Louis Reybaud, Du fédéralisme industriel (Journal des économistes, novembre 1842).
DU FÉDÉRALISME INDUSTRIEL
On a souvent, et à bon droit, fait l’éloge de la centralisation française. Malgré des abus qu’une plume aussi grave qu’éclairée a signalés dans ce recueil, on doit y reconnaître un énergique instrument et une grande source de puissance. Cela enlève, il est vrai, quelque ressort à l’activité locale ou individuelle ; mais cela donne en même temps à ce qui se fait une valeur d’unité qu’on demanderait vainement aux combinaisons contraires. Il y a mieux : on peut dire que, pour se fonder, la centralisation a été forcément entraînée à quelques excès. Un demi-siècle à peine nous sépare d’une époque où la France était livrée à une sorte d’incohérence administrative. Chaque province constituait une sphère d’action distincte, et, jusqu’à un certain point, indépendante. L’initiative locale s’y exerçait avec une liberté qui manquait de contrôle et de mesure. De là une bigarrure d’institutions fiscales et économiques, et une diversité de régimes, dont l’effet évident était de gêner l’essor de la fortune du pays, et d’enlever à la civilisation collective tout ce qui s’ajoutait de vitalité aux civilisations provinciales.
Ayant à lutter contre un pareil état de choses, la centralisation dut se montrer d’abord exclusive, intolérante, despotique. Il fallait rompre avec le passé, en effacer les vestiges. C’est dans ce but que les anciennes divisions du royaume, auxquelles se rattachaient tant de souvenirs historiques, furent implacablement anéanties par nos assemblées révolutionnaires. Les considérations de sentiment cédèrent alors aux exigences de l’établissement nouveau ; la tradition fut vaincue par l’esprit de réforme. Le même mobile inspira toutes les précautions que l’on dut prendre vis-à-vis de l’indépendance provinciale. Par un contraste qui s’explique, en même temps que la liberté nationale s’inaugurait, les servitudes locales se multipliaient à l’infini. Les diverses fractions du royaume furent privées de la faculté de tout régler autour d’elles, comme elles l’avaient fait jusqu’alors. Il fallut, pour le plus minime intérêt, en référer à l’administration centrale, et attendre les décisions qui en émanent. L’activité particulière des départements fut ainsi enchaînée, principalement dans la vue de rompre les habitudes antérieures, et de constituer l’unité du pays. Ce régime a certainement des inconvénients, il est inséparable de beaucoup d’écarts et d’abus ; mais organisé comme il le fut par la république et par l’empire, il ne peut être considéré que comme un moyen énergique de transition. Avant tout, il s’agissait de vaincre le passé et de faire disparaître les dernières traces d’une longue anarchie provinciale. Ce résultat est aujourd’hui obtenu ; mais il ne l’a été qu’à ce prix.
Cependant l’esprit de désunion est si inhérent à la nature humaine, qu’à mesure que le fédéralisme politique s’évanouit, un nouveau fédéralisme semble s’élever. L’unité administrative est constituée, mais l’unité industrielle est loin de l’être. Le spectacle auquel assiste notre époque est principalement celui de cette lutte des intérêts. Des séparations profondes se manifestent ; on peut voir se former des camps, où, avec un peu plus de courage, on arborerait des drapeaux opposés. Le pays que le souffle révolutionnaire et la dictature impériale avaient fondu en un tout compact et solidaire, paraît de nouveau se fractionner, soit en zones de production hostiles les unes aux autres, soit en modes d’activité divergents et incompatibles. Sur bien des points et en toute occasion, ces tiraillements se révèlent. Fait-on quelque chose pour le Nord, le Midi se déclare lésé ; l’Est et l’Ouest expriment des vœux contraires ; le Centre affiche des prétentions contre lesquelles le Littoral réclame. Il se forme ainsi des groupes tranchés qui reproduisent, dans un autre ordre de relations, l’incohérence du régime d’autrefois, et deviennent, pour le gouvernement, une source d’embarras presque invincibles. C’est un nouveau fédéralisme qui surgit au milieu de la centralisation la plus exigeante et la plus raffinée.
Ce phénomène est digne d’attention ; non qu’il ne fût depuis longtemps pressenti par les observateurs prévoyants, mais à cause du caractère décisif qu’il vient de prendre. L’ouverture de négociations commerciales avec la Belgique a fait éclater, dans l’organisation actuelle de la communauté française, une foule d’incompatibilités qui prouvent que l’unité à laquelle on a fait tant de sacrifices est plus apparente que réelle. Ce ne sont plus, de nos jours, des États provinciaux qui portent leurs doléances au pied du trône, ou lui dictent impérieusement des lois ; ce ne sont plus des duchés, des comtés, qui, avant d’entrer dans le giron du royaume, réservent leurs immunités et leurs franchises ; mais ce sont des industries et des groupes d’industriels qui placent leurs intérêts sous la sauvegarde de leur dévouement, et qui, en offrant leur concours, ont à la bouche la formule conditionnelle des cortès d’Aragon vis-à-vis de la couronne d’Espagne. Servir qui les sert, tel semble être aujourd’hui le mot d’ordre des industries. Outre que ce langage a quelque chose d’égoïste et d’altier, il est évident qu’il tend à mettre l’administration à la merci d’une foule d’exigences contradictoires, et à consacrer la pire de toutes les anarchies, celle des intérêts.
Voici, en effet, où doit conduire ce système, s’il acquiert tous les développements qu’il comporte. Les grandes industries, qui sont en possession exclusive du marché national, ont les premières organisé une ligue, et déjà elles forment dans l’État un nouveau pouvoir qui ne se borne plus à de simples remontrances. On les voit agir, soit directement par des délégués, soit indirectement par l’organe des corps spéciaux qui les représentent. L’exemple est contagieux : bientôt les petites industries le suivront, et avec elles l’agriculture, qui chaque jour prend un caractère plus industriel. Quand, dans toute la sphère de l’activité nationale, chacun aura compris que l’agitation est une condition de succès, que, sous peine de voir la fortune délaisser ceux qui ne troublent pas le pouvoir de leurs plaintes et ne l’inquiètent pas par leurs menaces, il faut désormais se recruter, s’enrégimenter pour en imposer par le bruit et le nombre, alors il n’y aura plus en France ni d’initiative sérieuse dans le gouvernement, ni de trêve possible entre les partis industriels. Ce sera une véritable guerre civile, où, à défaut de sang, couleront des flots d’encre. Tous les intérêts homogènes se grouperont dans le même camp, tantôt au moyen d’alliances durables, tantôt par suite d’arrangements temporaires. Il y aura des transactions, mais il y aura aussi des mêlées confuses, des combats à outrance. Les amis de la veille seront parfois ennemis le lendemain, suivant que les intérêts se confondront ou se sépareront. Telle est la situation qui se prépare.
Il ne faut pas croire qu’un pareil tableau soit tracé à plaisir. Pour quiconque veut étudier les faits, ce désordre est évident. Plus on ira, plus il sera manifeste qu’au milieu des industries qui se coalisent ou qui se combattent, l’action du pouvoir est paralysée jusqu’à l’impuissance. La question des sucres en a offert un exemple. Malgré les efforts de trois ministères successifs, aucune solution n’a encore eu lieu, et il est au moins douteux que la session prochaine voie vider ce différend. Un autre incident s’est produit dans l’institution de comités spéciaux, chargés de défendre telle ou telle industrie. Ce n’était point assez que les diverses branches de l’activité nationale fussent représentées par des corps officiels, électifs ou non, sous les dénominations de Chambres de Commerce et des Manufactures, Conseils généraux du Commerce et des Manufactures, Conseil supérieur du Commerce et des Manufactures. À ces délégations, déjà si multipliées qu’elles en sont frappées d’inertie, viennent de s’unir d’autres délégations plus turbulentes, plus actives, qui, agissant en dehors du cercle de la loi, n’offrent pas les mêmes garanties de lumières, de modération et de désintéressement. C’est ainsi que l’on a vu se former le comité des forges, le comité des houilles, les comités des tissus de laine, des tissus de fil et des tissus de coton, le comité du sucre indigène, celui des éleveurs de bestiaux, celui des vignobles. L’élan une fois donné, il est impossible qu’aucun des modes de l’activité française s’y dérobe : il y aura autant de comités que de branches d’industrie et de commerce. En matière de bénéfices, personne n’est tenté de s’abandonner. Il y a plus : à un jour prévu, le consommateur lui-même, et surtout la classe des consommateurs qui n’a que des revenus limités, comme tout ce qui tient à la magistrature, à l’enseignement, à l’armée, aux fonctions publiques, au barreau, les petits rentiers comme les petits propriétaires, ouvriront à leur tour les yeux, et sentiront la nécessité d’opposer un comité qui poursuive l’abaissement du prix des choses, à tous ces comités divers qui en demandent impérieusement le maintien ou l’élévation. Ce sera la dernière expression de ce fédéralisme nouveau : il ne tombera que devant l’union des intérêts qui peuvent lui faire équilibre.
Si ce régime parvient à prendre racine parmi nous, il n’est plus désormais une seule question d’administration publique qui ne soit destinée à passer par le contrôle de calculs particuliers. Chaque comité évaluera, à un point de vue spécial, ce que peut coûter une mesure, ce qu’elle peut rendre aux mandataires dont il relève. La diplomatie et la politique ne feront plus la loi à l’industrie ; c’est l’industrie au contraire qui commandera à la politique et à la diplomatie. Une modification de tarifs, quelque légère qu’elle puisse être, soulèvera des tempêtes d’autant plus terribles, qu’elle intéressera un plus grand nombre de centres manufacturiers. Il se peut même, et cette idée a été émise, que la ligue des producteurs repousse d’avance et systématiquement toute réforme partielle, qu’elle ne consente à se laisser entamer sur aucun point, par aucun détail. Les concessions s’engendrent les unes les autres ; la fédération des industries le sait, et pour se garder d’une première atteinte, elle semble vouloir adopter la devise menaçante de la Couronne de Fer. Qu’on ne touche à aucune industrie, sous peine d’avoir affaire à toutes : ici, la solidarité mutuelle est sans limites comme sans exception. Et non seulement la ligue des producteurs ne veut pas que l’on porte la main sur le présent, mais elle exige encore qu’on engage l’avenir, qu’on le frappe de prescription. Ainsi, que le pouvoir se garde de troubler les industries, pas plus aujourd’hui que demain ; qu’il évite d’amoindrir aucun des avantages dont elles jouissent, ou bien il les verra s’insurger en masse, et se déclarer contre lui. Voilà, à ce qu’il semble, le dernier mot de la coalition. À la bonne heure ; mais, à ce spectacle, il est permis de se demander si une administration peut, sans déchoir, subir cette loi de bon plaisir, et se résigner au rôle subalterne qu’on lui impose.
Cet état de choses n’a qu’un nom ; c’est de l’anarchie. Sans doute des intérêts particuliers que l’on met en cause ont le droit de se défendre, de se concerter : la liberté et la justice le veulent ainsi. Ils peuvent même donner à cette défense un caractère turbulent et passionné, dénaturer les termes du débat, changer le rôle d’intimé en celui d’accusateur, et faire descendre les juges sur la sellette. Ce spectacle est douloureux ; mais dans un temps où l’ardeur du gain ne connaît pas de mesure, on ne doit guère s’attendre ni à plus de calme ni à plus de désintéressement. Toute époque a un mobile dominant : dans les ères religieuses, c’est la foi ; dans les périodes militaires, c’est la gloire ; dans les siècles industriels, c’est l’intérêt. Il faut s’y résigner, tout est subordonné aujourd’hui à ce dernier mobile. Seulement on peut dire qu’il use de l’empire en parvenu, qu’il y apporte une âpreté, un acharnement sans dignité comme sans sagesse. Dans une pareille sphère, l’émotion est de trop, et la passion devrait choisir un terrain plus digne d’elle.
Quoi qu’il en soit, la défense des intérêts particuliers ne saurait être circonscrite : il faut leur laisser une latitude entière. Mais en même temps c’est le devoir d’un gouvernement de démêler, au milieu de ces plaintes et de ce bruit, où se trouve la ligne de l’intérêt général, et de se prononcer dans ce sens résolument, sans partialité, sans faiblesse. Plus le débat aura été turbulent, moins il sera possible de reculer devant une décision formelle. S’il en était autrement, s’il s’accréditait dans l’opinion qu’il suffit de quelques clameurs pour faire capituler le pouvoir, il est évident qu’aucune industrie ne se priverait de ce moyen pour s’assurer une position à l’abri de toute atteinte. Une sorte d’immobilité économique serait le résultat de cette faiblesse, et il n’y aurait pas même besoin d’une grande muraille pour isoler la France du reste de l’univers. Un gouvernement ne peut pas désarmer ainsi, abdiquer au profit d’intérêts coalisés ; il ne doit en aucun cas subir la violence morale qu’on prétend lui faire. L’État représente autre chose que des intérêts ; il représente des sentiments, des idées ; il prépare l’avenir en stipulant pour les besoins actuels ; il a une tâche qui ne peut se renfermer ni dans les murs d’un comptoir ni dans l’enceinte d’un atelier. Le monde matériel a sans doute une grande importance, il ne faut pas en parler avec dédain ; mais on ne saurait non plus lui immoler sans péril des considérations d’un ordre plus élevé et d’une valeur plus universelle.
La main du gouvernement doit donc, en de telles circonstances, se faire sentir. Il serait dangereux de laisser une multitude de petits pouvoirs s’imposer de la sorte à l’autorité centrale, et le fédéralisme industriel se substituer à l’unité administrative. Ce précédent enchaînerait toute réforme, abolirait toute discipline. Il n’est jamais bon de reculer sur une menace ; cela amène toujours d’autres exigences, et il arrive un moment où il faut accepter, dans des conditions plus défavorables, la lutte que l’on voulait décliner. Comme devoir et comme calcul, le gouvernement doit conduire jusqu’au bout les enquêtes qu’il a une fois ouvertes, et ne se laisser ni intimider par le bruit ni troubler par le sophisme. Lui seul peut fermer ce champ-clos où les intérêts sont prêts à descendre, et faire respecter un droit d’initiative qu’ils semblent oublier et méconnaître.
De cet incident, quand on en pénètre les causes, naissent de tristes réflexions. Les hommes d’État peuvent y voir ce que c’est que la protection fiscale et à quoi elle engage. Les industries ne se contentent plus d’un bail de courte durée ; elles exigent une emphytéose. On a eu si longtemps le soin de les maintenir en possession exclusive du marché national, qu’elles se sont habituées à le regarder comme un bien leur appartenant par le fait d’une aliénation irrévocable. Toutes les fois qu’il s’agit de toucher aux droits qui protègent une fabrication contre la concurrence étrangère, il s’élève un concert de voix éplorées ou furieuses qui demandent le maintien de ce qui est avec un accent déchirant ou le ton de la colère. Les arguments employés en ces occasions ne brillent ni par la nouveauté ni par la force, mais les pouvoirs publics n’en cèdent pas moins ; ils aiment le repos, et sont d’ailleurs quelque peu complices des intérêts que couvre la protection. De là ce régime qui a pour lui la consécration des années et l’inépuisable tolérance des assemblées législatives.
Aujourd’hui le gouvernement expie cette longue faiblesse. On le traite de sacrilège parce qu’il songe à porter la main sur l’arche de la protection ; on le met presque au défi de toucher à ce palladium des industries. Les producteurs ont jeté le masque : ce n’est plus une barrière temporaire, provisoire, qu’ils veulent élever entre leurs ateliers et les ateliers européens, c’est une séparation éternelle, infranchissable. Le marché national doit être l’apanage exclusif du travail national, voilà le nouveau code manufacturier. La protection est la règle, règle inviolable admettant à peine quelques rares exceptions : une invasion de produits est tout aussi à craindre qu’une invasion de baïonnettes, et il faut se défendre avec plus de soin de l’empiétement industriel que de la conquête armée. ce langage, on reconnaît quel chemin a été fait dans le champ des aberrations économiques. Cela nous reporte au temps où M. Syrieys de Mayrinhac imaginait ses curieux aphorismes, aujourd’hui remis en honneur. Les industries n’ont même plus recours à la dissimulation : elles ne laissent plus entrevoir dans le lointain le moment où elles pourront engager la lutte à armes égales avec l’étranger ; elles écartent toute perspective de ce genre, et ne veulent entendre parler ni d’un amoindrissement de privilège, ni d’un abaissement de tarifs. Ainsi s’expliquent les colères et les désappointements qu’a soulevés le simple bruit d’un traité d’union fiscale avec la Belgique.
Faute d’une prévoyance suffisante, le gouvernement s’est préparé cet embarras : il a contribué lui-même à donner à la protection industrielle ce caractère permanent dont il reconnaît enfin le danger. Si, dès l’origine, il avait, par des tarifs graduellement et systématiquement décroissants, tenu l’industrie nationale en haleine, et fait de la protection une mesure essentiellement transitoire, la fusion qu’il semble poursuivre n’aurait pas soulevé une seule plainte ni rencontré le moindre obstacle. L’abaissement successif des tarifs, opéré de longue main, aurait maintenu une sorte de niveau entre la production belge et la production française, et empêché que de l’une à l’autre il se créât des différences excessives dans les existences et dans les prix. Grâce à cet équilibre, les barrières tombaient pour ainsi dire d’elles-mêmes, et l’identification industrielle et commerciale des deux pays n’entraînait pas un sensible déplacement de richesses. C’était la sanction d’un système que les faits auraient lentement préparé, et qui se serait établi presque sans obstacle. Au lieu de cela, les tarifs protecteurs ont été aggravés de telle sorte qu’aucune concurrence extérieure n’a été possible, et que les industries françaises ont disposé du marché national d’une manière souveraine. Qu’en est-il résulté ? Des manifestations redoutables qui compromettent le pouvoir et le forcent d’ajourner pour longtemps peut-être une décision utile aux destinées du pays.
Il est bon que cette expérience se soit achevée, et dans ces conditions. En se mettant à la suite du système protecteur, le gouvernement ne croyait enchaîner que les réformes économiques, et se réserver une entière liberté d’action sur tout le reste. Maintenant cette illusion est détruite ; les prétentions se sont déclarées. Les industries ont pris, dans un long régime de faveur, la force et la hardiesse nécessaires pour avoir la voix haute. Tout privilège est ainsi fait : il procède par empiétements, et va de conquête en conquête. L’immobilité économique a donc forcément entraîné l’immobilité en beaucoup de choses, et aujourd’hui l’État, par le fait de cette situation, a les mains liées sur les questions de guerre et de paix, sur les relations internationales, sur l’appréciation des sacrifices que commandent l’honneur et la sécurité du pays. Il croyait pouvoir gouverner les intérêts, et ceux-ci déclarent qu’ils n’entendent relever que d’eux-mêmes. Il a contribué à élever une influence qu’on emploie contre lui, une prospérité exceptionnelle dont on se sert pour le combattre. C’est là une leçon d’autant plus cruelle qu’elle est méritée.
Sous l’empire d’une liberté sagement ménagée, mais appliquée avec suite, rien de pareil n’était à craindre. Avec elle, jamais la puissance industrielle n’eût aspiré à dominer le gouvernement. Plus d’émeute d’intérêts, plus de ligue offensive et défensive. Les fabrications douées de quelque vitalité auraient vu s’approcher, sans effroi comme sans dommage, la concurrence étrangère jusqu’à la limite assignée par les besoins du Trésor et les exigences de la fiscalité. Il y aurait eu un droit à l’entrée, mais calculé de manière à ne ressembler ni à une protection, ni à une prohibition. Tout le monde y eût gagné : les industries, en se fondant désormais sur une base inattaquable, le pouvoir, en recouvrant une initiative que paralysent des intérêts favorisés. Surtout on aurait évité le spectacle d’une situation où l’on voit le gouvernement mécontent des industries, les industries mécontentes du gouvernement.
Cette crise est l’une des plus curieuses qui puissent s’offrir aux méditations de la science économique. On y trouve la preuve que les combinaisons réglementaires conduisent souvent au désordre, et que la liberté seule a la vertu nécessaire pour constituer un régime régulier et durable. Le privilège a quelque chose de facultatif et d’arbitraire qui prête à la discussion ; le droit commun n’a que des lois fixes, des règles certaines qui éloignent toute controverse. Avec le privilège, personne n’est assuré du lendemain ; avec le droit commun, il y a sécurité étendue et complète. Un autre fait ressort de ce qui se passe, c’est que les intérêts deviennent intraitables dès qu’on les menace ou qu’on les blesse. Les divers incidents du projet d’union entre la France et la Belgique ont fait éclater cette indiscipline, et c’est à ce point de vue seulement qu’il a été question ici de cette affaire. Nulle manifestation ne pouvait être plus alarmante pour l’unité des forces du pays et l’accomplissement des destinées françaises. Si vraiment un pareil état de choses parvenait à se fonder, il n’y aurait bientôt plus de contrepoids possible à ce fédéralisme industriel qui tend à se compléter chaque jour par des comités nouveaux. Chaque comité ajouterait un article au code de la protection, de manière à ce que l’activité du pays se séparât de plus en plus des diverses activités, ou voisines ou lointaines, et la France s’approprierait ainsi, par un système d’isolement ridicule, l’économie politique à l’usage de la république d’Andorre ou de la principauté de Monaco.
LOUIS REYBAUD.
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