Réunie le 5 avril 1883, la Société d’économie politique examine la question du recours à l’État entrepreneur de travaux publics, comme ressource en temps de crise. La plupart des membres qui s’y expriment soutiennent, comme Frédéric Passy, que cette intervention est malavisée, coûteuse et inefficace, et que les crises ne se liquident bien que d’elles-mêmes.
Du développement des travaux publics en temps de crise comme moyen d’en atténuer les effets
Discussion à la Société d’économie politique, 5 avril 1883
(Journal des économistes, avril 1883.)
M. Ch. Limousin, auteur de la proposition, prend la parole pour la développer.
M. Limousin sait bien, dit-il, que la thèsequ’il va soutenir n’est pas en faveur à la Société ; il s’agit, en effet, d’une application du principe de l’intervention de l’autorité sociale dans les phénomènes économiques. Il peut toutefois invoquer des précédents. Si cette intervention est repoussée en principe par les économistes de l’école orthodoxe, il arrive cependant que des membres de cette école la pratiquent lorsqu’ils sont au pouvoir. On a vu un des membres de la Société, M. Jules Simon, alors qu’il était président du Conseil, demander aux Chambres un crédit de 1 200 000 fr. pour commander des soieries a Lyon et faire travailler les ouvriers de cette ville frappés par une crise industrielle. M. Léon Say, qui faisait partie du même ministère, accepta, par suite, la responsabilité de cette mesure.
L’intervention que veut préconiser M. Limousin est moins contraire à la doctrine. Il ne s’agit pas de faire travailler pour faire travailler, mais simplement de profiter des moments où l’industrie privée est inoccupée ou peu occupée pour faire exécuter des travaux publics jugés nécessaires en tout état de cause.Il n’y aurait dans ce cas aucune intervention excessive de l’État, mais simplement une bonne conduite politique.
M. Limousin ne se dissimule pas les difficultés de cette politique. Tout d’abord, elle ne peut avoir d’efficacité que pour les industries privées dites « du bâtiment ». Mais, à l’heure actuelle, l’effort principal de la crise porte sur ces industries. D’autre part, il faudrait pouvoir éviter que les travaux publics ne déterminassent une nouvelle immigration à Paris d’ouvriers de la province et de l’étranger. Il faudrait au contraire trouver le moyen de faire repartir un certain nombre de ces ouvriers parmi ceux qui sont venus précédemment.
Toutefois, malgré les difficultés, et à titre de simple expédient, M. Limousin pense qu’il y aurait lieu de faire exécuter maintenant une partie des travaux publics en projet.
M. Frédéric Passy, membre de l’Institut, un des vice-présidents de la Société, sans méconnaître ce qu’il y a de juste dans quelques-unes des observations qui viennent d’être présentées, ne saurait admettre les conséquences que M. Limousin en paraît tirer.
Il est très vrai, dit-il, que l’État — et les villes qui, financièrement parlant, sont de petits États — feraient bien de réserver, plus qu’elles ne le font d’ordinaire, pour les époques où les travaux privés sont le moins actifs, ceux des travaux publics qui ne s’imposent pas d’urgence et coûte que coûte. Il en résulterait, sans nul doute, qu’au lieu de surcharger le marché quand le travail y abonde, on l’alimenterait quand le travail diminue ; et ce serait un bien au lieu d’un mal. Mais le plus simple calcul suffit, sans faire intervenir d’autres considérations, pour conseiller cette sage conduite. Tout entrepreneur, avant de faire une opération, cherche à discerner le moment le plus favorable au point de vue des prix ; et les administrations publiques, aussi bien que les particuliers, sont tenues de se préoccuper, avant d’engager une dépense, de l’état du marché et de l’abondance ou de la rareté des capitaux et de la main-d’œuvre. C’est le jeu naturel de l’éternelle et invincible loi de l’offre et de la demande, toujours d’accord, en fin de compte, quand on ne le fausse pas, avec le bien général.
Si M. Limousin s’était borné à cette indication, il n’y aurait pas lieu à discussion.
Mais il va plus loin. Il ne demande pas seulement que les travaux publics qui sont à faire soient faits au meilleur moment ; il demande que l’on en fasse, de propos délibéré, en vue d’annuler ou d’atténuer, en pesant à dessein sur les prix, les crises et leurs effets. Il met les pouvoirs publics en demeure de maintenir, en suppléant par leurs commandes aux commandes de l’industrie privée, les chantiers en activité ; de fournir, dans une certaine mesure au moins, de l’ouvrage aux ouvriers, aux ouvriers du bâtiment notamment et de combattre, par la concurrence de leurs offres, la tendance des salaires à la baisse. Il fait d’eux, en un mot, des régulateurs du marché, et les charge non plus de suivre, mais de contrarier les effets naturels de la loi de l’offre et de la demande. C’est là, quelque louables que soient les sentiments qui l’inspirent, une doctrine dangereuse ; le remède, loin de guérir le mal, ne ferait que le perpétuer et souvent l’aggraver.
Quelle est, en effet, lorsqu’elles se produisent normalement, c’est-à-dire en dehors de ces grandes perturbations qui s’appellent la guerre, la révolution ou l’épidémie, la cause réelle des crises ? C’est une exagération passagère d’activité, et par suite de dépenses. C’est l’affluence sur un point donné, en vue de travaux qui exigent un effort exceptionnel, d’un nombre de bras supérieur aux besoins réguliers. C’est une production non pas absolument (on ne peut trop produire d’une façon absolue), mais temporairement supérieure à la consommation et à ses ressources. C’est l’engagement des capitaux, enfin, au-delà de ce que permettrait une vue prudente de leur rendement et de leur reconstitution. D’où la nécessité d’attendre, pour en disposer de nouveau, qu’ils se soient dégagés pour de nouveaux emplois. À ces maux il n’y a qu’un remède, le temps, et, il faut bien le dire, le resserrement de la dépense et le ralentissement de la production engorgée, c’est-à-dire la souffrance. Il faut que les prix exagérés baissent, que les objets non placés se placent, que l’encombrement des bras diminue, que les affaires surmenées se liquident ou se réduisent, et que les ressources épuisées se reforment. On a trop tiré du réservoir ; force est d’attendre qu’il se remplisse. En allant, par des travaux plus ou moins artificiels, à l’encontre de ce mouvement nécessaire de recul et d’abstinence, on peut, pendant quelque temps, masquer le mal pour les uns en en faisant supporter les contre-coups aux autres ; on ne le supprime pas, on le rend plus sérieux, plus profond, et l’on risque de lui donner des proportions bien autrement redoutables.
On dira que la prospérité du bâtiment est d’intérêt général, et que quand le bâtiment marche, tout marche. Toutes les prospérités sont d’intérêt général et toutes les souffrances se répercutent. Le bâtiment ne fait pas exception ; il frappe davantage les yeux, voilà tout. Et, sans nier l’importance de cette industrie du bâtiment, sans méconnaître le rapport qui existe, incontestablement, entre son activité et la prospérité générale, est-on bien sûr que, dans cette formule dont on a fait un axiome, on ne prenne pas l’effet pour la cause ? Quand le bâtiment va, tout va. Oui. Mais ce n’est pas parce que, en faisant aller le bâtiment, on fait aller le reste ; c’est au contraire parce que, pour faire aller le bâtiment, il faut que le reste aille. Comme rien au monde ne peut forcer un capitaliste à acheter à perte ni un locataire à se loger au-dessus de ses moyens, les immeubles restent pour compte à ceux qui en ont construit quand même, et plus on en fait, plus on augmente la crise en soustrayant aux emplois rémunérateurs des capitaux qu’on engloutit dans des emplois qui ne le sont pas. Le débâcle est au bout. Mieux vaut encore laisser l’eau se retirer librement peu à peu que de la retenir par des barrages pour que tout crève à la fois. Adam Smith a dit, à propos des disettes : « La cherté est le seul remède de la cherté. » On peut dire de même, et avec non moins de vérité : « La crise est le seul remède de la crise. » Et plus elle se produit librement, moins elle est redoutable.
M. E. Alglave, tout en reconnaissant, avec M. Frédéric Passy, qu’une intervention de l’État, dans le sens indiqué par M. Limousin, serait contraire aux principes rationnels de la science économique, veut cependant faire remarquer ceci : c’est que, en dehors de ces principes économiques, cette intervention peut être imposée par des nécessités politiques.
Si, aux yeux de l’économiste, les ouvriers ne possèdent pas plus de droits et ne peuvent prétendre à une plus vive sollicitude que les autres classes sociales, ils ont, dans la société, on ne peut le nier, surtout en ce moment, plus d’importance que les capitalistes, les industriels, les classes libérales, lorsqu’il s’agit de l’ordre public. Pour sauvegarder précisément cet ordre public, l’État peut se trouver alors souvent obligé à contrevenir aux lois de l’économie politique et de la justice distributive.
En admettant cette nécessité, M. Alglave, sans avoir grande confiance dans les heureux résultats de l’intervention dont il est question contre les maux de la crise parisienne, insiste pour qu’une pareille intervention soit essentiellement passagère et exceptionnelle.
Le mieux serait de laisser la crise se liquider toute seule, et ce serait une grave erreur que de vouloir faire des travaux nouveaux, sous prétexte qu’il y a crise.
M. Limousin trouve que les orateurs qui lui ont répondu ont exagéré sa pensée, afin de pouvoir lui répliquer plus facilement. Il ne demande pas à l’État de se faire le grand entrepreneur de travail, la providence économique des citoyens, mais simplement d’user de moyens qui sont en son pouvoir pour remédier aux crises industrielles.
On ne peut, en effet, envisager ces questions d’un point de vue purement spéculatif. Lorsque le travail manque, les ouvriers qui, par leur faute ou autrement, se trouvent sans moyens d’existence, s’émeuvent, s’ameutent et s’adressent au gouvernement pour lui dire qu’ils ne veulent pas mourir de faim.
Les ouvriers n’ont pas, en général, étudié l’économie politique, ils ne connaissent pas la théorie d’après laquelle l’État doit se désintéresser des phénomènes industriels ; d’ailleurs, qui donc est sûr qu’à leur place il ne ferait pas d’entorse à la théorie sous l’empire du besoin de vivre, le premier de tous ?
Les gouvernements ont, dans ce cas, deux moyens de procéder. Ils peuvent réprimer l’émotion populaire par des charges de cavalerie et au besoin par des fusillades, ou bien s’efforcer, par des expédients, de remédier provisoirement à la crise, comme le firent en 1876 ou 1877 MM. Jules Simon et Léon Say.
Il s’agit de savoir lequel de ces deux moyens est préférable. En ce qui concerne la théorie absolue de la non-intervention de l’autorité sociale dans les phénomènes économiques, M. Limousin rappelle qu’il l’a toujours combattue.
Il y a là, pour lui, une question d’espèces et non une question de principe. Sans doute, il est des cas où l’intervention de l’autorité sociale, c’est-à-dire de l’État sous diverses formes, est mauvaise et doit être repoussée ; mais il en est d’autres au contraire où elle doit être réclamée, pratiquée.
Ce que l’État pourrait faire, ce serait de faciliter par des lois générâtes le développement de la richesse publique en modifiant l’assiette de l’impôt, en supprimant les contributions indirectes et les octrois.
L’État pourrait également, lorsque les lois et les usages judiciaires sont des obstacles, les abroger ou les modifier. L’orateur a reçu d’un spéculateur en maisons l’indication d’une des causes pour lesquelles on ne construit pas de maisons à petits loyers. Cette cause, c’est que la perception de ces petits loyers est beaucoup moins assurée et beaucoup plus difficile que celle des gros. Revenant au sujet principal de la discussion, M. Limousin maintient son opinion que les travaux publics sagement réservés pendant les périodes où l’industrie privée est très active, peuvent être un excellent moyen d’atténuer les crises dans certaines industries et, par contre-coup, dans beaucoup d’autres.
M. Ernest Brelay est d’accord avec MM. Frédéric Passy et Alglave. Peut-être ont-ils eu tort de faire de légères concessions d’un caractère politique à l’adversaire, car c’est de cela uniquement que le socialisme vit ; il prend pour prétexte certains actes d’intervention accessoires, les généralise et en fait un système.
L’intervention officielle, en matière de travaux, paraît fort dangereuse à M. Brelay et au moins inopportune dans les présentes circonstances. Il ne veut pas revenir sur ce que l’illustre président de la Société a dit ailleurs à propos des immenses travaux entrepris par l’État et qui restent le grand péril de nos finances publiques ;en sa qualité d’ancien conseiller municipal de Paris, il se restreindra à ce qui concerne les entreprises de la ville.
Qu’arriva-t-il, à cet égard, jusqu’en 1876 ? La construction ne fit que le strict nécessaire et les ouvriers, cependant, ne se plaignirent pas plus que d’habitude. C’est que la répartition des travailleurs manuels s’était faite spontanément, en vertu des lois de l’offre et de la demande, sans que l’autorité tentât rien pour déranger cet équilibre.
Ce fut le Conseil municipal qui se trompa le premier. À propos de l’Exposition universelle de 1878, il tint à ce que le boulevard Saint-Germain fût terminé, l’avenue de l’Opéra ouverte et les rues adjacentes rectifiées.
Pour cela, on émit un gros emprunt qui pèsera longtemps sur les Parisiens. Eh bien, sans cette fâcheuse initiative, tout eût pu se faire par le public seul.
On sait qu’en 1860, déjà, on avait trop construit en proportion des besoins de la population du temps ; les plans Haussmann, très beaux, d’ailleurs, avaient été exécutés, peut-être un peu vite ; l’industrie du bâtiment était arrivée à une situation dangereuse ; beaucoup d’entrepreneurs étaient dans une position désespérée, et les événements de 1870-1871 leur permirent fort à propos de liquider.
En 1878, on voulait faire des choses colossales et il ne s’agissait de rien moins, suivant l’expression accréditée, que « d’achever Paris». Ce qui nous sauva, dit M. Brelay, c’est la division de la ville par quartiers ayant chacun un représentant.
Or, les 80 conseillers voulaient tous voir leurs quartiers percés ou assainis ; on fut obligé de faire un relevé des travaux nécessaires pour donner satisfaction à chacun, et l’on arriva au modeste total d’un milliard de francs. Il fallut en rabattre et se contenter de ce qu’on qualifiait de première urgence, et cela constituait encore une somme de 500 millions. Un conseiller courageux osa en soutenir la demande et subit un complet échec.
Le regretté Hérold, poussé surtout par une passion ardente pour l’enseignement, tenta aussi des opérations extraordinaires, en vue surtout de construire des écoles, des lycées, des établissements d’instruction supérieure ; on ajoutait à cela beaucoup d’autres choses qualifiées d’indispensables ; mais on échoua encore.
M. Floquet s’est hâté de recommencer avec le même succès négatif en présentant des chiffres de disponibilités qu’une bonne critique financière refusait d’admettre ; enfin, M. Oustry, sous des prétextes analogues, demande maintenant 220 millions.
Tout cela est inadmissible et dangereux. Les recettes augmentent tous les ans, on les absorbe sans y regarder de près, et l’on veut ériger en principes les travaux extraordinaires, de telle sorte que, si l’on rentrait dans cette voie, le budget de 260 millions monterait vite à 300 et au-delà. Pour le service des intérêts et de l’amortissement des emprunts, on se grèverait de 50, de 75, de 100 millions de plus par an, et loin de se rapprocher de l’époque des dégrèvements, on s’en éloignerait de plus en plus.
Parler de donner du travail est fort beau, mais il faut que quelqu’un le paye, et ce quelqu’un, c’est tout le monde; il n’est donc possible de satisfaire le prolétariat qu’en lui prenant d’une main ce qu’on lui donne de l’autre.
M. Nottelle condamne, avec M. Passy et avec M. Alglave, les idées de M. Ch. Limousin favorables à l’intervention de l’État dans les crises comme celle dont Paris est précisément le théâtre.
Il tient, en outre, à s’élever contre la concession faite, à cet égard, par M. Alglave, qui, par des raisons d’un ordre politique, serait disposé à admettre, dans une certaine mesure, cette intervention, s’il était possible qu’elle vint atténuer quelque peu la gravité d’une crise essentiellement passagère.
M. A. Monteaux est opposé, lui aussi, à la proposition de M. Limousin. Il rappelle les conditions dans lesquelles se sont développées les spéculations qui sont la cause de la crise des industries du bâtiment, et fait surtout remarquer que les ouvriers eux-mêmes ont largement bénéficié de ces spéculations, profitant des circonstances pour élever sans cesse le taux de leur collaboration. Ils lui semblent mal venus, aujourd’hui, à réclamer le secours de l’État.
M. Richard (du Cantal) se demande pourquoi on ne parle toujours que des ouvriers des villes, lorsqu’il s’agit de déplorer les effets des crises économiques et de venir à l’aide de leurs victimes. Il est une autre catégorie de victimes auxquelles on ne pense jamais, et qui méritent pourtant la même sollicitude: ce sont les ouvriers agricoles, les cultivateurs, dont on n’a même jamais cherché à développer l’instruction spéciale.
Peut-être y a-t-il à cette indifférence une raison particulière, dit M. Richard (du Cantal) : c’est que les ouvriers des campagnes ne se révoltent jamais.
M. Cheysson fait une première observation au sujet d’une des revendications formulées par M. Limousin dans l’intérêt des ouvriers.
À en croire M. Limousin, il vaut mieux pour l’État payer plus cher des travaux ou des produits à nos nationaux que les obtenir à meilleur compte chez l’étranger. Mais cette préoccupation du « travail national » est l’essence même du protectionisme. Avec un pareil argument, on justifie tous les droits de douane et toutes les murailles de Chine. Si l’on met le doigt dans cet engrenage, le corps y passe.
Abordant ensuite la question des constructions à Paris, M. Cheysson déclare ne pas vouloir paraître acquiescer par son silence aux attaques dirigées contre les travaux de la Commission administrative instituée par la Préfecture de la Seine pour l’étude des logements à bon marché. Sous certaines réserves, il adhère chaleureusement à la partie du projet de loi en préparation qui vise les petites maisons isolées, de 3 000 à 8 000 fr., dont le locataire devient insensiblement propriétaire par l’acquittement régulier de son loyer pendant 20 ans. Il s’applique à toute la France, et ne fait intervenir l’État que dans une mesure très modeste, et bien inférieure à celle qu’il a déjà pratiquée pour les associations en 1848, les sociétés de secours mutuels et les maisons ouvrières en 1852, le drainage en 1856, les prêts à l’industrie en 1860.
Quant à la détaxe des charges de la ville et du fisc, elle ne serait que justice pour ces petites maisons, qui sont aujourd’hui comme écrasées par des taxations véritablement « progressives à rebours ».
Pour l’acquittement régulier des loyers, que rend si pénible l’imprévoyance des ouvriers avec les échéances trimestrielles, comme l’a dit M. Limousin, M. Cheysson cite avec éloges l’institution de la Société des loyers qui a rendu de grands services à Mulhouse, et qui vient d’être transplantée à Paris. Cette société récolte sou à sou les loyers de ses adhérents, en recueille notamment les acomptes les jours de paye, en les disputant au cabaret, les verse au propriétaire quand vient le terme, et y supplée par des avances si le locataire est frappé par un malheur imprévu.
Enfin, au sujet de la crise qui s’annonce à Paris, M. Cheysson indique deux mesures qui pourraient, pour l’avenir au moins, aider à conjurer le retour de situations analogues.
Une partie de la fabrication parisienne se fait aujourd’hui à l’étranger, et reçoit néanmoins l’étiquette : « article de Paris ». La Chambre de commerce a saisi certains de ces objets — c’étaient des boutons de mercerie— et ena poursuivi les vendeurs ; mais la Cour d’appel a prononcé leur acquittement. Dans l’état de notre législation, l’industrie parisienne est donc désarmée pour réprimer ces manœuvres, qui portent un grave préjudice à ses ouvriers, et qui sont punies ailleurs, en Angleterre notamment, de peines presque draconiennes. Il est désirable qu’on vienne bientôt combler cette lacune de notre code.
En second lieu, Paris devient de plus en plus le refuge de toutes les misères qui viennent à la charge de l’assistance publique. Les communes se débarrassent sur Paris de leurs misérables, de leurs filles enceintes, et leur payent au besoin le voyage pour les y exporter. Ainsi s’accroît chaque jour cet immense foyer de souffrances et de vices, qui aggrave les crises, comme les épidémies, et prépare un aliment à toutes les agitations des esprits et de la rue. La loi sur les récidivistes sera un premier bienfait pour purger cet exutoire. Mais elle devrait être complétée par une autre loi efficace sur le « domicile de secours ». La loi du 24 vendémiaire an II est incomplète et inappliquée. Autour de nous, la Suisse, la Belgique, l’Angleterre, les pays du Nord, ont des législations qui, avec des variétés de détail, s’accordent sur le principe de protéger les capitales contre l’invasion des indigents provinciaux et étrangers. Il ne faut pas oublier que plus du dixième de la population (240 000 habitants) loge dans des garnis, et quels garnis !
M. Clément Juglar s’étonne de voir discuter une pareille question au sein de la Société d’économie politique ; mais enfin, les questions sociales sont à l’étude dans toutes les couches de la société et il est toujours bon de rappeler les principes de la science qu’on invoque sans cesse.
Il n’y a rien de nouveau dans ce qui se passe en ce moment sous nos yeux ; à toutes les époques il y a eu des périodes de hausse et de baisse, des périodes de prospérité et de crise.
Depuis 1877, depuis la reprise des affaires après la liquidation de la crise de 1873, le courant a toujours été favorable, et tous ceux qui s’y sont laissés aller ont réussi. Les bénéfices réalisés ont été immenses et la fortune de notre pays en porte bien la trace. Personne ne se plaignait alors, la prospérité paraît si naturelle qu’on n’en parle même pas, mais au moindre arrêt, à entendre les réclamations du public, tout paraît perdu.
Ce qui manque en ce moment pour entretenir l’industrie du bâtiment, ce sont des acheteurs et des locataires pour des appartements dont les prix dépassent la somme que beaucoup de bourses peuvent y mettre. Cette situation étant donnée, pense-t-on sérieusement y porter remède en avançant cent millions pour construire de nouvelles maisons, et surtout pour les ouvriers ? Si l’on avait de l’argent, le meilleur emploi qu’on en pourrait faire, dit en terminant M. Juglar, serait d’acheter quelques-unes des maisons qu’on offre ; on rendrait ainsi disponible le capital de certains entrepreneurs, qui, en faisant honneur à leurs engagements, pourraient peut-être encore occuper leurs ouvriers.
M. L. Philippe reconnaît qu’en exécutant des travaux dans le seul but d’assurer du travail aux ouvriers, on fausse le mécanisme social et que l’on s’expose à de dangereux entraînements ; car une fois engagé sur cette pente, est-on sûr de n’exécuter que des travaux utiles ? M. Philippe voit surtout un fâcheux symptôme dans la placidité avec laquelle un grand nombre de personnes, même dans le monde politique et dans la presse, parlent de cet expédient comme d’un procédé économique normal. Cette erreur ne date pas d’aujourd’hui ; dans son Histoire de la Révolution de 1848, Garnier-Pagès attribue les causes de l’insuccès des ateliers nationaux au mauvais vouloir de fonctionnaires regrettant le régime déchu, et il ne lui vient pas à l’idée de se demander si l’institution n’était pas viciée dans son principe.
Mais une fois la mesure ramenée aux proportions d’un expédient qui peut être commandé par les circonstances, cet expédient doit-il être repoussé ? La science a-t-elle des principes ou des dogmes, et ces principes ont-ils dès aujourd’hui un degré de certitude tel que l’économiste puisse prédire, en toute sécurité de conscience, qu’en les appliquant on ne s’exposera pas à voir des milliers d’ouvriers subir les angoisses de la faim ?
L’économie politique est-elle arrivée à un degré d’avancement qui la dispense de faire la moindre part à l’empirisme ? M. Philippe ne le pense pas et il admet l’emploi de l’expédient. Il redoute moins que M. Frédéric Passy de voir l’État amené à fournir du travail à toutes les industries, parce que le péril auquel il s’agit de pourvoir n’est pas le même dans toutes les industries ; l’éventualité d’une crise est en raison inverse de la durée de l’apprentissage, et par suite ne se présente guère que pour des professions à apprentissage court et facile, comme celles du limousin et du terrassier.
Il reconnaît avec M. Juglar qu’en créant artificiellement des chantiers on prolonge les crises économiques. C’est précisément ce qu’il veut obtenir, pour maintenir la crise sur le terrain économique. Ce qui fait le péril d’une crise sociale, c’est l’intensité, le degré de tension et non la durée ; qu’importe qu’on la prolonge si à ce prix on l’atténue!L’ingénieur qui met une vallée à l’abri des inondations, en réduisant la hauteur et la zone d’envahissement des eaux, ne prolonge-t-il pas par ses travaux mêmes la durée des crues ?
Enfin la débauche de constructions dont a parlé M. Ernest Brelay est, selon M. Philippe, une raison de plus à invoquer en faveur de l’intervention de l’État. On a surchauffé la machine, l’explosion à laquelle on s’est exposé ne serait, il est vrai, que l’application des lois de la nature ; mais s’il est prouvé qu’un moyen artificiel peut l’éviter, ne repoussons pas ce moyen.
En un mot, il y a. là surtout une question de mesure, et dans une situation où toute initiative individuelle serait manifestement impuissante, l’État ne violera aucune loi économique, s’il sait borner ses efforts à l’exécution immédiatede travaux utiles choisis parmi ceux qu’on aurait nécessairement exécutés un jour ou l’autre.
M. Ameline de la Briselainne fait remarquer que si l’on examine la question soulevée au point de vue purement pratique, l’intervention de l’État se manifeste par deux procédés :
1° Par la possibilité donnée aux corps d’état et aux chambres syndicales ou associations professionnelles de soumissionner aux adjudications publiques. Cette innovation, dit-il, est naturelle et prête peu le flanc à la critique ;
2° Par la construction de logements à bon marché.
C’est ici que l’orateur ne retrouve plus du tout l’application des conseils et des préceptes économiques. D’après l’enseignement de nos maîtres, l’État ne doit intervenir que le moins possible dans les questions privées. La chose la plus précieuse dans l’ordre économique, celle qui contribue le plus à créer des différences entre les hommes, le capital, est un résultat qui ne s’acquiert que par des mérites personnels ou par le jeu de l’hérédité ; et cependant, si l’on prend le projet de loi dont parlent les journaux sur les logements à bon marché, on y voit que l’État prélève sur le budget national vingt millions pour en faire l’avance pendant vingt ans aux entrepreneurs. N’est-ce pas là un privilège, une faveur de premier ordre, alloués sur les fonds d’autrui ?
La Ville de Paris, sur le budget des Parisiens, ferait une avance aux entrepreneurs de cinquante millions.
De pareilles solutions renferment dans leurs flancs des dangers politiques et des dangers budgétaires.
En se bornant au point de vue économique, est-ce que, à ce point de vue restreint, mais scientifiquement établi, est-ce qu’il est bon que l’État intervienne en faveur d’une classe de citoyens ? Aux yeux de M. Ameline de la Briselainne, il n’est ni juste ni rationnel de favoriser les uns avec l’argent des autres, de concéder aux uns des avantages et, par contre-coup, de porter atteinte directement ou indirectement à la propriété des autres. L’orateur rappelle, toujours et exclusivement au point de vue économique, que l’émigration des campagnes vers les villes est un des phénomènes sociaux dont nous souffrons le plus. Est-ce que la construction de logements à bon marché, en augmentant les illusions du mirage qui favorise cette émigration, ne va pas accentuer de plus en plus la désertion des campagnes ?
Je crois, dit en terminant M. Ameline de la Briselainne, qu’il est absolument du devoir et de la compétence de notre Société de signaler les dangers qui sont à l’horizon, en rappelant une fois de plus les doctrines de nos maîtres en économie politique, doctrines qui sont le fruit de la science et de l’expérience.
M. le comte Cieszkowski ne trouve pas si condamnable, même aux yeux des économistes, le projet contre lequel vient de s’élever si vivement M. Amoline de la Briselainne.
Pourquoi l’État n’apporterait-il pas, sous une forme quelconque, une subvention aux entrepreneurs décidés à faire des logements à bon marché pour les petits locataires ? N’est-ce pas là, en somme, l’association de l’État et de l’industrie privée? N’est-ce pas, précisément, cette association à laquelle on a eu recours, avec tant de succès, pour la construction de nos chemins de fer ?Pour quels motifs cette association ne donnerait-elle pas d’aussi bons résultats pour la construction de ces logements à bon marché, qui rendraient de si grands services aux classes laborieuses ?
Assurément, tous les économistes sont d’accord sur le principe de non ingérence de l’État dans l’industrie privée, mais ce principe n’exclut nullement sa coopération auxiliaire là où l’industrie serait, sinon impuissante, du moins trop lente ou hésitante à pourvoir à quelque grand intérêt public ; or, c’est précisément le cas ici, comme c’était le cas pour les chemins de fer dont nous jouissons depuis si longtemps, tandis qu’autrement nous serions encore à les attendre… En présence de ce fait péremptoire, M. Cieszkowski est heureux d’avoir été un des premiers (dès l’an 1839) à poser et à développer ce système, et à en indiquer toutes les applications fécondes tant aux travaux publics qu’aux institutions sociales, soit sous forme d’avances ou de subsides directs, soit sous celle de garantie d’intérêt, forme qui mérite la préférence partout où elle est applicable, parce qu’elle tient en même temps du crédit et de l’assurance, et présente de nombreux avantages.
Le projetque publient les journaux de ce matin rentre exactement dans ce système. Il peut être amendable dans ses détails, mais au fond il est très satisfaisant. L’objection, sérieuse en apparence, qu’on vient de lui adresser, de favoriser l’affluence des ouvriers vers la capitale au détriment de la province, a déjà été réfutée en partie par l’observation de M. Cheysson que le projet ne visait pas seulement Paris mais la France entière. Eh bien, pourquoi n’attribuerait-on pas un droit de priorité à la jouissance et propriété de ces logements aux ouvriers dans leur domicile d’origine respectif ? Alors, cette mesure, bien loin de pousser à l’émigration, contribuerait au contraire à stabiliser la population.
Trop souffrant pour traiter la question à fond, M. Cieszkowski n’avait demandé la parole que pour protester contre certaines tendances par trop exclusives ou quelques exagérations de principes qui s’étaient produites dans le cours de la discussion et qui peuvent être aussi nuisibles aux plus saines doctrines qu’elles le sont souvent aux États.
La liste des orateurs inscrits étant épuisée, la séance est levée à onze heures et demie.
Laisser un commentaire