Entretien avec Frédéric Sautet, par Grégoire Canlorbe

FUAE-939Frédéric Sautet est économiste. Il a été conseiller économique aux affaires fiscales au Trésor de Nouvelle-Zélande, ainsi que Senior Economist à l’Autorité de la concurrence néo-zélandaise (NZ Commerce Commission). Il a enseigné aux universités de Paris Dauphine, New York University, George Mason University, et The Catholic University of America. Il collabore avec de nombreuses organisations de politiques économiques aux États-Unis (notamment le Mercatus Center à Washington DC), ainsi qu’en Nouvelle-Zélande et en France. Ses domaines de recherche ont trait à la théorie des processus de marchés et ses applications à la théorie de la concurrence, la firme, le management, et le développement économique. Il s’intéresse aussi à la Doctrine sociale de l’Eglise. Il a publié de nombreux articles scientifiques et deux ouvrages. Il est co-directeur de publication des oeuvres d’Israël Kirzner. Il est docteur en Science Economique de l’Université de Paris Dauphine et détient un post-doc de New York University sous la direction de Mario Rizzo et Israël Kirzner.

Grégoire Canlorbe est un entrepreneur intellectuel Français. Il réside actuellement à Paris.

Grégoire Canlorbe : Vous avez co-écrit avec Philippe Lacoude et d’autres auteurs, Action ou Taxation, en 1996. C’est un livre sur le déclinisme bien avant l’heure, avant les ouvrages de Nicolas Baverez par exemple. Rétrospectivement, diriez-vous que tous les sujets de fiscalité et de budget abordés se sont avérés être vrais ?

Frédéric Sautet : En effet, Action ou taxation est un ouvrage collectif de grande valeur. Il souligne l’importance de la fiscalité, de la mauvaise gestion de l’Etat (au sens large) et des réglementations comme facteurs premiers dans le malaise économique de la France. Les conclusions de l’ouvrage restent malheureusement vraies aujourd’hui, pratiquement vingt ans après.

Prenons le chapitre sur les obstacles à l’emploi (rédigé par Pascal Salin) qui est toujours d’actualité. Salin explique que si l’offre de travail est supérieure à sa demande, c’est essentiellement parce que le salaire réel ne peut pas s’ajuster au niveau de la productivité du travail. En d’autres termes le rendement obtenu par l’emploi d’un salarié supplémentaire est inférieur au coût de ce salarié pour des raisons légales et non pas économiques. Cela est principalement vrai pour les emplois à faible valeur ajoutée qui sont réglementés par le salaire minimum, mais pas seulement. Si les coûts du travail augmentent artificiellement plus vite que sa productivité (marginale), alors il y aura chômage car il sera impossible de rémunérer l’employé à hauteur de sa productivité. De surcroît, il n’est pas exact que les hausses de cotisations soient une substitution du salaire net. Les cotisations sociales, même si elles sont la contrepartie de services présents ou futurs (généralement peu désirés), sont un prélèvement sur un échange, et comme tout impôt il est supporté par les deux parties et réduit les incitations à échanger. La substitution du salaire indirect au salaire direct est une cause du chômage car elle réduit les incitations productives et entrepreneuriales. Il faut raisonner en matière d’incitations marginales à produire et à utiliser les facteurs de production (dont le travail).

Un exemple récent est l’abaissement du seuil d’application (de 20 à 10 salariés) de la contribution à la formation professionnelle continue. Cet abaissement a un effet négatif sur l’emploi (et/ou sur l’investissement en général, l’accumulation de capital, etc.) car il accroît la structure de coûts des PME. Ceci est vrai dans la mesure où le « un pourcent formation » est imposé et n’est pas choisi par les entreprises (sinon il n’y aurait aucune raison de l’imposer). Comme nous le proposons dans le livre, la plupart (tous ?) des prélèvements obligatoires devraient être rendus supplétifs, ce qui permettrait de révéler leur véritable valeur pour les entreprises et leurs salariés.

Le caractère désincitatif des prélèvements obligatoires (qui sont en constante progression dans leur ensemble depuis plus de 40 ans) est un obstacle important à l’échange de travail sur le marché, mais il y en a d’autres notamment le salaire minimum et surtout les rigidités du droit du travail. Comme le montrent récemment Palagashvili et Mace, aux Etats-Unis les Etats (Connecticut, New Jersey, et New York) qui ont le plus augmenté le salaire minimum sous la présidence de Barack Obama sont aussi ceux qui ont vu leur taux de chômage stagner le plus.

Les chapitres du livre qui traitent du déficit et de la dette sont intéressants à relire aujourd’hui. En effet, on parle à l’époque d’environ 3.000 milliards de francs de dette publique (soit un peu plus de 50% du PIB). A la fin 2014, la dette publique (pour l’ensemble des administrations) s’élevait à 2.037 milliards d’euros soit 13.361 milliards de francs ou encore 95% du PIB. En l’espace de vingt ans, la dette officielle a presque doublé quant au PIB ! Depuis 1974 le déficit budgétaire est ininterrompu et financé par l’emprunt. C’était vrai en 1996, ça l’est toujours en 2015. Un principe de finance publique est que la dette n’est viable dans le long terme que si son coût (le taux d’intérêt) est inférieur au taux de croissance de l’économie. Ainsi, l’endettement devrait être réservé pour des postes d’investissements « rentables » (qui aident à générer de la croissance), mais pas pour financer les dépenses courantes. Or depuis les années 1970, les politiques dites de « relance » financées par le déficit et la dette sont devenues monnaie courante si je puis dire (même si les taux d’intérêt et les taux de croissance ne sont plus des indicateurs très pertinents, surtout depuis la crise financière de 2008). Par dessus le marché, on utilise la dette pour rembourser la dette.

On peut se demander pourquoi un tel laxisme dans la gestion publique ? La raison principale est que les gouvernements ne sont plus censés rembourser la dette en fin de compte. Aujourd’hui des intellectuels qui ont pignon sur rue, comme Paul Krugman, justifient des hauts niveaux de dette comme parfaitement acceptables. En vingt ans, nous nous sommes encore plus éloignés de ce que James Buchanan et Richard Wagner appellent « The Old Time Fiscal Religion », c’est à dire, l’idée que bien gouverner, c’est être frugal et maintenir un surplus budgétaire. Un principe que Turgot avait soumis au roi Louis XVI dans sa fameuse lettre de 1774 – « Point de banqueroute ; point d’augmentation d’impôts ; point d’emprunts… Pour remplir ces trois points, il n’y a qu’un moyen. C’est de réduire la dépense au-dessous de la recette ».

Mais contrairement à ce que pensent les décideurs politiques, la dette sera payée d’une façon ou d’une autre — que ce soit par les générations présentes (c’est l’équivalence ricardienne) ou par les générations futures. La faillite des Etats est entrain de devenir une réalité de plus en plus tangible. Et il est fort probable que nous aurons un retour de l’inflation dans le futur car ce sera la meilleure façon de réduire la dette. De surcroît, l’augmentation de la dette publique n’est pas sans effet sur l’économie car elle limite fortement la croissance. Les conséquences de la non-maitrise de la dette seront graves à terme, surtout une fois que l’on prend en compte le passif hors-bilan, notamment le financement des retraites futures. Comme le disait déjà le rapport Pébereau en 2006, si l’on inclut toutes les obligations hors-bilan de l’Etat français à long terme, une estimation de la dette publique réelle est deux fois plus élevée que celle de la définition de Maastricht.

On a donc assisté en vingt ans à une aggravation considérable de l’endettement public à cause d’une détérioration continue des comptes (et de l’économie) de la Maison France. En fait le livre sous-estime les problèmes futurs. Il était difficile de penser que l’on puisse arriver à 100 pourcent de dette en matière de PIB si rapidement. Il est vrai que la crise de 2008 a contribué à aggraver la situation. Nous manquons de règles institutionnelles qui nous permettent de limiter la dépense publique par l’endettement (le « deficit spending » comme disent les Américains). La situation est grave et je suis plus pessimiste que je ne l’étais en 1996.

Grégoire Canlorbe : Un sujet que vous connaissez bien est celui des reformes néo-zélandaises, sur lequel vous avez publié. Pourriez-vous nous en toucher mot ? En particulier, quelles leçons le gouvernement actuel en France serait-il bien inspiré de tirer du cas néo-zélandais ?

Frédéric Sautet : Les réformes néo-zélandaises des années 1984-2000 sont l’un des plus pertinents, si ce n’est le plus pertinent exemple de réformes pour le monde occidental. Bien que je ne sois arrivé là-bas qu’à la fin des années 1990, avoir vécu sur place m’a fait comprendre beaucoup de choses quant à l’impact du déclin économique et les solutions qui peuvent être mises en place.

La Nouvelle Zélande était bien placée, si je puis dire, pour effectuer des réformes. Il faut bien comprendre que le plus grand ennemi de la réforme est le statu quo. Les élus en place, ainsi que la bureaucratie et les groupes de pression organisés (ex. grandes entreprises publiques ou privées, industries) bénéficient d’une situation donnée. Si les bénéficiaires du statu quo pouvaient être dédommagés de la perte subie en cas de réforme, les politiques inefficaces ne resteraient pas longtemps en place. Mais les bénéficiaires, pouvant perdre les rentes dont ils jouissent, s’opposent en général au changement. La volonté de réformer émane donc plutôt de ceux qui sont à l’extérieur. Ceci explique pourquoi la couleur politique des réformateurs a souvent peu d’importance (en Nouvelle Zélande ils étaient travaillistes). Un autre élément généralement nécessaire est la présence d’un événement incontrôlable par ceux qui sont au pouvoir. Lorsqu’une crise grave survient, la remise en cause du statu quo devient possible (la Nouvelle Zélande dut faire face à une attaque contre sa monnaie). Enfin, le contexte institutionnel et culturel du pays est important. Il faut que le peuple accepte un changement radical de politique économique sans que le pays ne sombre dans une paralysie générale qui étoufferait tout espoir de renouveau (ce qui était le cas de la Nouvelle Zélande).

Robert Muldoon, politicien conservateur et premier ministre de Nouvelle Zélande entre 1975 et 1984, poursuivit des politiques protectionnistes et dirigistes qui protégeaient son électorat de la concurrence. En 1984, il fit face à une crise des taux de change grave (durant laquelle les marchés internationaux condamnèrent les politiques du pays), mais il refusa de faire flotter le dollar néo-zélandais. Son souci était de maintenir le statu quo. Aux élections suivantes, Muldoon perdit la confiance de l’électorat et fut remplacé par un groupe de réformateurs qui, sous l’égide de David Lange et Roger Douglas, lança un ambitieux programme de réformes. Entre autres mesures, le gouvernement travailliste abolit les subventions à l’agriculture et aux industries, changea la politique monétaire (rendant la Banque Centrale indépendante et faisant flotter le dollars néo-zélandais), et introduisit un nouveau système fiscal avec un taux d’imposition maximum sur le revenu et sur les sociétés de 33%, un taux de TVA de 10% initialement, et une suppression des impôts sur les plus-values et sur l’héritage. Le code des impôts néo-zélandais était tellement devenu propre que l’OCDE avait déclaré que le pays avait le meilleur système fiscal. Le marché du travail fut complétement déréglementé avec la suppression des accords salariaux collectifs et l’introduction du droit des contrats libres (contrat de travail « at will »). Les grandes entreprises publiques furent privatisées et la concurrence fut introduite dans leurs secteurs notamment dans l’énergie. La production d’électricité fut ouverte à la concurrence avec des résultats positifs sur le coût du KWH. Le libre échange fut réintroduit par une réduction formidable des droits de douane (notamment sur l’importation d’automobiles neuves dont les taxes faisaient du pays le plus grand marché de la voiture d’occasion importée).

Alors que sa dette publique passait la barre des 50% du PIB (avec la perte de son triple-A), la Nouvelle Zélande réforma ses finances publiques grâce au Public Finance Act (1989) et au Fiscal Responsibility Act (1994). Ce dernier permit d’améliorer la pertinence des décisions de dépenses publiques et réduisit l’incitation d’avoir recours au déficit. Entre 1994 et 2008, le pays connu quatorze années de surplus budgétaire. En 2006, la dette publique ne représentait plus que 20% du PIB (elle a augmenté depuis avec la crise), mais la gestion des comptes publics reste maitrisée.

Il faut bien comprendre que la Nouvelle Zélande était dans un état de paralysie presque totale au milieu des années 1980. Sa jeunesse émigrait en masse et le niveau de vie de la classe moyenne était en baisse constante. Son économie était sclérosée et peu productive. En quinze ans, les néo-zélandais réussirent à retourner la situation. Aujourd’hui et ce malgré la crise, le chômage reste faible à 5,5%. Vivre dans un monde où le chômage n’est pas un problème social change la vie des gens, surtout des jeunes. Je l’ai réalisé lorsque je travaillais au New Zealand Treasury (l’équivalent de Bercy). Pour toutes ces raisons, je pense que les réformes néo-zélandaises sont l’un des meilleurs exemples pour la France et les européens. Mon article « Why Kiwis have not become Tigers ? » explique plus en détail non seulement le succès des réformes néo-zélandaises mais aussi les raisons pour lesquelles le pays n’est pas devenu un nouveau Singapour.

Grégoire Canlorbe : Vous avez étroitement collaboré avec Israël Kirzner, représentant éminent de la tradition dite Autrichienne en science économique. Celui-ci, dans un article de 2000, voit en la loi de l’offre et de la demande un des principaux motifs de divergence entre Autrichiens et Néoclassiques.

Selon Kirzner, le postulat de l’information parfaite, sous-jacent aux constructions des Néoclassiques, les conduit nécessairement à nier, même de manière insidieuse, le procès de double compétition entre vendeurs et entre acheteurs, d’où résulte l’émergence progressive des prix du marché.

Dès lors que l’information des agents (sur ce que chacun est disposé à offrir ou à acheter pour tout niveau éventuel des prix) est parfaite, le prix d’équilibre est instantanément connu ; le jeu de la concurrence est rendu non seulement inutile (pour déterminer le prix d’équilibre) mais impossible, car il ne peut y avoir concurrence (au sens propre du terme : compétition) qu’en situation d’information imparfaite.

Les Autrichiens ont pour mérite, nous dit Kirzner, de récuser le postulat de l’information parfaite et de décrire le mécanisme concurrentiel de la détermination du prix d’équilibre en contexte d’information imparfaite, ce en quoi leurs constructions sont davantage fidèles à la réalité du marché. J’imagine que vous souscrivez, au moins en partie, au point de vue de Kirzner. Pourriez-vous en toucher mot ?

Frédéric Sautet : Les Autrichiens s’inscrivent dans une ligne de pensée qui, dans la période moderne, prend de l’importance aux alentours du XVIIème siècle et surtout du XVIIIème avec les Physiocrates. Même si les questions d’économie remontent aux Grecs, ce n’est véritablement qu’avec Les Lumières — particulièrement écossaises et françaises — que la discipline trouve ses lettres de noblesse. Mais ce qui importe ici ce n’est pas tant l’idée qu’il y ait eu beaucoup de « proto-Autrichiens » dans l’histoire de la science économique, mais plutôt que l’évolution de cette science se caractérise par une certaine vision de la théorie du marché. Il y a peu de doutes sur le fait que la majorité des économistes classiques du XIXème siècle (disons jusqu’à Alfred Marshall) embrassait une théorie du marché qui reposait sur une vision véritablement dynamique du système économique. La grande leçon de l’économie classique est celle de l’ordre spontané. Elle a mis en évidence l’idée qu’il existe des forces qui façonnent l’ordre social. Cet ordre n’est pas le résultat du hasard, il est explicable par l’interaction de forces qui sont aussi puissantes que celles découvertes en physique à la même époque. De fait, pour comprendre la société il faut comprendre comment ces forces agissent et interagissent. De là nait l’idée que l’on ne peut pas faire ce que l’on veut de l’ordre social. D’où l’opposition très forte des économistes classiques aux socialistes : les premiers ayant compris que le socialisme est voué à l’échec car il fait une erreur d’analyse profonde sur la nature du marché.

Au XIXème siècle, il existe ainsi une tradition dominante du marché comme un système dynamique. Mais cette tradition est analysée de deux façons différentes qui reposent sur deux théories du marché dissimilaires sur un point fondamental. La distinction conceptuelle entre ces deux groupes tient au traitement de la notion de prix de marché dans la théorie. Pour un groupe, le prix est une variable endogène, pour l’autre c’est un paramètre exogène. Cette différence a l’air de rien, mais elle est fondamentale. Le prix comme paramètre apparaît avec les travaux d’Augustin Cournot (1838) et de Jules Dupuis, tous deux mathématiciens et ingénieurs. Elle est aussi présente chez David Ricardo, William S. Jevons et Francis Edgeworth.

Paul McNulty et bien d’autres voient les deux notions de prix comme « fondamentalement incompatibles ». Il est important de comprendre que cette graine plantée avec Cournot va en fait germer pour devenir, après Marshall, l’école néoclassique. L’influence de Cournot ne fut pas grande sur l’école anglaise à son époque, mais William Jaffé a montré qu’il avait énormément influencé Léon Walras qui voulait étendre l’analyse d’équilibre partiel de Cournot à l’ordre social dans son ensemble. Au delà de Walras, ce seront John B. Clark et Frank Knight qui achèveront d’imposer l’idée que le prix de marché est un paramètre. C’est le concept d’économie stationnaire de Clark, si utile pour comprendre la théorie de la distribution, qui eut un effet permanent sur le développement de la théorie du marché. Clark et Knight savent qu’ils doivent expliquer un phénomène purement dynamique, un système ouvert. Mais tous les deux y renoncent. Knight a même une théorie élaborée de l’entrepreneur, et cependant affirme que la compréhension du monde n’est possible que si l’on théorise le marché comme un système fermé où les prix sont des paramètres.

Définir les prix comme paramètres eut beaucoup d’implications. Premièrement, cela força le départ rapide de l’entrepreneur de la théorie puisqu’il n’y avait plus besoin d’agent pour expliquer la formation des prix. De même cela poussa la notion de profit (le revenu de l’entrepreneur), hors du champ d’investigation. Après Knight, la notion de prix paramétrique est devenue le pilier principal définissant la concurrence. Lionel Robbins l’entérine dans la seconde édition de son célèbre Essay. Et tout découle du prix comme paramètre, y compris la notion d’information parfaite dont vous parlez dans la question. Ce postulat n’est là que pour satisfaire l’idée de prix paramétrique. En effet, des individus parfaitement informés n’agiront pas sur les prix, il n’y aura pas de manipulation possible si tout le monde possède une information parfaite. De même le nombre d’acheteurs et de vendeurs se devait d’être grand pour que personne ne puisse manipuler les prix. De fait, la théorie de la concurrence dans les années 1930 est devenue une théorie de la structure du marché, au lieu d’être une théorie du processus. L’approche en matière de prix comme variable endogène disparut pratiquement complètement. C’est elle pourtant qui portait la véritable vision de l’ordre social comme un ordre dynamique.

Ces deux traditions dans la théorie du marché sont clairement identifiées. Hans Mayer, mais aussi Robin Cowan et Mario Rizzo appellent la première la tradition « causale-génétique ». Elle repose sur l’idée que les phénomènes économiques sont le résultat de chaines de causes et d’effets qui remontent aux choix des individus. La seconde tradition est dite « causale-instrumentale ». Elle voit l’explication des phénomènes économiques comme reposant sur des relations fonctionnelles entre variables. Ce sont des variations concomitantes, des déterminations mutuelles. La première explique comment les prix viennent à exister, la seconde cherche à déterminer quel système de prix garantira l’équilibre. Ce sont deux visions complètement différentes du monde économique.

Alors oui en effet, pour répondre à votre question, les Autrichiens et en particulier Israël Kirzner n’appartiennent pas à la tradition causale-instrumentale. Les économistes de la tradition autrichienne récuse le postulat d’information parfaite parce qu’ils rejettent la théorie stipulant le caractère paramétrique des prix. La détermination mutuelle des variables ne peut pas expliquer comment le marché fonctionne. C’est aussi pour ces raisons que beaucoup d’économistes autrichiens rejettent l’usage des mathématiques en économie. Le danger est bien présent : celui de ne pas établir les causes des phénomènes étudiés. Selon Jaffé, et je suis d’accord avec lui, Walras ne voyait pas que son système d’équations ne pouvait établir la cause des prix que d’un point de vue instrumental. A contrario, les économistes autrichiens appartiennent à la tradition aristotélicienne-thomiste et recherchent les causes et les essences (« das wessen »). Les lecteurs intéressés par le sujet pourront consulter mon article « Market Theory and the Price System » qui sera prochainement publié dans le Oxford Handbook of Austrian Economics, sous la direction de Peter Boettke et Christopher Coyne.

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Grégoire Canlorbe : Vous êtes spécialiste en théorie économique de la firme et auteur d’un ouvrage dans ce domaine, An entrepreneurial Theory of the Firm, préfacé par Israël Kirzner en personne. Comment résumeriez-vous les apports essentiels de la théorie autrichienne et en particulier de Kirzner à la compréhension de la firme, par rapport à l’approche traditionnelle des Néoclassiques dans la lignée de Ronald Coase ?

Frédéric Sautet : C’est une question intéressante car sur les vingt dernières années je ne suis pas sûr de pouvoir dire qu’il y ait eu beaucoup d’avancées de la théorie autrichienne en matière de théorie de la firme. Les concepts fondamentaux tels que les coûts de transaction de Coase, la notion de firme comme un substrat de capacités (« capacities » ou « capabilities » en anglais) qui remonte à Edith Penrose, ou encore celle d’actifs spécifiques d’Oliver Williamson forment toujours la base théorique de la théorie de la firme. L’apport théorique des autrichiens a été assez faible, mais les néoclassiques n’ont pas fait mieux depuis vingt ans, il me semble. J’aime beaucoup de travail de Richard Langlois sur les coûts de transaction dynamiques, mais cela reste somme toute dans un cadre assez néoclassique.

Pour ma part j’avais essayé de construire une théorie de la firme en la faisant reposer sur la théorie de Kirzner de la découverte des opportunités de profit. L’idée est que les conditions du marché nécessitent la mise en place d’une firme pour exploiter le profit découvert. Il est intéressant de noter que l’on peut établir la nécessité de la firme comme lieu d’exploitation d’un profit même si l’on stipule que les coûts de transaction sont nuls. Dans ma théorie, la raison d’être de la firme est d’aider à résoudre le problème de connaissance hayekien (« Hayekian knowledge problem » en anglais) qui existe sur le marché (ce que ne stipulent pas les néoclassiques, même Coase) à travers un arbitrage dans le temps, et pas forcément de réduire les couts de transaction (même si la firme y contribue aussi).

Mais le plus fascinant sont les travaux sur l’émergence de la firme multi-divisionnelle d’Alfred Chandler, le grand historien du capitalisme et des organisations. L’existence de la firme multi-divisionnelle peut être interprétée comme l’émergence d’une organisation en partie « organique » (plutôt que planifiée ou « pragmatique »). J’ai essayé de donner une interprétation autrichienne des travaux de Chandler (et de Williamson) en montrant qu’il existe un « double problème hayékien de connaissance » au sein de la firme en croissance et que celui-ci est réduit grâce à l’évolution de la structure de la firme qui permet une meilleure utilisation des connaissances décentralisées, et donc plus d’activité entrepreneuriale. C’est un sujet que je trouve absolument passionnant premièrement parce qu’il touche à l’organisation des entreprises sous l’impulsion de grands entrepreneurs-gestionnaires, comme Pierre S. Dupont dans les années 1910 chez DuPont ou encore Alfred P. Sloan dans les années 1920 chez General Motors. Mais aussi parce que c’est potentiellement un domaine intéressant de l’application de la théorie autrichienne à la gestion de l’entreprise. L’entrepreneur qui a le plus utilisé ces concepts est sans aucun doute Charles Koch avec le « market-based management ».

Grégoire Canlorbe : Vous écriviez récemment dans un article de presse : « La créativité de l’homme est la première des ressources ; toutes les autres ne lui sont que subordonnées. […] “Il n’est de richesses que d’hommes”, disait Jean Bodin au XVIe siècle. C’est l’économiste Jean-Baptiste Say dans les années 1800 qui fut le premier à montrer l’importance de cet aphorisme en mettant en évidence le processus entrepreneurial et créatif du marché libre qui est à l’origine de la richesse des nations. »

Pourriez-vous revenir sur le sens profond de cette affirmation ? En particulier, pourquoi insister sur Jean-Baptiste Say, plutôt que sur Adam Smith ou David Ricardo ?

Frédéric Sautet : J’ai en fait commis un léger abus de langage. Il faudrait élargir cette affirmation car la créativité de l’homme n’est pas vraiment utilisable comme une ressource. Elle serait plutôt le résultat du hasard heureux ; d’ailleurs le mot « serendipity » en anglais décrit bien ce phénomène. Par hasard heureux je veux dire, comme l’explique Louis Pasteur, que c’est la combinaison d’un esprit bien préparé et d’une rencontre fortuite. Ce qui d’ailleurs correspond bien au concept d’ « alertness » développé par Israël Kirzner (je préfère le terme anglais plutôt que sa traduction, « vigilance »). C’est bien là le problème de l’information nouvelle en économie. Elle ne peut pas être comprise en utilisant un système fermé, un modèle comme on en fait en mécanique (y compris, mais je ne suis pas un spécialiste, en mécanique quantique) car cela voudrait dire alors que c’est une ressource déjà reconnue. Le modèle de comportement humain en matière d’optimisation ne peut pas rendre compte de la nouveauté. C’est simplement impossible car un système ne peut pas se donner ce qu’il ne possède pas. C’est là le génie du travail de Kirzner qui a pu ouvrir le modèle néoclassique en réintroduisant l’entrepreneur. Certains, comme Murray Rothbard, lui reprochent sa trop grande connivence, si je puis dire, avec le modèle néoclassique, mais c’est mal comprendre son programme de recherche. Au contraire, Kirzner a pris ce qu’il y avait de bon dans le modèle néoclassique tout en montrant ses limites. Ses travaux montrent que l’approche classique du prix endogène pouvait être rétablie dans la science économique moderne pour peu que l’on accepte d’étendre les hypothèses de comportement au delà des choix rationnels strictement définis : c’est la notion d’« homo agens » chère à Ludwig von Mises.

Jean-baptiste_sayCes considérations m’amènent à Jean-Baptiste Say. J’insiste sur son travail pour plusieurs raisons. Tout d’abord j’aime énormément le personnage : entrepreneur, réformateur, résistant politique, et économiste. Il comprend de quelle façon la France devrait être réformée et pour un temps il croit en Napoléon comme l’homme du moment. Il déchante vite cependant et est même forcé à l’exil (loin de Paris) car il ne veut pas changer les propos de l’édition de 1803 de son Traité d’économie politique. Je recommande ici la biographie de Gérard Minart, Jean-Baptiste Say, Maître et pédagogue de l’École française d’économie politique libérale (2005), qui est passionnante.

Mais ce qui compte ici c’est la portée théorique du travail de Say. Grand admirateur d’Adam Smith, il n’en est pas moins critique. Il le critique surtout sur un point : l’incapacité de Smith à bien comprendre le rôle de l’entrepreneur. En effet, l’entrepreneur est bien plus important dans la tradition française d’économie politique au XVIIIème et au XIXème siècle que dans la tradition anglaise, et ce malgré Cournot et les tenants de l’école française d’économie mathématique. Au cours du XVIIIème siècle, par exemple, Richard Cantillon, François Quesnay et Turgot ont tous insisté sur le rôle de l’entrepreneur. Au début du XIXème, Say devient le théoricien du sujet. Selon Say la tradition anglaise, et Smith en est le premier responsable, confond « presque toujours, sous le nom de profit, le revenu que l’entrepreneur obtient de son industrie, de son talent, et celui qu’il doit à son instrument, au capital. Cette analyse imparfaite jette souvent de l’obscurité dans leurs écrits, et les empêche de présenter une fidèle image des faits. » On voit ici que Say a bien compris la fonction de l’entrepreneur et que ce rôle est distinct de celui du capitaliste. Sa théorie de la distribution, cent ans avant Clark, est elle aussi bien établie : l’entrepreneur reçoit le profit, alors que le capitaliste reçoit l’intérêt. On a donc avec Say une théorie déjà très développée de la fonction entrepreneuriale.

Et comme l’explique Joseph Schumpeter, Say ajoutera une expérience personnelle d’entrepreneur, ce qui lui permettra d’encore mieux comprendre cette fonction. Il perçoit que le rôle de l’entrepreneur est celui de découvrir comment les ressources doivent être allouées pour satisfaire au mieux les consommateurs finaux. « Les entrepreneurs d’industrie ne sont, pour ainsi dire, que des intermédiaires qui réclament les services productifs nécessaires pour tel produit en proportion de la demande qu’on fait de ce produit. » Comme chez Turgot, il voit que l’entrepreneur établit un pont entre les ressources présentes et leur usage dans le futur. Ce faisant, l’entrepreneur prend des risques car toute production prend place dans l’incertitude. « C’est l’entrepreneur d’industrie, explique Say, celui qui entreprend de créer pour son compte, à son profit et à ses risques, un produit… » Say est le théoricien de l’entrepreneur du début du XIXème siècle, même s’il ne s’étend pas énormément sur le sujet dans son Traité.

Joseph Schumpeter reconnaitra l’importance des travaux de Say et s’en inspirera dans ses écrits. Schumpeter critique également Smith, mais aussi David Ricardo, Nassau William Senior, et Karl Marx pour leurs analyses de la production qui ressemble à un processus automatique n’ayant aucunement besoin d’un preneur de décision, c’est à dire d’un entrepreneur. John Stuart Mill est lui aussi tombé dans ce travers et comme d’autres avant lui ne fit pas la différence entre l’entrepreneur et le capitaliste. Malgré ses points forts, la tradition anglaise d’économie politique a eu beaucoup de mal à intégrer le rôle de l’entrepreneur. C’est pour ces raisons que je ne mentionne ni Smith ni Ricardo.

Grégoire Canlorbe : Une certaine tradition de pensée parmi les économistes, incluant notamment Marshall et Schumpeter, tient les entrepreneurs pour une classe d’individus supérieurs au plan cognitif et moral.

Alfred Marshall, dans un article de 1907, « les possibilités sociales d’une chevalerie économique », écrit notamment : « L’entrepreneur n’a pas épuisé la valeur économique et sociale de son activité tant qu’il ne parvient pas à faire des choses nobles et difficiles parce qu’elles sont nobles et difficiles. »

Les chevaliers modernes du monde des affaires tiennent la richesse pour le simple indicateur de leur réussite dans cette entreprise, et non pour une fin en soi. Ils possèdent « un caractère profond et entier, seule vraie source de bonheur », qui est « rarement formé sans les peines de quelque auto-contrainte et auto-répression. » Leur intelligence qui sort de l’ordinaire, leur permet d’imaginer le futur, de s’adapter, d’innover, de devancer le monde de demain.

Quel est votre avis sur cette peinture de la personnalité entrepreneuriale ? Trouvez-vous à redire au portrait élitiste tiré par Marshall ?

Frédéric Sautet : Il est remarquable de voir que cette tradition est encore importante aujourd’hui. Tout un pan de ce que les anglo-saxons appellent « entrepreneurship studies » repose sur l’idée que l’entrepreneur est potentiellement un être à part et de ce fait qu’il a un profil psychologique différent du commun des mortels. On ne compte plus le nombre d’études qui examinent les différents aspects de ce profil. Les chercheurs se posent la question de savoir si l’entrepreneur est extraverti, arriviste, preneur de risque (ce qui pose la question de savoir comment l’entrepreneur perçoit le risque), désireux d’indépendance, abhorrant les relations hiérarchiques, victime d’un biais de confiance, et j’en passe. Là où Marshall et Schumpeter voyaient un chevalier économique, la science aujourd’hui voit un « outlier » des normes psychologiques. Même si ces études sont intéressantes, je ne pense pas qu’elles aient généré des résultats particulièrement surprenants. Elles font partie de ce qu’on peut appeler l’approche comportementale (« behavioral » en anglais), à l’opposé de l’approche cognitive que l’on trouve chez Kirzner.

Pour revenir à Marshall, il n’est pas surprenant qu’il insiste sur la nécessité d’une chevalerie des affaires dans un papier publié en 1907. Même si le papier de Marshall est plus normatif que descriptif, plusieurs auteurs ont fait référence à une idée similaire. Joël Mokyr, dans son excellent article Entrepreneurship and the Industrial Revolution in Britain, propose une théorie de la norme culturelle pour expliquer la Révolution industrielle. Son idée consiste à dire qu’au delà d’un changement institutionnel (tel que le décrit William Baumol par exemple et qui était en marche depuis déjà des décennies voire plus en Grande Bretagne), la transformation la plus radicale en Angleterre fut l’émergence d’une nouvelle norme de comportement dans les affaires. L’adoption de la norme du « gentleman-entrepreneur », reposant sur un mécanisme de réputation et promouvant le respect de la parole donnée, permit de résoudre maints problèmes de coopération sociale. Le plus important d’entre eux était celui du respect des contrats sans l’intervention d’une partie tierce. Selon Mokyr, c’est l’émergence d’une société où les entrepreneurs savent qu’ils peuvent faire confiance à leurs paires et qu’en cas de litige celui-ci peut être résolu sans avoir recours à la justice, qui permis le développement du capitalisme et de la Révolution industrielle au 18eme siècle. La notion de « gentleman » renfermait un code de conduite qui non seulement voulait dire distinction ou noblesse, mais surtout un certain comportement civilisé. La norme civilise le commerce et le commerce civilise les hommes : « behaving like a gentleman » apparaît à cette époque. C’est une garantie d’une certaine norme de comportement. La coopération entre deux agents privés permet la capture de gains à l’échange (que l’entrepreneur découvre) mais aussi la production d’une externalité positive (la réputation), un capital social qui accroit le potentiel pour de futurs échanges. Sur ce point, la littérature confirme la position de Marshall.

Mais il existe une autre façon d’interpréter la position de Marshall. La théorie de l’entrepreneur dans la science économique ne sera pas totalement élaborée avant le milieu du 20eme siècle. Et malgré les avances théoriques considérables de Say, on trouve toujours une compréhension de l’entrepreneur en matière d’idéal-type. Lorsqu’il apparaît en science économique — ce qui est rare après les années 1900, n’oublions pas que même dans ses Principes, Marshall ne parle pas de l’entrepreneur — l’entrepreneur y est décrit comme un capitaine d’industrie ayant un certain profil psychologique. Dans la première édition en Allemand de La théorie du développement économique (1911), Schumpeter décrit l’entrepreneur comme étant pratiquement doté de pouvoir surhumain. Selon Schumpeter, l’entrepreneur a une disposition à agir qui subjugue le reste du monde. Dans l’édition de 1911, Schumpeter fait la distinction entre la nature humaine dynamique et celle statique. Seuls quelques individus ont une nature dynamique. Ils sont seuls capables de devenir entrepreneurs. Cette nature est un don rare, reçu par une poignée d’individus. Schumpeter associe clairement à l’entrepreneur des qualités de meneur et de gestionnaire hors du commun.

En 1926, Schumpeter écrit un article intitulé « Entrepreneur » qu’il ne publiera, à cause de la mort de son épouse, qu’en 1928. Cet article présente un changement important dans la façon dont Schumpeter théorise l’entrepreneur. Ce dernier n’est plus un idéal-type, mais une fonction dans l’action humaine. Tous les hommes sont capables d’être entrepreneur, et tous le sont à un moment ou à un autre. Il passe d’une théorie de l’entrepreneur descriptive d’un idéal à une théorie fonctionnelle. Il dépersonnalise l’entrepreneur et établit une théorie plus abstraite de la fonction entrepreneuriale dans le système économique. En ce sens, il rejoint ce que Say avait déjà établi en 1803. Apres 1926, Schumpeter voit la fonction entrepreneuriale comme universelle. L’entrepreneur est celui qui organise de nouvelles combinaisons de facteurs de production. L’accent n’est plus mis sur le meneur d’hommes mais sur celui qui découvre et comprend comment exploiter une opportunité de profit.

Dans la seconde édition de Socialisme publiée en Allemand en 1932, Ludwig von Mises présente aussi une théorie fonctionnelle de l’entrepreneur. Mais il faudra attendre la publication de l’Action humaine (publié en 1940 en Allemand et 1949 en Anglais) pour lire une description complète de la fonction de l’entrepreneur sous la plume de Mises. Dès lors, Mises présente la théorie la plus complète de la fonction entrepreneuriale. Il écrit : « Les entrepreneurs, capitalistes, propriétaires, travailleurs et consommateurs de la théorie économique ne sont pas des hommes vivants tels qu’on les rencontre dans la réalité de l’existence et l’histoire. Ce sont les personnifications de fonctions distinctes dans les opérations de marché. »

On a donc deux approches de l’entrepreneur. L’une se réfère aux caractéristiques, l’autre à la fonction. Les deux ont un rôle à jouer dans la compréhension du marché. Certaines personnes sont plus « alertes » aux opportunités de profit que d’autres, c’est indéniable. Marshall n’avait pas perçu la notion de la fonction entrepreneuriale dans le système économique, mais il avait réalisé qu’une théorie sociale ne peut ignorer les inégalités naturelles entre les individus et leurs conséquences en matière de capacité entrepreneuriale.

Grégoire Canlorbe : Au sein de l’Ecole Autrichienne et plus généralement de la profession des économistes, un débat important porte sur les fondements éthiques du marché libre. Un camp minoritaire, incluant notamment Rothbard et Hoppe, promeut une justification déontologique de la liberté. Un second camp, incluant notamment Mises, Hayek et Milton Friedman, défend la liberté au motif que celle-ci permet le bonheur du plus grand nombre. Un certain nombre d’auteurs, à l’instar d’Adam Smith ou de Bastiat, s’efforcent de concilier les deux positions.

Comment vous positionnez-vous dans ce débat ?

Frédéric Sautet : La position philosophique dominante parmi les économistes aujourd’hui qu’ils soient de tendance marché libre ou non est l’utilitarisme. Cela ne fait aucun doute. Il est intéressant de réaliser que des savants qui ont des conclusions opposées y arrivent en utilisant les mêmes outils. Evidemment en tant qu’économiste ayant un attrait pour la tradition scholastique, je serais plus enclin à utiliser une défense éthique du marché libre reposant sur la loi naturelle. En ce sens, ma réponse est rapide, le marché libre est le seul système social qui permette à l’homme de poursuivre la notion de la liberté telle qu’on la trouve chez St Thomas d’Aquin : la liberté d’excellence. La véritable notion de liberté, selon St Thomas, est de choisir ce qui est bon (dans le sens d’amener toute chose à sa condition de perfection, sa plénitude selon sa nature en tant que chose, ce n’est donc pas de l’hédonisme par exemple). Et choisir ce qui est bon est une tendance naturelle si on agit de manière vertueuse. La volonté se tourne vers l’excellence quand elle est motivée par l’amour. Or ce n’est que dans un système de marché libre que toutes les vertus peuvent s’exprimer pleinement et que toute action peut tendre vers l’action vertueuse. L’absence de coercition est fondamentale à la poursuite de l’action vertueuse.

En ce sens je suis du côté d’une défense déontologique du marché libre ; surtout lorsque l’on prend en compte la difficulté principale de l’utilitarisme qui est de mesurer et de faire la somme des utilités. Ce qui explique pourquoi il est commode de considérer la société comme étant faite d’un seul individu : le roi philosophe, par exemple, qui choisit pour tout le monde. Mais cela veut-il dire que le fondement éthique du marché ne peut reposer que sur l’une ou l’autre de ces justifications ? Je pense que l’utilitarisme, comme justification éthique du marché, est une erreur intellectuelle. Mais dans certains cas une justification utilitariste peut être plus appropriée que dans d’autres. Si par exemple on doit décider du niveau sonore que des voisins puissent supporter, une logique utilitariste peut être la meilleure réponse car c’est peut-être le meilleur moyen d’obtenir une règle justifiable pour tout le monde. Mais, encore une fois, il ne s’agit pas là de justifier les fondements éthiques du marché libre.

La science économique est le meilleur prophylactique contre les utopies sociales. Elle nous explique ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. Il est certain qu’en définissant ce qui fonctionne, elle établit aussi explicitement une position en ce qui concerne les règles du jeu qui produisent ce bon fonctionnement. La science économique établit ces résultats de manière neutre (indépendamment des préférences de l’économiste), ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas pertinente en ce qui concerne les valeurs que choisissent les hommes. La science économique nous donne la connaissance nécessaire pour choisir les valeurs sociales que l’on veut poursuivre, et elle le fait précisément parce qu’elle peut établir ces résultats indépendamment des valeurs que veulent poursuivre les hommes. Le choix des règles est un choix normatif. Certains vont faire ce choix selon un critère utilitariste d’autres selon un critère déontologique, et d’autres encore en se reposant sur les deux. Chaque position a ses limites comme le montre la discussion entre Mises et Gary North durant laquelle ce dernier demanda au premier s’il défendrait toujours le marché libre même si l’on pouvait démontrer par la science économique que le socialisme est plus efficace que le capitalisme. Ainsi, si l’on prend le point de vue d’un observateur impartial et bienveillant (et au moment pré-constitutionnel pour suivre la pensée de James Buchanan sur le sujet), il me semble raisonnable de justifier le marché libre principalement par des principes déontologiques (même si j’ai de la sympathie pour ce que certains appellent « rule-utilitarianism »).

Une autre question importante pour moi qui se rattache aux fondements éthique du libéralisme ou de la justice du système économique est celle de la justice du profit entrepreneurial. Plus précisément, peut-on dire que le profit entrepreneurial appartient à l’entrepreneur ? Pour certains, en particulier pour Marx, le profit de l’entrepreneur est un vol commis sur le dos des travailleurs. Pour répondre à cette question, et en particulier pour comprendre si Marx a raison ou pas, il est important de comprendre la théorie de la distribution en économie. Cela illustre bien l’idée que l’on ne peut pas porter de jugement éthique sans avoir une connaissance de ce qui est. On en revient à l’idée de la pertinence de la théorie économique pour les choix éthiques que j’évoquais tout à l’heure. Ainsi, Kirzner montre que les profits de l’entrepreneur sont découverts. La notion de justice distributive ordinairement appliquée doit prendre en compte l’idée qu’une catégorie de revenus (le profit) est découverte durant le processus de marché. Ces revenus n’existaient pas antérieurement à ce processus, car ils ne correspondent au déploiement d’aucune ressource déjà en existence. Ainsi, s’ils sont découverts par l’entrepreneur, ils ne peuvent que lui appartenir. En ce sens, les profits sont justement acquis, malgré les critiques marxistes mais aussi celles qui consistent à dire que tout profit est le résultat de la cupidité et de l’appât du gain. De ce point de vue, je pense que la critique faite par Kirzner de Marx mais aussi de John Rawls (et qui s’étend de nos jours à Thomas Piketty) est sans appel.

300px-St-thomas-aquinasGrégoire Canlorbe : Aux côtés de l’économie, la théologie systématique figure parmi vos intérêts intellectuels de prédilection. Pourriez-vous dire un mot des rapports qu’entretiennent ou que devraient entretenir, à vos yeux, théologie et économie ? En particulier, peut-on tenir l’œuvre de Saint Thomas d’Aquin ou des théologiens de Salamanque, précurseurs des conceptions Autrichiennes, pour l’exemple d’une intégration réussie de ces deux disciplines ?

Frédéric Sautet : La raison de mon intérêt propre pour la théologie est séparée de mon intérêt pour la science économique. Et même si l’on peut trouver des concepts précurseurs de la théorie autrichienne dans l’œuvre de St Thomas d’Aquin ou dans les écrits des pères de Salamanque, cela n’implique pas, il me semble, une « intégration » de ces deux domaines de la pensée. Ceci étant dit, les contributions à la science économique des scholastiques (du Moyen-Age aux plus récents) sont importantes, surtout pour les Autrichiens. Schumpeter, une fois encore, nous donne la raison principale : ce sont eux les fondateurs de la science économique moderne. On peut remonter plus loin en incluant Aristote bien entendu (même si sa théorie de l’échange est erronée) et Saint Augustin (mais qui rejette l’intérêt personnel dans sa théorie de l’action).

Raymond de Roover fut le premier à faire la lumière sur la pensée des scholastiques, en particulier sur la conception du juste prix. Les scholastiques avaient identifié le prix de marché comme étant le juste prix. Et ce prix de marché comprenait le salaire qui est le prix du travail. Ils n’étaient pas non plus particulièrement en faveur du système des guildes, contrairement à ce que beaucoup de commentateurs ont pu dire. Rothbard ainsi qu’Alejandro Chafuen ont fait un travail important, quasiment archéologique, pour nous apporter la pensée scholastique. Parmi les scholastiques de l’époque médiévale, St Bernardo di Siena se dresse haut dans le firmament de la pensée économique. St Thomas d’Aquin apparait aussi comme un précurseur sur certains points, surtout en ce qui concerne la notion de cause efficiente qui se trouve être le fondement de la théorie de l’action chez les Autrichiens. L’homme agissant est considéré comme la cause efficiente dans le processus de marché. Les autrichiens partent du postulat de l’action humaine et celle-ci est vue comme cause première du processus de marché. En un sens, les autrichiens ont centré la théorie économique sur l’individu comme cause efficiente et première (alors qu’elle n’est que cause seconde dans la théologie de St Thomas).

Deux choses importantes sont à souligner ici. Premièrement les Autrichiens ne font pas de différence entre individu et personne, alors que c’est très important pour les théologiens. Pour ces derniers, chaque être humain est non seulement un individu distinct d’un autre individu et membre d’une espèce, mais il ou elle est aussi une personne. Nous n’existons pas seulement en vertu de notre singularité physique mais aussi en vertu de notre esprit qui justement nous permet de choisir et d’agir. Nous sommes plus qu’une nature physique distincte d’une autre nature physique. Ce qui m’amène à mon second point : là où les Autrichiens reconnaissent le postulat de l’action humaine, la théorie néoclassique le rejette implicitement. L’homme est une machine dans la théorie néoclassique. Il n’est pas agissant au sens profond du terme, mais simplement doté de caractéristiques qui lui permettent de réagir aux stimuli qu’il reçoit. En cherchant à se débarrasser de toute trace d’anthropomorphisme dans la science, les savants du XIXème siècle, y compris les économistes, ont aussi retiré l’homme (tel qu’il était compris par les scholastiques) du devant de la scène. La principale science sociale de l’époque, l’économie, en a beaucoup pâti.

Pour revenir au point initial et comme vous le dites justement, ce sont les scholastiques de Salamanque qui démontrent la plus grande compréhension du processus de marché. Et ils sont souvent précurseurs des Autrichiens dans l’analyse des effets non-attendus des politiques économiques, dans la théorie des prix, des salaires, ainsi que dans la réalisation de l’importance de la subjectivité dans la théorie de la valeur. On parlera ici de Luis de Molina, Domingo de Soto ou encore Juan de Mariana. Leurs travaux sont cependant à contraster avec la Doctrine sociale de l’Eglise telle qu’elle s’est développée depuis 1891, date à laquelle Rerum novarum, l’Encyclique sur le capital et le travail du Pape Léon XIII, fut publiée. La Doctrine a pour but d’indiquer aux fidèles le comportement à adopter en matière économique. Le problème est que plusieurs des Encycliques sont influencées par une pensée économique peu sympathique envers le marché libre. En fait on pourrait presque dire que Rerum novarum est la meilleure des encycliques et que les suivantes, à l’exception peut-être de Centesimus annus, sont toutes en retrait par rapport à la première. Léon XIII offre une très bonne analyse des relations sociales, et surtout il comprend les limites de l’interventionnisme ainsi que les dangers de l’étatisme et du socialisme. Ce ne sera pas toujours le cas des papes qui lui succèderont, à l’exception de St Jean-Paul II. Comme l’explique le théologien américain Russell Hittinger, on trouve une double tradition dans la Doctrine sociale, d’une part la tradition Léonine (qui remonte aux scholastiques et qui prend sa forme moderne dans l’encyclique de Léon XIII) et d’autre part celle qu’il appelle Pauline (qui prend sa forme moderne dans l’après Seconde Guerre Mondiale et surtout dans les années 1960 avec l’encyclique de Paul VI Populorum Progressio). Cependant la tradition Léonine est minoritaire et mal comprise. On est dans une situation où les scholastiques de Salamanque avaient une meilleure compréhension des problèmes économiques que la plupart des hommes d’église actuels. C’est très gênant, surtout lorsque l’on entend les prélats nous expliquer que la finance est la mère de tous les maux économiques.

En somme, je ne pense pas qu’il faille parler d’intégration réussie des deux disciplines (théologie et économie) chez les scholastiques de Salamanque. Mais on peut en revanche dire que leur compréhension de l’action humaine leur a permis d’établir des liens de cause à effet qui n’avaient jamais été mis en lumière auparavant dans l’étude de l’homme en société. En ce sens ils ont été précurseurs de la science économique moderne, et de la théorie autrichienne en particulier.

Grégoire Canlorbe : L’idée que l’appartenance à une Cité est le trait distinctif de l’animal humain est commune à la pensée grecque et à la philosophie catholique, i.e. essentiellement aristotélo-thomiste. Cité est à prendre ici au sens d’un ordre hiérarchique que les actions humaines concourent spontanément à établir et qui ne procède donc d’aucune planification exercée par une autorité centrale.

Cet ordre est par principe inégalitaire au plan juridique et assigne à tout un chacun un statut qui codifie ses droits et devoirs particuliers : femme, enfant ou père de famille ; serf, valet ou seigneur ; esclave ou maître ; artisan ou maître de métier ; sujet ou roi. La fonction politique a pour tâche de préserver cet ordre hiérarchique qui s’impose spontanément au souverain et de prévenir tout agissement en contradiction avec les droits et devoirs propres à un statut donné.

De nos jours, il n’est pas rare d’entendre dire que l’ordre libéral, où la hiérarchie est abolie au profit de pures relations contractuelles, est une construction non seulement récente mais artificielle ; que cet ordre résulte d’un formatage imposé de manière autoritaire par l’Etat à la société, visant à contrarier la dimension naturellement communautaire et hiérarchique de l’être humain. Que vous évoque ce discours courant ?

Frédéric Sautet : Je suis de ceux qui pensent que la théorie autrichienne et la philosophie libérale en générale se doivent de poursuivre l’analyse du rôle de la communauté. Hayek parle de l’importance du fait que nous pensons de manière tribale même si nous vivons dans l’ordre étendu du marché. L’homme est grégaire et a besoin de la famille et de la communauté (« polity ») qui, avec l’Eglise, forment les trois institutions fondamentales de la doctrine sociale de l’Eglise. Le travail de Mark Granovetter par exemple sur les réseaux est très fondateur. Il analyse les rôles non seulement des liens forts au sein de la famille, mais aussi la force des liens faibles au sein des réseaux (et pas des « réseaux sociaux » au sens actuel du terme, mais les relations diverses que peuvent entretenir les gens en dehors de la famille, c’est à dire dans leur communauté, au travail, etc.). Ceux qui pensent que l’homme pourrait vivre sans la famille et la communauté se trompent.

Il s’agit de distinguer la société tribale ou féodale d’une part qui repose sur une hiérarchie permettant le maintien de relations sociales personnelles (c’est à dire que les hommes n’interagissent principalement qu’avec ceux qu’ils connaissent déjà) de la société de l’ordre étendu du marché d’autre part qui repose sur des relations sociales impersonnelles (les hommes interagissent aussi et surtout avec des inconnus). On retrouve ici la catallaxie, la Grande Société décrite par Hayek qui favorise et qui repose sur une grande division du travail et de la connaissance. Le « statut » dans la catallaxie n’a pas le même rôle que dans la Cité que vous décrivez dans votre question. Il est le résultat des relations économiques plutôt que leur cause. Cela fait aussi écho à l’opposition entre la liberté des anciens et des modernes de Benjamin Constant.

Vous affirmez dans votre question que la Cité est un ordre politique hiérarchique spontané. Cela me paraît en partie inexact. Un ordre politique est nécessairement fondé sur une entité qui a juridiction pour établir des choix collectifs, et en général ce droit est obtenu par la force. Ce n’est pas le cas dans la Cité idéale de St Augustin, mais c’est le cas pour les hommes pécheurs que nous sommes. Ceci étant dit, les travaux sur « l’anarchie comme programme de recherche » des Autrichiens sont très informateurs car ils remettent en cause beaucoup d’idées préconçues. Il existe énormément de cas historiques où les hommes mettent en place des relations contractuelles et hiérarchiques pour résoudre des problèmes de « free rider » (passager clandestin) ou de respect des contrats sans avoir recours à l’Etat en tant qu’arbitre en dernier recours. Cela existe même avec le droit, comme on a pu le voir dans le cas de la Lex Mercatoria au Moyen Age. On a pu analyser des situations où les hommes établissent des institutions privées volontaires pour établir des relations commerciales qui n’existeraient pas autrement. Les marchants juifs Maghribi (décrits dans les travaux d’Avner Grief) ou encore la Ligue hanséatique à son début en sont des exemples. En ce sens la Cité est un ordre émergent.

L’idée de nécessité d’un ordre politique hiérarchique est souvent utilisée par ceux qui en bénéficient, c’est à dire les princes et les hommes politiques de ce monde. Cependant qu’un tel ordre soit naturel et qu’il apparaisse souvent dans les relations humaines volontaires, cela est tout à fait clair. Il est certain que les hommes ont besoin de vivre en communauté de différentes tailles et que l’ordre étendu de la catallaxie n’est pas suffisant pour la vie quotidienne. La science économique moderne a montré l’importance des règles du jeu dans tout ordre politique. En effet, contrairement à ce que pensaient les anciens, dans la pratique ce n’est pas par une élévation morale de l’homme que l’on parvient à une société meilleure (même si cette élévation serait fortement désirable), mais par un respect des règles de juste conduite, principalement le droit de propriété, la responsabilité individuelle et la liberté de contrat. Je pense donc que l’ordre libéral, pour utiliser votre expression, n’abolit pas la hiérarchie mais au contraire l’utilise à bon escient. La société catallactique est un ordre émergent qui repose sur des réseaux et des communautés diverses. Tout ceci n’est pas du tout imposé (du moins initialement) par l’Etat, comme l’a montré Alexis de Tocqueville dans ses observations de l’Amérique des années 1830.

Grégoire Canlorbe : Notre entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous ajouter quelques mots ?

Frédéric Sautet : Je vous remercie beaucoup pour vos questions pertinentes.

Grégoire Canlorbe : Je vous en prie. Merci pour votre temps et vos enseignements.

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