Septième volet de la publication de dix articles inédits de Frédéric Bastiat publié entre 1843 et 1844 dans le journal local La Sentinelle des Pyrénées, sur le libre-échange, la balance du commerce, la réforme de la poste et l’organisation politique française. En tête de chaque article figure l’introduction générale, commune aux dix articles, qui explique l’origine de ces inédits, l’époque à laquelle ils ont été composés, et la situation de Bastiat à cette période.
Plan des dix articles inédits du jeune Frédéric Bastiat :
- « Incompatibilités Parlementaires », La Sentinelle des Pyrénées, 21 mars 1843, p. 2-3.
- « Incompatibilités Parlementaires », La Sentinelle des Pyrénées, 25 mars 1843, p. 2-3.
- « Liberté Commerciale. État de la question en Angleterre. 1er article », La Sentinelle des Pyrénées, 18 mai 1843, p. 3.
- « Liberté Commerciale. État de la question en Angleterre. 2ème article », La Sentinelle des Pyrénées, 25 mai 1843, p. 2.
- « Liberté Commerciale. État de la question en Angleterre. 3ème article », La Sentinelle des Pyrénées, 1er juin 1843, p. 2.
- « La balance du commerce », La Sentinelle des Pyrénées, 2 déc. 1843, p. 1-2.
- « À Monsieur le Rédacteur en chef de la Presse », La Sentinelle des Pyrénées, 14 déc. 1843, p. 3.
- « Question des sucres en Angleterre », La Sentinelle des Pyrénées, 2 juillet 1844, p. 2-3.
- « Réforme postale », La Sentinelle des Pyrénées, 3 août 1844, p. 2-3.
- « Réforme postale. 2ème article », La Sentinelle des Pyrénées, 6 août 1844, p. 2.
Introduction générale
aux « Dix articles inédits du jeune Frédéric Bastiat »
Reprises dans les années 1980, après un silence de plus d’un demi-siècle, les recherches académiques sur Frédéric Bastiat permettent d’améliorer peu à peu notre connaissance de la vie, de l’œuvre et de l’influence de cet économiste majeur de la tradition libérale française.
Cet effort s’illustre notamment par la recherche et découverte d’écrits inédits, non compris dans l’édition de référence Paillotet-Guillaumin (publiée initialement en 1854-55 et rééditée ensuite par l’éditeur Guillaumin en 1862-64, 1870-73, 1878-79, 1881-84, 1907, puis finalement par les éditions de l’Institut Coppet en 2015).
Les dix articles de jeunesse que nous publions ici pour la première fois ont été découverts par Jean-Claude Paul-Dejean dans le journal local La Sentinelle des Pyrénées. Nous devons à l’amabilité de David Hart, éditeur des Collected Works de Bastiat en langue anglaise, de nous en avoir transmis une copie numérisée, nous permettant de faire découvrir ces écrits oubliés au public français.
Ces articles datent de 1843-1844 et nous font donc remonter aux origines des idées économiques de Frédéric Bastiat. À cette époque ancienne, Bastiat est âgé de 42 ans et n’a publié aucun des pamphlets qui feront sa célébrité. Il n’est pas encore en rapport avec les économistes libéraux parisiens et son nom est inconnu en dehors de quelques cercles intellectuels du sud-ouest.
En 1834, Bastiat avait bien répondu à une pétition de marchands de Bordeaux, Le Havre et Lyon, qui entendaient modifier le tarif des douanes pour servir leurs intérêts. « On réclame le privilège pour quelques-uns, disait-il ; je viens réclamer la liberté pour tous. » (Œuvres complètes, t. 1, p.232) La question du commerce du vin, préoccupation naturelle pour un natif du sud-ouest, avait été la source de deux autres contributions : « le fisc et la vigne », s’opposant à la fiscalisation abusive et inégalitaire sur le vin, et un « Mémoire sur la question vinicole », d’ambition plus générale, et présenté à la Société d’agriculture, commerce, arts et sciences des Landes en janvier 1843.
On a su de tout temps que Bastiat, éduqué dans une maison de commerce par son oncle et très tôt versé dans les écrits économiques de référence, notamment Adam Smith, Jean-Baptiste Say, Charles Comte et Charles Dunoyer, dont il discutait les théories dans sa correspondance et au sein du cercle mugronais l’Académie, se forgea très vite dans ce domaine des convictions bien arrêtées. Les circonstances par lesquelles il eut connaissance de l’action de la ligue anglaise pour le libre-échange (Anti-corn-law-league) de Richard Cobden sont également connues. Intrigué par les bribes d’informations parvenues jusqu’à lui, Bastiat s’abonna au journal anglais The Globe and Travaller et découvrit l’agitation libre-échangiste anglaise, en parfait accord avec ses idées.
Entre cette découverte initiale et la publication de son premier grand article économique, « De l’influence des tarifs français et anglais sur l’avenir des deux peuples » (Journal des économistes d’octobre 1844, OC, 1, p.334-386[1]), la maturation des principes économiques de Bastiat était floue. Ces dix articles de jeunesse viennent donc apporter une clarté utile, et prouvent à quel point certaines idées de Bastiat étaient des leitmotifs incessants : c’est le cas de la liberté du commerce, c’est le cas aussi des « incompatibilités parlementaires », un credo majeur de notre auteur auquel la postérité a prêté trop peu d’attention.
C’est justement de ce thème que traitent les deux premiers articles donnés par Bastiat dans la Sentinelle des Pyrénées. [2] Déjà en 1830, dans sa communication aux électeurs des Landes, il avait insisté sur l’importance d’interdire aux fonctionnaires l’accès aux ministères : « Si nous voulons restreindre l’action du gouvernement, ne nommons pas des agents du gouvernement ; si nous voulons diminuer les impôts, ne nommons pas des gens qui vivent d’impôts ; si nous voulons une bonne loi communale, ne nommons pas un préfet ; si nous voulons la liberté de l’enseignement, ne nommons pas un recteur ; si nous voulons la suppression des droits réunis ou celle du conseil d’État, ne nommons ni un conseiller d’État ni un directeur des droits réunis. » (OC, 1, p.222) Dans son double article à la Sentinelle des Pyrénnées, il revenait à l’attaque sur ce thème, dans des termes très similaires. « Si nous remettons les cordons de la bourse aux mains qui y puisent, devons-nous nous attendre à ce qu’elle soit ménagée ? Si nous confions le droit de créer des fonctions à ceux qui doivent les occuper, n’est-il pas à craindre qu’elles se multiplient outre mesure ? et qu’est-ce qu’étendre le domaine des fonctions publiques, si ce n’est restreindre celui de l’activité privée, c’est-à-dire restreindre la liberté elle-même ? »
Dans un article de décembre 1843, Bastiat traite de la question de la balance du commerce, préjugé éternel (à ce point qu’il n’est toujours pas officiellement vaincu) qu’il affrontait avec une hauteur de vue remarquable. Animé par des inspirations presque hayekiennes, Bastiat mettait en avant le mobile de l’intérêt personnel et le pouvoir informatif et stabilisateur des prix. [3]
Dans une autre série d’article, il s’attaquait à la réforme française de la poste, accomplie en Angleterre avec une grande supériorité. Il montre que la taxation inégale des courriers est belle est bien inégale ; que, s’il est normal que la part du prix du timbre qui couvre les frais d’exploitation des postes augmente avec la distance du lieu d’envoi, il est honteux que la part d’impôt qui compose ce prix augmente également avec la distance, rompant ainsi toute justice dans la répartition de la charge fiscale.
Le reste des articles est consacré à la réforme libre-échangiste anglaise. Bastiat y revient inlassablement, conscient d’assumer une mission d’intérêt public en évoquant cette grande lutte qui s’opère outre-Manche. « C’est une chose affligeante que la presse parisienne, toute dévouée au privilège industriel, persiste à tenir le public dans l’ignorance de la révolution profonde qui s’opère en ce moment de l’autre côté du détroit, révolution qui ne va à rien moins qu’à détruire tous les monopoles et entre autres le monopole colonial. » En travaillant avec passion sur cette question, Bastiat allait faire naître son destin. À l’été 1844, moment où s’arrête sa contribution à la Sentinelle des Pyrénées, il envoyait son article comparant la législation douanière en France et en Angleterre au Journal des économistes, qui le publia en octobre.
Gustave de Molinari a bien raconté comment, par cet article, fruit d’une maturation intellectuelle de plusieurs mois, dont les articles dans la Sentinelle des Pyrénées fournissent l’illustration précise, Bastiat entra avec éclat sur la scène des économistes français. « L’article arrivait du fond des Landes, sans être appuyé par la moindre recommandation. Aussi devons-nous dire qu’on le laissa bien un peu languir dans les cartons. Un journal est exposé à recevoir tant d’articles et quels articles ! Mais enfin, sur les instances de l’éditeur, M. Guillaumin, le rédacteur en chef du journal, M. Dussard, jeta les yeux sur ce travail d’un aspirant économiste. Dès les premières lignes, il reconnut la touche ferme et vigoureuse d’un maître, ex ungue leonem. Il s’empressa de mettre en lumière ce diamant qu’il avait pris d’abord pour un simple morceau de quartz. L’article parut dans le numéro d’octobre 1844 et il obtint un succès complet. Tout le monde admira cette argumentation serrée et incisive, ce style sobre, élégant et spirituel. Le Journal des Économistes demanda de nouveaux articles à ce débutant qui venait de se placer d’emblée parmi les maîtres, et plusieurs membres de la Société d’économie politique, notamment MM. Horace Say et Michel Chevalier lui adressèrent leurs félicitations en l’engageant à poursuivre avec eux l’œuvre de la propagande des vérités économiques. » (Nécrologie de Frédéric Bastiat, Journal des économistes, t. 28, février 1851, p.184)
Benoît Malbranque
Septième article
« À Monsieur le Rédacteur en chef de la Presse », La Sentinelle des Pyrénées, 14 déc. 1843, p. 3.
[Introduction de l’éditeur :
M. Fr. B. nous a témoigné le désir de rendre publique par la voie de la Sentinelle des Pyrénées, la lettre suivante qu’il adresse à M. le Rédacteur en chef de la Presse, en réponse à trois articles que ce journal a publiés sur l’état de nos relations commerciales et sur le chiffre de nos importations et de nos exportations pendant l’année 1842. Nous nous empressons de remplir les intentions de notre ami.]
À Monsieur le Rédacteur en chef de la Presse.
Vous êtes logicien, Monsieur ; quand une fois vous êtes placé dans le courant d’un principe, vous allez partout où il peut mener, et vous en donnez, ce me semble, une preuve remarquable dans votre article du 27 novembre.
Votre point de départ est que l’art de s’enrichir consiste, pour une nation, à donner et à ne pas recevoir. Assurément c’est là un axiome irréprochable dans la bouche du maître d’armes de M. Jourdain ; mais je doute que vous parveniez jamais à le faire entrer dans les convictions des négociants et dans la pratique du commerce.
Quoi qu’il en soit, vous posez en principe « qu’un peuple qui régulièrement achèterait beaucoup aux autres et leur rendrait peu ne tarderait pas à s’épuiser. » En fait, la France, en 1842, a importé pour 1 142 millions et n’a exporté que pour 940 millions : elle a donc perdu 202 millions.
Viennent ensuite les déductions : donc l’équilibre est rompu entre les importations et les exportations ; donc il n’y a que trop de libéralisme dans nos tarifs ; donc il faut que les hommes qui sont chargés de veiller au développement de nos intérêts à l’extérieur se décident à laisser là leurs projets de traité de commerce, etc., etc.
Mais, Monsieur, votre principe est-il fondé ? est-il vrai qu’un peuple s’appauvrit quand, dans ses échanges, il reçoit une valeur supérieure à ce qu’il donne ? Certes, puisque vous faisiez de cette étrange proposition la base de déductions plus étranges encore, elle valait la peine d’être démontrée et vous n’auriez pas dû vous borner à l’énoncer comme une vérité que l’on ne peut contester.
Notre commerce a été assez malavisé pour perdre, en 1842, la somme énorme de 200 millions. Et sur qui, s’il vous plaît, est tombée cette perte ? A-t-elle frappé les négociants, ou les producteurs à qui ils ont acheté et payé les denrées, ou les consommateurs à qui ils ont vendu les produits étrangers ? Ils ont fait perdre 200 millions à la France, et vous concluez cela de ce qu’ils en ont fait sortir 940 millions pour y faire entrer 1 140 millions !
Certes, si les négociants français ont fait preuve d’une telle impéritie, je croirai avec vous qu’il n’y a rien de mieux que de les interdire et de leur donner pour tuteur M. le ministre du commerce.
Mais permettez-moi de vous dire que pour arriver à cet équilibre que vous souhaitez entre la production et la consommation, entre l’importation et l’exportation, entre l’entrée et la sortie du numéraire, il y a dans le commerce un flambeau et un mobile que ne sauraient remplacer le génie et le zèle des hommes du pouvoir. Ce flambeau, c’est le prix courant des divers pays ; ce mobile, c’est l’intérêt personnel.
Les prix courants révèlent au commerce l’état exact des besoins et des ressources des peuples, quelle denrée abonde sur un point et manque sur un autre, l’étendue des sacrifices qu’on consent à faire ici pour obtenir une chose, et du remboursement qu’on exige ailleurs pour en livrer une autre. Ils agissent comme une multitude de thermomètres d’une sensibilité exquise, d’une graduation parfaite, plongés dans tous les marchés pour en révéler toutes les variations, lesquelles correspondent exactement aux intérêts généraux et en sont le signe infaillible.
L’intérêt personnel, d’un autre côté, pousse le négociant à travailler sans cesse à l’équilibre de ses besoins et de ses ressources, de ses offres et de ses demandes. Ne comprendra-t-on jamais que les combinaisons d’un ministre du commerce, quelle capacité qu’on lui suppose, n’approcheront jamais d’une telle précision. En vérité, quand je considère l’irrésistible tendance qu’ont toutes les valeurs à s’équilibrer par leur propre force, je ne puis m’empêcher de penser que l’action d’un ministre est au moins superflue. Autant vaudrait salarier aussi toute une administration pour maintenir le niveau des eaux dans tous les lacs et les étangs du royaume.
Mais remarquez, Monsieur, que le commerce, qui se base sur les différences des prix courants, amène forcément ce résultat que vous déplorez : la supériorité des importations sur les exportations.
Je suppose que les cours de Bordeaux soient comme suit :
Blé — 15 fr. l’hectolitre ;
Fer — 30 fr. le quintal.
Et qu’au même instant les cotes de Liverpool portent :
Blé — 30 fr. l’hectolitre ;
Fer — 15 fr. le quintal.
Un échange s’opère sur ces bases. Si la douane fait bien son métier, elle constate les entrées et les sorties, tant en France qu’en Angleterre, selon le cours de chaque pays.
Cela posé, 1 000 hect. De blé à 15 fr. sortent de France, et la douane française inscrit une exportation de 15 000 fr.
En retour, 1 000 quintaux de fer à 30 fr. arrivent à Bordeaux, et la douane constate une importation de 30 000 fr.
Vous concluez de là que la France a perdu 15 000 fr. Qui les a donc gagnés ? l’Angleterre ? pas du tout, car sa douane a également inscrit une importation de 30 000 fr. de blé et une exportation de 15 000 fr. de fer.
Selon votre doctrine, Monsieur, cette opération devrait exciter les plaintes, les gémissements et les récriminations des deux pays.
Vous me direz que je raisonne sur un échange fictif et hypothétique. Mais remarquez que cette hypothèse représente la nature même des transactions commerciales. Changez les donnés, supposez un échange indirecte, faites intervenir le numéraire ou les lettres de change, le résultat sera toujours le même.
Car la marchandise va du marché où elle a le moindre prix au marché où elle a le prix le plus élevé ; d’où suit que la somme des entrées doit toujours dépasser en valeur la somme des sorties.
On peut faire sur la masse des échanges internationaux le même raisonnement que sur une transaction isolée. Par exemple, la douane française a constaté que la masse des produits exportés en 1842 valait, en France et au moment de leur sortie, 940 millions. Vous admettrez sans doute qu’arrivés sur les divers points du globe, ils ont dû se vendre à un prix suffisant pour rembourser leur valeur, plus les frais de transport, le bénéfice du négociant et même le montant des droits établis dans chaque localité. Qu’y a-t-il donc de surprenant que la totalité des retours arrivés en France, chargés aussi de frais de toute sorte, aient valu 1 140 millions, ou environ 10% de plus ?
Eh ! Monsieur, vous le dites vous-même. Voici vos paroles :
« Un peuple s’enrichit surtout par ses exportations. De quoi se composent-elles en effet ? de produits récoltés et fabriqués sur le territoire national ; par conséquent de produits qui, à la vente chez l’étranger, doivent rembourser le peuple vendeur non seulement de leur valeur intrinsèque, mais encore etc. »
Et comment le peuple vendeur peut-il être remboursé sans que la douane constate une valeur plus grande à l’entrée qu’à la sortie ?
Votre principe est donc faux, Monsieur, et dès lors vous me permettrez de tenir pour funestes et erronées toutes les conséquences que vous en tirez, sans qu’il soit nécessaire que je les combatte une à une.
Et elles sont larges vos conséquences. Elles ne vont à rien moins qu’à faire considérer tous nos négociants comme des malavisés ; à substituer, en matière de commerce, l’action du pouvoir à celle de l’activité individuelle ; à gêner le commerce que nous faisons avec l’Angleterre, la Belgique, l’Allemagne, l’Autriche, la Russie, les Etats Sardes, la Suède, l’Inde, la Turquie et les Etats-Unis, pour nous livrer en compensation l’Espagne, le Chili et la Bolivie.
Et quand je songe, Monsieur, que vous provoquez cette immense révolution, ou pour mieux dire cette immense destruction commerciale, sur l’autorité de ce principe :
« Un peuple pour s’enrichir doit beaucoup donner et peu recevoir. »
J’avoue que je reste confondu en présence d’une telle aberration,
Et je suis étonné quand je songe à cela,
Comment l’esprit humain peut aller jusque-là !
Je ne puis admettre non plus la distinction que vous établissez entre la matière première et les produits fabriqués ; et si je la combats ici, c’est qu’elle vous conduit à provoquer de nouvelles entraves, et à solliciter, selon votre habitude, l’action du pouvoir pour forcer les courants commerciaux à suivre des directions en harmonie non avec les besoins des peuples, mais avec vos combinaisons économiques et politiques.
Sans doute, si l’on compare les matières premières aux produits fabriqués d’après le poids ou le volume, les matières premières ont généralement une grande infériorité. Il y a plus de travail dans un kilogramme de dentelles que dans un kilogramme de houille. Mais devant la valeur, ces différences s’effacent : cent francs de rubans ne représentent pas plus de travail que cent francs de chanvre ou de lin. Or, c’est au point de vue de la valeur que vous examinez et comparez nos importations et nos exportations. Lors donc que vous dites qu’il faut s’appliquer sans relâche, par des modifications de tarif, à repousser cette sorte de travail étranger qui s’est fixé dans des produits fabriqués, et à favoriser l’entrée du travail étranger qui s’est incorporé dans les matières premières, vous exprimez en théorie un non-sens.
Vous ne me paraissez pas plus heureux dans la classification que vous faites de ces deux ordres de produits. Pourquoi, je vous prie, rangez-vous les graines oléagineuses qui nous viennent de Russie parmi les matières premières, et les houilles belges et les fers anglais parmi les produits fabriqués ; car, certes, si la graine de lin est la matière de quelques couleurs, le fer est aussi la matière première de tous nos instruments, de toutes nos machines. Mais le comité Miremel, les hauts barons de l’industrie redoutent le fer et la houille, tandis que les graines oléagineuses ne font concurrence qu’à l’agriculture. Si ce n’est pas là l’explication de votre nomenclature, il faut peut-être la chercher dans vos sympathies pour l’autocrate russe et votre aversion profonde pour le peuple anglais.
F. B.
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Notes de l’introduction générale :
[1] L’article était prêt de longue date. Le 10 juillet 1844, Bastiat écrit à Coudroy : « Je voulais envoyer mon article au Journal des Économistes, mais je n’ai pas d’occasion, je profiterai de la première qui se présentera. Il a le défaut, comme toute œuvre de commençant, de vouloir trop dire ; tel qu’il est, il me paraît offrir quelque intérêt. » Le 26 juillet, au même, il écrit : « J’ai profité d’une occasion pour envoyer au Journal des Économistes mon article sur les tarifs anglais et français. Il me paraît renfermer des points de vue d’autant plus importants qu’ils ne paraissent préoccuper personne. J’ai rencontré ici des hommes politiques qui ne savent pas le premier mot de ce qui se passe en Angleterre ; et, quand je leur parie de la réforme douanière qui s’accomplit en ce pays, ils n’y veulent pas croire. » (OC, 1, p.46, p.49)
[2] « Fondée le 11 août 1831 par la famille Lamaignère, pour remplacer le premier Courrier de Bayonne qui n’avait vécu que du 3 octobre 1829 au 29 juillet 1830, la Sentinelle de Bayonne, plus tard en 1834 la Sentinelle des Pyrénées, Journal de Bayonne et de la Péninsule, fut un organe politique, commercial, littéraire et maritime, paraissant les mardi, jeudi et samedi, à l’imprimerie Lamaignère, rue Bourg-Neuf, n°66. La Sentinelle des Pyrénées suspendit sa publication le 30 septembre. » (Jean-Baptiste DARANATZ, « Le centenaire du Courrier de Bayonne », Bulletin trimestriel de la Société des sciences, lettres, arts et d’études régionales de Bayonne, 1929, 4, p.312)
[3] « Mais permettez-moi de vous dire que pour arriver à cet équilibre que vous souhaitez entre la production et la consommation, entre l’importation et l’exportation, entre l’entrée et la sortie du numéraire, il y a dans le commerce un flambeau et un mobile que ne sauraient remplacer le génie et le zèle des hommes du pouvoir. Ce flambeau, c’est le prix courant des divers pays ; ce mobile, c’est l’intérêt personnel.
Les prix courants révèlent au commerce l’état exact des besoins et des ressources des peuples, quelle denrée abonde sur un point et manque sur un autre, l’étendue des sacrifices qu’on consent à faire ici pour obtenir une chose, et du remboursement qu’on exige ailleurs pour en livrer une autre. Ils agissent comme une multitude de thermomètres d’une sensibilité exquise, d’une graduation parfaite, plongés dans tous les marchés pour en révéler toutes les variations, lesquelles correspondent exactement aux intérêts généraux et en sont le signe infaillible.
L’intérêt personnel, d’un autre côté, pousse le négociant à travailler sans cesse à l’équilibre de ses besoins et de ses ressources, de ses offres et de ses demandes. Ne comprendra-t-on jamais que les combinaisons d’un ministre du commerce, quelle capacité qu’on lui suppose, n’approcheront jamais d’une telle précision. En vérité, quand je considère l’irrésistible tendance qu’ont toutes les valeurs à s’équilibrer par leur propre force, je ne puis m’empêcher de penser que l’action d’un ministre est au moins superflue. Autant vaudrait salarier aussi toute une administration pour maintenir le niveau des eaux dans tous les lacs et les étangs du royaume. »