Dupont de Nemours sur l’éducation : entre dirigisme et libéralisme

En étudiant la brochure de Dupont de Nemours sur l’éducation nationale, on comprend mieux pourquoi les idées des premiers libéraux sur l’éducation sont généralement dédaignées. S’il cherche à mettre en valeur la liberté, à la faire aimer, son projet repose sur une conception de l’éducation qui est elle fondamentalement dirigiste.

Le texte complet de cette brochure est à retrouver ici : Vues sur l’éducation nationale par un cultivateur, ou, Moyens de simplifier l’instruction : de la rendre à la fois, morale, philosophique, républicaine, civile, et militaire, sans déranger les travaux de l’agriculture et des arts, auxquels la jeunesse doit concourir, Paris, 1793


Les Vues sur l’éducation nationale de Dupont de Nemours :
Un curieux mélange de dirigisme et de libéralisme

 

par Benoît Malbranque

 

Si de tout temps les libéraux se sont préoccupés de la question de l’éducation, ce n’est que leurs contributions les plus récentes qui, aux yeux du plus grand nombre, apparaissent comme méritantes. Trop éloignés des préoccupations de notre Éducation nationale contemporaine, et teintés d’un fond de dirigisme utopique qui s’accorde mal avec le tempérament habituel de leurs auteurs, les projets des premiers libéraux sur l’éducation sont considérés avec un certain dédain.

En étudiant le cas d’une brochure de Dupont de Nemours datant de la période révolutionnaire, nous voudrions éclairer les raisons — qui ne sont pas toutes infondées — de cette indifférence. Nous verrons que si le projet éducatif proposé par ce physiocrate s’attache à mettre en valeur la liberté, à la faire aimer, il repose sur une conception de l’éducation qui est elle fondamentalement dirigiste, et que c’est ce paradoxe imparable qui obscurcit irrémédiablement les vues éducatives de l’auteur.

En 1793, Dupont de Nemours a perdu depuis longtemps les deux figures intellectuelles qui ont marqué sa vie : François Quesnay (1694-1774), dont il fut le bras droit à l’apogée de la mode physiocratique, et Turgot (1727-1781) qui l’avait employé comme conseiller spécial lors de son furtif passage au Contrôle général des finances. C’est seul qu’il est forcé de poursuivre son combat pour la liberté, sans boussole, sans figure de référence.

Son comportement, lors de l’envahissement du palais des Tuileries le 10 août 1792 — il défend, sabre à la main, Louis XVI et Marie-Antoinette — en fait un homme surveillé, dont le rattachement affiché aux idées républicaines paraît douteux. Devenu imprimeur-libraire, il ne cesse de se blanchir, de prouver qu’il soutient la Révolution, qu’il travaille même à son succès.

Dans une brochure de 49 pages, parue en 1793, Dupont de Nemours entend participer au débat sur la création d’une éducation nationale et s’intéresse à l’établissement d’écoles à destination des jeunes garçons de 7 à 16 ans. Son titre complet — Vues sur l’éducation nationale par un cultivateur, ou, Moyens de simplifier l’instruction : de la rendre à la fois, morale, philosophique, républicaine, civile, et militaire, sans déranger les travaux de l’agriculture et des arts, auxquels la jeunesse doit concourir — précise l’ambition du projet. Il ne s’agit pas de fournir une méthode éducative hors sol et un plan abstrait d’écoles rurales, qui mettraient à mal les opérations productives des campagnes.

Une éducation nationale respectant les nécessités économiques

Dans son plan d’éducation, Dupont de Nemours porte une grande attention à ne pas déranger les travaux de l’agriculture. Il veut s’assurer que les enfants ne conduisent pas leur famille dans la misère pour avoir voulu ou dû apprendre, et qu’ainsi on prenne soin de scolariser les enfants « sans qu’il y ait dans la république un poulet, un fromage, ni une pomme de terre de moins. » À ce titre, si la brochure de Dupont de Nemours éclaire une époque de notre histoire — celle où les enfants devaient encore participer activement à pourvoir aux besoins de leur famille — elle n’est pas non plus sans rapport avec ce qui peut se passer de nos jours dans certains pays sous-développés et on retrouve, dans la sagesse de certaines de ses recommandations, des préceptes qui dans ces pays guident encore les ministres.

Dupont de Nemours est sensible à l’utilité, à la vertu qu’il peut y avoir dans le travail, et il ne souhaite pas enlever aux enfants cette seconde école. L’impossibilité matérielle de conserver les enfants dans une classe tout le jour durant fait qu’ils peuvent acquérir un tempérament plus fort et des aptitudes plus vastes que s’ils n’avaient rien connu d’autre que l’école. Ils seront, croit-il, « à perpétuité des hommes plus robustes, des Citoyens plus libres, des génies plus indépendants, plus mâles, plus fiers, des penseurs plus vigoureux. » N’ayant pas été déshabitués à l’effort productif, ils conserveront l’habitude et l’amour du travail.

L’auteur a aussi en vue le problème, encore crucial de nos jours dans certains pays du monde, de la distance séparant l’école du domicile familial. À ce titre, Dupont de Nemours veut que l’école vienne jusqu’aux villages, jusqu’aux maisons, plutôt que de forcer les enfants à des trajets accablants et stériles. Dans un passage qui rejoint, là encore, les préoccupations des observateurs contemporains de certains pays sous-développés, il écrit :

« Il y aurait beaucoup d’inconvénients que la plupart des enfants fussent obligés d’ajouter, à l’heure qu’exigeront l’écriture et l’étude, deux autres heures qui se consumeraient pour aller à l’école et pour en revenir. L’intérêt majeur de la subsistance forcerait plusieurs familles d’éluder la loi, quelles que pussent être ses injonctions, et l’instruction serait répartie avec inégalité. »

La volonté affichée par Dupont de Nemours est donc de faire que l’école vienne jusqu’aux enfants, jusqu’à chacun d’entre eux. Car, naturellement, tous devront être scolarisés. Et on sent déjà la difficulté qu’il y aura à concilier l’ambition d’éduquer les jeunes Français à la liberté et à la république, et le moyen employé pour le faire, à savoir, précisément, la contrainte.

Cette contradiction entre les ambitions et les moyens se retrouvera encore dans l’examen de la méthode pédagogique de Dupont de Nemours.

La pédagogie de la liberté

Ayant dirigé l’éducation de ses enfants par lui-même et d’après ses principes, Dupont de Nemours ne trouve rien de mieux que d’en proposer la formule à la nouvelle France. Son ambition, sans doute, est louable : il voudrait que par l’éducation on inculque l’amour de la liberté ; il souhaite faire reposer l’éducation sur des principes de liberté plutôt que d’autorité.

Parce qu’il préfère la liberté à l’autorité, il veut que l’enfant apprenne à écrire avant d’apprendre à lire, car écrire c’est agir, et lire c’est recevoir. « Quand il écoute, ce sont d’autres personnes qui le maîtrisent et l’enseignent ; quand il agit, il s’enseigne lui-même. Il est donc plus libre dans ce dernier cas, et partant plus heureux. » Il convient de laisser s’exprimer la nature des enfants, suivre leurs penchants, et surtout ne pas les brusquer. « C’est à l’instituteur public, sans doute, à leur ouvrir la voie et à les orienter, écrit-il encore ; mais il ne faut pas qu’il les contraigne et les pousse. Car ils ne doivent jamais, ni en rien, sentir la servitude ; et pour qu’ils arrivent, il est nécessaire qu’ils marchent d’eux-mêmes avec volonté, plaisir, et courage. »

Dans un développement très étendu et que nous ne détaillerons pas, car il y entre dans des détails infinis, Dupont de Nemours décrit la manière d’apprendre les différentes lettres de l’alphabet à l’enfant. Plus que partout ailleurs, il y manifeste ce désir de décider pour autrui de comment il faut enseigner.

Mais là encore, on a du mal à blâmer tout à fait ses intentions. Il veut qu’on apprenne à l’enfant à écrire en commençant par des phrases dont le sens est important et qui vont le former moralement et civiquement. Ce doit être notamment « Vivre libre ou mourir » ou « Travail, propriété, justice ».

Dupont de Nemours veut des petites classes pour être sûr que les meilleurs n’attendent pas les plus faibles. Il entend instaurer une méritocratie basée sur le travail et les résultats. Au final, il souhaite que l’école soit pour les enfants un apprentissage de la liberté :

« La liberté, l’égalité n’auront donc pas été pour eux de vains noms, mais un bonheur très sensible, très doux, très positif, qu’ils auront savouré tous les jours. Ils n’auront été soumis à aucune autorité qu’à la leur propre, à celle de leur propre raison, de leur propre désir, de leur propre volonté, de leur propre sentiment sur ce qui sera bon, beau, et honorable. L’instituteur que leur aura donné la république n’aura été que leur instructeur, leur compagnon, leur ami, non pas leur maître. Souvent récompensés, jamais punis, leur dignité naturelle aura été exaltée sans cesse, et n’aura pas été flétrie un seul instant. On ne les aura forcés de rien apprendre : on leur aura seulement montré à s’instruire, on aura seulement dirigé la pente que tous les enfants y ont, et à laquelle ils se livrent tous avec ardeur, jusqu’à ce que l’ignorance ou l’ineptie de ceux qui les entourent, borne à leurs yeux la carrière, ou que le pédantisme les en dégoûte par sa tyrannique et sotte sévérité. »

Dirigisme et étatisme

Mais quoiqu’il prétende la servir et quoiqu’il l’aime très sincèrement, Dupont de Nemours n’a pas assez de confiance dans la liberté. Planificateur sans s’en rendre compte, il s’en remet trop facilement à l’État. Il a trop de cette confiance aveugle dans son plan particulier pour en apercevoir les défauts et pour songer qu’un autre que lui pourrait proposer une meilleure formule. Il veut que l’État applique ses préceptes et que pour ce faire il emploie la force de la loi. Lui, l’ennemi éternel des monopoles, ne propose rien de mieux qu’un monopole — et comme Bastiat l’a affirmé plus tard : « Tous les monopoles sont détestables, mais le pire de tous, c’est le monopole de l’enseignement » (Œuvres, V, p.93)

Le même Dupont de Nemours qui avait théorisé à maintes reprises les raisons de la supériorité de la libre entreprise sur toutes les formes d’économie publique, de privilèges ou de monopoles, sûrement celui-là était à même de comprendre qu’en éducation comme ailleurs, il fallait se résoudre à l’intervention de la concurrence.

Il aurait pu, d’ailleurs, écrire dans cette perspective et proposer aux Français d’adopter librement son projet éducatif ou même de créer des écoles qui s’en inspirent. Ce faisant il aurait été plus utile à sa patrie qu’il ne l’a été et surtout qu’il ne se destinait à l’être en proposant de l’enchaîner dans un plan particulier d’éducation, qu’on impose toujours au public de peur qu’il ne l’accepte pas de lui-même.

Benoît Malbranque

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.