Régulièrement, l’Institut Coppet va à la rencontre de personnalités se réclamant du libéralisme, afin d’explorer tous les courants de cette pensée et d’en rendre compte au mieux. Cette série d’interviews ne vise pas à promouvoir une vision du libéralisme plutôt qu’une autre mais à offrir une plongée en apnée dans la richesse et la diversité des différentes visions à l’œuvre. Les propos tenus dans cet entretien n’engagent pas la responsabilité de l’Institut. Nous n’entendons pas plus les promouvoir que les pourfendre. Condorcet disait : « Il faut tout enseigner, tout savoir, tout comprendre. »
Avocat de formation, Alain Madelin a exercé plusieurs fonctions gouvernementales de tout premier rang, notamment ministérielles : Ministre de l’Economie et des Finances (1995), Ministre des Entreprises et du Développement économique, PME, Commerce et Artisanat (1993), Ministre de l’Industrie, de l’Energie, des Postes et Télécommunications et du Tourisme (1986).
Dans le cadre de ces fonctions, il a mené des réformes dans plusieurs secteurs de l’industrie, des services et de la finance (énergie, aérien et aérospatial, télécoms, automobile) et en a ainsi acquis une connaissance approfondie. Il a également initié le statut d’auto-entrepreneur et créé le seul vrai fonds de pension français au bénéfice des entrepreneurs individuels (loi Madelin).
Ses cabinets ministériels ont été des pépinières actives ; on retrouve aujourd’hui ses anciens collaborateurs à des niveaux élevés de responsabilité dans un nombre important de grandes entreprises françaises.
Il est aujourd’hui associé fondateur de Latour Capital.
Grégoire Canlorbe : La doctrine, dit-on, fait naître l’unité de pensée ; elle nous inspire une même manière de vivre et de mourir, et nous rend intrépides et inébranlables dans les malheurs et dans la mort. Pourriez-vous nous rappeler les circonstances de votre rencontre avec la doctrine de la liberté et les raisons de votre décision d’en adopter les préceptes ?
Alain Madelin : Ma découverte de la pensée libérale n’a pas été un parcours facile, car elle s’est faite à une époque – que les hommes d’aujourd’hui ont du mal à imaginer – où cette doctrine de la liberté était totalement refoulée tant à l’université que dans les médias et bien sûr le discours public. Mon premier engagement politique fut un engagement contre le totalitarisme de mon époque, c’est-à-dire le communisme. Ce fut tout d’abord un engagement viscéral – et j’ajouterai même « sportif » – qui m’a poussé à en comprendre les raisons et donc à tirer le fil de la pensée libérale. Mais j’ai aussi eu la chance de faire des rencontres exceptionnelles, de travailler, parallèlement à mes études, dans une bibliothèque extraordinairement riche (l’Institut d’Histoire Sociale), et de livres en livres, de notes de bas de page en notes de bas de page, de donner progressivement cohérence à une pensée libérale alors totalement méconnue.
Au lendemain de mai 68, j’ai eu la chance de participer à la première semaine de la pensée libérale, qui fut, me semble-t-il, la première étape d’une reconquête intellectuelle et politique qui prendra beaucoup de temps. Plus tard, chargé de la formation au sein des Républicains Indépendants – la formation politique alors sans doute la plus libérale – j’ai poursuivi ce travail de mise en forme, enrichi par la fréquentation de la talentueuse équipe dite des nouveaux économistes (Pascal Salin, Henri Lepage, et bien d’autres). C’est dire que ces rencontres avec la pensée libérale ont largement transcendé le gauche-droite de la politique traditionnelle, et que dès l’origine, elles ont reflété cette cohérence philosophique, juridique, politique et économique qui caractérise la pensée libérale.
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Alain Madelin, aux côtés de Henri Lepage,
le jeudi 24 mars 2016, à l’Assemblée nationale
Grégoire Canlorbe : « Il y a dans le génie français, écrivait François Guizot dans son Histoire générale de la civilisation en Europe, quelque chose de sociable, de sympathique, quelque chose qui se répand avec plus de facilité et d’énergie que dans le génie de tout autre peuple : soit notre langue, soit le tour particulier de notre esprit, de nos mœurs, nos idées sont plus populaires, se présentent plus clairement aux masses, y pénètrent plus facilement ; en un mot, la clarté, la sociabilité, la sympathie sont le caractère particulier de la France, de sa civilisation, et ces qualités la rendaient éminemment propre à marcher à la tête de la civilisation européenne. » Diriez-vous qu’à l’heure actuelle, ces quelques lignes ont gardé au moins une certaine pertinence ou que la France a bel et bien perdu son aura ?
Alain Madelin : C’est une belle citation que celle de Guizot. Le génie français qu’il exalte est flatteur mais daté. Le dix-neuvième siècle qu’est celui de Guizot est celui de la France des droits de l’homme qui a longtemps exporté (fût-ce au travers de la colonisation) ses idéaux et qui est vécue comme une part du génie français. Ce qui est sûr, c’est que ce dix-neuvième siècle a vu fleurir une extraordinaire école libérale française, enrichie par la beauté de la langue et la force de la logique – la rhétorique – alors enseignée à part entière. Que l’on songe à Bastiat, Benjamin Constant, Dunoyer, Destutt de Tracy, Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, ou encore, à la jonction du vingtième siècle, l’extraordinaire et trop méconnu Émile Faguet.
Aujourd’hui, on assiste, après l’apport des « nouveaux économistes » (Pascal Salin, Henri Lepage, Jacques Garello), à l’émergence d’une nouvelle école libérale, pleine de talents, à l’exemple de Mathieu Laine et de moins renommés mais non moins excellents contributeurs à l’école libérale tels que ceux qu’on peut lire chaque jour sur Contrepoints ou sur l’Institut Coppet.
Grégoire Canlorbe : Au vu du comportement violent du prophète lui-même et des sources islamiques, le Coran et les hadiths, prises à la lettre, il semble difficile de voir en l’Islam une religion favorable aux libertés individuelles. L’expérience des sociétés musulmanes traditionnelles depuis plus d’un millénaire est là pour en témoigner. Malgré cela, vous tenez à affirmer que la charia bien comprise est la matrice d’un État de droit libéral ; et vous faîtes volontiers l’éloge de la finance islamique. Pourriez-vous revenir à ce sujet et expliciter le sens et la portée de vos déclarations islamophiles ?
Alain Madelin : Au lendemain de la chute du mur de Berlin, qui constitue une vraie victoire et un renouveau des droits de l’homme chers aux libéraux, je me suis interrogé sur les risques totalitaires qui pouvaient encore nous menacer ; et je me suis interrogé sur l’Islam qui me semblait déjà faire planer une menace d’obscurantisme. Avec Henri Lepage, nous avons alors conduit une longue réflexion à portée internationale pour mesurer la compatibilité de l’Islam avec le modernisme et la modernité. C’était, et cela reste, une question essentielle. Si l’on pense que l’Islam est incompatible avec la modernité, l’État de droit et les droits de l’homme, alors c’est une guerre de civilisation qui nous menace, avec même l’exigence d’éradiquer l’Islam. Fort heureusement, nous avons conclu autrement, en trouvant dans l’Islam une compatibilité avec notre modernité et les principes universels du vivre ensemble qui sont ceux du libéralisme.
Je sais bien qu’aujourd’hui, une telle affirmation paraît audacieuse, mais je laisse imaginer ce qu’aurait répondu un Martien en visite sur Terre, au moment des croisades ou de la Sainte Inquisition si on l’avait alors interrogé sur la compatibilité du christianisme avec les droits de l’homme. Les Croisades n’ont pas été de pacifiques pèlerinages, mais des bains de sang. L’Inquisition, ses tortures et ses bûchers, seraient jugés aujourd’hui comme des actes barbares.
Le problème de l’Islam aujourd’hui, c’est qu’à côté d’un Islam volontiers tourné vers la modernité – et la finance islamique est un exemple d’accommodement de la Sharia avec les principes économiques modernes – il existe un Islam obscurantiste. La modernisation de l’Islam se fera, mais assurément, nous traversons une bien mauvaise période.
Si je dis qu’elle se fera, c’est qu’au-delà de cette réflexion des libéraux sur l’Islam, conduite avec Henri Lepage, je me souviens d’avoir mené des discussions profondes avec de bien austères ayatollah shiites, pendant de longues réflexions nocturnes sur ce que pourrait être une constitution islamique pour l’Irak. « Comment pourrions-nous accepter », me disaient-ils en substance, « que la loi des hommes soit supérieure à la loi de Dieu ? » « Vous avez bien raison », disais-je, pour faire avancer le dialogue. « Nous-mêmes ne disons pas autre chose, nous plaçons une loi supérieure au-dessus de la loi faite par les hommes, à savoir les droits de l’homme. Certains disent qu’ils ont été apportés par Dieu ; d’autres, ce qui est mon cas, disent qu’ils ont été découverts par l’usage de la raison. »
La question est donc d’extraire à partir du Coran les principes supérieurs que l’on doit placer au-dessus du législateur. Toutes les religions ont en commun ce que les Anglo-saxons appellent la « règle d’or », c’est-à-dire une morale de la réciprocité (bien vue d’ailleurs par David Hume et Adam Smith) que l’on peut résumer de façon positive : « fais à autrui le bien que tu voudrais qu’il te fît », ou de façon négative : « ne fais pas à autrui le mal que tu ne voudrais pas qu’il te fît ». Bien entendu, on retrouve cette approche dans l’Islam, et c’est à partir de cette approche qu’on a construit les droits de l’homme.
Je me souviens aussi d’avoir conclu une grande enquête du Figaro qui avait interrogé les principaux représentants des grandes religions, catholique, protestante, judaïque, et islamique, sur le libéralisme. J’ai de bonne foi, alors, dû conclure que le plus proche du libéralisme c’était l’Islam, et en second, le Judaïsme, du moins au regard des textes publiés. Il est vrai que l’Église catholique n’aime guère le libéralisme, qu’elle a longtemps « condamné comme un péché », et que les droits de l’homme n’ont été pleinement reconnus qu’en 1960.
Ce serait une grave erreur que d’identifier l’Islam à sa minorité radicalisée (ou aux radicaux qui s’islamisent), comme à sa version obscurantiste dans certains pays. Bonne nouvelle, une récente étude d’opinion nous montre que l’immense majorité des jeunes en terre d’Islam condamne ces versions radicales et obscurantistes. Mais l’hostilité vis-à-vis de l’Islam se nourrit aussi de l’affirmation, dans notre hexagone, d’un Islam contraire à nos moeurs et coutumes, et parfois arrogant dans cette contestation. Bien entendu, cet Islam-là doit être combattu. Et je pense même que le libéralisme, parce qu’il constitue un ordre social fort de coutumes et de règles implicites qui permettent la coexistence pacifique des individualités et des groupes, a sans doute beaucoup à dire sur ce point.
Grégoire Canlorbe : Un principe qui vous tient à cœur depuis longtemps est notamment l’autonomie des établissements scolaires, ce qui vous incite à reconnaître une certaine légitimité à la réforme du collège actuellement mise en œuvre. Le reproche de nivellement par le bas formulé par la droite et la plupart des libéraux vous semble-t-il infondé pour autant ?
Par ailleurs, quel serait, à vos yeux, l’idéal à atteindre en ce qui concerne le retrait de l’État vis-à-vis de l’instruction publique et de la formation ?
Alain Madelin : J’ai effectivement salué la très timide avancée du gouvernement dans le sens de l’autonomie des établissements scolaires. C’est d’ailleurs une constance chez moi, que de me féliciter des mesures, aussi modestes qu’elles soient, qui vont dans une direction libérale. Et l’autonomie des établissements scolaires est un élément clef d’une conception libérale de l’éducation. Je me souviens d’un rapport du Collège de France demandé par François Mitterrand au lendemain de 1980 qui concluait déjà à l’exigence de cette autonomie ! Je suis désespéré du temps perdu dans la mise en œuvre de cette autonomie.
Une réforme libérale souhaitable, c’est à la fois l’autonomie des établissements et la liberté de choix des parents de l’école de leurs enfants, une autonomie qui doit être accompagnée d’un financement des établissements proportionnel au nombre d’élèves accueilli, quitte à la corriger pour tenir compte d’une sujétion scolaire. Nous avons là tous les éléments d’un marché concurrentiel de l’école et de la formation, une forme de chèque éducation, auquel j’ai consacré un livre, Libérer l’école, en 1984.
Condamner le nivellement par le bas, c’est bien, mais il faut bien reconnaître que ce nivellement par le bas est le fruit de tous les gouvernements de gauche et de droite depuis des décennies. Et perdure hélas toujours aujourd’hui l’idée que les dysfonctionnements de l’école pourraient être réglés par une énième réforme d’ensemble promue par un ministre plus intelligent que les autres.
Nous touchons là un problème que l’on retrouve dans la plupart des malfaçons publiques. Ce qui est en cause ici, c’est le système même de fonctionnement de l’école. Je refuse de faire des enseignants les boucs émissaires d’un système qui les enferme. Pour expliquer cela, j’ai longtemps pris l’exemple suivant : imaginez un peuple, coupez-le en deux, mettez un mur au milieu, avec à l’ouest, une économie responsable de marché, et à l’est, une économie étatisée ; laissez reposer pendant quarante ans, enlevez le mur, et observez la différence. Cet exemple, bien sûr, est celui de l’Allemagne. Des deux côtés du mur, nous avons le même peuple allemand, mais d’un côté, nous avons les règles de la libre économie de marché, et de l’autre, un État planificateur et oppressant. Ce qui fait la différence, ce sont bien les structures économiques et les institutions.
Cette histoire vaut aussi pour l’éducation, et c’est donc de la réforme des structures qu’il faut attendre la réponse à tous ces maux qu’on dénonce. Qu’il me soit permis d’ajouter que la réforme libérale de l’éducation conduit à un système éducatif plus juste. Et je m’appuierai ici sur la définition de la justice que nous a donnée John Rawls, volontiers considéré comme social-démocrate, accepté par une partie des libéraux – dont Hayek – et détesté par d’autres.
Je résume à ma façon son approche. Imaginez que vous soyez derrière un voile d’ignorance quant à votre position sociale (une situation voisine de celle du spectateur impartial développée par Adam Smith dans sa Théorie des sentiments moraux). Ou sous une autre forme, imaginez que vous ayez à concevoir le système éducatif le plus juste avant qu’une grande loterie ne décide de votre position sociale, héritier des Bettencourt ou fils ou fille d’immigrés. Choisiriez-vous le système d’assignation à résidence qui est celui des enfants des cités ghetto dans des écoles ghetto ou choisiriez-vous le système libéral d’une concurrence émulatrice des écoles et du libre choix de l’école de vos enfants ? Aux États-Unis, les minorités donnent la réponse. Elles plébiscitent le système du chèque-éducation.
J’ajouterai aussi que nous devons tenir compte de l’extraordinaire mutation de l’école qui se dessine. Nous ne subissons pas une crise, nous subissons une mutation, dans tous les domaines, y compris celui de l’école. Le numérique à l’école va permettre de mobiliser l’intelligence collective des meilleurs enseignants, de faire émerger les meilleures pratiques, pour construire un enseignement personnalisé.
La connaissance numérique est, en effet, un bien d’un type nouveau. Elle constitue un bien public au sens juridique du terme, c’est-à-dire qui ne vous appauvrit pas quand vous le partagez. Un bien reproductible à court marginal nul. Un bien qui se construit grâce à l’intelligence de la multitude. Le métier d’enseignant, l’école elle-même, les programmes, ont vocation à subir un choc de mutation beaucoup plus brutal que le choc Uber sur les taxis. À sa manière, « l’École de la Liberté » s’inscrit dans cette mutation.
Grégoire Canlorbe : « La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays. » À vos yeux, comment se fait-il que ce soit, de nos jours, l’idéologie socialiste qui tire profit du « mécanisme » totalitaire dépeint par Edward Bernays dans Propagande ? Quelle stratégie permettrait aux libéraux de prendre (à nouveau) les commandes de ce pouvoir « invisible » et de manipuler l’opinion en leur faveur ?
Cela commence-t-il par infiltrer le discours contemporain de la gauche, en sorte de faire passer des mesures libérales sous le couvert d’un socialisme moderne et éclairé – sensible à la mutation de nos sociétés industrielles et de leurs superstructures politiques vers une civilisation de la connaissance ?
Alain Madelin : Je n’aime guère ce thème de manipulation, car il suppose l’existence d’un grand Satan dissimulé. Ce qui existe, c’est la concurrence des idées ; et les idées dominantes, celles qui ont une influence considérable sur les Français et sur la classe politique, changent avec le temps. Je vous ai dit que les idées dominantes de ma jeunesse étaient les idées socialistes, avec une complaisance extrême vis-à-vis du communisme. Nous avons vu ensuite les idées social-démocrates, puis celles des orphelins du communisme et du socialisme, au lendemain de la chute du mur de Berlin, qui, après avoir cru aux « lendemains qui chantent », se sont reconvertis, notamment au travers de l’écologie, dans les visions apocalyptiques du capitalisme et de la société libérale.
Aujourd’hui, je dirais qu’on assiste à l’installation d’idées populistes, réactionnaires, protectionnistes, et étatistes. Et face à la montée de ces idées bien sûr antilibérales, les libéraux ont hélas un désavantage comparatif : les démagogues usent de raccourcis, s’appuient sur des images, additionnent des sophismes, et à temps de parole égal, les idées simplistes qu’ils égrènent nécessitent, pour une vraie réfutation pédagogique, dix fois, cinquante fois, ou cent fois plus de temps.
Et pourtant, cette bataille des idées est essentielle. Je me souviens d’Émile Faguet, qui dans la conclusion d’un de ses livres, Le Libéralisme, écrivait : « Les Français ne sont pas libéraux, mais beaucoup de Français disent aux hommes politiques, soyez libéraux, et les hommes politiques répondent aux Français, ah non ! soyez les plus nombreux, vous les libéraux, et je vous garantis bien que je serai libéral, d’ailleurs je ne pourrai pas faire autrement. »
Quant à dire que les libéraux devraient infiltrer ou manipuler les discours de gauche, je ne souscris pas à cette idée. En revanche, les libéraux doivent contribuer à réveiller le libéralisme de la gauche. Car n’oublions pas que la gauche et les libéraux ont des racines communes, et effectivement, le paysage politique serait transformé s’il existait vraiment des libéraux de gauche. Voilà qui, au surplus, contribuerait à décomplexer la nécessaire mutation libérale de la droite.
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Alain Madelin : « Zemmour a compris que Macron
est le fils caché de Cohn-Bendit et moi-même »
Grégoire Canlorbe : Dans les années 1990, vous avez patronné et préfacé un cycle de conférences visant à revenir Aux sources du modèle libéral français. Au plan historique et intellectuel, pourquoi est-il si important, selon vous, de renouer avec les racines proprement françaises (plutôt qu’anglo-saxonnes) du libéralisme ?
Alain Madelin : Les Français envisagent et critiquent souvent le libéralisme comme un produit d’importation, qui plus est d’importation anglo-saxonne. C’est pourquoi je pense qu’il est extrêmement important de montrer qu’il existe un libéralisme « made in France » et au-delà, de renouer, dans cette période de mutation profonde, avec les racines libérales qui transcendent le clivage gauche-droite traditionnel. L’affirmation libérale de la souveraineté de l’individu était commune avec la gauche individualiste et fédéraliste jusqu’à ce que celle-ci ne soit phagocytée par le socialisme marxiste.
À ce titre, je salue l’émergence et l’activité de l’Institut Coppet. Je salue d’ailleurs tout particulièrement le travail de redécouverte du philosophe Alain, volontiers inscrit à gauche et injustement méconnu, que Jérôme Perrier a réinscrit avec talent dans la tradition libérale.
Grégoire Canlorbe : Depuis la Révolution Française, il est de bon ton parmi les milieux intellectuels, politiques et journalistiques d’accréditer l’idée, fictive ou avérée, d’une évolution de l’Occident vers l’anomie juridique et morale. Quoique la plupart des défenseurs de la libre économie de marché et de la démocratie au sens de Tocqueville, i.e., la société juridiquement égalitaire, souscrivent à cette opinion en vogue sur l’évolution des mœurs, envisageant le « despotisme doux » de la social-démocratie comme le symptôme du mode de vie consumériste et égotiste des masses et de leur désaffection pour la chose publique, il existe une certaine tradition de pensée libérale pour qui les choses n’en vont pas de même.
« Il faut que chaque citoyen, écrivait à cet égard Augustin Thierry dans un article de 1818 pour le Censeur européen, s’il veut mériter ce titre, loin de tendre au pouvoir, l’évite, se fasse une conscience délicate qui se refuse à vivre du public, et une raison saine qui lui dise qu’être en place, ce n’est pas toujours être utile, et que travailler, c’est toujours l’être. Ne demandons pas du pouvoir pour faire le bien de nos concitoyens, chacun de nous a son pouvoir personnel. Le pouvoir communiqué porte avec lui sa destination, c’est un instrument spécial qui fait son œuvre malgré la main et la volonté ; les facultés de chacun sont à sa disponibilité entière. Devenez plus riche, plus éclairé, plus éloquent, plus courageux ; obtenez plus d’amis, plus de clients : voilà la puissance d’un homme libre. »
À laquelle de ces deux lignées de pensée au sein du libéralisme, la première d’obédience tocquevillienne, la seconde portée aux nues par l’école de Jean-Baptiste Say, va votre préférence ? L’égoïsme commercial est-il, ainsi que d’aucuns le conçoivent, une vertu pour la prospérité matérielle d’une nation et cependant un vice pour sa prospérité morale et politique ?
Alain Madelin : Les deux approches que vous résumez sont, en effet, très différentes. La critique de Tocqueville pourrait être assurément reprise par l’extrême gauche pour montrer que la société capitaliste dissout le lien social et promeut l’égoïsme. Il est tout à fait vrai que la société industrielle a été destructrice des liens sociaux traditionnels. Quant à savoir si l’égoïsme commercial dissout toute forme de lien social et favorise le repli sur soi, je préfère m’en référer sur ce point à Adam Smith. Dans La Richesse des nations, Adam Smith explique que, chacun poursuivant son intérêt personnel, se met au service d’autrui.
Cette analyse semble certes donner raison à la caricature du libéralisme comme la croyance que l’égoïsme est le seul mobile de nos interactions sociales. Mais c’est oublier l’Adam Smith de La Théorie des sentiments moraux, écrite seize ans plus tôt, qui montre que l’altruisme – Adam Smith utilisait alors le terme de sympathie – est une propriété essentielle de l’homme. C’est dans l’altruisme, et au travers du regard d’autrui, que nous construisons notre personnalité (ce qui est confirmé actuellement par les découvertes sur les neurones miroirs) et aussi que nous assimilons les institutions sociales nécessaires notamment au bon fonctionnement de l’économie de marché. C’est par le miroir que nous tend autrui, dans les processus mimétiques, que se fait l’apprentissage du langage et, au-delà du langage, l’apprentissage de toutes les règles sociales.
En un mot, c’est donc à la seconde lignée de pensée, ce que vous appelez l’école de Jean-Baptiste Say, lui-même disciple, exégète et critique d’Adam Smith, que va ma préférence. Une dernière chose. Vous évoquiez plus haut l’émergence d’une civilisation de la connaissance. Dans un texte de 2006, « la démocratie redevient libérale », j’évoquais déjà cette mutation profonde de notre type de société, le développement de l’interdépendance croissante des hommes, à la faveur de la révolution du savoir numérique. Comme je l’écrivais alors, cette mutation est largement équivalente à la révolution de l’imprimerie de Gutenberg qui, avec la circulation des livres, avait permis de libérer les esprits.
Nous sortons d’un XXème siècle centralisateur, pour entrer dans un nouveau siècle qui fait moins confiance aux États et davantage confiance aux hommes, à leur liberté, leur responsabilité et leur l’autonomie. Nous arrivons dans cette grande société, cette société ouverte, annoncée par les philosophes. Le vieux monde était centralisé, pyramidal, le nouveau monde, est davantage horizontal et organisé en réseaux. Dans le vieux monde le je veux, j’ordonne, j’exige, réglementait la vie de la société avec un esprit administratif dominant ; dans le nouveau, l’imagination et l’esprit d’entreprise prévalent.
J’ajouterai, en conclusion de ma réponse à votre question complexe, que ce à quoi nous assistons avec l’avènement de l’économie de l’information et de ses superstructures libérales, ne consiste donc pas en une atomisation de la société mais en une formidable mutation des liens sociaux traditionnels (vers une autonomie et une horizontalité sans précédent dans l’histoire humaine).
Grégoire Canlorbe : Il se pourrait bien que deux pulsions contradictoires existent en chacun de nous : d’une part, la pulsion conservatrice, celle du vieil homme, qui vénère l’ordre établi ; et d’autre part, la pulsion avide de transgression et de renouveau, celle de la jeunesse irrespectueuse envers la tradition. Sans doute preniez-vous, lors de vos débuts en politique, un plaisir irrévérencieux à siéger à l’hémicycle sans cravate et à promouvoir des idées et mesures libérales dans un pays aux mœurs bureaucratiques profondément enracinées.
Encore aujourd’hui, avec la « maturité » que vous avez atteinte, diriez-vous qu’une âme de galopin espiègle demeure présente en vous et que c’est elle qui continue d’inspirer vos propos francs du collier et votre combat hardi pour la liberté ?
Alain Madelin : En 1968, s’agissant de Cohn-Bendit, j’avais alors dit que les jeunes libertaires deviendraient de vieux libéraux. Peut-être les jeunes libéraux deviennent-ils de vieux libertaires ! Plus sérieusement, la dialectique de l’ordre et du mouvement n’est pas nouvelle. Et Bertrand de Jouvenel a très bien montré comment le pouvoir politique en France était dévolu alternativement à un « entraîneur » ou à un « ajusteur », ce qu’il illustrait à travers deux figures marquantes de notre histoire : Bonaparte au pont d’Arcole et Saint Louis sous son chêne. Aujourd’hui, il me semble que dans l’actuelle mutation de notre société, nous avons besoin d’entraîneurs pour favoriser la mutation sociale et d’ajusteurs pour permettre le nouveau vivre ensemble.
Bonaparte au pont d’Arcole – Saint Louis sous son chêne
Grégoire Canlorbe : Notre entretien touche à sa fin. Aimeriez-vous ajouter quelques mots ?
Alain Madelin : J’ai trouvé au travers de vos questions une tendance bien naturelle à vouloir présenter le libéralisme comme antagonique de la gauche. Je souhaite, autant que faire se peut, à échapper à ce qui serait pour moi une réduction. Hayek considérait déjà que le vrai libéralisme échappait tant à la gauche qu’à la droite. Et même si j’ai dû, dans mes actions politiques, me situer à droite, je ne pense pas m’être présenté une seule fois comme un homme de droite, préférant toujours l’étiquette libérale.
Longtemps Facebook a proposé à ses utilisateurs un test, « the world’s smallest political quizz », pour indiquer leur sensibilité politique. En quelques questions, vous vous retrouviez positionné sur un diagramme à deux dimensions, un axe horizontal traditionnel « gauche-droite », une verticale « confiance dans l’individu ou confiance dans l’État ». Je pense qu’un tel cadran constitue une bonne boussole pour nous guider dans le nouveau monde. Et pour peu qu’on y réfléchisse, on trouvera que l’essentiel du nouveau monde se construit dans le triangle supérieur, représenté par ces trois points : gauche, confiance dans l’individu, droite. C’est là le véritable espace des libéraux.
Par contraste, il est facile d’observer que l’essentiel de la vie politique française se situe dans le triangle inférieur : gauche, confiance dans l’État, droite. Une reconfiguration est nécessaire et inéluctable. Cessons donc de voir dans les libéraux une colonie de la droite et d’opposer la gauche aux libéraux. Le mot « libéral », dans l’un de ses premiers sens historiques, ne signifie-t-il pas « généreux » ?
Grégoire Canlorbe, un journaliste, vit actuellement à Paris. Il a mené différentes interviews pour des revues telles que Man and the Economy, fondée par le lauréat du Prix Nobel d’économie Ronald Coase, Arguments, ou encore Agefi Magazine ; et des think-tanks tels que Gatestone Institute. Contact : gregoire.canlorbe@wanadoo.fr
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