Romancier, auteur touche-à-tout, propagandiste des idées libérales pour le grand public, Edmond About (1828-1885) jouit aujourd’hui d’une célébrité en demi-teinte. Ses romans, lus surtout par un jeune public, sont fréquemment réédités ; mais la partie doctrinale de son œuvre, faite de livres comme Le Progrès (1864) ou l’ABC du travailleur (1868), est tombée dans l’oubli, malgré la force des idées libérales qu’ils contiennent et leur style entraînant. Dans l’étude qui suit, la contribution d’About au libéralisme français est étudiée pour la première fois avec profondeur et sur la base de documents inédits.
Edmond About
[Avertissement préalable sur son nom et ses origines] Il y a des clairières ou des forêts où vous n’avez pas risqué un demi-pas qu’un écriteau vous annonce un danger ; ne peut-on pas marcher en paix ? Cependant ici je dois moi-même procéder ainsi pour éviter qu’on ne prononce à la manière anglo-saxonne le nom de l’homme dont je vais parler, et pour toute raison je citerai la convenance, la douceur française, l’aménité, quoique j’aie derrière moi aussi la force des faits : car en vieux français about, habout, a signifié limite d’un champ, borne, ou encore hypothèque, en droite ligne du latin abbotum, abdoutamentum, et le nom a pu être donné à un arpenteur ; ou alors il honorait un simple pêcheur, en le décorant du nom donné à un filet de pêche que l’on plaçait au bout d’un étang ou d’une écluse pour retenir le poisson. (Johannes Baumgarten, Glossaire des idiomes populaires du nord et du centre de la France, 1870, p. 62.) Quoi qu’il en soit Edmond About était d’origine modeste ; il ne l’ignorait pas, et en tirait même une certaine fierté, rappelant par exemple dans une dédicace à sa fille Valentine, en ouverture de l’un de ses romans, qu’ils n’ont ensemble « pour ancêtre que des pauvres, des humbles et des petits. » (Le roman d’un brave homme, 1880, p. vi.) Par la gaieté de son tempérament et son écriture légère, par son engagement pour la liberté et ses convictions anti-cléricales, About a plus tard mérité le titre passablement flatteur de petit-fils de Voltaire. Lui-même, dans sa modestie, n’ambitionnait pas d’être mis au rang de si brillants prédécesseurs. « Je n’ai reçu de la nature », disait-il, « qu’un atome de bon sens, une miette balayée sous la table où Rabelais et Voltaire, les Français par excellence, ont pris leurs franches lippées. » (Le Progrès, 1864, p. 3) Un généalogiste dirait qu’il était surtout l’enfant de son siècle.
[Premier tir dans son abondante littérature] Auteur d’une œuvre immense, et ayant travaillé tous les genres, Edmond About s’offre à nous dans toute son abondance et sa démesure. Il appelle, par cet excès même, à une classification préalable.
L’ironie veut que cet auteur infatigable ait d’abord formé le vœu de la concision. La veille de ses dix-huit ans (c’était en février 1846), il affirmait en effet devant l’un de ses amis du collège Charlemagne une résolution ferme et passablement courageuse, dont il a pris plus tard le contre-pied. « Si jamais j’écris », affirmait-il alors, « je ne ferai pas comme tous ces gens stupides qui, incessamment, entassent volume sur volume ; je publierai peu, je soignerai beaucoup, je reviendrai à la langue des seizième et dix-septième siècle. » (Journal de jeunesse de Francisque Sarcey, 1903, p. 15.) Sa vie durant, About n’a rien soigné ; sa verve naturelle l’emportait à tous les diables, et il se laissait mener. L’étude de ses manuscrits l’indique d’ailleurs passablement : son écriture est claire, sans rature aucune, comme s’il composait sous la dictée d’un autorité supérieure, qui lui inspirât ses phrases. Ayant choisi, de bonne heure, de n’avoir à proprement aucune spécialité, il empruntait aux meilleurs maîtres et œuvrait en propagateur ; il se comparait lui-même au vagabond, dont le destin est de traîner sa destinée précaire sur le terrain de tout le monde, « glanant après les moissonneurs, hallebotant après les vendangeurs, braconnant après le plus spirituel et le plus aimable des chasseurs. » (Causeries, vol. II, 1866, p. 221) Très fermement convaincu du sens du progrès et de la supériorité de la liberté sur le contrainte, il en propageait les arguments dans toutes les petites batailles de la presse, dans ses œuvres littéraires et dans ses écrits plus sérieux. Au sein de l’armée du progrès, il prenait ainsi tous les rôles : « tantôt à l’avant-garde, tantôt à l’arrière-garde, tirailleur, éclaireur, enfant perdu, clairon, toujours simple soldat et content de porter l’épaulette de laine, mais fermement résolu à ne jamais me perdre dans la foule honteuse des traînards » (Idem, p. 245). Si la presse occupa une si grande place dans sa vie, c’est pour cette raison précise que le journaliste n’élabore pas de lui-même des idées, mais les colporte dans le monde ; qu’il fournit ainsi une nourriture facile et aisément ingurgitable ; enfin qu’il effleure chaque sujet et éclaire un peu le chemin que le lecteur accomplira seul ou guidé par d’autres (Idem,p. 340, 89, 260). Le déchaînement des passions dans la presse quotidienne le mécontentait sans le dégoûter, car il gardait une vue claire de l’avenir, et il ne doutait pas que la postérité, dégagée des querelles et des scandales, montrerait de la reconnaissance pour les vrais artisans du progrès, et que pareille à la divinité elle aurait le jugement sûr et reconnaîtrait les siens. Cette vision sereine de l’avenir tranchait, naturellement, avec le combat quotidien des journaux et l’animosité récurrente de la critique et du public, envers nombreuses de ses productions. L’échec terrible de sa pièce Gaëtana est resté célèbre dans l’histoire, et lui-même joua de cette défaveur monumentale, après avoir ruminé patiemment sa colère : il ajouta des notes à son texte, pour indiquer les moments où le public avait commencé à siffler, ou ceux pendant lesquels il avait « fait savoir qu’il savait imiter les cris des animaux les plus divers ». (Gaëtana, drame en cinq actes, 5eédition, 1862, p. 76.) C’était, pour un homme du siècle, si intégré dans le débat des idées, la conséquence naturelle de son engagement, et About savait rendre les coups. Dans sa longue carrière de critique d’art, par exemple, il a multiplié les morsures, et disposant d’un vocabulaire très souple il a laissé quelques saillies mémorables, comme cette accusation de « crime de lèse-dessin » à l’encontre de Mme Doux et de son Portrait de femme. (Nos artistes au salon de 1857, 1858, p. 206).
La liste de ses pièces de théâtres, nouvelles et romans, est déroutante, et ses articles de journaux sont proprement innombrables. La contribution à la pensée libérale française étant le seul point de vue par lequel j’aie à considérer About, une vaste partie de son œuvre n’a pas vocation à être étudiée ici. Cependant un grand nombre de ses romans reprennent en arrière-plan des questions d’administration ou d’économie politique, deux domaines qui le passionnaient. L’agriculture et le défrichement, l’industrie et ses métiers, forment le fond du Fellah (1869), du Roman d’un brave homme (1880), de Maître Pierre (1862), de Madelon (1863) ou de l’Infâme (1867). Des considérations sur l’agriculture, les effets d’une fiscalité écrasante, etc., se retrouvent aussi dans certains livres sérieux, consacrés à des questions d’actualité, étrangères au libéralisme à proprement parler, comme La question romaine (1859). Je ferai une exception pour sa Grèce contemporaine (1854), car ce livre a connu un rebond de célébrité il y a quelques années, à l’occasion des déboires financiers de l’État grec. Quant aux autres préoccupations d’About associées à la liberté, et qui se trouvent exposées dans ses romans — voir par exemple la Fille du chanoine, première nouvelle du recueil les Mariages de province (1868), dans lequel About décrit les déboires causés par l’oppression parentale dans la question du mariage — je ne retiendrai que celles qu’il a exposées patiemment dans ses quelques ouvrages de doctrine. Car en marge, d’un côté, de son engagement quotidien dans la presse, et de l’autre de son œuvre légère et même parfois frivole de romancier ou d’homme de théâtre, About a écrit plusieurs livres et brochures consacrées directement aux grandes questions politiques, économiques et sociales. Il y eut même dans sa carrière une décennie spéciale durant laquelle il abandonna la littérature pour traiter, avec son style léger et entraînant, des grands thèmes habituellement couverts par les économistes libéraux tels que Frédéric Bastiat, Michel Chevalier ou Gustave de Molinari. C’est George Sand, semble-t-il, qui le poussa surtout à s’engager dans cette voie. « Vous êtes un grand satirique et un grand avocat », lui écrivit-elle en mai 1863 ; « vous n’êtes pas fait pour amuser seulement. Vous êtes fait pour redresser et pour instruire. » (Correspondance de Georges Sand, vol. XVII, 1964, p. 633.)
Avant même cette proposition, on peut citer d’About, dans le genre sérieux et libéral ici considéré, sa courte lettre sur la liberté de l’enseignement, publiée en 1860. L’un de ses confrères imprimait alors un projet de réforme aboutissant à confier à l’État l’éducation nationale : About repoussa ce projet, le qualifiant de véritable « dictature », et il se prononça pour la liberté « absolue » de l’enseignement. (Considérations sur la liberté d’enseignement par Marie-Henry de La Garde, suivies d’une lettre adressée à l’auteur par Edmond About, 1860, p. 46-47.)
En 1864 parut Le Progrès, qui est peut-être le chef-d’œuvre d’About, et son ouvrage de doctrine le plus fécond et le plus abouti. Me proposant d’analyser plus loin les idées libérales d’About, je ne ferai ici que mentionner son succès remarquable, et ses rééditions en 1864, 1865, et 1867. La popularité et le succès n’étant par définition pas communs, je joindrai dans cette analyse bibliographique la liste des rééditions des textes libéraux d’About, car peu d’auteurs, mis à part peut-être Jules Simon, ou Tocqueville (mort en 1859), rencontrèrent à cette époque une si large diffusion.
En 1865, About publia encore une petite brochure, reproduite plus tard dans la deuxième série des Causeries : elle est consacrée à la liberté du travail des femmes. Il avait saisi l’occasion du rejet des femmes de l’industrie typographique, rejet qu’il qualifie de « prétention injuste, illibérale, illogique au premier chef » (La justice, etc., 1865, p. 7 ; Causeries, vol. II, 1866, p. 298), pour faire le procès des inégalités légales, existantes ou projetées, entre les hommes et les femmes. Son argument majeur était qu’il n’y a pas deux logiques, l’une pour les hommes, l’autre pour les femmes, et que la liberté du travail vaut pour tout le monde. (La justice, etc., 1865, p. 22 ; Causeries, vol. II, 1866, p. 318) Aussi disait-il aux hommes qui cherchaient à exclure du marché leurs concurrentes féminines et à les renvoyer dans leur foyer, où elles gagneraient leur pain comme elles pourraient : « Tout être intelligent choisit librement un travail, selon ses goûts et ses aptitudes. Vous trouveriez injuste et révoltant que l’on vous contraignît à casser des pierres sur les routes. Homme ou femme, chacun peut vivre comme il lui plaît, pourvu qu’il ne nuise à personne. » (La justice, etc., 1865, p. 17 ; Causeries, vol. II, 1866, p. 312) Mais je reviendrai plus tard sur la défense de la cause féminine par Edmond About.
Dans le domaine de l’économie politique, il a encore consacré un livre pour prouver aux masses l’utilité des assurances sur les biens et sur les personnes (Les questions d’argent. L’Assurance, 1865, réédité en 1866 et 1874) et une petite brochure sur le thème plus précis encore de l’épargne populaire et de l’assurance sur la vie (Le capital pour tous. Plus de prolétaires, 38 millions de bourgeois, 1868). Mais c’est surtout son A B C du travailleur (1868) qui nous arrêtera. Cette œuvre généraliste qui connut un vrai succès, et qui sera rééditée quatre fois (1869, 1879, 1882, 1888), était conçue comme un traité d’économie à l’usage des masses. Le Catéchisme d’économie politique de Jean-Baptiste Say étant jugé trop austère et trop abstrait, About en livra sa propre version, en lui donnant aussi un titre laïcisé. C’était, sur le terrain des questions proprement économiques, la continuation de son œuvre de propagandiste.
[Nature de sa contribution au libéralisme] Les écrits d’About sont remplis de passages succulents, de bons mots, de comparaisons habiles, propres à toucher les masses. Les contemporains qui l’ont côtoyé racontent que lorsqu’un trait saillant traversait son esprit, il ne pouvait s’empêcher ou de le dire ou de l’écrire, et que dans les réunions privées qu’il égayait de son esprit, sa femme même ne pouvait le retenir, et gémissait impuissante en disant : « Edmond ! » (Marcel Thiébaut, Edmond About, 1936, p. 129-130.) Son humeur mordante, son esprit sans cesse railleur, le font distinguer de Bastiat, auquel il ressemble tant par ailleurs, mais dont la verve était propre, presque douce, comme son caractère. About au contraire, qui sait manier l’humour, ne manque pas non plus de la capacité d’écraser son adversaire sous une plaisanterie confondante.
Sa contribution au libéralisme français se rapproche, par l’intention, de celle de Frédéric Bastiat : mais About n’a pas de prétention scientifique, et s’il étudie les faits et les statistiques, ce n’est pas pour en faire usage, mais pour observer ou vérifier des tendances. L’économie politique, il la saisit comme un écolier, et ne songe pas à la réformer. Ce qu’il accomplit, ou du moins ce qu’il ambitionne, c’est de passer les vérités de la science dans le fond commun du savoir, c’est d’enseigner les principes de la liberté aux prolétaires, par exemple, en publiant des livres attrayants, des brochures à bon marché, qui parlent leur langue et soient décidément destinés à les instruire.
Edmond About dispose pour cela du tempérament et des compétences techniques nécessaires. Séduit, vers 1848, par les idées socialistes, desquelles il est revenu, il connaît la force des préjugés populaires et ne médit pas du pauvre ouvrier qui déraisonne. Lui aussi, étant lycéen, s’imaginait que la communauté des hommes devait se faire dans le partage des richesses de ce monde, que la terre était à tous, ou que l’argent était sale, et la richesse une flétrissure (A B C du travailleur, 1868, p. 11, 180). About sait en outre parler le langage des masses, en assaisonnant ses considérations théoriques de comparaisons et d’historiettes.
[Appui donné par l’étude de ses papiers inédits] Mais avant d’en venir aux principes qu’il a défendus dans ses écrits en renouvelant leur présentation et leur argumentation, il me faut indiquer une ressource supplémentaire à la compréhension de sa pensée vraie. Son livre du Progrès rassemble, je l’ai dit, ses conceptions libérales et les expose d’une manière didactique et assez complète. Mais l’examen des papiers d’About indique que ce texte n’était qu’une version adoucie, censurée, d’un premier travail plus audacieux. Déjà Ludovic Halévy avait noté dans ses carnets, en décembre 1863, que le futur livre d’About serait sensiblement remanié par l’éditeur, Louis Hachette. « About est à Paris » marque-t-il. « Il était hier soir à l’Opéra. Il a terminé un ouvrage politique et philosophique, le Progrès. Ouvrage absolument impie, dit-il, et qui distancera la Vie de Jésus[d’Ernest Renan (1863)]. L’athéisme est indiqué comme la base nécessaire des sociétés futures. Quant à Jésus-Christ, Aboutl’appelait : Un Israélitedistingué dont M. Renan a fait un portrait trop flatté. Mais le prudent Hachette a reculé devant cette phrase originale : About a dû la supprimer. » (Carnets, 1862-1869, 1935, p. 28) Aujourd’hui nous n’avons pas la trace du premier état du texte ; mais les archives personnelles d’Edmond About, conservées à l’Institut (Ms. 3984), nous donnent à lire un autre document important, à savoir les placards corrigés, où Hachette a porté des commentaires, barré des passages, demandé des adoucissements, sur une version du texte qui était déjà amendée. En comparant les placards avec le texte imprimé, il est clair que le message d’Edmond About a été adouci. À titre d’exemple, « l’esprit le plus faux et le plus arrogant du dix-septième siècle, l’évêque Bossuet », devient « l’immortel Bossuet » dans le texte imprimé. De même, un passage qui critique l’administration après l’accident sur le chemin de fer des dunes de l’Ouest, entre Carnac et Quiberon, se trouve tout à coup transporté en Chine, entre Ning-Po et Ky-Tcheou, pour ne pas heurter les sensibilités. Non seulement About a dû faire des concessions dans le style, pour éviter les attaques trop violentes contre la religion notamment, mais il a transformé aussi à certains endroits sa pensée, quand elle était jugée trop audacieuse. J’en donnerai ici un exemple frappant. Le dixième chapitre du placard, intitulé « Le droit et l’association » — et qui est devenu le cinquième dans l’imprimé, sous le titre « Le droit » —, se présente comme un grand exposé sur les droits individuels. Une modification de quelques mots, entre le placard et l’ouvrage imprimé, a produit dans cette discussion une altération majeure. Dans la version originale, plus ou moins remaniée déjà, qu’on lit dans le placard, le chapitre s’ouvre par ces mots : « Qui que tu sois, lecteur, mâle ou femelle, fort ou faible, savant ou ignorant, noble ou roturier, Bourbon ou Durand, je te déclare, au risque d’étonner ta sottise et d’épouvanter ta couardise, que tu n’as ni maître, ni chef, ni supérieur naturel, et que ta personne et tes biens ne relèvent que de toi. » (Bibliothèque de l’Institut, Ms. 3984) Or l’imprimé fait une brève modification, très lourde de sens, et on lit désormais : « Homme grand ou petit, riche ou pauvre, fort ou faible, savant ou ignorant, noble ou roturier, Bourbon ou Durand, je te déclare, au risque d’étonner ta sottise et d’épouvanter ta couardise, que tu n’as ni maître, ni chef, ni supérieur naturel, et que ta personne et tes biens ne relèvent que de toi. » (Le Progrès, 1864, p. 59) Toute la puissance de la pensée d’About sur le droit égal des femmes à la liberté individuelle et à l’auto-détermination est perdu. Certes, on peut encore lire dans le chapitre imprimé quelques affirmations courageuses, mais désormais vagues et sans force, comme celle qui professe qu’« il n’y a point de degrés dans la dignité humaine » (Le Progrès, 1864, p. 59), mais l’agencement original du chapitre et la formulation très claire de son ouverture rendait davantage compte des intentions précises de l’auteur. L’étude de ce document permet du moins cette observation précieuse, qu’au sein d’une génération de libéraux dont la conversion aux principes du féminisme libéral était encore à faire, Edmond About a cherché avec fermeté à placer la liberté individuelle des femmes sur le plan de l’égalité. En consultant ses romans ou ses autres ouvrages sérieux ou réputés tels, cette connotation n’est certes pas une surprise. On sait qu’il disait de la question des femmes, que c’était un sujet « sur lequel on ne saurait trop s’étendre » (Causeries, vol. II, 1866, p. 14) Et non content d’avoir livré bataille pour leur garantir l’accès libre aux différents métiers — et non seulement aux activités du foyer, ou aux professions dites féminines — About avait aussi condamné la pauvreté de l’éducation morale et intellectuelle apportée aux jeunes filles. « Toute une moitié de la nation, le sexe féminin », écrivait-il, « appartient à la catégorie des non-valeurs relatives. Assurément, la nature n’a rien fait de meilleur ni de plus intelligent que la femme ; elle est propre à tous les travaux de l’esprit ; elle est capable de tous les actes de dévouement et d’héroïsme. Elle est plus courageuse que l’homme (et sans cela, la terre serait dépeuplée depuis longtemps) ; elle est plus sobre ; elle a toujours plus de finesse et souvent plus d’élévation dans les idées. Elle aborde avec succès le commerce, l’industrie, l’art, les lettres, les sciences, la politique même, lorsqu’un heureux hasard la met hors de page et émancipe ses talents. Mais l’homme, qui s’applique si bravement à perfectionner ses bœufs, ses chevaux et ses chiens ; l’homme qui a su dresser les éléphants à danser la polka, les barbets à faire l’exercice et les petits oiseaux à dire la bonne aventure, met presque autant de zèle à rabaisser sa compagne et son égale par la plus odieuse et la plus sotte éducation. J’ai lu je ne sais où, mais assurément dans des livres écrits en style noble, que le christianisme et la chevalerie avaient mis la femme sur le trône : comment se fait-il donc qu’elle soit encore gouvernée comme une ilote en jupons ? Pourquoi l’instruction qu’on lui donne est-elle entièrement tournée à l’ignorance ou à la niaiserie ? Dans quel intérêt traitons-nous son cerveau comme le mandarin traite les pieds de sa chinoise ? Pourquoi poursuivons-nous d’une sorte de réprobation toute femme qui cultive un autre art que la musique ? Pourquoi le travail est-il organisé de telle façon qu’une femme ne puisse honnêtement gagner sa vie ? Pourquoi les industries féminines par excellence sont-elles envahies par MM. les lingers, corsetiers et couturiers, tandis qu’une femme est généralement reçue à coups de fourche lorsqu’elle se présente comme compositeur dans une imprimerie ? » (Le Progrès, 1865, p. 129-130.) Ailleurs, il demandait s’il était si précieux et utile de bander les yeux des jeunes filles sur les pratiques de la vie maritale, et si un savoir honnête aurait été vraiment un vain bagage (Causeries, vol. II, 1866, p. 22).
[Les principes du libéralisme popularisés par About] About a poursuivi sa carrière de propagandiste des idées libérales avec l’ambition première d’être clair, instructif et convaincant. Il écrivait pour les masses, et cela impliquait d’adapter l’exposition et l’expression des idées au lecteur, fût-il un simple paysan, un manouvrier ou un domestique. La gloire des grandes productions de l’esprit, About la laissait à ses amis, collègues, et fréquentations, Michel Chevalier, Édouard de Laboulaye ou Hippolyte Taine. Sa tâche à lui était plus sommaire. « La plupart des savants écrivent pour se faire admirer », notait-il une fois ; « je ne suis qu’un ignorant de bonne volonté, et je n’ai d’autre ambition que d’être compris. » (L’Assurance, 1865, p. 23) Même renfermé dans ces bornes modestes, About frappait par son enthousiasme et son ardeur communicative. D’un coup d’œil, il saisissait la grande valeur d’une question d’économie politique, et l’exposait sans broncher en termes simples à un public enragé par les préjugés contraires. Pour ceux qui, à ses côtés, ne partageaient pas son goût pour les questions économiques, il paraissait un illuminé, touché par la grâce. « Qu’il s’agit du libre-échange ou des sociétés de coopération », dit Joseph Reinach, « de la question monétaire ou des grèves, des non-valeurs de la terre ou de l’assurance, des transports ou de la mutualité, ils’assimilait les principes généraux avec une prodigieuse facilité et il en parlait avec une telle abondance d’arguments et de renseignements, avec une telle précision et une telle sûreté, qu’on eût juré qu’il ne s’était jamais occupé d’autre chose. » (Le dix-neuvième siècle, 1892, préface, p. xxxv) Cette terre d’adoption n’était pas, on le sait, sa spécialité, car à vrai dire About n’en eut jamais aucune ; aussi on n’espère pas qu’il fût, dans la défense des idées libérales, aussi neuf et brillant que les grands maîtres à penser qui lui donnèrent la matière de ses ouvrages.
Son mérite est à trouver ailleurs. Écrivant pour les ouvriers, il leur parle un langage de sagesse, et donne le change aux écrivains socialistes qui enveniment les débats. About, lui, n’offre ni séduction factice ni promesse illusoire. Aux ouvriers qui répètent les mots qui les ont flatté, et se disent des déshérités, il répond que non : « rien n’est plus faux. Déshérités par qui ? Déshérités de quoi ? Leurs pères n’ont rien laissé pour eux. Ont-ils la prétention d’hériter d’un inconnu, au détriment des successeurs légitimes ? » (A B C du travailleur, 1868, p. 261). De même, About écrit que c’est presque toujours par une méprise que l’ouvrier se croit volé par le capital ou le capitaliste : il s’exagère la valeur de son travail et déprécie le travail de son collaborateur, ce travailleur massif en fonte, qui a pour nom capital. (A B C du travailleur, 1868, p. 266) Par ricochet les profits et ce que l’économie marxiste nommait la plus-value sont de toute justice, et aucune expression n’est plus vide de sens que celle qui parle d’exploitation de l’homme par le capital. Les agitateurs socialistes, dont les péroraisons raisonnent dans les usines, se trompent donc sur les motifs ; et l’on s’aperçoit rapidement que leurs conclusions ne valent guère mieux. Redistribuer les revenus serait une pratique honteuse et illégale, dit About, car l’État a pour mission de protéger les propriétés, non de les violer. (Le capital pour tous, 1868, p. 4) Décerner des droits nouveaux par excès de philanthropie irait de même à contre-sens du progrès. Le droit à l’éducation, notamment, est une prétention abusive, qui renverse les droits et corrompt le principe de la propriété. (Le Progrès, 1864, p. 70) Et si les ressources de l’association sont estimables, ce n’est pas, dit-il, dans de grandes sociétés coopératives de consommation qu’il faut placer ses espoirs, l’essai ayant donné, en Angleterre, des résultats piteux, hélas conformes aux principes. (A B C du travailleur, 1868, p. 283) De même, la grève a pour vice rédhibitoire de nuire également aux deux parties et de produire des privations et des ruines, quand il serait plus sensé de s’entendre d’emblée. (Causeries, vol. II, 1866, p. 143) Quelle solution reste-t-il, alors ? Il reste pour l’ouvrier pauvre la ressource d’une organisation sociale et économique qui facilitera son élévation, c’est-à-dire la liberté de produire et d’épargner paisiblement. (A B C du travailleur, 1868, p. 156) Il lui reste aussi à comprendre que les intérêts du capital et du travail sont harmoniques, et qu’au lieu de maugréer contre la fortune d’autrui, il vaut mieux qu’il souhaite à son prochain l’opulence et la fortune, et cela dans son propre intérêt. (Idem, p. 138-139 et p. 140)
Dans une démarche d’honnêteté intellectuelle, et avec un vrai sens de l’intérêt des travailleurs, About expose aussi les grands principes de l’économie libre, par lesquels chacun consomme, travaille ou échange, porté par le courant continuel du progrès. Dans l’A B C du travailleur, notamment, il revient sur le motif structurant de l’intérêt personnel, qui est à la base de l’échange et des autres faits économiques. « Tous les producteurs produisent en vertu du même principe » explique-t-il, « qui est l’intérêt personnel bien compris. Le boulanger ne pétrit pas le pain pour nourrir les autres hommes, mais pour gagner son pain lui-même et manger à son appétit. Le maçon ne bâtit pas pour loger le prochain, mais pour payer son terme. » (A B C du travailleur, 1868, p. 63-64) Et si chacun obtient par son travail spécial les moyens de mener sa vie et de la soutenir, c’est que l’échange leur permet d’obtenir ce qu’ils désirent. Ce mécanisme de l’échange, central dans l’économie des sociétés, About en fait un vibrant éloge, et il dit à ses modestes lecteurs que « si les hommes raisonnaient un peu, ils seraient tous en admiration et en reconnaissance devant le mécanisme bienfaisant de l’échange. Il nous permet d’obtenir tous les biens qui nous manquent, tous les services que nous ne pourrions nous rendre à nous-mêmes. Et à quel prix ? Moyennant un travail utile, n’importe lequel, qui est toujours laissé à notre choix. » (Idem, p. 121-122) Le mérite du fonctionnement libre du marché se présente aussi par contraste, lorsque l’on considère les opérations auxquelles donne lieu l’intervention de l’État dans l’économie : primes, subventions, services publics. On se demande par quelle notion de la justice les amateurs de spectacles, du théâtre et de l’opéra, par exemple, voient leur places subventionnées par ceux qui préfèrent passer leur soirée au café, où aucun concitoyen ne paie leur addition. (Le Progrès, 1864, p. 319) C’est pourtant ce qui survient dans toute opération qui dépend du domaine administratif, rappelle About : l’homme qui reste chez lui paie l’entretien des routes impériales, et celui qui ne va pas à la messe n’en contribue pas moins à la réparation des églises. (Idem, p. 235) À l’inverse, le marché — ou « l’association libre », comme dit About — coordonne directement les besoins individuels et établit leur balance dans la justice et la proportionnalité. Ainsi, en achetant un billet l’utilisateur d’une ligne de chemin de fer pait le prix du service qu’on lui rend, et celui qui ne voyage pas conserve son argent pour assouvir ses propres besoins. (Idem, p. 235) Le mécanisme de l’échange a encore pour vertu d’harmoniser les intérêts et d’introduire un élément structurant de solidarité entre les peuples des différentes nations. Dans l’A B C du travailleur, About revient sur cette prétention courante chez les masses, de ne guère se préoccuper ou s’émouvoir des malheurs économiques ou sociaux survenus dans une autre partie du monde, et que les journaux français leur rapportent. « Que m’importe le choléra, s’il est aux Indes ? » : tel est le langage du commun. « Qu’ai-je à craindre de la guerre civile, si elle se débat entre Américains ? Les Taïpings ont égorgé toute la population d’une province, mais je m’en moque bien : c’est en Chine ! » (A B C du travailleur, 1868, p. 129) Pour lutter contre cette erreur économique, About explique comment la destruction d’un bien, l’incendie d’un quartier, le saccage d’une récolte, produisent par ricochet les plus terribles conséquences jusqu’à l’autre bout de la planète. Car les hommes et les femmes du monde entier sont les clients et les fournisseurs les uns des autres ; et celui qui s’est ruiné n’achète plus et ne vend plus. Aussi, la conclusion est celle d’un humanisme à l’échelle du monde, credo qu’About a plusieurs fois répété dans ses œuvres : dans L’Assurance, il parle de ces « hommes blancs, jaunes, rouges et noirs, tous solidaires les uns des autres comme les doigts de la même main » (L’Assurance, 1865, p. 29), et dans l’A B C du travailleur, où cette idée apparaît dans tout son développement, il donne encore cette même leçon, que « ni les distances qui nous séparent, ni les diversités d’origine, de couleur et de civilisation qui nous distinguent, ni même les malentendus qui nous arment parfois les uns contre les autres n’empêchent l’humanité de former un grand corps. » (A B C du travailleur, 1868, p. 130).
Le mécanisme de l’échange pourvoyant avec justice aux besoins économiques des populations, le rôle de l’État apparaît à About comme devant être essentiellement négatif : il s’agit uniquement de protéger les individus des ennemis du dehors et des malfaiteurs du dedans. (A B C du travailleur, 1868, p. 166). À ce titre, l’État peut être comparé à une grande société d’assurances mutuelles. (Le capital pour tous, 1868, p. 3) Toute intervention positive, contrevenant aux motifs des échanges libres, amènerait des déceptions. D’abord les résultats ne seraient pas à l’auteur des ambitions, comme pour la fixation des salaires, où l’intervention de l’autorité force les entrepreneurs à se passer des ouvriers dont le tarif excède la vraie valeur. (A B C du travailleur, 1868, p. 268). Ensuite, l’opération, même vaine, aurait encore eu pour méfait de violer la liberté individuelle, qui est chose précieuse. Elle l’était, du moins, suffisamment pour About, pour qu’il combatte chaque fois pour elle, et pour qu’il cherche à convaincre ses concitoyens de sa valeur suprême. Quant à ceux qui se promettaient une existence plus douce dans les fers de l’étatisme ou du collectivisme, il les laissait se débattre dans leur folie, et se contentait de les avertir : « Bonnes gens, vous êtes libres d’abdiquer tous vos droits, puisque vous y trouverez quelque mérite ; mais n’abdiquez pas les miens, par un excès de zèle ! Si le besoin d’obéir vous tourmente si fort, entrez dans une de ces associations particulières où l’on fait vœu d’obéissance : j’en serai quitte pour ne pas m’enfroquer avec vous. » (Le Progrès, 1864, p. 214)
Quoiqu’il ait toujours affiché une préférence marquée pour les questions relevant de l’économie politique — dans le sens assez étendu qu’avait alors ce terme —, Edmond About a aussi défendu la liberté et les solutions libres dans des aspects les plus divers. Il n’est pas jusqu’aux questions de déforestation et de survie de la faune, qui ne l’aient vu proposer des solutions conformes à l’initiative individuelle. Il voulait qu’avec quelques précautions de rigueur toutes les forêts de l’État et des communes soient vendues et exploitées enfin fructueusement par des individus ou des associations privées. (Le Progrès, 1864, p. 123) De même, il fournit des explications sur les moyens qu’emploie en Allemagne l’initiative individuelle, et qu’elle emploierait de même en France si on n’y mettait des bornes, pour repeupler les étangs et les forêts des espèces animales que la gestion laxiste et maladroite des autorités voit diminuer et parfois disparaître (Idem, p. 93-94).
Dans le domaine de la politique, il a défendu avec beaucoup de ferveur l’autonomie locale et il appelait ses compatriotes à décentraliser, mot qui était encore un barbarisme, et qu’il a participé à imposer, une quinzaine d’années avant son entrée dans le dictionnaire de l’Académie. (Le Progrès, 1864, p. 232) Converti, avec quelques réticences, à la démocratie complète et au suffrage universel, il entrevoyait des périls possibles dans la tendance des candidats à flatter ce qu’il appelait les « illusions plébéiennes ». (A B C du travailleur, 1868, p. 278) Dans un article de son journal Le dix-neuvième siècle, il arguait même que les codes, qui sont comme les bases de la société et de la civilisation, devraient être à l’abri des actions législatives. (Le Dix-neuvième siècle, 2 septembre 1872 ; éd. Reinach, 1892, p. 22.)
[La question de la religion] La plupart de ces idées et propositions libérales sont en phase avec l’orthodoxie des autres grands penseurs du siècle. L’une des dimensions de l’œuvre d’Edmond About, au contraire, a donné lieu à des divisons très fortes parmi les différents représentants du libéralisme français, et mérite donc un traitement à part : il s’agit de la religion.
Edmond About a participé au front anti-clérical, anti-religieux, présent dans le libéralisme français, menant sa vie durant un combat âpre et remarqué contre toutes les croyances mystiques. À l’instar de Voltaire, de Bayle ou plus tard d’Yves Guyot, il se rattachait à l’école des libre penseurs, ces « esprits positifs, rebelles à toutes les séductions de l’hypothèse, résolus à ne tenir compte que des faits démontrés. » « Nous ne contestons pas l’existence du monde surnaturel », disait-il encore ; « nous attendons qu’elle soit prouvée et nous nous renfermons jusqu’à nouvel ordre dans les bornes du réel. » (Le Progrès, 1864, p. 9) De même qu’Yves Guyot, dans sa préface à la réédition de la Religieuse, expliquera en 1886 la nécessité de continuer le combat engagé par Diderot contre les couvents où l’on enferme les jeunes filles nubiles (La Religieuse, 1886, p. xxxvi), de même Edmond About affirmera que les fabricants de miracles sévissent toujours, que les velléités autoritaires de l’Église ne sont pas de l’histoire, et que de nouvelles superstitions, plus sottes peut-être et plus répugnantes, ont succédé à celles dont Voltaire avait fait justice. (Le Dix-neuvième siècle, 18 juillet 1876 ; éd. Reinach, 1892, p. 109)
Dans cette entreprise, About jeta tout le sel, toute l’amertume et toute l’ironie qu’il puisait en lui, et il se rendit détestable à quiconque conservait un souffle de conviction religieuse. Aujourd’hui encore, un honnête chrétien ne pourrait lire certaines de ses tirades sans grimace. Quand il évoque les haras, il souligne par un éloge feint les soins que donnaient à cette œuvre les moines de l’ancien temps, « grands reproducteurs eux-mêmes » (Le Progrès, 1864, p. 167) ; et quand il évoque les Papes, dans son traitement de la question romaine, il ne peut s’empêcher d’appeler cette institution une « dictature sempiternelle, oisive, taquine, ruineuse, que des vieillards hors d’âge se transmettent de main en main » (La question romaine, 1859, p. 123.) À l’évidence, cette aigreur a participé à la célébrité du personnage. Elle n’était d’ailleurs pas feinte, ni forcément outrée. Dès ses jeunes années à l’École normale, raconte son ami Francisque Sarcey, About était si fixé dans son opposition à la religion, qu’il ne pouvait plus voir un catholique. « Quand Barnave [Charles Barnave, élève comme eux et futur prêtre] parle, son visage se contracte et, s’il lui répond, les mots amers et blessants lui coulent de la bouche. » « Il faut avouer aussi que Barnave le lui rend bien », continue Sarcey. « Il y a un mot de lui qui est authentique : Quand je vois passer About, disait-il, il me prend des envies soudaines de sauter sur lui, de l’étrangler de mes mains ; il me semble que je rendrais service à la religion. » (Journal de jeunesse de Francisque Sarcey, 1903, p. 141).
Au-delà de la violence du langage, il y a cependant, dans le combat anti-clérical d’Edmond About, quelques faits saillants qui méritent d’être rappelés. D’abord, en exposant les principes du libéralisme économique à destination des ouvriers, il était naturel qu’il blâmât les préceptes éculés de l’Église catholique sur l’impureté de la richesse ou l’illégalité du prêt à intérêt. (L’Assurance, 1865, p. xvii). De même, quand il défendait le mariage exclusivement civil ou les enterrements civils, en soutenant que personne ne doit être obligé de payer les prières qu’il ne consomme pas, il ne sombrait pas dans l’extravagance, mais promouvait une réforme de justice. (Le Dix-neuvième siècle, 29 octobre 1878 ; éd. Reinach, 1892, p. 251-252.) Enfin, il ne sera pas désavoué, malgré ses motifs, quand on le verra plaider pour le financement privé des cultes, et quand on lira l’argument selon lequel l’État, étant une association générale pour la répression du crime et la défense du sol, ne doit pas se mêler de sauver les âmes. (Le Progrès, 1864, p. 221)
Peut-être certains des plus obstinés contre lui porteront-ils eux-mêmes à son crédit la longue lutte qu’il a menée dans les journaux contre certaines aberrations de l’esprit, qui se propageaient à l’époque en dehors de la religion. Médiums, somnambules, devins, cartomanciens, interprètes de songes : toutes ces élucubrations se propageaient alors et disposaient de leurs propres journaux ; About en compte jusqu’à dix, et, dans le nombre, dit-il, « pas un qui s’imprime à Charenton », le célèbre asile pour les aliénés (Causeries, vol. II, 1866, p. 233). Ici se présentent les faiseurs de miracles, comme les frères Davenport, qui méritent d’être démasqués, parce qu’ils s’enrichissent de la bêtise humaine la plus crasse ; là se tiennent les médiums, les spiritistes, qui invoquent les spectres, font parler les morts, et forcent Socrate, Cicéron ou Lamennais, à écrire en français médiocre un supplément à leurs œuvres posthumes. (Idem) Ce mysticisme pour les esprits faibles, les vieillards et les femmes, serait peut-être à laisser en paix, s’il ne menaçait pas le fonctionnement normal de la société, en renversant les promesses données, en dépouillant des héritiers légitimes ou en jetant sans direction dans les opérations de la Bourse des fortunes patiemment acquise et qui s’y dissipent. (Idem, p. 247-248) Mais lorsque ses ravages sont connus, les hommes de bonne volonté ont bien le droit d’avertir les esprits niais qu’on les trompe.
Tout au long de sa croisade anti-religieuse, Edmond About a été accusé de fouler aux pieds la liberté de conscience. Il s’en est défendu à plusieurs reprises. En discréditant les aberrations du mysticisme, d’abord, il ne condamnait pas ses adeptes à la pénitence ou au mépris ; au contraire il demandait la bienveillance, et se contentait de donner des avertissements, semblable à celui qui a observé la force de la houle et conseille aux baigneurs de prendre garde. « Ce n’est pas attenter à la liberté des moutons que de crier : au loup ! » écrivait-il au cours de sa controverse contre le spiritisme. (Causeries, vol. II, 1866, p. 266) Il ne mobilisait pas un autre argumentaire lorsque, ayant accepté la concurrence des écoles religieuses pour l’enfance, où il s’agissait surtout de lecture et d’écriture, il refusait absolument que l’Église puisse se mêler de l’enseignement secondaire. Quoique sa préférence fût toute accordée à l’enseignement libre, il reconnaissait à l’État lui-même une supériorité, à cet égard, sur l’enseignement religieux. « Tout est perfectible dans l’État », expliquait-il, « tout est immuable dans l’Église. L’enseignement laïque fût-il organisé le plus sottement du monde, subordonne tous ses programmes à l’autorité du progrès. Il peut être myope, maladroit, traînard, musard et occupé de cent niaiseries ; il conserve malgré tout le vague instinct de la route à suivre : il marche en trébuchant vers le but de l’humanité qui est là-bas, en avant. L’enseignement clérical place le but en arrière. Donc, plus il est habile, insinuant et caressant, mieux il égare la jeunesse. » (Le Progrès, 1864, p. 402) Aussi, la liberté ne pouvait être attribuée à une institution qui avait pour vocation et pour résultat de tromper son jeune public et d’égarer leur esprit, et pour se servir d’une expression populaire, la liberté ne pouvait être donnée aux ennemis de la liberté. « Assurément », écrivait-il pour s’expliquer, « la liberté est la plus noble chose du monde. Toutes les libertés me sont également chères, sauf une cependant : la liberté de ceux qui me guettent la nuit, au coin de la rue, pour me tordre le cou. » (Le Dix-neuvième siècle, 7 décembre 1879 ; éd. Reinach, 1892, p. 288-289.) Et il visait l’Église catholique dans cette dénonciation.
[La face sombre d’About. Ses compromissions] Edmond About est comme tout homme qui pense un auteur chez qui les qualités et les défauts s’entremêlent. Lecteur averti, observateur perspicace, il paraît parfois soutenir machinalement les bons principes ; c’est toutefois une sécurité de façade, une force de conviction qui cache le défaut de l’enthousiasme et de la précipitation.
Ses capacités de prédiction, de même, étaient médiocres. Il a passé sa vie à prédire des événements qui se sont déroulés selon une séquence précisément contraire. La destruction du monopole de la boucherie, de la charcuterie, et quelques autres, sous l’impulsion de Napoléon III, lui fit croire par exemple que la tendance naturelle du progrès ne connaîtrait plus de revirement, et il promettait à la génération qui le lisait qu’elle verrait tomber tous les privilèges. (Le Progrès, 1864, p. 288) En 1868, il écrivait pareillement que le socialisme « a livré son dernier combat sous nos yeux, en juin 1848. Il est non seulement vaincu, mais désarmé par le progrès des lumières et le redressement des esprits. » (A B C du travailleur, 1868, p. 155) Enfin, dans son analyse de la politique européenne, il appela de ses vœux pendant des années des rapports d’ouverture et de confiance avec l’Allemagne : cette fois la réfutation par les faits se passerait sous ses yeux, et elle serait amère.
Dans le domaine de la théorie, About a tant écrit que les contradictions ne sauraient nous étonner : ce qui marque davantage, c’est la persistance de certaines convictions qu’au regard des principes ordinairement défendus par les libéraux français, on peut appeler proprement hétérodoxes. Ainsi, lorsqu’il refuse à l’Église catholique la liberté de participer au marché concurrentiel de l’enseignement secondaire, il paraît compromettre ses principes au profit de ses convictions. Il n’en est pas autrement, lorsqu’il s’enthousiasme pour le mécanisme de l’assurance sur la vie, et que, regrettant le retard des compagnies privées à cet égard, il se tourne du côté de l’État pour un rôle de facilitateur. (Le capital pour tous, 1868, p. 22)
On peut classer les compromissions d’Edmond About dans deux grandes catégories, qui correspondent aussi à deux périodes distinctes de sa vie. Dans la première, jeune écrivain ambitieux, il se lie au pouvoir en place et produit des œuvres de circonstance, dans lesquelles il loue servilement la personnalité, les accomplissements et les projets de l’empereur, comme le ferait non un intellectuel, mais un fidèle et un protégé. Dans la seconde, son patriotisme enflammé par les évènements le conduit à des propositions peu consensuelles.
[About le courtisan] About affirme lui-même, dans l’un des passages de ses œuvres, qu’il n’est pas homme à se compromettre ou à flatter servilement : « je ne suis pas de ceux qui usent leurs pantalons aux genoux », écrit-il exactement (Causeries, vol. II, 1866, p. 148). Ce type de formule ne doit pas nous en imposer, pas plus que la grande et célèbre profession de foi de Benjamin Constant, sur ses quarante années de même constance dans la défense d’un libéralisme rigoureux, ne doit convaincre d’emblée l’historien scrupuleux. (Mélanges de littérature et de politique, 1829, p. vi) Edmond About, qui d’abord publia des articles de journaux critiques envers Napoléon III, en devint plus tard un sympathisant, et écrivit plusieurs ouvrages sous son influence et son patronage, sinon tout à fait sous sa dictée. C’est le cas de La question romaine (1859), de La nouvelle carte de l’Europe(1860) ou de La Prusse en 1860 (1860). Sa conversion avait été facilitée par son opposition de jeune homme aux exaltations révolutionnaires, et au fait que s’il pensait que la république était un joli gouvernement, il croyait aussi « qu’on doit prendre le temps comme il vient et tirer le meilleur parti possible du gouvernement que l’on a. » (Lettres d’un bon jeune homme à sa cousine Madeleine, 2e édition, 1861, p. iii) Pour un temps, ce grand artisan du progrès et des libertés humaines s’abaissait à vanter la grandeur et la force, semblable à cette église catholique dont il avait médit en notant, dans les placards du Progrès, que « qui dit clergé, dit prudence et respect du pouvoir tant qu’il est fort ». (Bibliothèque de l’Institut, Ms. 3984)Lui-même trouvait alors à justifier le pouvoir autoritaire de l’empereur. « Il est vrai que l’empereur Napoléon travaille à la grande et à la prospérité de la France avec un pouvoir très étendu », écrivait-il. « Mais ce pouvoir, c’est la nation qui le lui a confié. Y a-t-il dans toute l’Allemagne un seul prince qui soit le député de la nation, élu comme Napoléon III par le suffrage universel ? Il est vrai que la majorité des Français obéit, et même avec un certain empressement, à l’empereur Napoléon. Mais cette obéissance est égale pour tous, comme l’obéissance aux lois, comme le paiement des impôts. C’est une obéissance démocratique, parce qu’elle a été votée d’avance par tout le monde, et parce que nul Français n’a le droit de s’y soustraire. » (La Prusse en 1860, 1860, p. 18) Cette « obéissance démocratique », et autres bassesses indignes de lui, valurent à About des médisances et des reproches. L’échec retentissant de Gaëtana (1862), dont il a été parlé précédemment, n’eut d’ailleurs par d’autre cause. Si la jeunesse parisienne a refusé de voir cette pièce se jouer paisiblement, racontera un étudiant, ce n’est pas pour des défauts de style ou d’intrigue. « Nous nous bornons à ne pas aimer votre caractère politique ; et voilà pourquoi Gaëtana a été sifflée. » (À Monsieur E. About. Lettre d’un étudiant, 1862, p. 12)
Revenu, peu à peu, de cet enthousiasme mal placé, About fit amende honorable, avouant « beaucoup de sottises ». « J’en ai fait par paroles, par actions et par écrit. Il y a là, dans la bibliothèque, vingt-cinq volumes dont les trois quarts auraient pu se dispenser de naître. Que d’erreurs, de contradictions, de malices inutiles et de violences dangereuses ! Combien d’engouements dont on est revenu, et de sévérités sur lesquelles on voudrait pouvoir revenir ! Baste ! ce qui est fait est fait ; tous nos actes se tiennent par un enchaînement nécessaire. Le plus clair de tout ceci est que j’ai rudement travaillé ; que je n’ai jamais exprimé une pensée qui ne me parût vraie dans le moment ; que mes sottises les moins vénielles n’ont guère nui qu’à moi-même, et que je puis me les pardonner, car elles ne m’empêchent pas d’être heureux. Quand je passerais une autre douzaine d’années à corriger ce que j’ai fait, le monde n’en irait pas mieux. Le parti le plus sage est de tourner le dos au passé, de voir le bien qui reste à faire, les vérités qui restent à dire, et de choisir son lot dans cet énorme travail. » (Causeries, vol. II, 1866, p. 338-339.)
Il n’en continua pas moins de louer certaines actions de Napoléon III, et de s’associer à nombre de ses projets de réformes ; mais il le fit avec discernement, en symbiose avec les principes de liberté qu’il chérissait et dont il s’était fait le populaire défenseur. Ainsi, il pouvait légitimement féliciter l’empereur d’avoir écrit ce crédo remarquable, selon lequel « il faut éviter cette tendance funeste qui entraîne l’État à exécuter lui-même ce que les particuliers peuvent faire aussi bien et mieux que lui. » (Le Progrès, 1866, p. 177) De même, il pouvait vanter dans l’A B C du travailleur la suppression des passeports, la liberté de la boulangerie, de la boucherie, de l’imprimerie, de la librairie et des entreprises dramatiques ; l’abolition du monopole qui avait accaparé les voitures de Paris ; le droit de coalition qui permet aux ouvriers de lutter à armes courtoises, mais égales, avec leurs patrons ; la liberté du courtage ; la fin du maximum qui régissait la vente du pain ; et enfin une révolution radicale dans le système douanier. (A B C du travailleur, 1868, p. 162) Et quant au pouvoir personnel de l’empereur et à son autorité sans bornes, About la plaçait désormais sous la responsabilité du bon peuple de France, qui fut assez bête pour signer par deux fois un bail indéfini et sans conditions avec le premier homme qui fût venu lui offrir un peu de sécurité. (Causeries, vol. II, p. 186-187).
[Bellicisme] Venons-en désormais à la deuxième époque des compromissions d’Edmond About. En 1860, celui-ci promouvait une politique d’amitié avec l’Allemagne ; c’est un errement dont il revint. Mais lorsque la menace d’une absorption de l’Allemagne par la Prusse se dessina, son nationalisme et sa ferveur ne connurent plus de bornes, et il s’engagea par la plume pour la défense de l’idée d’une guerre protectrice. Certes, le conflit franco-prussien allait écraser les dissentiments doctrinaux, et les pacifistes eux-mêmes se trouveraient impuissants. Mais sans doute y a-t-il plus d’honneur à s’être trouvé aux côtés de Frédéric Passy ou de Joseph Garnier, écrivant au Roi de Prusse en octobre 1870 pour qu’il cesse les hostilités et écoute leurs raisons (Frédéric Passy, Historique du mouvement de la paix, 1904, p. 35), plutôt qu’à avoir, comme About, pesté contre le « parti des doux », qui refusent la guerre ou font d’immenses efforts pour l’éviter. « La guerre est une triste nécessité, d’accord », écrivait-il dans sa ferveur. « Il est à souhaiter que les nations règlent leurs intérêts à l’amiable ; mais tant qu’il y aura des ambitieux et des violents sur les trônes, il faudra bien opposer le chassepot au fusil à aiguille, et prêter main forte au bon droit… Le paysan, l’ouvrier, le marchand ont cent raisons pour une d’aimer la paix, mais lorsqu’ils sentent que l’intérêt général est en danger, ils ne se dépensent pas en pleurnicheries humanitaires, ils n’épiloguent pas sur les prétextes, ils ne demandent pas si le gouvernement a besoin de se refaire une popularité ; ils disent tout simplement : va pour la guerre ! Faisons-la bonne, puisqu’il n’y a pas moyen de l’éviter, et plaise à Dieu que celle-ci soit la dernière ! » (Le Soir, 17 juillet 1870.) Lorrain de naissance, devenu parisien par nécessité, About fut surtout un Alsacien d’adoption, et c’est dans sa demeure de la Schlittenbach (commune de Saverne) qu’il écrivit la plupart des ouvrages qui forment le fond de cet article. La défaite de la France entraînait donc à sa suite, non seulement un démenti formel à ses élucubrations diplomatiques du début des années 1860, mais aussi la fin de sa vie paisible en Alsace. C’est ce qui explique, sans toutefois la justifier, la grande ardeur qu’il démontra durant la douzaine d’années qui lui restait à vivre, contre tout projet de rapprochement avec l’Allemagne ou d’accord, d’accommodement avec ce pays ennemi. C’était, de son point de vue, une question d’honneur national. « Quel que soit l’intérêt qui puisse nous conseiller un jour de rechercher ou d’accepter l’alliance des Allemands, nous ne le pouvons pas ; l’histoire nous flétrirait comme une nation de pleutres. » (Le Dix-neuvième siècle, 18 novembre 1884 ; éd. Reinach, 1892, p. 390)
[Colonialisme] Ce même motif de l’honneur national fit prendre à l’engagement d’About un nouveau tour curieux une fois la guerre franco-prussienne terminée. Dans le Progrès, il avait défendu le droit populaire et l’indépendance des nationalités, soutenant même que « révolutionner les gens malgré eux, c’est encore les opprimer. Chaque association d’hommes est maîtresse de ses destinées. Si quelqu’un se complaît dans l’obéissance ou dans la dépendance, personne n’a le droit de l’affranchir contre son gré. » (Le Progrès, 1864, p. 461, 435.) Sur un autre plan, il avait, ainsi qu’il a été expliqué, affirmé la solidarité des peuples de toutes les couleurs et de toutes la nationalités, et il se disait opposé à l’idée de l’inégalité des races (L’Assurance, 1865, p. 29 ; Causeries, vol. II, 1866, p. 345). À cette époque, il remarquait qu’au centre de l’Afrique ou sur quelques îles de l’Océanie se trouvaient des peuplades que l’angle facial, le volume du cerveau et les facultés intellectuelles plaçaient encore, disait-il, au niveau du gorille, ou peu s’en faut, et il les appelait les « traînards de l’armée » (Le Progrès, 1864, p. 17-18.) Mais c’est surtout la défaite de 1870 qui créa chez lui ce besoin vital du rebond ; et comme une grande partie de sa génération, c’est dans la colonisation qu’il trouva l’opportunité de ce sursaut d’honneur national.
Ses biographes s’accordent pour dire que dans les dernières années de sa vie, Edmond About a été un défenseur passionné de la colonisation, et que ce thème devint alors l’un de ses favoris. (Albert Thiébaut, Edmond About, 1936, p. 172 ; H.-J. Rey, EdmondAbout ou les tribulations d’un petit-fils de Voltaire au XIXe siècle, 2003, p. 301). Il devint même président de la Société française de colonisation, fondée primitivement à Brest en juillet 1883 par M. Froger, professeur à l’École navale. À cette époque, ses convictions s’étaient raidies, et les vieilles appréhensions qu’il avait manifestées dans certains de ses ouvrages, notamment sur la « médiocre et incertaine » compensation que la Cochinchine offrait à la perte de Madagascar, où les Français s’étaient rués en masse « au profit des jésuites qui nous taillent des croupières à Paris », étaient abandonnées au profit d’une conviction plus sereine (Le Progrès, 1864, p. 322 et 476). La déchéance nationale, symbolisée par la défaite, avait blessé sont cœur patriotique ; or il fallait offrir autre chose à la France, « cette grande et malheureuse nation démembrée, ruinée, humiliée, reléguée au second ou au troisième rang des puissances européennes », et à son peuple, privé de destin, et jouissant alors « du triste avantage de n’être rien. » (Le Dix-neuvième siècle, 21 septembre 1877 ; éd. Reinach, 1892, p. 183 ; Idem, Le Dix-neuvième siècle, 30 mai 1876 ; éd. Reinach, 1892, p. 106) Son programme colonial s’établissait ainsi dans la certitude, quoique dans les modalités About accorda une large place aux circonstances politiques. Ses articles, dans les journaux auxquels il a contribué ou qu’il a dirigé à cette époque, professent la nécessité de tirer parti des occasions, afin d’accomplir un projet conçu comme vital pour le pays. « Serrés, contraints, presque étouffés dans nos nouvelles et déplorables frontières », écrit-il par exemple, « les Français de 1883ne peuvent respirer librement que loin d’ici. Nosvieilles colonies sont mortes, ou bien malades. Il nous faut à tout prix en créer de nouvelles, sous peine de glisser au rang des peuples déchus. Le dernier ministre Ferry nous a donné la Tunisie que nous tenons et que nous garderons, quoi qu’il en coûte. L’expédition de M. de Brazza nous promet une France africaine au Congo : il faut la prendre. Nous avons des droits incontestés sur l’île de Madagascar : il faut les maintenir. Le protectorat du Tonkin s’impose aux maîtres de la Cochinchine : il faut nous établir au Tonkin. » (Le Dix-neuvième siècle, 9 avril 1883 ; éd. Reinach, 1892, p. 349)
About n’en avait pourtant pas perdu sa clairvoyance. Quoiqu’il ait pu être légitiment tenu pour l’un des responsables, il s’attristait de l’expansion féroce et maladroite du territoire colonial français, et il soutenait qu’en matière de colonisation, les gouvernements successifs s’étaient comportés comme ces enfants à qui l’on dit qu’ils ont eu les yeux plus gros que le ventre. « Mieux vaudrait posséder moitié moins de sujets exotiques, jaunes ou noirs, et qu’ils fussent plus positivement à nous » écrivait-il. (Le Dix-neuvième siècle, 18 novembre 1884 ; éd. Reinach, 1892, p. 389) About savait en outre que dans beaucoup de territoires la présence française faisait naître des oppositions dangereuses, et qu’en dernière analyse elle absorbait et absorberait encore pendant longtemps des masses de capitaux immenses et un nombre d’hommes considérable. Mais ces considérations, qui par le passé n’avaient pas arrêté Beaumont, Tocqueville et de nombreux autres, ne devait pas non plus renverser sa conviction, fermement ancrée dans les commandements de l’honneur national. Aussi, lorsqu’il soulignait des errements, des travers ou des fautes, il n’en maintenait pas moins la cause de la colonisation. « C’est vrai, le plus clair du profit qu’on peut empocher au Tonkin est dans les coups », reconnaît-il ainsi à la veille de sa mort. « Mais j’aime à supposer que la France n’a pas encore abjuré les sentiments chevaleresques qui l’ont fait appeler si longtemps la grande nation. » (Le Dix-neuvième siècle, 8 janvier 1885 ; éd. Reinach, 1892, p. 394) Ces paroles furent prononcées quelques mois avant que ne s’ouvre au Parlement, tout juste renouvelé, un grand débat sur la colonisation, où s’illustrèrent Georges Clemenceau, Jules Ferry, et, parmi les libéraux, Frédéric Passy. About, mort le 16 janvier 1885, n’assista pas à cette furieuse passe d’armes.
[Récente popularité de son livre sur la Grèce] Avant d’en finir tout à fait avec Edmond About, je dois un mot d’explication sur le récent regain de popularité de son ouvrage sur la Grèce. Au début des années 2010, tandis que ce pays se débattait au milieu des difficultés financières les plus graves, et que les accusations de malversations fusaient en sa direction, l’attention se porta à nouveau sur le livre pétillant d’About, publié pour la première fois en 1854, et qui connut ensuite une dizaine de rééditions. Les journalistes et les éditorialistes se passèrent le mot pour délecter leurs lecteurs avec des morceaux choisis de cette œuvre venue d’outre-tombe pour les édifier.
Les parallèles, en effet, étaient frappants. About évoquait dans ce livre un pays vivant dans un état de banqueroute permanent, et qui, incapable de lever proprement ses impôts, accumulait des déficits depuis plus de vingt ans. (La Grèce contemporaine, 1854, p. 308-309.) Son administration, incapable ou corrompue, prouvait chaque jour quelque qu’elle ne savait pas se faire respecter et semblait douter d’elle-même. (Idem, p. 66)
Celui qui a pour seule ambition de flatter les passions de son lectorat et de vendre du papier à moindre effort, peut à la rigueur s’en tenir à ces phrases. Mais pour nous qui analysons les origines et les manifestations de la pensée libérale française, nous demandons autre chose que les grands effets du théâtre.
La Grèce contemporaine fut le premier ouvrage d’About. Il l’écrivit entre 25 et 26 ans, après un séjour en Grèce qui le lançait dans le monde, ses années d’étude à l’École normale tout juste terminées. Son esprit railleur, sa pétulance de jeune homme devaient s’y représenter pleinement.
Ayant réussi l’agrégation, mais ne se sentant aucune vocation pour l’enseignement, surtout sous un régime tel que celui inauguré par le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, About avait trouvé une échappatoire dans l’École d’Athènes. Cependant le jeune homme qui débarqua sur le quai du Pirée le 3 novembre 1852 n’appréciait que médiocrement les antiquités et l’archéologie, et dans tous ses déplacements il manifestera son allergie aux vieilles pierres. Lorsque six mois plus tôt, il avait visité l’Exposition universelle de Londres, au milieu de ses examens de l’agrégation, About avait suivi ses penchants ; en montant sur le navire qui l’emmenait en Grèce, il ne faisait que saisir une occasion.
D’une nation à l’autre, le contraste était saisissant, et c’est ce qui marqua d’abord About, épris du progrès, admirateur des beautés de la civilisation. En Angleterre, il racontait avoir surtout admiré les machines impressionnantes présentées à l’Exposition. (Paul Bonnefon, « Edmond About à l’École normale et à l’École d’Athènes », Revue des deux-mondes, 1915, p. 196) Un tout autre spectacle se présentait à lui en Grèce, comme il le raconte à Arthur Bary, son compagnon de voyage à Londres. « J’ai bien des fois regretté que vous ne fussiez pas avec moi », lui écrit-il. « Après le spectacle de l’activité anglaise et des beaux résultats qu’elle a produits, vous auriez vu ici le triste tableau des effets de la paresse. Athènes est un horrible village, en comparaison de la plus petite ville d’Angleterre. Point de pavé, point d’éclairage ; des maisons bâties àla hâte avec de la terre, ou, ce qui est pis, avec des chefs-d’œuvre en débris ; une campagne ou inculte ou mal cultivée : les paysans croient avoir assez fait quand ils ont gratté l’épiderme de la terre, et les Athéniens de la ville se croiraient déshonorés de porter un fardeau. Ils vont faire les beaux dans la ville et s’étaler au soleil dans leur brillant costume : voilà la seule occupation qui leur semble digne d’eux. Il y a plus d’honorabilité (barbarisme anglais) dans un ouvrier de Liverpool, noir de charbon, que dans cinquante de ces gens d’opéra-comique qui pavent les rues ici. Mais je ne veux pas en dire trop de mal avant d’avoir fait plus ample connaissance : je ne suis ici que de ce matin. Et s’il faut se garder de juger un homme à première vue, à plus forte raison quand il s’agit d’un peuple. Cependant, quand vous voyez un homme qui sort en savates, vous avez quelque droit de penser mal de lui ; de même pour une nation : et ici, la ville et la campagne sont en savates. » (Idem, p. 199-200.)
La suite de son séjour fut pénible. D’abord, il fallait accomplir les devoirs de son état, et justifier son voyage par l’écriture de quelque mémoire académique, comme celui qu’il donna à l’Académie des Inscriptions sur Égine au point de vue géographique, historique et artistique. Allergique aux vieilles pierres, About était l’homme du monde le plus inapte à ces travaux, et il avançait dans cette carrière avec la plus grande répulsion, voyant son talent frappé d’inertie et se mouvant avec peine, comme une machine sans ressort. « Le travail ingrat et stupide auquel je me livre depuis quelques jours m’a fait pousser des pommes de terre dans mon cerveau », écrit-il à sa mère en mai 1853, au milieu de l’un de ces travaux. (Bibliothèque de l’Institut, Ms. 3983, f° 289, lettre du 15 mai 1853.) Les travaux officiels lui étaient d’ailleurs d’autant plus déplaisants, qu’il s’était attiré assez tôt les rages de ses directeurs, pour avoir fait preuve d’une trop grande autonomie. En août 1852, il raconte ainsi avoir reçu des copies de son article sur le buste de David d’Angers. « J’en ai reçu deux exemplaires », écrit-il à sa mère, « dont j’ai porté l’un à M. Daveluy qui m’a lavé proprement la tête. Il m’a remontré très vertement qu’un fonctionnaire ne doit rien écrire si ce n’est sous la dictée de son chef immédiat. » (Idem, f°80, 16 août 1852.) Tout semblait fait pour le dégoûter.
La fin de son séjour ne pouvait arriver trop tôt. En juin 1853, il l’entrevoyait, et l’amertume dont son cœur était plein, trouvait alors son exutoire. La Grèce physique elle-même, avec son soleil brûlant et ses paysages superbes, n’était pas en cause. « Ce n’est pas que j’aime à calomnier le pays où je me suis tant ennuyé », disait About, « ce pauvre pays, je ne lui en veux pas, il fait de son mieux pour être beau. » (Idem, à sa mère, f°266, 7 juin 1853.) Mais de Paris ou de Londres, il lui manquait les grandeurs de la civilisation matérielle et la conversation des esprits avancés. « Il y a des moments où je donnerais tout, soleil, olives, ravins, chevaux, pour une petite place au coin d’une cheminée, entre trois hommes d’esprit et quatre jolies femmes », disait-il alors. (Idem).
À son retour, About fait la rencontre de Louis Hachette, qui lui suggère d’écrire un livre. Il a déjà des notes abondantes et un premier projet d’écriture non continué. Les choses se passent vite et l’ouvrage paraît en 1854.
On trouve, dans la Grèce contemporaine, un constant besoin de faire de l’esprit, qui emporte parfois l’auteur au-delà du véridique et même du vraisemblable, et on peut le prendre plusieurs fois la main dans le sac, coupable d’avoir raillé pour le seul plaisir de faire un bon mot. Quand il évoque « ce Quimper-Corentin glorieux que nous vénérons sous le nom d’Athènes » (La Grèce contemporaine, 1854, p. 95), ou quand il fustige « Corinthe, cette seconde Athènes, qui a produit tant de chefs-d’œuvre et qui ne produit plus que des raisins » (Idem, p. 26), il nous dresse plus que la géographie de son ennui en Grèce : il raille, en homme qui aime à railler. De façon similaire, quand il marque qu’à la tête de l’État, « le roi examine les lois sans les signer, la reine les signe sans les examiner » (Idem, p. 350), il a cédé au plaisir de lancer un bon mot. Par conséquent, s’il est capable parfois d’être lucide, et si le contre-pied qu’il prend des éloges outrés de la Grèce s’avère postérieurement une position justifiée, son livre n’est pas celui d’un adversaire déterminé de la Grèce. C’est bien plutôt « un sceptique, déterminé à se gausser de tout et quelquefois par conséquent de rien », qui fait le pendant, presque malgré lui, entre le philhellènisme finissant et le mishellènisme bientôt vainqueur (Sophie Basch, Le mirage grec : la Grèce moderne devant l’opinion française, 1995, p. 115).
Au milieu ces deux tendances, About avançait par ses propres forces et en suivant la pente de ses sentiments. Aux Grecs, il reconnaissait de nombreuses vertus, et notamment, dans le domaine politique, l’amour de la liberté, le sentiment de l’égalité, et le patriotisme. (La Grèce contemporaine, 1854, p. 61) Il faisait aussi, avec beaucoup de clairvoyance, de ce pays une terre naturelle d’individualisme, analysant très bien comment le découpage du pays en fractions par les montagnes et la mer, avait dû donner naissance à une multitude d’États indépendants qui favorisèrent le développement des droits humains. « Dans chacun de ces États », écrit-il, « le citoyen, au lieu de se laisser absorber par l’être collectif ou la cité, défendait avec un soin jaloux ses droits personnels et son individualité propre. S’il se sentait menacé par la communauté, il trouvait refuge sur la mer, sur la montagne, ou dans un État voisin qui l’adoptait. » (Idem, p. 55) On peut aussi saluer la compréhension assez fine qu’il manifesta du problème économique grec. About parle d’une terre riche, qui ne manque que de capitaux et de routes pour être proprement mise en valeur. « Les capitaux ne manqueraient pas, si les affaires offraient quelque sécurité, si les prêteurs pouvaient compter ou sur la probité des emprunteurs, ou sur l’intégrité de la justice, ou sur la fermeté du pouvoir. Les routes ne manqueraient pas, si les revenus de l’État, qu’on gaspille pour entretenir une flotte et une armée, étaient employés à des travaux d’utilité publique. » (Idem, p. 140) Il appelait ainsi le gouvernement grec à « faire son devoir », en fournissant les services qu’un libéral honnête, mais non tout à fait radical, comme About, devait lui demander : construire les infrastructures, et fournir la justice.
Benoît Malbranque
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