dans son ouvrage de 1752, Du Crédit public. « La crainte de détruire à jamais le crédit, écrit Hume, à supposer que ce soit un mal, est un vain épouvantail. En réalité, un homme prudent préférera prêter à l’Etat dès que nos dettes seront épongées plutôt que maintenant. » Il ajoute : « Soit la nation doit détruire le crédit public, soit le crédit public doit détruire la nation. »

Dans mon think-tank, nous avons fait un rapport très complet sur la restructuration de la dette, avec des économistes et des avocats. Je suis assez clair sur ce sujet. L’extrême gauche considère que le créancier est illégitime, donc le rentier doit être euthanasié. Moi je pense que c’est le débiteur qui est illégitime ; c’est l’État qui est illégitime, et à ce niveau d’obésité, la faillite est une option saine qui ouvre de nouveaux horizons.

Les libéraux sont très en faveur de la faillite quand il s’agit du droit de l’entreprise. Le droit de la faillite américaine est invoqué comme un modèle. Pouvoir faire table rase et recommencer sa vie s’inscrit en plein dans la philosophie libérale. Mais le fait d’entretenir ses dettes sur des générations et des générations, dont le remboursement étouffe l’initiative privée, est insensé. Une restructuration bien faite doit être préventive et ordonnée, n’empêchant pas de couper dans les dépenses publiques.

Tout ceci est aussi un problème générationnel. Pour caricaturer un peu, la génération du baby-boom a levé la dette pour financer ses dépenses courantes, pour vivre au-dessus de ses moyens. 95% de la dette est lié à des dépenses de consommation et non pas d’investissement. Il est assez légitime pour notre génération de dire à nos parents : nous ne passerons pas notre vie à payer les dépenses que vous avez déjà consommées. Si on restructure la dette française, les premiers affectés sont les assurances vie, qui sont les plus importants détenteurs de dette française ; et cela me semble être un arbitrage intergénérationnel intéressant.

L’option libérale de restructuration n’est pas la surimposition ou l’inflation. Il y a une littérature abondante sur le sujet ; et s’en tenir au respect des contrats est d’une grande naïveté intellectuelle et historique.

Grégoire Canlorbe : Ludwig von Mises et Friedrich A. von Hayek passent communément pour les deux grands théoriciens du libéralisme non anarchiste au XXème. Dans Le Révolutionnaire, l’Expert et le Geek, vous estimez que deux grands courants scindent la pensée libérale depuis Tocqueville : d’une part, le libéralisme tocquevillien, mâtiné de nostalgie pour la société féodale d’Ancien Régime, qui se défie du pouvoir central et qui prône la subsidiarité ; qui se prolonge aujourd’hui jusqu’aux théoriciens anarcho-capitalistes, à l’instar de Murray Rothbard et Hans Hermann Hoppe. D’autre part, le libéralisme « jacobin », ou encore « durkheimien », qui conçoit l’État comme le libérateur de l’individu et qui se défie des communautés intermédiaires ; ce second libéralisme, dans la lignée duquel vous vous inscrivez, est davantage prompt à accorder un rôle régulateur et interventionniste à l’État. À vos yeux, comment se positionnent Mises et Hayek par rapport à ces deux traditions ?

Gaspard Koenig : Le jacobinisme libéral est un concept provocateur, que j’emprunte à l’historien Pierre Rosanvallon. La perspective de la Révolution Française était de construire un État qui permette les libertés individuelles et l’émancipation de l’individu, c’est pourquoi Rosanvallon parle de jacobinisme libéral.

Concernant Mises et Hayek, ce sont avant tout des économistes. Le problème de l’État de droit les concerne moins, car la protection des libertés individuelles autres que le marché occupe une place assez marginale dans leurs écrits. Par nature cela les éloigne de cette problématique.

Par ailleurs ils ont un côté un peu daté, je trouve, parce qu’ils écrivent à des époques où le sujet est de s’opposer au socialisme total, le communisme de l’URSS ou bien les dérives totalitaires de l’État-Providence que redoutait Hayek. Dans ce contexte de lutte forte entre capitalisme et socialisme total, ce qui passe du coup à la trappe est la question de l’État de droit, car on lutte contre un État totalitaire. Aujourd’hui on n’en est plus là ; le monde évolue bon an, mal an, vers plus de liberté, plus de libre échange, de marché, de libertés politiques.

Là où je suis franchement en désaccord avec eux, c’est par exemple sur l’Antitrust, la politique de la concurrence exercée par l’État. Je considère que les monopoles naturels existent et que l’État a un rôle à jouer dans la politique de concurrence, ce que la Commission Européenne fait bien et que l’Autorité de la Concurrence en France commence à bien faire également. Par ailleurs, je trouve que l’opposition constante public / privé n’est pas forcément la plus pertinente. Dans son livre sur la bureaucratie, Mises semble penser que le marché produirait par nature dans l’entreprise des procédures totalement efficaces, alors que la bureaucratie est en réalité un phénomène qui concerne à la fois le public et le privé, comme le dernier livre de David Graeber le montre assez bien. Il y a tout autant de bureaucratie dans les grandes entreprises que dans les administrations centrales.

Grégoire Canlorbe : Dans la lignée de François Guizot, vous estimez que l’État doit posséder le monopole de l’enseignement, de manière à affranchir les enfants de leurs milieux socio-culturels et à leur donner les moyens de leur autonomie morale. Je suppose que vous imaginez de nombreux garde-fous, de manière à éviter que l’État instructeur ne se dérobe à cette tâche étroite et ne profite de son statut de monopole pour se faire le propagandiste d’idéologies hostiles à la philosophie de la liberté. Pourriez-vous nous en toucher mot ?

Gaspard Koenig : C’est une question dont je ne partage pas les présupposés, dans la mesure où je trouve que l’Éducation Nationale fait tout de même du bon boulot, avec tous ses défauts actuels. Moi je suis le produit de l’école publique, j’y suis attaché, et je pense que c’est une école construite sur de sains principes, ceux de François Guizot et Victor Cousin qui voulaient garantir l’éclectisme des opinions. Ils croyaient en une éducation qui offre à chacun la multiplicité des points de vue qui existent sur le monde, religieux et pas religieux ; qui donne à l’enfant les moyens intellectuels de choisir par lui-même quand il sera plus grand.

L’État a donc un rôle fort à jouer dans l’éducation primaire et secondaire. Que l’éducation supérieure soit privée ne me pose pas de problèmes, puisqu’on est dans la formation. Mais en ce qui concerne la construction de l’autonomie individuelle, l’État doit non pas diriger les croyances, mais au contraire confronter le futur adulte au maximum de points de vue contradictoires possibles, en lui laissant la liberté de choisir. Ceux qui prônent une école entièrement privatisée confondent la liberté des parents et la liberté des enfants. L’État doit donner aux futurs citoyens la chance de s’émanciper des barrières culturelles. Les enfants ne sont pas la propriété de leurs parents. Comment faire pour que l’État ne se dérobe pas à ces principes? Par le contrôle démocratique, qui devrait veiller à l’éclectisme et la neutralité des programmes.

Si l’État doit être responsable de la colonne vertébrale des programmes (autrement dit, la régulation), la gestion de l’école peut, quant à elle, être décentralisée. L’expérience des free schools Suédoises et maintenant Britanniques est intéressante à cet égard ; ce sont des écoles très autonomes dans leurs principes de gestion et pédagogiques, qui s’organisent comme elles le souhaitent en concertation avec les acteurs locaux et les parents, mais qui obéissent néanmoins à un programme très clair fixé par l’État central. En France on fait un peu l’inverse, car vous avez aujourd’hui des décisions centrales portant sur les rythmes scolaires, et des contenus que l’on n’ose plus enseigner. Laisser décider chaque école de son propre mode de management créerait une émulation entre différents systèmes pédagogiques, et très vite on verrait ce qui marche et ce qui ne marche pas. Ainsi le système s’auto-organiserait ; et d’une manière générale je crois beaucoup en la concurrence, facteur de diversité.

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Grégoire Canlorbe : Sur l’ensemble de l’échiquier libéral, de nombreuses voix appellent à l’abolition des Banques Centrales, au motif que leur monopole sur le pouvoir de « battre monnaie » n’est pas justifié économiquement. Tout ce dont elles sont capables, entend-on, notamment de la part des économistes Autrichiens, est de lever les limitations que la liberté bancaire imposerait sur l’inflation monétaire et l’inflation du crédit bancaire ; et de provoquer des fluctuations arbitraires des taux d’intérêt, qui alimentent les bulles et les crises. Partagez-vous cette critique de la politique monétaire ?

Gaspard Koenig : La théorie monétaire et financière n’est pas ma tasse de thé, je l’avoue. Mais j’aurais tendance à être d’accord avec cette analyse. Je me méfie des banques centrales et je suis sceptique sur la politique de la Banque Centrale Européenne, qui me semble être une injection de morphine permettant de repousser les problèmes de quelques années. On se retrouvera bientôt avec d’énormes bulles d’actif et des taux sur la dette souveraine qui repartiront à la hausse, puisque les États n’ont pas réglé leur problème structurel. Ce sont des politiques interventionnistes. La BCE participe à des opérations de titrisation de la dette privée qui ne sont pas saines et qui créent des effets d’éviction de l’investissement privé.

Grégoire Canlorbe : Vous ne faîtes pas mystère de votre opinion favorable au revenu de base. Trois grands ordres de critiques sont généralement invoqués par les contempteurs de cette proposition fiscale :

  • l’allocation universelle encouragerait à la paresse une partie de la population, trop heureuse de se complaire dans l’assistanat (aux dépens des actifs) ;
  • cette allocation serait de toute manière insuffisante pour les plus pauvres et excessive pour les plus riches ;
  • le revenu de base repose en son principe sur la coercition : à cet égard il est fondamentalement immoral, qu’il soit nuisible ou bénéfique au plan strictement utilitariste.

Que rétorqueriez-vous à chacun de ces trois points ?

Gaspard Koenig : Ceux qui me reprochent d’être socialistes feraient bien de relire le chapitre 12 de Capitalisme et liberté. Milton Friedman, qui est un libéral je crois, a fait le premier la proposition d’un revenu de base sous la forme d’un impôt négatif. J’ai simplement pris ce chapitre et j’ai demandé à des économistes contemporains de le modéliser pour le système Français actuel.

Pourquoi faut-il instaurer un filet de sécurité ? Parce qu’il faut donner aux gens les moyens de leur liberté (de leur survie), ce qui appartient à l’État régalien. Comment garantir ce filet de sécurité ? Les méthodes choisies actuelles sont paternalistes, elles sont mauvaises. Elles jugent la situation de chacun selon milles critères, mettent en place des procédures inquisitrices de vérification et de contrôle, qui se traduisent par un empilement de dispositifs. Elles donnent des aides financières aux insiders au détriment des outsiders, ce qui fait qu’on a 400 milliards de dépenses sociales et néanmoins des gens dans la rue qui n’ont rien à manger. Le RSA est trop bureaucratique. Je pense comme Friedman que le meilleur moyen de garantir ce filet de sécurité, c’est le système de l’impôt négatif.

Qu’est-ce que l’impôt négatif ? C’est le calcul de la somme à partir de laquelle chacun peut subvenir à ses propres besoins dans notre société. L’idée est de donner du cash. C’est une politique d’intégration au marché. Il s’agit de donner de quoi arbitrer soi-même ses propres besoins, plutôt que de fournir des aides directives, conditionnelles. Cette somme je la donne en crédit d’impôt, pas directement ; et je finance ce système par une taxe qui remplace tous les impôts sur les revenus. Je fais la différence chaque mois entre le crédit d’impôt qu’on me doit et l’impôt que je dois. Si cette différence est négative, je touche de l’argent ; si elle est positive, c’est moi qui contribue directement. C’est un système linéaire qui évacue un problème majeur que sont les effets de seuil et qui permet l’incitation au travail, car dans ce système là, chaque euro rapporte plus d’argent.

Il existe un fort consensus économique sur la negative income tax aujourd’hui. Les trois critiques que vous évoquez ne me paraissent pas pertinentes.

– Concernant l’assistanat, c’est un peu une vue de l’esprit. Pour se déterminer soi-même, il faut avoir la garantie de manger à sa faim, dormir sous un toit correct et avoir quelques vêtements, avoir de quoi vivre dignement dans notre société. C’est cela qui donne l’indépendance et le libre arbitre nécessaires pour faire ses choix et c’est ainsi qu’on peut alléger le droit du travail et libérer l’entreprise de ses obligations sociales. Et si certains marginaux veulent vivre avec des sommes minimales, pourquoi pas. On arrive dans un monde où l’emploi salarié va disparaître, un monde de petites activités, multi-activités, auto-activités, dans lequel la question du filet de sécurité va se poser de manière cruciale. Les libéraux ne doivent pas passer à côté de cet enjeu.

– Ce revenu serait calculé sur la base des besoins de subsistance. Le but n’est pas de lutter contre les inégalités mais contre la pauvreté.

– C’est le système le moins coercitif, puisqu’il élimine l’arbitraire politique et qu’il est par construction à l’équilibre. Il ne crée pas de dette pour la génération suivante.

Grégoire Canlorbe : Vous ne faîtes pas mystère non plus de votre méfiance envers l’idéal anarcho-capitaliste, au motif que celui-ci, en plus de son caractère chimérique, signifie un retour aux sociétés primitives : ces « sociétés sans État », selon l’expression de l’anthropologue Pierre Clastres, où la vie sociale est soumise à la coercition étroite des règles de vie extrêmement strictes et des rites initiatiques. D’aucuns seraient tentés de vous répondre, à tort ou à raison, que la société anarcho-capitaliste, bien loin d’être un retour aux sociétés primitives ou, plus proche de nous, à la féodalité de l’Ancien Régime, serait la sophistication ultime, la forme quintessentielle du « jacobinisme libéral » qui vous tient à cœur.

Le raisonnement sous-jacent peut se formuler comme suit. L’État jacobin tel que vous le concevez se définit comme un organe monopolistique et centralisé, doté d’une fonction particulière : la prévention et la sanction de toute atteinte à l’autonomie de l’individu, y compris celles qui pourraient venir de corps intermédiaires entre l’individu et l’État. La fonction de cet État jacobin est une chose ; l’organe qui exerce cette fonction en est une autre. En d’autres termes, prévenir les atteintes à la liberté individuelle, ceci implique certes de soustraire l’individu à la coercition de la part des « communautés intermédiaires » encensées par l’organisation féodale ; ceci implique certes, également, de le soustraire aux règles de vie coutumières et oppressives auxquelles les sociétés primitives laissent libre cours ; ce qu’un partisan de l’anarcho-capitalisme pourrait très certainement vous rétorquer, c’est que l’exercice de cette fonction ne requiert pas que l’organe en cause soit monopolistique et centralisé.

Une société anarcho-capitaliste (aussi utopique soit-elle) n’est pas une société qui se passe de ces fonctions que vous attribuez à votre conception de l’État jacobin ; c’est plutôt une société où l’organe qui poursuit la mission de soustraire l’individu à toute coercition ne bénéficie plus d’aucun monopole. La fonction de l’État jacobin est prise en charge par des associations privées exerçant de manière concurrentielle leur emprise sur une juridiction donnée ; elle n’est plus le fait d’un organe monopolistique mais privé, concurrentiel et décentralisé.

À la limite, on pourrait dire que l’État jacobin a mué ; et qu’il en va de même pour sa conceptualisation : il se définit dès à présent comme un organe privé, concurrentiel et décentralisé (dont la fonction est restée la même). Vous-même, vous affirmez que les concepts s’accommodent mal des interprétations figées et des définitions essentialistes. Dont acte.

Que rétorqueriez-vous à ce discours typique qu’un anarcho-capitaliste pourrait vous tenir en réponse à vos prises de position?

Gaspard Koenig : Cette analyse est intéressante. Elle me rappelle la perspective ouverte par David Friedman dans The Machinery of Freedom, où il milite pour une privatisation de la justice. Je trouve cela excitant intellectuellement et très intéressant. Cependant, j’aurais deux objections.

  • D’une part, le réalisme de la chose. Un système où les règles de droit se font concurrence les unes aux autres est un système compliqué où l’on demande à chacun d’être une machine à calculer pour arbitrer entre les différentes règles de droit. C’est quasiment un monde d’intelligence artificielle, surdéveloppée et peu réaliste.
  • Mais surtout c’est un système qui place le consommateur avant le citoyen, donc abolit l’idée démocratique. Pour ma part, je trouve que l’idée de citoyen reste pertinente, en particulier telle qu’elle est développée par Rousseau. La définition Rousseauiste du citoyen s’appuie sur une distinction entre la volonté générale et la volonté de tous : le vote en démocratie c’est la possibilité de transcender son intérêt direct pour en faire un intérêt général ou social. Je trouve cela correct et pertinent. De ce point de vue, je ne pense pas qu’on puisse réduire tous les comportements humains à de la pure consommation.

Grégoire Canlorbe : Vous affirmez que Gilles Deleuze, philosophe marxien et spinoziste, figure de proue de l’extrême-gauche estudiantine et mai 68-tarde, théoricien du désir, de la schizophrénie et du capitalisme aux côtés de Félix Guattari, a fondé une philosophie voisine de l’anarcho-capitalisme. Pourriez-vous expliciter votre pensée sur ce point ?

Gaspard Koenig : C’est une piste que j’aimerais explorer plus tard. J’ai écrit un ouvrage sur Deleuze et dans le dernier chapitre, je traite de ses affinités avec l’anarcho-capitalisme. Nous ne sommes pas nombreux à avoir cette double vision : la culture Spinozienne acquise à l’université, et la connaissance des textes libéraux. Quand on creuse ces deux philosophies, je trouve qu’elles ont beaucoup de points communs. Dans le magnifique cours de Foucault sur le libéralisme, donné en 1979 au Collège de France, il constate avec surprise qu’il existe de fortes similitudes entre la pensée libérale et sa propre approche des processus disciplinaires. Ce texte met mal à l’aise la gauche traditionnelle, mais pour moi il est très fondamental.

Je ne mettrais pas du tout Marx et Spinoza sur le même plan. Marx est un philosophe de la transcendance ; pour lui il y a une véritable nature humaine, une essence de l’homme supérieur et sans égoïsme que le communisme va accomplir. Spinoza ce n’est pas du tout ça, c’est une philosophie de l’immanence, qui évacue au maximum l’idée d’une entité supérieure, de toute divinité.

Chacun peut prendre les textes de Deleuze comme il veut, en faire une figure de proue de l’extrême gauche estudiantine, pourquoi pas. Mais ce sont des textes de philosophie très intéressants. Ils sont plus nuancés qu’on ne l’imagine, car il a une vraie défiance à l’endroit de toute centralité et un rejet catégorique de l’État, « appareil de capture » ; et puis on a les « flux », les « rhizomes », toute cette philosophie de l’immanence, cette mise en avant des flux contre la recentralisation et la reterritorialisation. Les flux financiers eux-mêmes sont valorisés car ils permettent de se dégager de l’idée de territoire.

Je pense qu’un beau sujet qui serait à explorer, ce sont les points communs entre Vincennes et l’école de Chicago dans les années 70, qui existent malgré la fracture sociologique entre ces deux univers qui ne se connaissent pas.

Grégoire Canlorbe : Notre entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous ajouter quelques mots ?

Gaspard Koenig : Nous avons essentiellement évoqué la première partie de mon livre. Dans la seconde partie, j’évoque la figure de l’expert et du planisme. Je pense que beaucoup de nos maux viennent de Vichy qui a véritablement inauguré le dirigisme à la française qu’on retrouve aujourd’hui sous d’autres formes : l’interventionnisme économique puis dans un arrêt de 1974 du Conseil d’État, l’idée que l’État peut et doit protéger l’individu contre lui même. C’est un renversement total de tous les principes de l’État de droit.

Par ailleurs, le libéralisme doit penser la vague qui nous arrive de Californie. Le Big Data ou le transhumanisme remettent à plat nos systèmes traditionnels de pensée. D’un côté, ils donnent des perspective d’autonomie à l’individu avec l’économie collaborative, la gratuité (les logiciels libres), l’imprimante 3D… et de l’autre ils menacent de détruire l’individu au sens classique, notamment l’idée d’espace privé.

Dans le monde de demain, le monde du partage intégral, l’optimisation des processus au bénéfice du groupe va-t-elle primer sur la possibilité de s’en extraire en trouvant une autonomie individuelle ? Autrement dit, quand tout le monde aura un GPS intégré dans sa voiture et sera dirigé automatiquement par ce GPS, celui qui n’en aura pas ne deviendra-t-il pas un danger public, une externalité négative ? Et est-ce que le rôle de l’Etat ne sera pas, précisément, de garantir à un individu la propriété de ses données, la possibilité de se soustraire au Big Data, y compris en créant des situations sous-optimales pour le groupe ?

Le monde de demain donne plus d’autonomie aux individus et en même temps porte un risque de normativité par le collectif. À moins que l’État ne soit là pour défendre les droits de l’individu.

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