Du véritable sens de la formule laissez faire laissez passer. Société d’économie politique, réunion du 6 octobre 1890 (Journal des économistes, octobre 1890)
SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE
RÉUNION DU 6 OCTOBRE 1890.
DISCUSSION. Du véritable sens de la formule : Laissez faire, laissez passer.
La séance est présidée par M. Léon Say, premier président.
À ses côtés est assis, invité par le bureau, M. Lâng, sous-secrétaire d’État des finances de Hongrie.
M. le président annonce à la réunion la prochaine ouverture d’une session électorale pour la nomination de plusieurs membres.
M. A. Courtois, secrétaire perpétuel, présente les ouvrages et brochures adressées à la Société depuis la précédente séance. (Voir ci-après la liste de ces publications.)
La réunion adopte ensuite comme sujet de discussion cette question proposée par M. Frédéric Passy :
DU VÉRITABLE SENS DE LA FORMULE : Laissez faire, laissez passer.
M. Frédéric Passy, membre de l’Institut, prend la parole pour développer la question.
Parmi les griefs mal fondés, mais plus ou moins accrédités dans le public, que l’on élève contre l’économie politique, il y en a peu, dit-il, de plus populaire que la fausse interprétation donnée à la formule dont il s’agit.
Mon ancien collègue, M. Nadaud, dit M. Passy, qui me témoignait personnellement beaucoup d’affection, ne manquait jamais l’occasion de m’apostropher du haut de la tribune en dénonçant l’abominable maxime du laissez-faire. Un Français établi en Belgique, M. Jobard, inventeur d’une théorie dite du monautopole qui aurait fait de la société un damier dans lequel chacun aurait eu son petit compartiment et n’aurait pu faire un pas sans marcher sur les plates-bandes du voisin, ne tarissait pas en plaisanterie, contre cette doctrine de laisser aller qui permettait tout. Laissez faire le mouchoir, laissez faire la montre, laissez passer le voleur, laissez passer l’assassin. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement des adversaires déclarés de l’économie politique, ou des gens se faisant honneur de l’ignorer, ce sont des hommes qui ont la prétention de l’enseigner, dont quelques-uns même sont chargés officiellement de l’enseigner du haut de la chaire, qui rééditent ces accusations. « Les économistes », dit l’un d’eux, homme de science et de talent, M. Charles Gide, professeur d’économie politique à la Faculté de droit de Montpellier, « lâchent de propos délibéré la bride à tous les appétits, à toutes les prétentions, à tous les égoïsmes. Vous êtes à pied, dit-il, je suis en voiture et je vous écrase. Vous criez. Vous avez tort, vous répondront les économistes ; Monsieur passe, il faut le laisser passer ».
Eh bien ! dit M. Passy, aux savants comme aux ignorants, aux professeurs comme aux législateurs ou aux chroniqueurs fantaisistes, il faut répondre, en opposant la vérité à la fantaisie, qu’ils prennent tout simplement le contre-pied de la réalité et que la formule qu’ils incriminent signifie précisément le contraire de ce qu’ils lui font signifier. Elle veut dire qu’il faut empêcher de voler, de violenter et de frauder, pour laisser passer et agir les honnêtes gens qui usent de leurs droits, et qu’au lieu de laisser passer l’assassin et de laisser faire la montre, elle impose aux pouvoirs publics le devoir d’empêcher de faire la montre et d’arrêter l’assassin, afin que les honnêtes gens puissent circuler et agir en liberté. C’est ce qu’un de nos collègues, professeur d’économie politique en province, lui aussi, M. Jourdan, a exprimé d’une façon originale en comparant les pouvoirs publics à ce juge du camp qui, dans les tournois et les duels judiciaires du temps passé, après s’être assuré que les conditions du combat étaient loyales, donnait le signal en disant : « Laissez aller les bons combattants ». Ce sont les bons combattants dans l’arène du travail que l’État a pour mission de laisser aller, c’est-à-dire de garantir contre les violences et les fraudes des mauvais combattants.
Or, tel a bien été le sens primitif de la formule incriminée. C’est un négociant, Legendre, à qui Colbert demandait ce que le gouvernement du roi pouvait faire pour favoriser le commerce, qui lui répondit par les mots : « Monseigneur, laissez-nous faire ». Un autre négociant, Gournay, le maître de Turgot, reprit la formule en montrant que la tâche du gouvernement est de dégager l’activité individuelle des entraves et des troubles qui la paralysent et la dévient. Quesnay et ses successeurs l’adoptèrent dans ce sens, et Bastiat l’a exprimée en d’autres termes, quand il a dit : La requête de l’économie politique au gouvernement est aussi simple que celle de Diogène à Alexandre : « Ôte-toi de mon soleil ! »
C’est là, en effet, la véritable mission de l’État, la principale tout au moins, et les erreurs contre lesquelles les économistes ont à lutter proviennent de ce que l’on se fait généralement une idée inexacte de la nature et du rôle de la liberté, d’une part, et de l’autorité de l’autre. La liberté, pour beaucoup de personnes, c’est la faculté de faire n’importe quoi, tout ce qu’on a envie de faire, bon ou mauvais. C’est dans ce sens que les uns disent, soit en maltraitant les édifices publics ou les arbres des promenades, soit en bousculant leurs voisins ou en les incommodant par leurs discussions ou leurs propos : « Pourquoi se gêner ? Est-ce que nous ne sommes pas libres ? » C’est dans ce sens que d’autres, que ces excès révoltent à juste titre, se récrient contre ce qu’ils appellent les abus de la liberté. C’est dans ce sens que l’on parle sans cesse d’une sage liberté ; que l’on dit qu’il faut une certaine liberté, mais qu’il n’en faut pas trop et que l’on considère la licence comme l’exagération de la liberté, tandis qu’elle en est la négation et que là où la licence commence, la liberté disparaît. Et ce ne sont pas seulement, il faut le dire, des gens sans autorité qui se font les organes de cette fausse conception. Sous l’Empire, un homme qui n’était point sans talent et qui occupait une haute situation politique, M. Billault, disait solennellement, dans un de ses discours, que le pendule de la civilisation, dans ses oscillations, va alternativement vers l’un et vers l’autre de ces deux pôles contraires, la liberté et l’autorité. Un homme d’une bien autre valeur, M. Guizot, dans la préface de sa dernière édition de l’Histoire de la civilisation, exposait, lui aussi, comme une vérité d’expérience, la théorie de la bascule perpétuelle de la liberté et de l’autorité. C’est là, dit M. Passy, une contre-vérité. La liberté et l’autorité ne sont point deux ennemies ; elles ne se limitent point l’une l’autre ; elles se soutiennent mutuellement. Et, bien loin que l’une perde nécessairement ce que l’autre gagne, elles se développent ou déclinent ensemble, toute atteinte portée à la liberté supposant une défaillance de l’autorité et toute atteinte portée à l’autorité se traduisant en un danger pour la liberté.
L’individu vis-à-vis de lui-même et dans sa vie personnelle est d’autant plus libre qu’il se discipline davantage et sait mieux contraindre les instincts désordonnés de sa nature pour laisser carrière à l’activité régulière et féconde. Il en est de même dans la société. On commence par le désordre au milieu duquel l’autorité est à la fois violente et impuissante et l’on marche vers l’ordre qui, en régularisant l’action de l’autorité, la rend à la fois plus efficace et moins oppressive, et dégage d’autant la liberté. En d’autres termes, la liberté est le but, l’autorité est le moyen. La liberté est le droit, l’autorité est la sauvegarde du droit. Sur ce point, les économistes dignes de ce nom sont intarissables, et c’est ainsi que Michel Chevalier a appelé la concurrence « l’aspect économique de la liberté morale » et que Bastiat a écrit : « Qu’est-ce que la concurrence ? C’est l’absence d’oppression. En ce qui me concerne, je veux choisir et décider pour moi, voilà tout. Et, si quelqu’un veut décider pour moi, je demanderai à décider pour lui dans les choses qui le concernent. Qu’y gagnerons-nous ? Il y aura une leçon de moins et une injustice de plus ».
Voilà, continue M. Passy, le vrai sens de la liberté. Voilà aussi le vrai sens de ce qu’on a appelé l’individualisme, c’est-à-dire de l’initiative et de la liberté individuelles. Est-ce que tout ne vient point de l’individu ? Est-ce qu’il peut y avoir dans une collectivité autre chose que ce qu’il y a dans les membres de cette collectivité ?
Il n’y a rien dans la société, qui n’ait été d’abord dans l’individu. C’est lui qui la forme, c’est de lui qu’elle procède.
Nous allons à l’inverse aujourd’hui et nous avons la prétention de faire de l’État un être existant par lui-même, en dehors et au-dessus des parties qui le composent et qui, au lieu de garantir aux individus leur libre développement, serait chargé de les diriger, de les façonner, de les pétrir à sa guise, c’est-à-dire, en fin de compte, à la guise d’un certain nombre d’individus, d’une certaine fraction de la société, qui, à bonnes ou à mauvaises intentions, s’arrogeraient le droit de disposer du reste de la société. On est arrivé ou l’on est en train d’aller dans cette voie, chez la plupart des nations, à un véritable renversement des rôles. On demande à l’État — et il ne s’y prête que trop — de faire tout ce qui ne concerne pas son métier. Et, par contre, il ne fait plus ou il ne fait plus que très imparfaitement ce qui concerne son métier. Il intervient dans la réglementation de notre travail ; il nous dit, ou il nous dira demain combien d’heures nous pouvons donner à l’exercice de notre profession, combien au repos, sans doute, et de quelle façon nous devons nous nourrir ou nous distraire. On lui demande de régler le salaire et d’en fixer le minimum en même temps qu’il fixe le maximum de travail. Il faut qu’il se charge de diriger notre éducation, de nous imposer l’épargne, la prévoyance, la charité ; d’avoir pour nous toutes les sagesses et toutes les vertus. C’est un père devant lequel les citoyens ne sont plus que des enfants et qui réalise, pour la plus grande gloire de la mémoire de Fénelon, la république de Salente. Que devient, dans tout cela, la liberté ? Que devient le ressort personnel, la vie véritable ? Comme le dit encore Bastiat, on tue l’homme sous prétexte que tout le mal en vient, comme si tout le bien n’en venait pas aussi.
Et, en même temps, au nom de la liberté, mais en violation de la liberté, on laisse l’État manquer à tous ses devoirs. La police de la rue, le respect des yeux et des oreilles, le respect des conventions qui devraient faire la loi des parties, la sécurité du travail et la libre jouissance de ses fruits, tout est laissé à l’abandon et va à la dérive. On ressuscite au profit des uns, c’est-à-dire au détriment des autres et de leurs droits, des privilèges et des faveurs de toutes sortes. On a aboli, il y a cent ans, une aristocratie, on en rétablit une autre ou plutôt plusieurs autres, sans s’apercevoir qu’elles sont contradictoires : une aristocratie industrielle, dont les bénéficiaires sont quelques habiles ; une aristocratie ouvrière, un quatrième État derrière lequel un cinquième apparaît élevant à son tour ses prétentions et ses revendications. C’est le déchainement de tous les appétits et de toutes les illusions, au mépris de tous les droits. C’est le désordre, la confusion, l’oppression et, ce qu’il y a de curieux, c’est que ce sont précisément les gens qui s’élèvent contre les abus qu’ils imputent à la doctrine de la liberté, qui sont les plus ardents à réclamer des violations de la liberté et à fouler aux pieds les notions les plus élémentaires de l’égalité et de la justice.
Je sais, dit, en terminant, M. Passy, qu’ils sont souvent animés de bonnes intentions. Mais, comme on l’a dit souvent, en hygiène sociale ou en médecine sociale, ce n’est pas la bonté de l’intention qui fait la bonté du régime ou de la potion. Peut-être même, n’est-elle qu’un danger de plus, car elle endort la méfiance et facilite l’absorption du poison. Parmi ceux qui foulent aux pieds les enseignements de l’expérience et le respect des droits individuels, il y en a de deux sortes. Il y a ceux qui font ouvertement appel à la force brutale, au renversement, à la destruction, qui disent : « Abattons tout ce qui existe et nous rebâtirons ensuite sur un plan nouveau ». Ce sont ceux qui épouvantent et, par cela même, ce sont les moins dangereux. Demandez au dernier des paysans de partager son champ avec ceux qui n’ont point de champ et quand bien même vous lui montreriez à côté le château ou le parc du grand propriétaire dont vous lui promettriez une part, vous aurez grande chance d’être reçu à coups de fourche. Mais dites : La loi pourrait, en frappant les uns, en favorisant les autres, modifier la répartition des richesses, faire passer la fortune des mains de ceux-ci dans la poche de ceux-là, assurer avec moins de travail, et même sans travail, le bien-être et l’aisance à telle ou telle catégorie de citoyens ; et ainsi de suite ; — et vous aurez grande chance d’être écouté de beaucoup et de passer pour un des bienfaiteurs de l’humanité. Vous vous persuaderez peut-être à vous-même, de très bonne foi, que vous êtes pur de toute violence, parce que vous ne levez la main sur personne, vous ne versez pas une goutte de sang, vous ne procédez à aucun pillage.
C’est de la violence pourtant et la pire de toutes, de la violence légale, la pire, parce qu’elle pervertit les consciences, la pire, parce qu’elle détourne la loi de sa mission, qui est d’assurer le respect de la liberté et de la justice et la transforme en un instrument d’iniquité et d’oppression. Et alors, comme le dit admirablement Bastiat, à la fin de son pamphlet, La loi : « La loi, la puissance publique, au lieu d’être ce qu’elle doit être, le bouclier qui couvre également tous les membres de la société les uns contre les autres, la protection impartiale de toutes les activités et de tous les intérêts légitimes, devient ce qu’elle n’est que trop déjà, le champ de bataille de toutes les cupidités et de tous les égoïsmes ».
Il est grand temps que ceux qui ont souci de la prospérité et de l’honneur de l’humanité s’occupent de réagir contre cette perversion du sens économique qui n’est autre qu’une perversion du sens moral.
M. Charles Lavollée s’associe de tous points aux idées qui viennent d’être exprimées et développées par M. Frédéric Passy. C’est bien ainsi que doit être interprétée la formule : Laissez faire, laissez passer.
Il convient pourtant de rappeler qu’à l’époque où elle fut produite par Gournay et par Quesnay, puis acceptée par Turgot, elle avait une signification particulière, plus restreinte, qu’il est utile de préciser.
Le travail, alors, n’était pas libre. Assujetti à une réglementation outrée, enserré dans les liens des corporations devenues oppressives, il réclamait son affranchissement. Le premier terme de la formule des économistes « Laissez faire » s’appliquait à la production, et à cette même époque, la circulation et l’échange des produits étaient entravés partout, sous toutes les formes. Il existait, en France, un réseau de douanes intérieures, isolant les provinces ; aux frontières, la prohibition ou des droits très élevés, tant à l’entrée qu’à la sortie des marchandises. Cette législation restrictive était en vigueur dans tous les pays ; la loi anglaise condamnait à mort les exportateurs de machines ! À ces excès de l’Ancien régime s’appliquait le second terme de la formule : « Laissez passer ». Bref, au temps de Quesnay et de Turgot, le vœu exprimé par ceux qu’on appelait les Encyclopédistes et les Économistes, concernait particulièrement le travail et l’échange. Il ne s’étendait pas encore aux questions si nombreuses et si complexes sur lesquelles M. Frédéric Passy vient, très justement d’ailleurs, de rappeler l’attention et qui touchent à l’intervention de l’État dans tous les actes de la vie industrielle.
S’en tenant au sens plus limité de l’ancienne formule, M. Lavollée fait observer combien elle est encore opportune, au temps où nous sommes, plus d’un siècle après Turgot ! Par une étrange contradiction, après avoir conquis la liberté politique, après avoir réalisé tant de progrès dans la science, dans les arts et dans l’industrie, la France et la plupart des nations, en Amérique comme en Europe, tendent à restaurer les systèmes et les lois de l’Ancien régime. On voit se relever les barrières de douanes, se multiplier les règlements industriels, renaître même les abus des corporations par le mauvais usage qui est fait de la loi sur les syndicats, loi bonne en principe, mais faussée dans son application. Presque partout, la législation économique opère un mouvement de recul vers le passé, et l’on peut, aujourd’hui, avec non moins de motifs qu’en 1770, reprendre et invoquer la devise : « Laissez faire, laissez passer ».
L’intervention excessive et abusive de l’État s’explique, sans se justifier, par des considérations d’ordre politique. Il y a là une question de mesure plutôt que de principe. Mais, quant à la liberté du travail et à la liberté de l’échange, le principe est simple et certain. Nous pouvons le défendre, dans le sens et avec l’interprétation que lui ont donnés nos devanciers du XVIIIe siècle.
M. Ernest Brelay, tout à fait d’accord avec les deux précédents orateurs, tient à joindre à leurs observations celles de M. Maurice Block, qui, dans son grand ouvrage récent : Les progrès de la science économique, publié chez Guillaumin, a dénoncé une manœuvre de nos adversaires, consistant à nous représenter comme tenant à proclamer le laissez faire absolu. Ils veulent nous faire passer le plus possible pour une secte d’anarchistes, ce qui est le comble de la diffamation. M. Passy, et après lui M. Lavollée, ont fait justice de cette accusation.
Le mot absolu, appliqué au laissez faire, laissez passer, n’est pas plus attribuable à la doctrine en question qu’au libre-échange, qui certes n’a jamais été pratiqué chez nous et ne le sera probablement pas pendant l’existence de la présente génération ni de plusieurs autres. La plupart des économistes admettent, comme M. Léon Say, des droits modérés d’importation, à la condition qu’ils ne soient prélevés que pour l’État et au profit de tout le monde.
Mais nous n’en sommes pas là, et c’est au contraire l’arbitraire que l’on proclame, tantôt en faveur de la majorité, tantôt en faveur de la minorité, ce qui n’est excusable en aucun sens : le préjudice causé à un seul électeur par dix millions d’autres est aussi choquant que celui que le petit nombre porte à la multitude, et le droit ne saurait être créé par certains textes de lois conférant des privilèges à des catégories de citoyens.
M. Brelay se demande, par exemple, pourquoi on interdit, à tel endroit, de faire des processions, tandis qu’on tolère des manifestations politiques ou sociales qui n’encombrent pas moins la voie publique et paralysent le laissez faire, laissez passer général. On doit, dans ces deux cas, tout permettre ou tout interdire, et, sans être sectaire en aucun sens, il convient de préférer la dernière alternative parce que la rue appartient à tout le monde. Nous avons vu une poignée de grévistes empêcher presque tous les travailleurs de diverses corporations de gagner leur vie, et nous avons protesté contre ces obstacles apportés aux droits du travail. Ce n’est donc pas nous qui demandons des choses absolues, mais bien un petit nombre d’oppresseurs qui égarent les esprits superficiels. Ainsi, de quel droit fait-on accaparer l’enseignement public par l’État ? II le laisse libre, dit-on, et les particuliers peuvent fonder tant qu’ils veulent des maisons d’éducation. Sans doute, mais le laissez faire est absent lorsqu’on a en face de soi le budget national qui peut anéantir la concurrence des individus.
Ne pas laisser faire, ne pas laisser passer lorsqu’il n’existe, dans les actes, aucun préjudice général ; mettre obstacle à l’achat, à la vente, à toute initiative personnelle inoffensive, c’est de la réaction, de la tyrannie dont personne ne veut pour soi, mais qu’on croit pouvoir infliger à autrui.
Ce qui aggrave le malentendu, c’est justement le manque d’un criterium absolu ; en effet, on ne saurait négliger de tenir compte de l’état des mœurs, et c’est pour cela que, dans les pays policés, on ne doit pas légiférer à l’excès et que l’on a sous la main des éléments de transaction sous la forme d’une police qui doit faire observer l’ordre, la paix pour tous les habitants de la cité. Sans doute cette police ne peut toujours employer des instruments irréprochables ; ils sont tels que la nature des choses les produit et représentent la moyenne de notre civilisation.
M. Adolphe Coste demande s’il n’est pas survenu, dans l’ordre social, des modifications qui expliqueraient à quelques égards le recours à l’intervention de l’État et l’abandon, par conséquent, du « laissez-faire » ? La liberté a une condition nécessaire, qui en est aussi la mesure : c’est, de la part des individus qu’on laisse libres, une responsabilité correspondante à leur droit. Or, cette responsabilité va s’affaiblissant tous les jours. On ne la trouve pas, par exemple, dans les affaires qui, par leur longue durée ou leur importance considérable, excèdent les facultés des individus. Ainsi, des opérations d’assurance et de prévoyance que M. Passy redoute de voir entre les mains de l’État et qui, cependant, réclament tout au moins une surveillance particulière ; ainsi, des grandes entreprises et des anonymats, dont la responsabilité est limitée, souvent même purement nominale, et qui exigent une réglementation spéciale. Pour ces sortes d’affaires, le laissez-faire et le laissez-passer ne sont guère praticables ; ils ne le sont pas non plus pour ces coalitions patronales ou ouvrières qui substituent des puissances occultes et insaisissables aux responsabilités personnelles ; ils ne le sont pas, enfin, pour cette action de la presse et de la publicité, si puissante et si dangereuse à la fois et qui échappe si aisément à toute répression.
D’une manière générale, on peut craindre que, partout où la responsabilité individuelle s’atténue et disparaît, il ne devienne presque inévitable de recourir à l’intervention de l’État et de subir une restriction de la liberté.
M. Léon Say, président, fait remarquer qu’il faut faire une distinction entre les personnes créées par la loi, qui peut alors leur imposer légitimement certaines restrictions, et les personnes naturelles, comme chacun de nous ; nul de nous, en effet, n’a, ne peut avoir la liberté d’attenter à la liberté des autres.
M. Frédéric Passy, parmi les exemples cités par lui, a insisté sur le dévergondage des journaux, des images répandues partout, et il voudrait que la police intervînt pour empêcher, supprimer ce qui le choque. Cette opinion nous entraînerait, dit l’orateur, à débattre ici la liberté de la presse. Sans entrer dans ce débat, en ce moment, M. Léon Say trouve que la solution de cette question spéciale ne lui paraît pas si difficile qu’on le dit. Il ne voit pas en quoi les délits commis par la voie de la presse seraient considérés comme étant en dehors du droit ordinaire : il y a seulement là une publicité plus considérable qui ne peut que les aggraver.
M. Beaurin-Gressier se place uniquement à un point de vue général et tout philosophique.
La question que l’on discute, dit-il, n’est autre que celle du rôle de l’État et, à cet égard, il faut toujours en revenir aux notions fondamentales. L’État, personnalité de raison, est la représentation des intérêts solidaires de tous les individus composant une agrégation sociale. Considéré sous cet aspect, il exerce un triple ordre de fonctions sociales. Son premier ordre de fonctions est de faire la loi positive ; et si l’État ne dévie pas de son rôle, la loi positive ne doit être que la consécration du droit qu’elle reconnaît, qu’elle formule, auquel elle donne une sanction. Envisagé abstractivement, le droit est la limite normale du champ d’action respectif de tous individus exerçant librement leur activité. Cette limite correspond au point où l’activité de l’un serait susceptible d’apporter une perturbation ou dans le milieu général matériel, ou dans le milieu moral dans lesquels se meuvent toutes les autres personnalités, ou même d’empiéter sur la sphère normale d’action d’une individualité déterminée.
Après avoir formulé la loi positive, après avoir réglé la limite séparative entre les actions licites et celles qui ne le sont pas, l’État a pour second ordre de fonctions de faire respecter les droits ainsi formulés, d’assurer l’intégrité du milieu, comme le respect dû à chaque membre du corps social considéré individuellement. Encore une fois, cette action doit s’exercer aussi bien au point de vue du bon ordre moral que du bon ordre matériel, aussi bien pour éviter tout scandale, tout ce qui peut froisser les justes susceptibilités de chacun, que pour protéger ses biens.
Le troisième ordre de fonctions de l’État, qui rentre moins directement dans la discussion actuelle, est de pourvoir à certaines branches d’activité qui lui incombent spécialement. C’est ainsi qu’il est chargé de l’administration du domaine public national ; qu’il lui appartient d’assurer par l’impôt les ressources nécessaires à la constitution et à la mise en mouvement de l’organisme gouvernemental.
La détermination limitative de ce troisième ordre de fonctions est très délicate à tracer et M. Beaurin-Gressier ne croit pas devoir, quant à présent, l’aborder.
M. Léon Say, président, fait remarquer que M. Frédéric Passy avait parfaitement délimité la question qu’il avait lui-même formulée, et que sa préoccupation est de sauvegarder la liberté de tous.
Or, si toutes nos libertés ne sont pas absolument sauvegardées, il en est une, en particulier, qui se trouve menacée en ce moment, c’est la liberté industrielle, c’est également la liberté des particuliers, que veulent asservir les corporations rétablies de tous côtés.
Il se félicite de ce que M. Lâng, l’honorable invité du bureau, ait assisté précisément à une discussion théorique où les orateurs se sont principalement attachés aux principes mêmes de la science. Il s’en félicite avec d’autant plus de satisfaction que M. Lâng appartient à une nation où la doctrine libérale est fort en honneur, comme elle continuera à l’être dans le sein de la Société d’économie politique.
Après quelques paroles de remerciements de M. Lâng, la séance est levée à dix heures et demie.
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