Les éditions des Oeuvres de Turgot, par Gustave Schelle (1913)

Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 1

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TURGOT ÉTUDIANT ET MAGISTRAT
(JUSQU’EN 1761)

I. — LES ÉDITIONS DES ŒUVRES DE TURGOT

Les premières biographies de Turgot : Du Pont de Nemours, Dupuy, Condorcet. — Œuvres de Turgot : Éditions de Du Pont de Nemours et de Daire et Dussard ; inexactitudes des textes ; lacunes dans ces éditions. — Documents anciens et nouveaux. — Archives nationales et autres ; archives du château de Lantheuil ; journal de l’abbé de Véri ; lettres de Turgot à Du Pont de Nemours.

Du Pont de Nemours a été pendant longtemps l’historien unique, ou à peu près, de Turgot. Ses Mémoires sur la vie et les ouvrages de M. Turgot[1], rédigés en 1781-1782, sont la source où ont puisé la plupart des biographes, à commencer par Dupuy, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et belles-lettres, pour l’Éloge historique qu’il lut devant cette compagnie, dans la séance d’après Pâques 1782. C’est ce qui résulte d’une note mise par Du Pont en tête de son livre et ainsi conçue :

« Ces Mémoires ont été rédigés pour servir de matériaux à l’Éloge historique que M. Dupuy a prononcé l’année dernière. Les formes oratoires et les bornes prescrites à son travail ayant forcé cet académicien estimable de passer entièrement sous silence une grande partie des faits dont il avait fallu l’instruire, on a cru devoir assurer par l’impression la conservation du manuscrit dans lequel ils avaient été recueillis et mis en ordre. » [2]

Le travail de Du Pont avait été entrepris à la demande de la famille du contrôleur général représentée par le marquis Turgot, plus connu sous le titre de Chevalier qu’il avait longtemps porté, et par la duchesse de Saint-Aignan.

Du Pont avait été le familier de Turgot pendant vingt ans, son collaborateur au pouvoir, son confident dans la retraite ; il avait un logement chez son ami ; il eut sous les yeux les papiers du défunt qu’au préalable avait dépouillés Malesherbes. Ses Mémoires, sauf sur les points où les réticences étaient obligées, en raison des circonstances, sont d’une remarquable exactitude.

Condorcet les a suivis, comme les avait suivis Dupuy, pour écrire la Vie de Turgot qu’il publia en 1786. Le savant académicien aurait fait plus tôt l’éloge du Contrôleur général si, par un singulier caprice du sort, ses fonctions de secrétaire perpétuel à l’Académie des Sciences ne l’avaient contraint à s’occuper auparavant de l’éloge de Maurepas, doyen de cette Académie. [3] En composant la Vie de Turgot, Condorcet ne songea point à faire un ouvrage d’histoire ; il voulut montrer en Turgot le philosophe, ce qu’il avait déjà fait incidemment dans quelques passages de sa Vie de Voltaire.

En dehors de ses Mémoires, Du Pont a, dans des opuscules, réfuté des assertions de divers auteurs sur Turgot ; il a, en tant qu’imprimeur ou libraire, publié, sous la Révolution, des manuscrits du ministre de Louis XVI ; il a reparlé de lui dans des Mémoires autobiographiques qu’il a écrits sous la Terreur et qui ont été imprimés récemment. [4]

Lui seul était en situation de pouvoir rassembler les écrits épars de son ami et surtout d’en expliquer les origines. En donnant au public, de 1807 à 1811, son édition des Œuvres de Turgot en neuf volumes, il a élevé un monument durable à la gloire du ministre réformateur et a opposé les plus beaux travaux de l’économie politique libérale aux actes du césarisme momentanément triomphant.

Dans le premier volume, qui parut le dernier, il a reproduit, presque sans additions, ses Mémoires de 1781-1782 ; dans les autres volumes, il a accompagné les documents y insérés d’une foule de notes sans lesquelles il serait presque impossible aujourd’hui de retrouver la trace de certains faits.

Depuis lors, sous le règne de Louis-Philippe, a paru par les soins d’Eugène Daire et d’Hippolyte Dussard, et pour la Collection des Grands Économistes, une seconde édition des Œuvres de Turgot. À dire vrai, elle diffère fort peu de celle de Du Pont. Un certain nombre de lettres, tirées d’ouvrages, imprimés ou jusque-là inédites, y ont été ajoutées. Quant aux textes, ils ont été pris tels quels dans la première édition, sans nulle révision, et en les classant non plus dans l’ordre chronologique, mais par ordre de matières, ce qui n’était pas très heureux pour des documents ayant pour la plupart une valeur historique. La révision des textes aurait été pourtant fort utile. J’ai signalé, il y a longtemps déjà[5], que le texte du principal ouvrage de Turgot, les Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, tel que l’a donné Du Pont et tel que l’ont donné après lui Daire et Dussard est inexact, dans des passages importants. Sur mes indications, le texte vrai a été rétabli en 1889 par Robineau, dans un volume de la Petite Bibliothèque économique. [6]

Dans une autre étude[7], dont la présente publication est la suite et le développement, j’ai montré que l’un des discours de Turgot en Sorbonne a été fortement modifié, plus fortement que les explications de l’éditeur Du Pont le laissaient supposer. J’ai cru pouvoir affirmer en même temps que le Conciliateur, mis dans les Œuvres de Turgot sous son nom n’est pas de lui. J’ai constaté depuis lors, en me reportant aux éditions originales des écrits du contrôleur général publiés de son vivant et surtout en dépouillant les nombreux manuscrits conservés au château de Lantheuil, qu’il y avait à opérer dans ces Œuvres un grand nombre d’autres rectifications, moins importantes toutefois. Les éditions des Œuvres de Turgot sont au surplus complètement épuisées et seraient insuffisantes aujourd’hui en raison des lacunes qu’elles présentent.

Du Pont de Nemours, et Daire et Dussard, n’ont pas connu un grand nombre de lettres de Turgot et de documents le concernant. Des lettres à Daniel Trudaine[8] et à son fils Trudaine de Montigny ont été tirées des Archives du ministère des Travaux publics et insérées en 1862 dans les Études historiques de E. J. M. Vignon, sur l’Administration des voies publiques en France.

La Correspondance de Turgot et de Condorcet, déjà comprise en partie dans les Œuvres de ce dernier, a été rééditée par M. Ch. Henry en 1883. On peut aujourd’hui la compléter, grâce à la publication qu’a faite M. Knies de la Correspondance du Margrave de Bade avec le marquis de Mirabeau et avec Du Pont[9], par les lettres de Turgot sur la justice criminelle que l’on croyait perdues.

Dans des ouvrages spécialement consacrés à Turgot, dans ceux notamment de d’Hugues, de M. Foncin, de M. Neymarck, de Léon Say, de M. Lafarge, sont des lettres provenant soit des Archives nationales, soit d’archives départementales ou communales, soit enfin des Archives du château de Lantheuil dont il sera reparlé plus loin.

Dans bien des ouvrages, même anciens, dans des journaux ou correspondances du temps de Turgot, dans les Mémoires de Soulavie, etc., sont d’autres lettres et documents que les premiers éditeurs ont ignorés ou ont négligés.

Quant aux pièces inédites, elles ne sont ni moins nombreuses, ni moins importantes.

Aux Archives nationales, aux Archives du ministère des Affaires étrangères, dans plusieurs archives départementales, surtout dans celles de la Haute-Vienne[10], de la Corrèze et du Calvados, dans des archives municipales, telles que celles de Brive, sont une foule de lettres non encore publiées. [11] Beaucoup d’entre elles sont des dépêches administratives préparées par des secrétaires ou par des bureaux, mais Turgot a presque toujours marqué de sa note personnelle les papiers qu’il a signés. Tantôt il ajoutait un post-scriptum sur l’expédition, tantôt il en corrigeait la minute. La présente édition contient, ou des extraits de ces lettres, ou des indications sommaires à leur sujet.

Dans une collection d’œuvres d’un homme illustre doivent être signalés tous les documents dont l’existence est connue : c’est un travail pénible pour l’éditeur, mais c’est beaucoup de temps épargné aux chercheurs futurs. Pour Turgot surtout, administrateur et homme d’État, philosophe et économiste, une édition de ses œuvres ne peut être un recueil d’écrits purement littéraires on scientifrques ; elle doit être aussi un recueil historique.

Pour bien indiquer le point de vue auquel nous nous sommes placé, au titre Œuvres de Turgot adopté par les précédents éditeurs, nous avons ajouté « et Documents le concernant ».

Les Archives du château de Lantheuil sont la source la plus précieuse dans laquelle il a été puisé. Les papiers de Turgot n’ont pas tous été perdus ; sa famille en a conservé un très grand nombre qui sont aujourd’hui dans l’ancienne résidence des Turgot de Saint-Clair, passée ensuite aux descendants du Chevalier, puis marquis Turgot. Malesherbes, appelé le premier à examiner ces papiers, en avait fait un classement très sommaire qui ne pouvait être respecté et qui n’existe plus aujourd’hui. Se trouvent à Lantheuil :

1° Les minutes ou les copies qui ont servi à Du Pont de Nemours pour composer son édition des Œuvres de Turgot.

2° Des manuscrits que Du Pont n’a pas connus ou n’a pas voulu publier : écrits de jeunesse, documents secrets qui auraient pu être faussement interprétés, etc., notamment des lettres à l’abbé Terray sur la disette du Limousin qui sont comme le préliminaire des fameuses lettres adressées au même abbé sur le commerce des grains.

3° Des pièces officielles relatives aux emplois qu’occupa successivement Turgot ;

4° Des minutes de lettres à différents personnages ;

5° Des lettres adressées à Turgot par Louis XVI, par des membres de la famille royale, par des ministres, par des personnages célèbres, tels que Hume, Voltaire, Diderot, etc. Déjà feu Étienne Dubois de l’Estang a tiré de cette belle collection des pièces de premier ordre. [12]

Réunir et vérifier des textes, ne suffisait pas encore pour préparer une édition nouvelle des Œuvres du ministre de Louis XVI. Il était indispensable de procéder à une révision de son histoire.

Beaucoup de faits concernant Turgot ont été dénaturés par l’esprit de parti. Des légendes sont encore à détruire, des exagérations à atténuer, des mensonges à dévoiler. Ce ne sont pas fort heureusement les documents qui manquent pour y parvenir, en dehors même de ceux qui viennent d’être énumérés.

Je citerai d’abord les lettres de Turgot à Du Pont de Nemours qui vont, presque sans solution de continuité, de 1763 à 1781 et qui, je l’ai dit plus haut, grâce à la bienveillance affectueuse du colonel Du Pont de Nemours, sénateur des États-Unis, figurent dans cette édition. [13]

Je citerai aussi le Journal inédit de l’abbé de Véri, qui est d’un intérêt capital pour l’histoire du ministère de Turgot et dans lequel se trouve la fameuse lettre de Turgot au Roi, où il est question de Charles Ier et de Charles IX et que de Larcy a fait connaître pour la première fois dans un article du Correspondant de 1868.

Sans entrer dans plus de détails, je me suis efforcé de ne rien négliger pour permettre aux lecteurs sincères de juger impartialement les actes de Turgot et pour se rendre compte de l’importance des services qu’il a rendue à sa patrie et à l’humanité.

L’édition formera cinq volumes : le premier est relatif à Turgot étudiant et à Turgot magistrat ; les deux suivants à Turgot intendant de Limoges et économiste ; les derniers à Turgot ministre.

_____________

[1] Philadelphie (Paris), 1782.

[2] Avis de l’éditeur.

[3] Condorcet se tira avec adresse de cette tâche ingrate en 1782. « Nous ne nous arrêterons pas, dit-il en parlant du deuxième ministère de Maurepas, sur cette dernière partie de sa vie. On ne peut louer que ce qu’il est permis de juger. Qui pourrait se croire assez instruit pour se prononcer sur la conduite d’un ministre contemporain ? »

[4] L’Enfance et la Jeunesse de Dupont de Nemours par lui-même, 1906 (non mis dans le commerce)

[5] Journal des Économistes du 15 juillet 1883.

[6] Turgot, administration et œuvres économiques.

[7] Turgot, par G. Schelle, in-18, 1909 (F. Alcan).

[8] Voir au deuxième volume : Les Amis de Turgot.

[9] Carl Friedrichs von Baden brieflicher Verkehr mit Mirabeau und Dupont, Heidelberg, 1892.

[10] À Limoges, se trouvait en particulier un manuscrit inédit de Quesnay, sur les impôts, avec des notes de Turgot : je l’ai publié récemment dans la Revue de l’Histoire des Doctrines économiques.

[11] Du Pont a dit, dans son édition, à propos des travaux de Turgot, intendant de Limoges (IV, 1.) :

« Nous sommes loin d’avoir tout ce qui est sorti de sa plume durant cette belle époque de sa vie. Trois de ses Lettres sur le Commerce des grains étaient déjà perdues lorsqu’il est mort. Le recueil intéressant des Circulaires qu’il a écrites à ses subdélégués, aux Commissaires des tailles, aux Officiers de justice, aux Curés de la province, et qu’il appelait ses Œuvres limousines a été mutilé ; plusieurs pièces en ont été dispersées durant les orages de la Révolution. Une de celles aux Commissaires des tailles, dont nous avions transcrit un touchant passage dans les Mémoires sur sa vie, a été égarée. Celles relatives à la suppression de la corvée des chemins et qui nous avaient fait verser de si douces larmes, manquent entièrement. »

Et ailleurs (V, 365) :

« Les minutes ont été dispersées ou lacérées dans les bureaux de l’Intendance lors de la Révolution. »

Beaucoup des lettres que Du Pont croyait perdues existent dans les dépôts publics ; toutefois quelques-unes de celles que d’Hugues a vues aux archives de l’Intendance de Limoges ont disparu. Quant aux trois lettres sur le commerce des grains, nous ne les avons trouvées nulle part. Les papiers de Turgot ne renferment non plus aucune trace de la correspondance qu’il a échangée, dit-on, avec Adam Smith.

[12] Turgot et la famille Royale, 1894 (Association française pour l’avancement des Sciences) et Discours à la Séance de la Société d’économie politique du 5 mars 1906.

Dans sa première étude, Dubois de l’Estang a fait connaître que les papiers de Turgot ont successivement fait le voyage de Paris à Bons (Calvados), de Bons à Mondeville, de Mondeville à Lantheuil où ils sont venus rejoindre les archives des Turgot de Saint-Clair. « Il n’y a guère qu’une douzaine d’années, a-t-il dit, qu’ils ont été extraits des caisses où ils étaient renfermés et leur classement laisse encore beaucoup à désirer. » Du Pont de Nemours, dans le septième volume de son édition des Œuvres de Turgot (p.316), parle des « papiers que M. de Malesherbes a cru devoir brûler dans la nuit qui suivit la mort de M. Turgot, parce que la famille avait craint qu’ils ne fussent enlevés par ordre ministériel, comme il était arrivé au décès de quelques autres anciens ministres ». L’exactitude ordinaire de Du Pont est ici en défaut. On ne procéda point avec cette précipitation. Les papiers de Turgot furent communiqués à Malesherbes qui les examina chez lui et les rendit au marquis Turgot dix-huit jours après la mort de son frère, le 6 avril 1781. Il ne parait pas d’ailleurs que le gouvernement ait songé à saisir les papiers de l’ancien contrôleur général. »

[13] Les premières seront dans le second volume ; les autres, en plus grand nombre, dans les volumes suivants. Je n’ai pu avoir communication des lettres de Turgot à la duchesse d’Enville, dont M. Georges Villais, dans un rapport sur la sépulture des Turgot, a donné de courts extraits, mais j’ai des raisons de penser que ces lettres, écrites par Turgot, malade, dans les dernières années de sa vie, à une amie madade comme lui, n’ont qu’un médiocre intérêt.

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