Dissertation de la nature des richesses, de l’argent et des tributs

DISSERTATION

De la nature des richesses, de l’argent et des tributs,
où l’on découvre la fausse idée qui règne dans le monde à l’égard de ces trois articles


CHAPITRE PREMIER

Tout le monde veut être riche, et la plupart ne travaillent nuit et jour que pour le devenir ; mais on se méprend pour l’ordinaire dans la route que l’on prend pour y réussir.

L’erreur, dans la véritable acquisition de richesses qui puissent être permanentes, vient premièrement de ce que l’on s’abuse dans l’idée que l’on se fait de l’opulence, ainsi qu’à l’égard de celle de l’argent.

On croit que c’est une matière où l’on ne peut point pécher par l’excès, ni jamais, en quelque condition que l’on se trouve, en trop posséder ou acquérir ; l’attention aux intérêts des autres est une pure vision, ou des réflexions de religion qui ne passent point la théorie. Mais pour montrer que l’on s’abuse grossièrement, qui mettrait ceux qui y sont dévoués singulièrement en possession de toute la terre avec toutes ses richesses, sans en rien excepter ni diminuer, ne seraient-ils pas les derniers des misérables qui eussent jamais été ? Et ne préfèreraient-ils pas la condition d’un mendiant dans un monde habité ? Car premièrement, outre qu’il leur faudrait être eux-mêmes les fabricateurs de tous leurs besoins, bien loin de servir par là leur sensualité, ce serait un chef-d’œuvre si, par un travail continuel, ils pouvaient atteindre jusqu’à se procurer le nécessaire ; et puis, dans la moindre indisposition, il faudrait périr manque de secours, ou plutôt de désespoir.

Et même sans supposer les choses dans cet excès, un très petit nombre d’hommes en possession d’un très grand pays, comme il est arrivé quelquefois par des naufrages, n’ont-ils pas été autant de malheureux, bien loin d’être autant de monarques ? Et il n’est que trop certain, par les relations espagnoles de la découverte du Nouveau Monde, que les premiers conquérants, quoique maîtres absolus d’un pays où l’on mesurait l’or et l’argent par pipes, passèrent plusieurs années si misérablement leur vie qu’outre que plusieurs moururent de faim, presque tous ne se garantirent de cette extrémité que par les aliments les plus vils et les plus répugnants à la nature.

Ce n’est donc ni l’étendue du pays que l’on possède, ni la quantité d’or et d’argent, que la corruption du cœur a érigés en idoles, qui font absolument un homme riche et opulent : ils n’en forment qu’un misérable, comme l’on peut voir par les exemples que l’on vient de citer ; ce qui se vérifie tous les jours encore par le parallèle de ce qui se passe au pays des mines, où cinquante écus à dépenser par jour font vivre un homme moins commodément qu’il ne ferait en Hongrie avec huit ou dix sols, qui suffisent presque pour jouir abondamment de tous les besoins nécessaires et agréables. On voit par cette vérité, qui est incontestable, qu’il s’en faut beaucoup qu’il suffise pour être riche, de posséder un grand domaine et une très grande quantité de métaux précieux, qui ne peuvent que laisser périr misérablement leur possesseur quand l’un n’est point cultivé et l’autre ne se peut échanger contre les besoins immédiats de la vie, comme la nourriture et les vêtements, desquels personne ne saurait se passer. Ce sont donc eux seuls qu’il faut appeler richesses, et c’est le nom que leur donna le Créateur lorsqu’il en mit le premier homme en possession après l’avoir formé ; ce ne furent point l’or ni l’argent qui reçurent ce titre d’opulence, puisqu’ils ne furent en usage que longtemps après, c’est-à-dire tant que l’innocence, au moins suivant les lois de la nature, subsista parmi les habitants de la terre, et les degrés de dérogeance à cette disposition ont été ceux de l’augmentation de la misère générale. On a fait, encore une fois, une idole de ces métaux, et laissant là l’objet et l’intention pour lesquels ils avaient été appelés dans le commerce, savoir pour y servir de gages dans l’échange et la tradition réciproque des denrées lorsqu’elle ne se put plus faire immédiatement, à cause de leur multiplicité, on les a presque quittés de ce service pour en former des divinités à qui on a sacrifié et sacrifie tous les jours plus de biens et de besoins précieux, et même d’hommes, que jamais l’aveugle antiquité n’a immolés à ces fausses divinités qui ont si longtemps formé tout le culte et toute la religion de la plus grande partie des peuples. Ainsi il est à propos de faire un chapitre particulier de l’or et de l’argent pour montrer par où ce désordre est entré dans le monde, où il a fait un si grand ravage, surtout dans ces derniers temps, que jamais ceux des nations les plus barbares dans leurs plus grandes inondations n’en approchèrent, quelque description épouvantable que l’on en trouve chez les historiens. On espère qu’après la découverte de la source du mal, il y aura moins de chemin à faire pour arriver au remède, et que cela pourra porter les hommes à revenir de leur aveuglement d’anéantir tous les jours une infinité de biens, de fruits de la terre, et de commodités de la vie seules propres à faire subsister l’homme, pour recouvrer une denrée qui, n’étant absolument d’aucun usage par elle-même, n’avait été appelée au service des hommes que pour faciliter l’échange et le trafic, ainsi qu’on a déjà dit. On espère, dis-je, qu’après cette vérification de ce fait incontestable, et que la misère des peuples ne vient que de ce qu’on a fait un maître, ou plutôt un tyran de ce qu’il était un esclave, on quittera cette erreur, et rétablissant les choses dans leur état naturel, la fin de cette révolte sera celle de la désolation publique.

CHAPITRE SECOND

Le ciel n’est pas si éloigné de la terre qu’il se trouve de distance entre la véritable idée que l’on doit avoir de l’argent et celle que la corruption en a établie dans le monde, et qui est presque reçue si généralement qu’à peine l’autre est-elle connue, quoique cet oubli soit une si grande dépravation qu’elle cause la ruine des États, et fait plus de destruction que les plus grands ennemis étrangers pourraient jamais causer par leurs ravages.

En effet, l’argent, dont on fait une idole depuis le matin jusqu’au soir, avec les circonstances que l’on a marquées, et qui sont trop connues pour être révoquées en doute, n’est absolument d’aucun usage par lui-même, n’étant propre ni à se nourrir, ni à se vêtir ; et aucun de tous ceux qui le recherchent avec tant d’avidité, et à qui, pour y parvenir, le bien et le mal sont également indifférents, n’est porté dans cette poursuite qu’afin de s’en dessaisir aussitôt, pour se procurer les besoins de son état ou de sa subsistance.

Il n’est donc tout au plus et n’a jamais été qu’un moyen de recouvrer les denrées, parce que lui-même n’est acquis que par une vente précédente de denrées, cette intention étant généralement tant dans ceux qui le reçoivent que ceux qui s’en dessaisissent ; en sorte que si tous les besoins de la vie se réduisaient à trois ou quatre espèces, comme au commencement du monde, l’échange se faisant immédiatement et troc pour troc, ce qui se pratique même encore en bien des contrées, les métaux aujourd’hui si précieux ne seraient d’aucune utilité.

Il n’y a même aucune denrée si abjecte, propre à nourrir l’homme, qui ne lui fût préférée en quelque quantité qu’elle se rencontrât, s’il était absolument défendu ou impossible au possesseur de s’en dessaisir, ce qui le réduirait bientôt au même état du Midas de la fable.

Ce n’est donc que comme garant, tout au plus, des échanges et de la tradition réciproque qu’il a été appelé dans le monde, lorsque la corruption et la politesse ayant multiplié les besoins de la vie de trois ou quatre espèces qu’ils étaient dans son enfance jusqu’à plus de deux cents où ils se trouvent aujourd’hui ; ce qui fait que n’y ayant pas moyen que le commerce et le troc s’en fassent de main à main, comme dans ces temps d’innocence, et le vendeur d’une denrée ne trafiquant pas le plus souvent avec le marchand de celle dont il a actuellement besoin et pour le recouvrement de laquelle il se dessaisit de la sienne, l’argent alors vient au secours, et la recette qu’il en fait de son acheteur lui est une procuration, avec garantie, que son intention sera effectuée en quelque lieu que se trouve le marchand ; et cela pour autant et sur un prix courant et proportionné à ce qu’il s’est dessaisi les mains de la denrée dont il était propriétaire : voilà donc l’unique fonction de l’argent, et chaque degré de dérogeance qu’on y admet, quoiqu’elle se voie aujourd’hui à un excès effroyable, est autant de déchet à la félicité d’un État.

En effet, tant qu’il s’en tient là, non seulement il n’y a rien de gâté, et bien loin d’être obligé de lui sacrifier tous les jours tant de victimes afin de le recouvrer, pour peu qu’il fît le rebelle, si les hommes s’entr’entendaient, il serait aisé de lui donner son congé, ce qui lui arrive même à chaque moment en une infinité d’occasions, quoiqu’on n’y prenne pas garde.

Comme il n’est tout au plus, ainsi qu’on vient de dire, qu’une garantie de la livraison future d’une denrée qu’on ne reçoit pas immédiatement en vendant celle que l’on possède, du moment qu’elle se peut procurer sans son ministère, il sera obligé de renfermer tout son orgueil à demeurer absolument inutile et immobile.

Le cuivre et le bronze, dont on fait de la monnaie pour des sommes considérables, ne le remplacent-ils pas ? N’en a-t-on pas fait souvent de cuir dans les occasions, qui, avec la marque du prince, qui ne coûte rien, a la même vertu, et même davantage, puisqu’elle a procuré les besoins de la vie plus que n’ont jamais fait les piles d’argent au Pérou et au Nouveau Monde ?

Aux îles Maldives, où les peuples ne sont point du tout barbares, étant même polis et magnifiques, comme on peut voir par les relations, de certaines coquilles qui se donnent par petits sacs ont le même pouvoir, et procurent la même certitude de livraison future de ce qu’on veut ou voudra avoir que font l’or et l’argent partout ailleurs où ils sont en vogue, bien que ces îles n’en soient pas même destituées, et qui ne laissent pas pour cela d’en souffrir tranquillement la concurrence avec des matières aussi abjectes que sont des coquilles.

Les îles de l’Amérique ont été longtemps, quoiqu’abandonnées en argent, sans en connaître l’usage dans le trafic journalier, même parmi les nations de l’Europe qui les habitaient, bien que les peuples ne manquassent d’aucuns de leurs besoins qu’ils construisaient dessus le lieu, ou qu’on leur apportait abondamment de l’ancien monde.

Le tabac seul faisait tout le trafic, ainsi que la fonction de l’argent, tant en gros qu’en détail : si l’on voulait avoir pour un sol de pain, et même moins, on donnait pour autant de ce fruit de la terre, qui avait un prix fixe et certain, sur lequel il n’y avait non plus de contestation que sur la monnaie courante, en quelque pays que ce soit ; et cependant, avec tout cela, le nécessaire, le commode et le magnifique n’y manquaient non plus qu’ailleurs.

Mais qu’est-il nécessaire d’aller si loin chercher des exemples pour vérifier cette doctrine, que c’est une erreur grossière de regarder l’or et l’argent comme l’unique principe de richesse et de la félicité de la vie ?

Nous avons dans l’Europe, et on le pratique de même tous les jours, un moyen bien plus facile et à bien meilleur marché pour mettre ces métaux à la raison, et, détruisant leur usurpation, les renfermer dans leurs véritables bornes, qui sont d’être valets et esclaves du commerce uniquement, et non les tyrans, et cela en leur donnant pour concurrent non du cuivre, non des coquilles, non du tabac, comme dans les lieux mentionnés, qui coûtent de la peine et du travail à recouvrer, mais un simple morceau de papier, qui ne coûte rien et remplace néanmoins toutes les fonctions de l’argent, pour des quantités de millions, une infinité de fois, c’est-à-dire par autant de mains qu’il passe, tant que ces métaux ne sortent point de leur état naturel et des principes qui les ont fait appeler dans le monde.

On demande donc à toute la nation polie, si prévenue des maximes régnantes, et qui ignore absolument la pratique et l’usage du commerce qui fait subsister tous les hommes, sans vouloir même jamais s’instruire, de peur que la reconnaissance de son erreur ne lui fût préjudiciable ; on demande, dis-je, si les billets d’un célèbre négociant, dont le crédit est puissamment établi par une opulence certaine, connue, et telle qu’il s’en rencontre plusieurs dans l’Europe, ne valent et ne prévalent pas à de l’argent comptant, et si, en ayant toute la vertu et toute l’efficace, ils n’ont pas des avantages particuliers sur les métaux par la facilité de la garde et du transport, sans crainte d’enlèvements violents.

Il y a bien plus, c’est qu’ils ne seront jamais acquittés tant qu’ils ne se trouveront qu’en des mains sages et innocentes, et qui n’en veulent faire qu’un usage de conduite prudente, soit par rapport au passé ou au présent, qui est de ne se dessaisir de son bien, surtout d’une somme considérable, que pour se procurer l’équivalent, soit en immeubles ou en meubles, si l’on est négociant, et non le consommer en dépense ordinaire, soit faite ou à faire, qui est le seul cas où le billet n’est plus d’usage ; sans quoi, après une infinité de mains qu’il aurait toutes enrichies, en garantissant la livraison future de ce qu’on ne pouvait fournir sur-le-champ, il serait retourné à son premier tireur, où il n’y aurait échu qu’une compensation.

De cette manière voilà une opulence générale, c’est-à-dire une jouissance et une consommation effroyables de biens, sans le ministère de la moindre somme d’argent. Voilà donc encore une fois les prêtres de cette idole bien loin de leur compte, d’en faire un dieu tutélaire de la vie, et de soutenir que les hommes ne sont heureux ou malheureux qu’à proportion qu’ils possèdent plus ou moins de ce métal si recherché.

Les foires de Lyon prouvent l’erreur du sentiment contraire toutes les années, lesquelles étant tantôt bonnes et tantôt mauvaises, on n’en peut nullement attribuer la cause à l’abondance ou au défaut de l’argent, puisque sur un commerce de vente et de revente de plus de quatre-vingts millions qui les composent, on n’y a jamais vu un sol marqué d’argent comptant ; tout se fait par échange et par billets, lesquels, après une infinité de mains, retournent enfin au premier tireur, ainsi qu’on a déjà dit.

En voilà plus qu’il n’en faut pour montrer que la quantité plus ou moins d’or et d’argent, surtout dans un pays rempli de denrées nécessaires et commodes à la vie, est absolument indifférente pour en faire jouir abondamment les habitants ; mais ce n’est que lorsque ces métaux demeurent dans leurs limites naturelles : car du moment qu’ils en sortent, comme l’on n’a que trop fait l’expérience en plus d’un endroit, ils deviennent nécessaires, parce qu’ils s’érigent en tyrans, ne voulant point souffrir qu’autres qu’eux s’appellent richesses ; et c’est ce qu’on va voir dans les chapitres suivants, où l’on montrera évidemment les deux issues par où il a quitté son ministère, dont la première est l’ambition, le luxe, l’avarice, l’oisiveté et la paresse, et l’autre le crime formel, tant celui qui est puni par les lois qu’un autre genre que l’ignorance fait couronner tous les jours.

CHAPITRE TROISIÈME

La condamnation que Dieu prononça contre tous les hommes en la personne du premier, de ne pouvoir à l’avenir, après son péché, vivre ni subsister que par le travail et à la sueur de leur corps, ne fut ponctuellement exécutée que tant que l’innocence du monde dura, c’est-à-dire tant qu’il n’y eut aucune différence de conditions et d’états ; chaque sujet était son valet et son maître, et jouissait des richesses et des trésors de la terre à proportion que l’on avait personnellement le talent de les faire valoir ; toute l’ambition et tout le luxe se réduisaient à se procurer la nourriture et le vêtement. Les deux premiers ouvriers du monde, qui en étaient en même temps les deux monarques, se partagèrent ces deux métiers ; l’un laboura la terre pour avoir des grains, et l’autre nourrit des troupeaux pour se couvrir, et l’échange mutuel qu’ils pouvaient faire les faisait jouir réciproquement du travail l’un de l’autre.

Mais le crime et la violence s’étant mis avec le temps de la partie, celui qui fut le plus fort ne voulut rien faire, et jouir des fruits du travail du plus faible, en se rebellant entièrement contre les ordres du Créateur ; et cette corruption est venue à un si grand excès qu’aujourd’hui les hommes sont entièrement partagés en deux classes, savoir, l’une qui ne fait rien et jouit de tous les plaisirs, et l’autre, qui travaille depuis le matin jusqu’au soir, a à peine le nécessaire, et en est même souvent privée entièrement.

C’est de cette disposition que l’argent a pris son premier degré de dérogeance à son usage naturel : l’équivalence où il doit être avec toutes les autres denrées, pour être prêt d’en former l’échange à tous moments, a aussitôt reçu une grande atteinte. Un homme voluptueux, qui a à peine assez de temps de toute sa vie pour satisfaire à ses plaisirs, s’est moqué de tenir sa maison et ses magasins remplis de grains et d’autres fruits de la terre, pour être vendus au prix courant en temps et saison ; ce soin, cette attente et cette inquiétude ne se sont pas accommodés avec son genre de vie ; la moitié moins d’argent comptant, même le quart, font mieux son affaire, et ses voluptés en sont servies avec plus de secret et plus de diligence.

Ainsi cette main basse que l’on fait, dans ces occasions, de toutes sortes de denrées, dérange d’une terrible façon l’équilibre qui doit être entre l’or et l’argent et toutes sortes de choses. L’âpreté que l’on a pour recouvrer l’un, et la profusion que l’on fait de l’autre, élèvent le premier jusqu’aux nuées, et abaissent l’autre jusqu’aux abîmes. Voilà donc l’esclave du commerce devenu son tyran ; mais ce n’est là que la moindre partie de sa vexation ; cette facilité à l’argent de servir tous les crimes lui fait redoubler ses appointements à proportion que la corruption s’empare des cœurs ; et il est certain que presque tous les forfaits seraient bannis d’un État si l’on en pouvait faire autant de ce fatal métal ; le peu de service qu’il rend au commerce, ainsi qu’on a fait voir en ce qui a précédé, ne vaut pas la centième partie du mal qu’il lui cause.

On ne parle point des voleurs ni des brigands, à qui l’argent seul sert de moyen certain pour enlever par violence tout le vaillant d’un homme, sans autre droit ni titre qu’une force majeure, et qui se met par là non seulement en pouvoir de le ravir, mais même de le mettre à couvert et hors toutes recherches.

Si toutes les facultés se terminaient aux denrées nécessaires à la vie, les brigands perdraient ces deux facilités pour voler, ils ne pourraient enlever qu’une petite quantité de biens à la fois, pour laquelle même emporter il leur faudrait un grand nombre de chevaux et de voitures impossibles à cacher, parce que tout serait facile à reconnaître, et par conséquent aisé à découvrir.

Le premier législateur de l’antiquité avait si bien reconnu ce désordre, que la monnaie qu’il introduisit dans sa république était un métal si commun et d’un si grand volume que ce prétendu précis de toutes les denrées avait un corps presqu’aussi étendu que les choses qu’il représentait ; ainsi les voleurs, les banqueroutiers, et tous ceux qui ont besoin de secret et d’obscurité pour perpétuer les crimes n’en étaient pas beaucoup mieux servis.

Mais il n’est pas encore temps de finir l’usage que le crime fait du seul argent, et dont il serait empêché par les autres genres de biens : s’ils n’avaient point cette malheureuse représentation, les banqueroutiers, qui déconcertent entièrement le commerce, mettant tout le monde dans la défiance, et empêchant que l’on ne puisse trafiquer par crédit et par billets, ne pourraient presque plus voler aussi impunément tout le monde qu’ils font journellement.

On sait que leur jeu et leur manœuvre sont de se servir de la réputation bien ou mal acquise pour acheter de tous côtés à crédit, à tel prix que l’on y veut mettre, parce qu’ils sont bien assurés qu’ils n’en débourseront jamais rien, puis ils le revendent sur-le-champ argent comptant, la moitié ou les deux tiers moins, et continuent cette fraude jusqu’à l’échéance des billets, qu’ils font cession entière, sous de prétendues pertes dont il les faut croire, attendu que la conviction du contraire est un procès éternel, encore plus ruineux envers ceux qui perdent que la banqueroute même.

Et cette fraude est ce qu’il y a de moins désolant par rapport à tout le corps de l’État, attendu que cette cherté que cela met à l’argent par ces crues d’usages, quoique criminel, le portant jusqu’au ciel, ainsi qu’on l’a dit, fait descendre à même temps l’autre côté de la balance, savoir celui des denrées, jusqu’aux abîmes : l’un prend le prix des pierres précieuses, et l’autre n’est plus que de la poussière, par la prodigalité que l’on en fait afin de parvenir à ses desseins criminels. Et bien que ces démarches ne se rencontrent qu’en quelques particuliers, elles ne laissent pas d’être contagieuses à toute la masse, parce que toutes choses ayant une solidité d’intérêt, tant meubles qu’immeubles, la moindre atteinte qui arrive à une partie, soit en bien ou en mal, devient aussitôt commune à tout le reste.

Les blés ne peuvent hausser ni baisser considérablement en un marché sans que cette disposition ne gagne aussitôt tous les lieux circonvoisins ; et sa continuation de trois ou quatre semaines seulement la fait pénétrer d’un bout du royaume à l’autre, de quelqu’étendue qu’il soit, et même plus loin.

Enfin la gangrène à l’extrémité des membres du corps humain fait périr bientôt tout le sujet, quoique toutes les parties d’abord très éloignées du mal paraissent très saines et en fort bon état ; mais c’est ce qu’on expliquera mieux dans le chapitre suivant, qui sera celui des richesses, en montrant ce qu’elles doivent être pour rendre un pays opulent, surtout lorsqu’il est fourni de denrées par la nature.

Il n’est pas encore temps de finir le récit des ravages de l’argent, et de montrer que lui seul fait plus de dégât, dans les contrées où l’on n’a pas soin de le renfermer dans ses véritables bornes, que toutes les nations barbares qui ont inondé la terre, exerçant toutes sortes de violences dont les histoires sont remplies.

Jusqu’ici, quelque grands que soient les désordres par lui causés que l’on vient de décrire, comme le sont tous crimes défendus par les lois, et qu’elles punissent même sévèrement, lorsque la justice en peut être faite, la déclamation ou la description ne pouvait guère se terminer qu’à des vœux pour en voir la cessation, quoique néanmoins quelques-uns de ces crimes, comme les banqueroutes, tirent leur principe de plus loin, savoir d’une nécessité causée par un précédent déconcertement d’État, qui n’est point du tout l’effet d’un brigandage ou de voleurs de grands chemins.

Cette malheureuse idolâtrie de l’argent, source de tous les maux, n’aurait pas ses temples si remplis d’adorateurs s’il n’y en avait point d’autres que des sujets exposés sans quartier à la rigueur des lois.

Voici bien un autre cortège, savoir, ceux qui ont soin de faire payer les tributs des princes ; la rigoureuse poursuite, et les recherches qu’on en a faites dans bien des occasions, sans parler de la voix publique, purgent cet énoncé de tout soupçon de calomnie ou de discours séditieux.

C’est au contraire le plus grand service qu’on puisse rendre aux princes, de faire voir la surprise qu’eux et leurs ministres souffrent, quoique bien intentionnés, dans cette grande préférence que ceux qui se couvrent de leur autorité donnent à l’argent sur les autres denrées, bien que l’un ou l’autre soit indifférent au souverain, comme il l’est pareillement à tout ce qui est à leur solde, et surtout à leurs gens de guerre, qui n’ont pas sitôt reçu leur montre qu’ils la convertissent à leur nourriture et aux besoins de la vie ; en sorte qu’il leur serait égal de les recevoir immédiatement sans le ministère d’argent, comme cela se pratique en beaucoup d’endroits.

On éclaircira et on traitera davantage de cette vérité dans un chapitre particulier, où l’on montrera qu’il y a tel prince qui ne procure pas une pinte de vin à aucun de ses soldats qu’on n’en ait anéanti jusqu’à vingt, et même cent qu’il aurait reçues si on n’avait pas immolé cette quantité à la volonté déterminée d’avoir de l’argent à quelque prix que ce fût, et non du vin, et ainsi du reste.

Ce sont donc ceux qui surprennent leur autorité, lesquels leur inspirent que l’argent qu’ils font payer au prince n’est considérable que par sa quantité, et nullement par la manière dont il est levé sur les peuples. Et bien que les souverains ne le reçoivent que pour fournir le moyen à ceux à qui ils le distribuent de se procurer les besoins de la vie, ils osent prétendre qu’il n’est d’aucune considération que ces médiateurs aient abîmé ou anéanti pour vingt fois davantage de ces mêmes besoins, en faisant ce fatal recouvrement, que le maître ou ceux qui sont à sa solde n’en pourront avoir avec l’argent qui en provient, et leur est distribué.

Voilà un crime effroyable de ce métal, qui, bien loin d’être poursuivi par les prévôts comme les voleurs de grands chemins, est tous les jours couronné de lauriers, quoiqu’il ne fasse pas moins d’horreur au peuple, et que les maux qu’il cause excèdent tous ceux que l’on pourrait recevoir des plus fameux brigands qui auraient une pleine licence d’exercer les dernières violences.

Des contrées entières autrefois en valeur, présentement incultes des fruits les plus précieux, entièrement à l’abandon sans en pouvoir trouver les frais de la culture, et surtout les liqueurs, pendant que les pays voisins ne boivent que de l’eau, et les achètent un prix exorbitant pour les extrêmes nécessités, ce qui ne va pas à la centième partie de la consommation possible, et leur fait souffrir le même sort pour d’autres denrées municipales et singulières qu’ils donneraient en contre-échange ; toutes ces choses, dis-je, qui sont autant de témoins vivants, quoique muets, montrent que ce n’est point exagération que cette préférence de crime et de désordre que l’on donne à ces pourvoyeurs d’argent sur tous les autres genres de violences et de vexations.

En effet, si les tributs s’exigeaient en essence sur chaque fruit et chaque denrée, comme on a fait uniquement très longtemps et qu’il se pratique même en quantité d’endroits, puisqu’enfin toute réception d’impôts n’est que pour parvenir à ce recouvrement de denrées, et que ce cruel médiateur, savoir l’argent, en abîme une si grande quantité par son fatal ministère ; si, dis-je, cette exigence se faisait réellement, l’horreur de pareils effets aurait absolument empêché leur introduction, ou au moins l’aurait fait rejeter au plus vite à la première expérience.

Aurait-on pu, de sens rassis, mettre une ordonnance sur le papier qui portât que quiconque recueillera sur sa terre trente setiers de blé en paiera quarante pour l’impôt ; et un autre, dont la levée va à deux cents, ne contribuera que de quatre, et même moins suivant son crédit ? Comme une pareille demande, ainsi que l’exécution, aurait une vue et un visage effroyables, il les a fallu masquer, et c’est ce que l’argent fait merveilleusement bien ; il dérobe toute l’horreur de pareille démarche aux personnes élevées qui pourraient y donner ordre, parce que n’ayant qu’une idée confuse du détail, qui ne s’apprend que par la pratique, c’est-à-dire la vie privée, ce qui est bien éloigné de leur situation, ils ignorent tout à fait que qui que ce soit ne peut payer un sol, ni de tribut ni d’autres redevances, que par la vente des denrées qu’il possède ; et qu’ainsi la demande d’argent a des limites de rigueur, données par la nature, qui ne peuvent être violées sans produire un monstre effroyable.

En effet, si le manque de succès s’en tenait à un simple refus, on pourrait dire qu’il n’y aurait que du temps et du papier perdus ; mais il s’en faut beaucoup que les choses n’en demeurent là ; l’impossibilité morale et naturelle, qui n’arrête pas ceux qui sont chargés de pareilles exactions, force la nature pour se faire obéir ; et les préciputs qui doivent être pris avant le tribut, et même toutes sortes d’exigences, savoir les frais de la culture, sont d’abord immolés, ainsi que les ustensiles et instruments pour y parvenir ; et la certitude où cela met d’un abandon de toute la terre à l’avenir, c’est-à-dire mille de perte pour un de profit, n’est d’aucune considération envers des gens en qui domine l’intérêt du moment présent, soit qu’ils soient poussés par une nécessité pareille d’en user de la sorte, à faute de quoi ils y seraient sujets eux-mêmes, ce qui n’est que trop connu, ou soit que leur fortune singulière ne leur soit promise qu’à ce prix, ce qui est pareillement fort ordinaire ; enfin, dans l’un ou l’autre cas, l’intérêt, dis-je, de ce moment acheté à si haut prix aux dépens du bien public, prévaut à toutes ces suites funestes, quelque nombreuses et quelque effroyables qu’elles soient, qui sont inséparables de cette conduite.

Et puis, quand tous ces moyens sont à bout, un homme est criminel parce qu’il n’a pu faire l’impossible et donner ce qu’il n’a point ; on le traîne en prison et on l’y tient des mois entiers, par un surcroît de perte de biens, savoir, celle de son temps et de son travail, qui est son unique revenu, ainsi que celui de l’État et du prince.

Voilà le beau ménage de l’argent dans les tributs, qui ne diffère guère, s’il ne le surpasse, celui des brigands, puisque au moins, dans ce dernier, ce qui est enlevé de force demeure dans l’État et il n’y a que la justice de blessée, au lieu que, dans l’autre manière, le tout est anéanti.

En quoi le prince et les personnes mêmes, lesquelles, sur deux cents setiers de récoltes, n’en veulent payer que quatre, pour en laisser contribuer à un misérable de trente sur vingt, prennent tout à fait le change, bâtissant absolument leur ruine, comme on fera voir dans un chapitre particulier des véritables richesses, où l’on montrera que ces personnes puissantes y auraient gagné, si elles avaient voulu contribuer aux impôts de cinquante setiers sur les deux cents mentionnés, et feront même un profit considérable quand elles en voudront user de la sorte, et ne pas abîmer un misérable dont le maintien faisant toute l’opulence des riches, quoique ce soit la chose qu’ils conçoivent le moins, il ne peut être détruit sans rendre sa perte commune à tout l’État.

Dans les impôts qu’on tire sur les liqueurs dans certains États, l’argent sert de manteau pour le moins à d’aussi grandes absurdités ; sous cette couverture, on suppose et on exige l’impossible, sans que les suites funestes d’une pareille conduite puissent presque jamais faire revenir les auteurs de démarches si effroyables.

On pense tranquillement, en cet article de liqueurs, que l’argent croît dans une vigne ou dans la futaille, et non pas que l’on ne peut recouvrer ce métal que par la vente de cette denrée ; et cela seulement jusqu’à la concurrence, non de ce qui s’en trouve produit par la nature, mais qu’il faut que sur le prix qui en provient il y en ait une partie qui soit sacrée et sur laquelle on ne puisse rien prendre sans crime, savoir, celui qu’il a fallu pour parvenir aux frais, et sans lesquels il n’y aurait rien du tout pour qui que ce soit au monde.

Il faut bien que cela soit, encore une fois, et que l’on suppose ce prodige, quand on demande tranquillement, et sans prétendre déroger aux lois de la sagesse, de la prudence et de la politique la plus consommée, la valeur de quarante muids de vin sur une pièce de vigne qui n’en a produit que trente, et celle de trois cents pintes de vin sur une futaille qui n’en contient que deux cents ; en sorte que l’abandon entier qu’on en peut faire ne puisse point acquitter le marchand, et qu’il faut que sa personne et ses autres biens répondent du surplus, ce qui n’est pas absolument sans exemple en quelques contrées de l’Europe, et est un mal contre lequel on n’a point trouvé d’autre remède que de tout abandonner, c’est-à-dire la denrée en question, afin d’en être quitte par la perte de ce seul genre de biens, ce qui va dans plusieurs contrées à des centaines de millions par an ; et par-dessus cela, le mal, se recommuniquant à toutes les autres espèces par une solidité d’intérêts qu’elles ont entre elles, fait que cette même destinée gagne à peu près tous les autres genres de biens ; et voilà d’où procèdent ce grand déchet et cette épouvantable diminution arrivée à toutes choses, tant meubles qu’immeubles, dans ces mêmes pays. L’argent y a transgressé ses bornes naturelles d’une façon effroyable, il a pris un prix de préférence sur toutes les autres denrées, avec lesquelles il doit être seulement en concurrence pour conserver l’harmonie d’un État, c’est-à-dire une opulence générale ; ce qui fait que, bien loin de servir à faciliter le trafic et l’échange des besoins de la vie, il en devient le tyran et le vautour, s’en faisant immoler tous les jours des quantités effroyables par un pur anéantissement, pour procurer très peu de ce métal par rapport à ce qu’il en coûte à tout un corps d’État, à des entrepreneurs qui le possèdent moins innocemment que des voleurs de grands chemins, bien qu’ils ne pensent rien moins, attendu que les désastres que cette acquisition cause l’emportent de vingt fois sur les autres, quelque grands et quelque violents qu’ils soient.

CHAPITRE QUATRIÈME

On a dit en général, au commencement de ces mémoires, en quoi consistait la véritable richesse, savoir en une jouissance entière, non seulement des besoins de la vie, mais même de tout le superflu et de tout ce qui peut faire plaisir à la sensualité, sur laquelle la corruption du cœur invente et raffine tous les jours ; le tout néanmoins, dans toutes sortes d’états, à proportion que l’excès du nécessaire met en pouvoir de se procurer ce qui ne l’est pas, à beaucoup près.

C’est ce qui fait que dans l’enfance ou l’innocence du monde, que l’homme était riche par la seule jouissance des simples besoins, il n’y avait de l’emploi que pour trois ou quatre professions ; ce qui se pratique encore en quantité de pays mal partagés par la nature, soit du côté du terroir ou de l’esprit.

Mais aujourd’hui, dans les contrées où des dispositions contraires ont porté les choses dans l’excès en cet article d’opulence et de volupté, il y en a plus de deux cents, sans celles qui s’inventent tous les jours.

Il est donc à propos d’en faire un détail plus particulier, et de montrer que si c’est une richesse que cette ample possession de tout ce que l’esprit peut découvrir au-delà du nécessaire, c’est la situation la plus périlleuse et qui a le plus besoin de ménagement ; autrement il arrive que ce qui a été institué pour faire jouir du superflu ne sert, quand les mesures sont mal prises, qu’à priver du nécessaire, jetant en un instant un État du faîte de l’opulence au dernier degré de disette.

Les deux cents professions qui entrent aujourd’hui dans la composition d’un État poli et opulent, ce qui commence aux boulangers et finit aux comédiens, ne sont, pour la plupart, d’abord appelées les unes après les autres que par la volupté ; mais elles ne sont pas sitôt introduites et comme pris racine que faisant après cela partie de la substance d’un État, elles n’en peuvent être disjointes ou séparées sans altérer aussitôt tout le corps.

Elle sont toutes, et jusqu’à la moindre ou la moins nécessaire, comme l’empereur Auguste, de qui on disait fort justement qu’il ne devait jamais naître, ou ne devait jamais mourir.

Pour prouver ce raisonnement, il faut convenir d’un principe, qui est que toutes les professions, quelles qu’elles soient dans une contrée, travaillent les unes pour les autres et se maintiennent réciproquement, non seulement pour la fourniture de leurs besoins, mais même pour leur propre existence.

Aucun n’achète la denrée de son voisin ou le fruit de son travail qu’à une condition de rigueur, quoique tacite et non exprimée, savoir que le vendeur en fera autant de celle de l’acheteur, ou immédiatement, comme il arrive quelquefois, ou par la circulation de plusieurs mains ou professions interposées, ce qui revient toujours au même ; sans quoi il se détruit la terre sous les pieds, puisque non seulement il le fera périr par cette cessation, mais même il causera sa perte personnelle, le mettant par là hors d’état de retourner chez lui à l’emplette, ce qui lui fera faire banqueroute et fermer sa boutique.

Il faut donc que ce commerce continue sans interruption, et même à un prix qui est de rigueur, quoique ce soit ce qu’on conçoive le moins, c’est-à-dire à un taux qui rende le marchand hors de perte, en sorte qu’il puisse continuer son métier avec profit ; autrement c’est comme s’il ne vendait point du tout, et périssant, il en arrivera comme dans ces vaisseaux accrochés dont l’un met le feu aux poudres, ce qui les fait sauter tous deux.

Cependant, par un aveuglement effroyable, il n’y a point de négociant, quel qu’il soit, qui ne travaille de tout son pouvoir à déconcerter cette harmonie ; ce n’est qu’à la pointe de l’épée, soit en vendant, soit en achetant, qu’elle se maintient ; et l’opulence publique, qui fournit la pâture à tous les sujets, ne subsiste que par une Providence supérieure, qui la soutient comme elle fait fructifier les productions de la terre, n’y ayant pas un moment ni un seul marché où il ne faille qu’elle agisse, puisqu’il n’y a pas une seule rencontre où on ne lui fasse la guerre.

Tant que les choses demeurent dans cet équilibre, il n’y a point d’autre ressource pour s’enrichir, en quelque état que l’on soit, que de forcer de travail et d’habileté sur son voisin, non pour le tromper en tâchant d’avoir sa denrée à vil prix, mais pour le devancer en adresse.

Et cette émulation devenant générale par le désespoir de s’enrichir autrement, tous les arts se perfectionnent, et l’opulence est portée au plus haut point où elle puisse être.

L’argent, à qui ce chapitre avait donné du repos, bien loin d’être le tyran de la richesse et d’abîmer toutes les denrées, comme il fait dans la situation contraire, n’est que le très humble valet du commerce : à peine trouve-t-il quelqu’un qui lui veuille donner retraite ; quand il se présente en trop grande quantité tout à la fois, il n’y a point de denrée, pour si déplorée qu’elle soit, pourvu qu’elle soit de mise, soit meuble ou immeuble, à qui on ne donne la préférence.

Comme il n’est et ne doit être que le gage de la tradition future, quand elle ne s’effectue pas sur-le-champ, et qu’il ne réside ou n’apparaît pas assez de solvabilité dans l’acheteur pour la garantie par sa parole ou par son billet, sans quoi on préférerait cette voie au service de ce métal, ne se rencontrant presque personne qui ait besoin de cette caution, par la valeur soutenue de toutes les denrées personnelles, cela les met hors de cette nécessité ; et c’est alors une conséquence indubitable que ce métal soit remercié presque par tout le monde.

Ainsi, étant absolument inutile au commerce, il est obligé, pour ne pas demeurer à rien faire, d’offrir son service au ménage et à la magnificence, et d’avoir recours à l’orfèvre et aux autres ouvrages, ce qui n’est encore que le moindre désordre, car il est dans l’attente qu’on ait besoin de lui, auquel cas il est toujours prêt à bien faire, encore que ce secours ne puisse être imploré sans que l’État soit malade, et d’une si épouvantable indisposition que, si elle était longue, le remède serait de moindre durée que le mal, dont on connaît l’extrémité par la recherche ou la cherté où l’or et l’argent se trouvent.

Dans l’autre situation, savoir celle de l’opulence, il est la dernière des denrées, et dans la disette, il est non seulement la première, mais même presque l’unique : dans le premier état, il n’y a que les indigents qui lui fassent la cour et à qui il soit absolument nécessaire, étant même seuls au désespoir d’être dans cette servitude, et faisant tous leurs efforts pour en sortir ; et dans l’autre, les plus riches en ont à peine autant qu’il leur en faut, ce qui réduit toutes les autres conditions dans la dernière extrémité.

Cette disposition, qui est une maladie très dangereuse dans un État, n’est causée que par le déconcertement du prix des denrées, qui doit être toujours proportionné, n’y ayant que cette intelligence qui les puisse faire vivre ensemble pour se donner à tout moment et recevoir réciproquement la naissance les unes des autres.

Mais comme leur dissension, et par conséquent la misère, n’est pas une chose fort inconnue dans l’Europe, il faut examiner qui a, le premier, commencé la querelle, et par où le désordre s’est introduit.

On a dit dans ces mémoires que ces deux cents professions qui composent la perfection des États les plus polis et les mieux partagés par la nature, sont toutes enfants des fruits de la terre ; que le plus ou le moins qu’elle est en état d’en produire avec abondance, et de faire consommer, sans quoi l’excroissance devient inutile et même à perte, est ce qui leur leur donne naissance, commençant par la plus nécessaire, comme le boulanger et le tailleur, et finissant par le comédien, qui est le dernier ouvrage du luxe et la plus haute marque d’un excès du superflu, puisqu’il ne consiste qu’à flatter les oreilles et réjouir l’esprit par un simple récit de fictions que l’on sait bien n’avoir jamais eu de réalité ; en sorte qu’on est si fort hors de crainte de manquer du nécessaire que l’on achète avec plaisir la représentation du mensonge, comme il arrive dans ces occasions.

Ainsi quand l’état contraire, c’est-à-dire la misère, vient à s’introduire et à vouloir prendre la place de cet état florissant, c’est par cette profession que l’on commence la réforme, comme c’était par elle que l’on avait fini l’acquisition du superflu.

Cependant comme ce n’est pas de son consentement, puisque ce congé envoie ces rois de théâtre personnellement à l’hôpital, et que ce retranchement ne s’en tient pas singulièrement à ces gens-là, faisant bien d’autres progrès toujours par degrés, cela ne peut arriver sans déconcerter tout un pays ou plutôt toutes les professions, par les raisons qu’on a marquées.

Ils sont donc à plaindre, tant par rapport à eux qu’aux autres conditions que cela dérange et anéantit pareillement par contrecoup, attendu, encore une fois, qu’il en est d’un genre de métier comme de l’empereur Auguste, qu’il ne doit jamais être reçu ou qu’il ne le faut jamais congédier, l’ouvrier du superflu achetant son nécessaire de celui qui lui donnait sa vie à gagner, et soutenant par là le prix des denrées du laboureur, ce qui seul le peut faire payer son maître et mettre celui-là en pouvoir d’acheter de cet ouvrier.

Mais si quelque chose diminue la pitié qu’on pourrait avoir d’eux, ou plutôt pour entrer dans la discussion de la cause de leur congé, on peut assurer que ce sont eux-mêmes qui se le procurent, et qu’ils se creusent tous le tombeau où ils sont enterrés.

On a dit, comme c’est la vérité, que ce sont les fruits de la terre, et principalement les blés, qui les mettent toutes sur pied. Or leur production n’est ni l’effet du hasard ni un présent gratuit de la nature, c’est une suite d’un travail continuel et de frais achetés à prix d’argent, cette manne primitive et nécessaire n’étant abondante qu’à proportion qu’on est libéral pour n’y rien épargner, refusant entièrement tout à qui ne lui veut rien donner.

Or il y a une attention à faire, qui est que les propriétaires des fonds, quoique paraissant les mieux partagés de la fortune, comme les maîtres absolus de tous les moyens de subsistance, ne sont au contraire que les commissionnaires et les facteurs de toutes les autres professions, jusqu’aux comédiens, et comptent avec elles tous les jours de clerc à maître ; et si un cordonnier ne peut vivre sans pain, qu’il ne recueille pas assurément sur ses fonds qu’il ne possède point, ce possesseur de terre ne saurait marcher sans souliers, et ainsi des autres.

Ces propriétaires, dis-je, donnent à chaque moment un mémoire des frais déboursés pour cultiver les fonds dont les métiers d’industrie sont soutenus et nourris ; si leur dépense est allouée, comme il arrive lorsque les blés sont à un prix qui puisse supporter ses frais avec des appointements honnêtes pour le facteur, le ménage continue, et chacun vit tranquillement dans sa profession, sans que qui que ce soit songe à prendre congé l’un de l’autre.

Mais si par malheur le contraire arrive, et que l’abaissement du prix des grains (ce qui n’est pas présentement inconnu dans l’Europe) ne puisse atteindre aux frais de la culture, lesquels, une fois contractés, ne baissent jamais tout à coup comme font les blés, ne pouvant alors dédommager le pourvoyeur de sa dépense faite, ainsi que satisfaire au paiement de ses appointements, il n’est non plus en état de continuer à nourrir tout un peuple que les boulangers d’une ville qu’on obligerait de tenir leurs boutiques fournies, ayant le prix du pain au-dessous de celui des grains.

Voilà la cause du désordre et le principe de la querelle qui, augmentant toujours à la longue, comme une pelote de neige ou comme un chancre, forme une extrême misère au milieu de l’abondance de toutes choses.

Un comédien se réjouit, ainsi que tous les autres, c’est-à-dire tous les métiers, d’avoir par une grâce spéciale du Ciel, à ce qu’il croit, le pain à très grand marché, et que pour un sol il en recouvre autant qu’il en peut consommer en toute sa journée ; s’il lui en fallait pour deux sols, il ne serait pas dans cette joie.

Mais il ne voit pas, le malheureux qu’il est, ainsi que l’on a dit, qu’il se creuse son tombeau, et que le facteur et propriétaire des fonds, n’étant plus payé de ses frais et de ses appointements par son fermier, avec qui il ne forme qu’un intérêt, est obligé de se retrancher, et commençant par le superflu, le comédien se trouve à la tête, et cessera par là de gagner un écu par jour, parce qu’il a voulu et s’est réjoui de gagner un sol sur son pain.

Ce qui est de merveilleux est qu’après cela l’un et l’autre, tant le comédien que celui qui allait à ce spectacle, jouent à qui pis faire et à qui s’entre-détruira le plus tôt, en pensant se sauver réciproquement. Comme les biens ne viennent pas tout d’un coup, ainsi que leur jouissance, et que tout se fait par degrés, on peut dire qu’ils en usent de même dans leur décadence, s’en retournant pareillement par gradation.

Un homme qui allait autrefois tous les jours à la comédie dans le temps de son opulence, c’est-à-dire que ses fermiers, par la vente de leurs denrées aux comédiens mêmes, le payaient ponctuellement, y trouvant de la diminution par quelque cause violente et telle qu’on a marquée ci-devant, savoir, celles qui anéantissent cent fois autant de biens qu’elles font recevoir d’argent sur-le-champ à l’entrepreneur ; expérimentant, dis-je, ce déchet, se retranche à n’y aller plus que trois fois la semaine, pour compenser par la diminution de sa dépense celle qui lui arrive dans sa recette.

Le comédien, de son côté, qui est atteint du même mal, en fait tout autant de sa part ; et s’il mangeait de la viande et même de la volaille tous les jours, il retranche pareillement son ordinaire et se réduit à ne faire semblablement bonne chère que la moitié du temps : par où, outre l’avilissement du prix des grains, le fermier de celui qui allait à la comédie, et qui est marchand de bestiaux, reçoit un surcroît de difficulté de payer son maître, et celui-ci de faire subsister le comédien ; et l’extravagance est de mettre ce déconcertement sur le compte du manque d’espèces, comme si l’on était au Pérou où, prenant naissance, elles sont le seul et unique principe de subsistance.

Et cette manœuvre continue jusqu’à ce qu’ils aient pris réciproquement tout à fait congé l’un de l’autre, ce qui est absolument la ruine d’un État et d’un prince plus que de qui que ce soit, comme on l’expliquera dans le chapitre de l’intérêt des souverains.

C’est le même raisonnement de toutes les autres professions, qui ne sont toutes misérables que par la même conduite et les mêmes circonstances. Mais ce qu’il y a de plus étonnant est que l’avilissement du prix des grains, qui tient certainement la première place dans la désolation publique, est regardé au contraire comme le conservateur de l’utilité générale. L’on ne se croit pouvoir garantir des horreurs de la disette qu’en se jetant dans la situation tout opposée, qui n’est pas moins préjudiciable à un État, puisqu’il est constant que toutes les extrémités, ou plutôt tous les excès, sont également dommageables, quoique toujours diamétralement opposés.

En effet, vouloir que les grains soient à si bas prix qu’ils ne puissent atteindre aux frais de la culture, ni faire payer le propriétaire, en sorte qu’il ne soit point en état de donner du travail aux ouvriers qui n’ont d’autre moyen de subsister, c’est comme si on bannissait l’entier usage des liqueurs, même pour faire revenir un homme d’une faiblesse, parce qu’on en a vu quantité qui en avaient tant pris qu’ils en avaient perdu la raison, et même assez souvent la vie.

Mais c’est assez parler des richesses, il faut venir présentement à la misère, quoique l’explication de l’une fasse le portrait de l’autre.

CHAPITRE CINQUIÈME

Tout le monde sait ce que c’est que d’être misérable, puisque chacun travaille depuis le matin jusqu’au soir pour ne le point devenir, à moins que les passions ne l’aveuglent, ou pour cesser de l’être s’il est assez malheureux pour se trouver dans cette situation.

Tous donc ont cette disposition en particulier, mais pas un n’a jamais étendu ses vues jusqu’au général, bien qu’on ne puisse nullement être riche d’une façon permanente, et le prince plus que les autres, que par l’opulence publique, et jamais qui que ce soit ne jouira aisément et longtemps de pain, de vin, de viande, d’habits, et même de magnificence la plus superflue tant qu’il n’y en aura pas dans le pays, et même avec abondance, autrement les fonds deviendront à rien, et son argent s’en ira sans pouvoir retourner.

Aucun n’est son propre ouvrier de toutes ces choses en général ; personne même, quelque riche qu’il soit, n’a point de domaine assez étendu pour qu’elles croissent toutes, à beaucoup près, sur ses fonds.

Il n’y a pareillement qui que ce soit qui, en possédant singulièrement et uniquement la plus précieuse par la valeur, ne fût très misérable si l’excédent de ce qu’il en a de trop ne se pouvait échanger pour recouvrer celles qui lui manquent, en tirant ceux avec qui il traite d’une pareille fâcheuse disposition de consommer dix fois plus d’une chose qu’il ne leur est nécessaire, et d’être obligé de se passer des autres.

Comme la richesse donc n’est que ce mélange continuel, tant d’homme à homme, de métier à métier, que de contrée à contrée, et même de royaume à royaume, c’est un aveuglement effroyable d’aller chercher ailleurs la cause de la misère que dans la cessation d’un pareil commerce, arrivée par le dérangement de proportion de prix, qui n’est pas moins essentielle à leur maintien que leur propre construction.

Tous l’entretiennent nuit et jour par leur intérêt particulier, et forment en même temps, quoique ce soit à quoi ils songent le moins, le bien général de qui, malgré qu’ils en aient, ils doivent toujours attendre leur utilité singulière.

Il faut une police pour faire observer la concorde et les lois de la justice parmi un si grand nombre d’hommes, qui ne cherchent qu’à la détruire et qu’à se tromper et à se surprendre depuis le matin jusqu’au soir, et qui aspirent continuellement à se procurer de l’opulence sur la destruction de leur voisin.

Mais c’est à la nature seule à y mettre cet ordre et à y entretenir la paix ; toute autre autorité gâte tout en voulant s’en mêler, quelque bien intentionnée qu’elle soit.

La nature même, jalouse de ses opérations, se venge aussitôt par un déconcertement général, du moment qu’elle voit que par un mélange étranger on se défie de ses lumières et de la sagesse de ses opérations.

Sa première intention est que tous les hommes vivent commodément de leur travail ou de celui de leurs ancêtres ; en un mot, elle a établi qu’il faut que chaque métier nourrisse son maître, ou qu’il doit fermer sa boutique et chercher à s’en procurer un autre ; elle aime autant les hommes qu’elle fait les bêtes, cependant elle n’en met pas une au monde qu’elle ne l’assure à même temps de sa pitance ; elle en fait autant aux hommes partout où l’on s’en rapporte à elle.

Ainsi, afin que ce dessein soit effectué, il est nécessaire que chacun, tant en vendant qu’en achetant, trouve également son compte, c’est-à-dire que le profit soit justement partagé entre l’une et l’autre de ces deux situations.

Cependant on ne chicane tant, comme l’on voit dans toutes sortes de marchés avant que de les conclure, qu’afin de donner atteinte à cette règle de justice : chaque commerçant, soit en gros ou en détail, voudrait que le profit du marché, au lieu d’être partagé, comme cela doit être, fût pour lui seul, en dût-il coûter tous les biens et même la vie à son compatriote.

Car de songer que c’est la ruine d’un État, de même que si le trafic se faisait avec de faux poids ou de fausses mesures, c’est de quoi qui que ce soit ne s’embarrassa jamais l’esprit, quoiqu’on puisse fort bien appliquer la maxime de l’Évangile à cette conduite, qui porte que de la même règle qu’on mesure les autres, on sera soi-même mesuré ; de même on a voulu avoir la denrée de son voisin à perte, on sera obligé de donner la sienne de la même façon, pour les causes que l’on a marquées.

La nature donc, ou la Providence, peuvent seules faire observer cette justice, pourvu encore une fois que qui que ce soit qu’elles ne s’en mêle ; et voici comme elles s’en acquittent. Elles établissent d’abord une égale nécessité de vendre et d’acheter dans toutes sortes de trafics, de façon que le seul désir de profit soit l’âme de tous les marchés, tant dans le vendeur que dans l’acheteur ; c’est à l’aide de cet équilibre et de cette balance que l’un et l’autre sont également forcés d’entendre raison, et de s’y mettre.

La moindre dérogeance, sans qu’il importe dans lequel des deux, gâte aussitôt tout ; et pourvu que l’un s’en aperçoive, il fait aussitôt capituler l’autre, et le veut avoir à discrétion ; et s’il ne lui tire pas l’âme du corps, ce n’est pas manque de bonne volonté, puisqu’il ne tiendrait pas à lui qu’il n’en usât comme dans les villes pressées par un long siège, où l’on achète le pain cent fois le prix ordinaire, parce qu’il y va de la vie.

Tant, encore une fois, qu’on laisse faire la nature, on ne doit rien craindre de pareil ; ainsi ce n’est que parce que l’on la déconcerte et qu’on dérange tous les jours ses opérations que le malheur arrive.

On a dit, et on le répète encore, qu’afin que cette heureuse situation subsiste, il faut que toutes choses et toutes les denrées soient continuellement dans un équilibre, et conservent un prix de proportion par rapport entre elles et aux frais qu’il a fallu faire pour les établir.

Or, on sait que du moment que ce qui est en équilibre, comme dans une balance, reçoit le moindre surcroît en un des côtés, incontinent l’autre est emporté aussi haut que s’il n’y avait rien du tout.

Il en arrive de même dans toutes sortes de commerce : c’est tout ce que peut faire une marchandise que de se défendre de l’oppression de l’autre, quand même il n’arriverait aucun secours étranger à son ennemie ; mais du moment que cela advient, comme il n’est que trop connu, on peut dire aussitôt que tout est perdu, tant celui qui profite du malheur d’autrui que le sujet qui le souffre.

On éprouve ce sort de deux manières, savoir quand le marchand ou sa denrée sont atteints subitement de quelque coup violent et imprévu, ce qui est égal et produit le même effet.

Voici comme la chose se passe lorsque c’est le marchand, soit vendeur ou acheteur : on a dit que pour maintenir cet équilibre, unique conservateur de l’opulence générale, il faut qu’il y ait toujours une parité égale de ventes et d’achats, et une semblable obligation ou nécessité de faire l’un ou l’autre, sans quoi tout est perdu.

Or du moment qu’un nombre considérable d’acheteurs ou de vendeurs sont mis dans la nécessité d’acheter moins ou de vendre plus vite, pour satisfaire à quelque demande inopinée, ou s’abstenir de dépenser par la même raison, voilà aussitôt la denrée à rebut, ou manque d’acheteurs, ou parce qu’il faut la jeter à la tête ; ce qui n’arrive jamais sans ruiner le marchand, parce qu’alors les gens avec qui on contracte, s’éjouissant du malheur de leur voisin, croient avoir gagné le jeu de s’enrichir de sa ruine, ne voyant pas, comme on a dit, que c’est leur propre tombeau qu’ils construisent.

Et il suffit que cette destinée arrive à une partie pour empoisonner tout le reste, parce que cette parcelle de déconcertement est un levain contagieux qui corrompt toute la masse d’un État, par la solidité d’intérêt que toutes choses ont les unes avec les autres, ainsi que l’on a montré.

Si c’est la denrée personnellement qui est attaquée par une atteinte particulière, et qui, étant donnée précédemment à un prix courant avec profit du marchand, a besoin d’une hausse par celle qu’elle a reçue inopinément, comme un nouveau tribut, pour rendre le vendeur hors de perte, et l’acheteur n’en voulant point entendre parler, la nécessité de vendre où est le marchand, pour subsister journellement, l’oblige de sacrifier sa ruine future au temps courant.

L’acheteur ne songe à rien moins qu’à faire réflexion que tout vendeur n’est que le commissionnaire de l’acheteur, et qu’il doit compter avec lui de clerc à maître, comme un facteur avec un négociant, lui allouant tous ses frais justement déboursés et lui payant le prix de son travail, autrement, plus de travail, et par conséquent plus de profit pour le maître.

Cette justice qui, étant de droit naturel, doit être observée dans le commerce singulier des moindres denrées, à faute de quoi elles se détruisent les unes les autres, est d’obligation indispensable dans le trafic des grains avec tout le reste, parce que donnant naissance à tous les besoins de la vie, en quelque nombre qu’ils soient, ils les jouent tous but à but ; mais il faut que ce soit à armes égales ; autrement, par les raisons marquées, l’un a bientôt terrassé l’autre, ce qui est la mort incontinent de tous les deux, comme il n’est que trop connu, et que l’on a fait voir.

Cependant par un malheur effroyable, c’est où le déconcertement se rencontre le plus ordinaire, bien qu’il n’en soit pas dans cet article comme dans tous les autres qui se trouvent presque tous ouvrages de main d’homme, et par conséquent plus sujets à leurs lois.

Mais dans celui-ci, la nature y ayant la principale et presque l’unique part, la prévoyance et la sagesse pour en faire la dispensation est son unique affaire, et un ministère étranger ne s’en saurait mêler en nul endroit du monde sans tout gâter, comme l’on a déjà dit.

Elle aime également tous les hommes, et les veut pareillement sans distinction faire subsister. Or comme dans cette manne de grains elle n’est pas toujours aussi libérale dans une contrée qu’elle l’est dans une autre, et qu’elle les donne avec profusion dans un pays, et même dans un royaume, pendant qu’elle en prive un autre presque tout à fait, elle entend que par un secours mutuel il s’en fasse une compensation pour l’utilité réciproque, et que par un mélange de ces deux extrémités de cherté extraordinaire ou d’avilissement de grains, il en résulte un tout qui forme l’opulence publique, qui n’est autre chose que le maintien de cet équilibre si essentiel, ou plutôt l’unique principe de la richesse, quoique très inconnu aux personnes qui n’ont que de la spéculation.

C’est sur quoi elle ne connaît ni différents États, ni divers souverains, ne s’embarrassant pas non plus s’ils sont amis ou ennemis, ni s’ils se font la guerre, pourvu qu’ils ne la lui déclarent pas ; ce qui arrivant, quoique par une pure ignorance, elle ne tarde guère à punir la rébellion que l’on fait à ses lois, comme l’on n’a que trop fait expérience.

Et cela est si vrai que dans l’Empire romain, où presque toute la terre connue ne reconnaissait qu’une domination, et où par conséquent cette diversité de souverainetés ne mettait aucun prince dans ce prétendu et fatal intérêt de se révolter contre les lois de la nature à l’égard des grains, la différence d’un sort contraire à celui tant de fois éprouvé dans l’Europe, depuis ces derniers temps que l’on n’a pas voulu s’en rapporter à elle, est attestée authentiquement par Sénèque le philosophe dans ses écrits.

Il marque en termes formels que jamais la nature, de son temps, quoiqu’il fût fort âgé, ni dans l’antiquité, dont il avait une parfaite connaissance, n’avait refusé, même dans sa plus grande colère, le nécessaire aux hommes pour leur subsistance : s’il avait vécu dans ces derniers temps, il n’aurait pas assurément parlé de la sorte.

Les peuples barbares, qui n’ont d’autres lois ni d’autres livres que cette même nature, que l’on a connus dans ces derniers siècles et que l’on découvre même tous les jours, sont encore une preuve vivante et aussi certaine de cette vérité.

La nature, leur conductrice, ne leur fait pas, à la vérité, dans quelques particuliers, des repas aussi magnifiques ni aussi délicats que dans les pays polis, et par conséquent rebelles ; mais en général il s’en faut beaucoup qu’elle leur en procure d’aussi mauvais, en sorte que, tout compensé, il y a à dire du tout au tout entre ces deux dispositions.

On s’est étendu sur cet article parce que la dérogeance à cette loi, qui devrait être sacrée, est la première et la principale cause de la misère publique, attendu que l’observation en est plus ignorée.

L’équilibre entre toutes les denrées, unique conservateur de l’opulence générale, en reçoit les plus cruelles atteintes ; en sorte que si on voit un royaume tout rempli de biens pendant que les peuples en manquent tout à fait, il n’en faut point aller chercher la cause ailleurs : celui-ci périt parce que ses caves sont pleines de vin, et qu’il manque du reste ; cet autre se trouve dans la même disposition à l’égard de ses grains ; et enfin tout le reste vivant d’industrie languit également, ne pouvant recouvrer de pain et des liqueurs par le fruit de son travail, dont le défaut jette également les possesseurs de ces mannes dans la même misère, de ne pouvoir en échanger une partie contre leurs autres besoins, comme des habits, des souliers et le reste.

Si on demande à chacun de ces particuliers la raison de leur misère, ils répondent tranquillement qu’ils ne peuvent rien vendre, à moins que ce ne soit à perte, ne prenant garde qu’ils ne sont dans cette malheureuse situation que parce qu’ils prétendent exiger cette règle des autres et ne la pas recevoir pour eux.

Un cordonnier veut vendre ses souliers quatre francs si le prix a été une fois à ce taux ; il n’en démordra jamais d’un sol, à moins que ce ne soit pour faire banqueroute, et veut néanmoins avoir le blé du laboureur pour le prix que l’abondance, jointe à une défense de l’envoyer au dehors, le force de le donner, c’est-à-dire pour moins qu’il ne lui a coûté à faire venir, et ainsi de tous les autres ; sans que ce malheureux cordonnier prenne jamais garde qu’il se bâtit sa ruine, parce que ce laboureur est par là mis hors d’état de payer son maître, et celui-ci par conséquent hors de pouvoir d’acheter des souliers du cordonnier ; ainsi, en vue de deux ou trois sols par jour que ce dernier gagne sur le pain de sa famille, il se met à l’hôpital, lui et tous les siens.

Or, ce serait une pure extravagance de prétendre lui faire entendre raison là-dessus, en lui représentant que le prix de quatre francs avait été contracté par ces souliers parce que les grains étaient à un taux proportionné ; en sorte que l’un et l’autre des commerçants pouvaient trafiquer avec profit, mais que présentement, l’un ayant baissé, il faut que l’autre en fasse de même.

Une journée qu’il a devant soi de moindre obligation de vendre que le laboureur qui est poussé par l’impôt, ou par le maître, fait qu’il se moque de ces raisons ; et tout son chagrin est de n’avoir pas encore le grain à meilleur marché, et est assez sot pour en bénir Dieu, qui n’est point assurément auteur de cette situation, parce qu’il ne l’est jamais du mal, qu’il ne fait que permettre ; mais ce sont ceux qui lui procurent par ignorance une si fatale félicité.

Quoique cette erreur à l’égard des grains fût plus que suffisante pour déconcerter l’équilibre, unique conservateur du commerce, et par conséquent de l’opulence publique, elle reçoit encore une grande aide dans les atteintes particulières que l’on donne tous les jours, singulièrement tant aux personnes qu’aux denrées, sur lesquelles les liqueurs en quelques pays en ont assurément pris plus que leur part, puisque c’est là, plus que partout ailleurs, où ces deux extrémités d’excès et de disette exercent plus violemment leur empire.

En sorte qu’une si grande combinaison de causes désolantes se rencontrant ensemble, bien que ce fût assez d’une seule pour ruiner tout un royaume, savoir, tant à l’égard des grains et des liqueurs qu’autres denrées marquées, on ne doit pas s’étonner de voir habiter ensemble deux choses si contraires, c’est-à-dire une si grande abondance jointe à une si extrême misère.

Mais comme si ce n’était pas assez pour tout abîmer, il en vient encore en surtout une dernière, dictée en quelque façon par l’injustice même, puisque c’est une dérogeance continuelle à cette vertu dans le répartition des impôts.

Un homme riche croit avoir tout gagné quand, au lieu d’en prendre sa part par rapport à son opulence, il en accable tout à fait un malheureux, bâtissant sa ruine entière sans s’en apercevoir.

Il déclare par là qu’il prétend être seul habitant du monde, et unique possesseur des fonds et de l’argent ; ce qui le jette dans la même situation des premiers habitants de la terre, à proportion que cette conduite a un malheureux succès, et il possède tout, sans pouvoir jouir de rien.

Il y a là-dessus une attention à faire, à laquelle presque qui que ce soit n’a jamais réfléchi, qui est que l’opulence consistant dans le maintien de toutes les professions d’un royaume poli et magnifique, qui se soutiennent et se font marcher réciproquement, comme les pièces d’une horloge, toutes, à beaucoup près, ne sont pas dans la même assurance, et à l’épreuve de semblables atteintes.

Celles qui sont accueillies de longue main, ainsi que les particuliers qui les professent, ne se trouvent pas absolument déconcertées par la survenue de quelque orage, quand il n’est pas de la dernière violence.

Quelques-uns, et même plusieurs, trouvent dans le passé des ressources qui aident au présent, et même à l’avenir ; mais il n’en va pas de même, à beaucoup près, d’une infinité d’autres, c’est-à-dire des malheureux à qui la misère tenant continuellement le couteau à la gorge, c’est tout ce qu’ils peuvent faire, en travaillant nuit et jour, que de s’empêcher de périr : il n’y a continuellement qu’un filet de distance entre leur subsistance, même assez frugale, et leur destruction entière.

Tout roule assez souvent sur un écu, lequel, par un renouvellement continuel, leur en produit pour l’ordinaire la consommation de cent pendant le cours de l’année.

Que s’ils en sont privés par un coup inopiné, adieu les cent écus de consommation pour tout l’État, ce qui se rencontrant en une infinité de sujets, on voit par là la perte qui en revient à la masse, laquelle seule, malgré l’erreur des riches, est ce qui leur doit procurer leur opulence au sol la livre du débit qui se fait, pendant que cet écu enlevé à un homme puissant n’aurait jamais été qu’un écu, tant à l’égard du particulier que de tout le corps de l’État.

On ne doit pas donc s’étonner que le pays où l’assemblage de tant de dérangements se rencontre tout à la fois, soit et paraisse misérable dans l’abondance de toutes choses, et qu’il soit comme un Tantale qui périt de soif au milieu des eaux.

Ce n’est point assurément par la faute de la nature, qui a fait plus que son devoir ; c’est parce que non seulement on ne s’en est pas rapporté à ses opérations, mais que même on les a combattues à toute outrance.

On a regardé ses présents comme du fumier ; l’idée et l’usage criminel qu’on s’est fait de l’argent est cause qu’on lui a sacrifié pour cent fois autant de denrées les plus nécessaires à la vie que l’on recevait de ce fatal métal, qui, n’étant introduit (ainsi qu’on a marqué) que pour faciliter le commerce et l’échange, est devenu le bourreau de toutes choses, parce qu’aucune n’a le pouvoir, comme lui, de servir et de couvrir les crimes, soit en acquérant ou en dépensant.

Cet état de misère ayant donc fait un dieu de ce qui n’était qu’un esclave dans la situation contraire, savoir dans la richesse, il faut voir avec quelle tyrannie il exerce sa puissance, et quel honteux hommage il fait rendre à sa divinité.

Premièrement, il lui faut faire satisfaction du passé, et l’outrage qu’il prétend avoir reçu de la concurrence et même de la préférence que l’on avait donnée à un morceau de papier, et même à la simple parole, sur un métal si précieux, doit être solennellement expié par le feu, où tous ses concurrents doivent être jetés à fort peu près, avec promesse de ne s’en plus servir à l’avenir.

Ceci n’est point un jeu, mais une vérité certaine, connue de tous les négociants.

L’âme qui vivifie ces billets ou cet argent en papier est la solvabilité connue du tireur ; comme celle-ci ne roule absolument que sur la valeur courante de ce qu’il possède, soit meubles ou immeubles, or l’un et l’autre étant écrasés à tous moments par des coups inopinés, non seulement cette monnaie, qui faisait vingt et trente fois plus de commerce que l’argent, est mise au billon, mais même toutes les fabriques en sont anéanties, et il faut de ce métal en personne partout, ou bien c’est une nécessité de périr.

On peut bien supposer qu’une si grande survenue de fonctions, à une chose qui était auparavant presque entièrement inutile, au moins pour la subsistance honnête et nécessaire de la vie, la met en état de se bien faire valoir et de ne passer entre les mains de qui que ce soit qu’à bonnes enseignes.

C’est aussi à quoi l’argent ne manque pas, au lieu, comme auparavant, qu’il ne trouvait personne qui voulût de son service pour plus que pour ses dépens : non seulement il se fait doubler et tripler ses appointements précédents, mais même il veut souvent avoir tout le vaillant d’un homme pour entrer chez lui, encore que quelque temps auparavant il se fût cru très redevable de n’avoir que le simple couvert. Or cette hausse de gages ou intérêts effroyables est la mort et la ruine d’un État, comme elle le serait d’un particulier, n’y ayant nulle différence, quoique nul homme n’y fasse réflexion.

Dans les temps d’opulence, il n’était pas sitôt admis en un lieu que l’on songeait à l’en déloger, et il était accoutumé, sans s’étonner, à faire quelquefois plus de cent logis dans une même journée, c’est-à-dire cent fois autant de consommation, et par conséquent de revenu, qu’il en produit dans les temps de misère ; sans parler de ses consorts, savoir le papier et le crédit, qui en faisaient vingt fois plus que lui, et qui perdent leur vertu du moment qu’il n’y a plus que l’argent qui en ait ; cependant on a l’aveuglement de publier, contre vérité, qu’il n’y a plus d’espèces.

Mais dans l’autre situation, il marche à pas de tortue, et la grande survenue de besogne ne sert qu’à le faire aller plus lentement, devenant paralytique partout où il met le pied, et il faut des machines épouvantables pour l’en déloger, et encore le plus souvent c’est peine et temps perdus.

Mille raisons, dont la moindre autrefois aurait été suffisante pour le faire mettre dehors, sont inutiles, le plus souvent, pour en obtenir le moindre mouvement ; ce qui ne diffère guère d’une banqueroute générale, mettant tout le monde sur le qui-vive, et faisant prendre à toute heure des lettres d’atermoiement.

La vie, que le possesseur croit uniquement attachée à sa garde, fait qu’il en défend la possession comme il en userait à l’égard de sa propre personne si on venait pour l’assassiner. On se retranche à moins dépenser, qui est un rengrègement de mal qui augmente la misère, et par conséquent la rareté de l’argent.

On sait qu’alors les plus grandes violences, et mêmes les crimes, sont excusables ; on en use de même, et on croit le pouvoir faire innocemment dans ces temps fâcheux à l’égard de la garde de l’argent.

Dans un pays opulent par lui-même, il ne doit pas naturellement former plus de la millième partie des facultés, en lui supposant toute sa valeur ordinaire ; mais dans ce déconcertement lui seul est et s’appelle richesse, tout le reste n’est que de la poussière.

Il y avait peu de fausses divinités dans l’Antiquité auxquelles on sacrifiât généralement toutes choses : on immolait aux unes des bêtes, aux autres des fruits et des liqueurs, et, dans le plus grand aveuglement, la vie de quelque malheureux.

Mais l’argent en use bien plus tyranniquement : on brûle continuellement à son autel non toutes ces denrées, dont il est en quelque manière rebuté, mais il lui faut des immeubles, si l’on veut captiver sa bienveillance, encore faut-il que ce soit les plus spacieux, les plus grandes terres ; les dignités, autrefois du plus grand prix, et même les contrées entières, ne lui sont pas trop bonnes, ou plutôt ne font qu’aiguiser son appétit ; et pour les victimes d’hommes, jamais tous les fléaux, dans leur plus forte union et leur plus grande colère, n’en détruisirent un si grand nombre que cette idole d’argent s’en fait immoler : car premièrement ces marques de l’ire du ciel n’ont qu’une courte durée, après quoi un pays désolé se rétablit quelquefois mieux que jamais ; mais ce dieu dévorant ne s’attache jamais à son sujet, comme le feu matériel, que pour le dévorer : les premières matières redoublent son ardeur pour consumer le reste, et l’anéantissement de biens effroyables qu’il cause, incommodant les plus riches, fait que la quote-part de ce déchet sur les misérables est la suppression de leur nécessaire, dont qui que ce soit ne peut être privé sans le dépérissement entier du sujet, ce qui n’est que trop connu. Après cela les hommes ne sont-ils pas, sans comparaison, comme les bêtes, et surtout les chevaux ? Qui ferait travailler continuellement un cheval sans lui donner que le quart de sa nourriture nécessaire n’en verrait-il pas incontinent la fin ? Or des hommes à qui il faut une peine continuelle, et suer sang et eau pour subsister, sans autre aliment que du pain et de l’eau, au milieu d’un pays d’abondance, peuvent-ils espérer une longue vie, ou plutôt ne périssent-ils pas tous à la moitié de leur course, sans compter ceux que la misère de leurs parents empêche de sortir de l’enfance, étant comme étouffés au berceau, ce dieu ou ce vautour, l’argent, les dévorant à tout âge et en toutes sortes d’état ?

Voilà la description, la cause et les effets de la misère, lorsqu’elle paraît dans un pays qui devrait être riche par la destination de la nature, et qui le serait même si on lui laissait achever son ouvrage comme elle l’a commencé ; elle est même si bienfaisante qu’elle est toujours disposée à réparer le désordre au moindre signe qu’on lui fera ; mais ce ne peut être qu’en quittant le faux culte de ce métal, son ennemi, ou pour mieux dire celui des hommes.

Il ne faut pas que l’esclave devienne le maître, ou plutôt le tyran et l’idole : c’est à la nature qui produit ses faveurs à les départir, autrement elle prend son congé, ce qui ne diffère point d’un bouleversement général ; et les particuliers qui croient faire leur fortune, et la font même apparemment dans une déroute si universelle, en pêchant, comme l’on dit, en eau trouble, ne montent si haut qu’afin que leur chute les blesse davantage.

La nature qui les voit courir devant elle, sans faire semblant de les apercevoir, ne les oubliera pas à la fin dans sa vengeance ; le crédit qu’elle leur fait leur sera cher vendu, puisqu’ils ne seront jamais que des misérables lorsqu’ils croiront pouvoir seuls être riches.

L’intérêt que tous les hommes ont en particulier de combattre une pareille situation, et d’en sortir lorsqu’ils s’y trouvent malheureusement enveloppés, est augmenté dans les princes à proportion de leur élévation, qui n’est absolument autre, au sol la livre, que celle de tous leurs sujets en général, et c’est ce que l’on fera voir dans le chapitre suivant.

CHAPITRE SIXIÈME

Les princes dans les États desquels se passe ce dérangement, ou plutôt ce bouleversement de la nature de l’argent, qui met tout en combustion, et en quelque manière rez-pierre rez-terre, sont constamment les plus malheureux.

Comme cela ne se peut opérer et ne s’opère pas même que par des intérêts indirects, qui n’ont pas un droit naturel à la chose, les sujets se mettent peu en peine de ce que doit coûter à tout un corps d’État un bien qu’ils n’auraient pu jamais acquérir d’une façon légitime.

Mais il s’en faut beaucoup que l’on doive faire le même raisonnement des souverains : non seulement il n’ont pas besoin de crime pour acquérir et subsister, leur maintien étant de droit divin et humain, mais même toutes les pertes que les particuliers souffrent, ou plutôt tout le corps d’État, pour former par une infinité d’anéantissements ces précis criminels, retombent sur leur propre personne.

Ils sont les premiers propriétaires et les possesseurs éminents, en termes de philosophe, de tous les fonds, et sont riches ou pauvres à proportion qu’ils sont en valeur.

C’est de la part qu’on leur fait des fruits qu’ils soutiennent leur grandeur et entretiennent leurs armées, et non pas de la destruction de toutes ces choses, comme l’on a malheureusement pratiqué en quelques contrées.

Ainsi un écu, à leur égard, ne vaut jamais qu’autant qu’eux, ou ceux qui sont à leur solde, s’en peuvent procurer de pain, de vin et des autres denrées ; et sans les incommodités du transport, ils seraient tout disposés à donner la préférence à ces choses en essence, pour lesquelles seules ils veulent avoir de l’argent, et savent bien pareillement que leurs sujets ne leur en peuvent donner que par le débit de ces mêmes denrées.

Le crime donc et les anéantissements de fruits ne leur étant pas nécessaires pour recevoir de l’argent, ni n’en voulant point faire non plus un usage criminel, il s’en faut beaucoup que ce métal soit ou doive être une idole chez eux, comme il est chez des sujets qui n’ont point d’autre ressource que le crime pour finir leur misère, et à qui, encore une fois, les horreurs générales sont fort indifférentes, quand elles font leur fortune particulière.

Ce n’est donc ni leur intérêt ni leur volonté que les terres demeurent en friche, les fruits les plus précieux à l’abandon par l’avilissement où ils se trouvent dans des contrées, pendant que d’autres en manquent tout à fait, qui souffrent le même sort à l’égard d’autres denrées singulières qu’elles eussent données en contre-échange, par une compensation réciproque de deux extrémités très défectueuses, qui auraient formé deux situations parfaites de deux dispositions très malheureuses s’il n’y avait eu, encore une fois, que les intérêts des particuliers et ceux du prince à ménager.

Mais les sujets, qui ne peuvent vivre et s’enrichir que de précis, mettent tous ces biens dans un alambic, et en font évaporer en fumée dix-neuf parts sur vingt ; et de cette vingtième, en donnant une partie au prince, ils croient non seulement s’être bien acquittés de leur devoir, mais même que ce sont eux qui font subsister son État, et que sans ce fatal secours tout serait perdu.

On se met un bandeau devant les yeux, pour supposer que la garantie ou le ministère personnel de gens qui n’ont rien absolument d’eux-mêmes est d’une nécessité indispensable pour faire payer ceux qui possèdent tout, et que ce cruel service ne peut jamais être acheté à un assez haut prix.

Et ce qui renchérit encore par là-dessus, et fait en quelque manière honte aux lumières de l’homme, est qu’on se forme un monstre beaucoup plus épouvantable, savoir que, n’étant pas douteux que le prince ne voulant avoir de l’argent que pour avoir des denrées, comme pareillement que ses sujets ne les lui peuvent fournir que par la vente de ces mêmes choses, ainsi que l’on a dit tant de fois, on souffre néanmoins tranquillement, et on regarde même avec admiration des moyens, lesquels, pour parvenir à cette fin, abîment vingt fois autant de toutes choses qu’ils en mettent à profit.

On regarde comme une vision creuse ou une fable ce que l’on vient de marquer, savoir qu’un souverain n’a du bien qu’autant que ses sujets en possèdent, et qu’ils ne lui feront jamais part de ce qui n’est point en leurs mains, ou n’est ni consommé ni vendu, étant défendu par la nature de donner ce que l’on n’a point, ou qui est anéanti, comme il arrive à tout ce qui ne peut être vendu, ou qui l’est avec perte du marchand.

S’ils ont beaucoup de blés par la culture de quantité de terres, rendue possible par un prix de grains qui supporte les charges et les frais, le prince assurément aura de quoi donner du pain à quantité de troupes.

De même du vin, des habits, de la viande, des chevaux, des cordages, des bois de charpente, des métaux dont on construit toutes sortes d’armes, et enfin toutes les espèces dont on lève et entretient toutes les armées de terre et de mer, lesquelles ne reçoivent leur naissance, leurs bornes et leur durée que du degré de pouvoir plus ou moins que le pays a non seulement de les produire, mais de les consommer, qui est seul ce qui fait tirer ces biens des entrailles de la terre, parce qu’il faut que les particuliers en absorbent pour leur usage dix fois plus que le souverain, si l’on veut que cette redevance soit de durée ; et si le prince a besoin d’une quantité de denrées, comme des matières dont on construit les vaisseaux et armées de mer, dans un degré qui excède la proportion de consommation dans ses sujets, en sorte qu’il lui en faille davantage qu’une partie de leur usage ordinaire, cela se remplace par le change qu’il fait et peut faire d’autres choses qu’il reçoit en plus haut degré qu’il ne lui en faut, et il prendra toute la fonte d’un ouvrier qui ne travaillera que pour le prince seul, parce que lui seul lui paiera toute sa dépense à l’aide de ce qu’il a d’excédent d’autres redevances qu’il ne peut consommer ; tout de même comme un particulier qui n’a que du blé : comme c’est en très grande quantité, il échange le surplus de son nécessaire contre tout le reste de ses besoins ou de ses désirs.

Car enfin quelque justice qu’il y ait dans les tributs dûs aux princes, il serait impossible aux peuples de s’en acquitter s’ils ne trouvaient leur subsistance dans les moyens que l’on prend, ou que l’on leur fait prendre pour y satisfaire ; et il faut même que cette subsistance précède toutes sortes de paiements par une justice qu’on doit jusqu’aux bêtes, et dont Dieu fait mention dans la première loi qu’il donna aux hommes.

Le maître d’un cheval de voiture lui donne sa nourriture avant que de prendre le profit qu’il tire de son service, ou bien il le perdra absolument, ce qui ne manquera pas de le ruiner, sans que personne le plaigne ni doute de la cause de sa désolation qu’il s’est attirée par son imprudence.

Qu’un prince en use de même, lorsqu’il est maître d’un pays naturellement fécond et que le peuple est laborieux, et rien ne lui manquera. La supposition ou la pratique du contraire sont un outrage à la religion, à l’humanité, à la justice, à la politique, et à la raison la plus grossière. Pourquoi donc, dans une contrée naturellement très fertile, voit-on un souverain qui n’a pas des armées aussi nombreuses et aussi bien entretenues qu’il serait à souhaiter, et que ses besoins sembleraient exiger ? C’est parce qu’il n’a pas assez de pain, de vin, de viande, et enfin de tout le reste à départir.

Et pourquoi ce défaut ? C’est que les terres de son royaume, qui produiraient amplement toutes ces denrées, sont en friche et très mal cultivées. 

Et pourquoi enfin ce désordre ? C’est parce qu’on a lié la bouche, non seulement aux bêtes, mais aux hommes, contre le précepte divin, pendant qu’ils travaillaient dans le champ.

On leur a refusé leur vie et leur subsistance, et ils ont abandonné le travail.

Qui a fait ce beau ménage ? Ce sont les sacrificateurs et les prêtres de cette idole, l’argent.

Il n’a qu’une concurrence à l’égard du prince avec les autres denrées, et il ne doit être que leur esclave ou leur porteur de procuration pour la garantie de la tradition future de l’échange, tant envers le prince qu’entre les particuliers, qui n’ont qu’un seul et même intérêt ; mais il s’en faut beaucoup que les prêtres de cette idole le regardent de même œil.

Toutes ces sources d’armées et de flottes, ou plutôt de maintien de l’opulence publique, ne sont que des victimes qu’il faut brûler nuit et jour à cet autel ; et non content des fruits, il faut que les fonds prennent une semblable route et soient immolés à ce dieu, comme il n’est que trop public en quelques contrées de l’Europe.

Il y a donc de l’argent bienfaisant, soumis aux ordres de sa vocation dans le monde, toujours prêt à rendre service au commerce, sans qu’il soit besoin de lui faire la moindre violence, pourvu que l’on ne le dérange pas et que, devant être à la suite de la consommation, ainsi qu’un valet à celle de son maître, on ne le veuille pas faire passer devant, ou plutôt en former un vautour qui la dévore toute.

Tant qu’il demeure dans ces bornes, non seulement il ne la déconcerte pas, mais même il la fomente et la fait fleurir ; et bien loin de refuser son secours et que l’on puisse jamais en avoir disette, la célérité avec laquelle il marche fait qu’on le peut voir en un moment dans cent lieux différents ; et quand cela ne suffit pas, il souffre tranquillement la concurrence, et même la préférence que l’on donne à un morceau de papier ou de parchemin sur lui, n’y ayant aussi presque aucunes denrées qui ne le remplacent avec équivalence par le prix soutenu de leur valeur.

Mais il y a de l’argent criminel, parce qu’il a voulu être un dieu au lieu d’un esclave, qui, après avoir déclaré la guerre aux particuliers, ou plutôt à tout le genre humain, s’adresse enfin au trône et ne lui fait pas plus de quartier qu’à tout le reste, en lui refusant une partie des besoins dont il met tous les jours une quantité effroyable en poudre, étant même impossible que les choses soient autrement.

Et le cruel est que, comme l’ignorance a fait admettre et souffrir sa tyrannie, elle redouble ses efforts pour empêcher toute sorte de fin à ces désordres, et fait chercher dans le redoublement du mal le remède de ceux qu’il a causés.

Cet argent criminel, ou plutôt ses fauteurs, ont la hardiesse et l’effronterie d’alléguer, lorsque la désolation publique est dans sa dernière période, qui est leur unique ouvrage, que c’est qu’il n’y a plus d’espèces, et qu’elles ont passé dans les pays étrangers.

Mais c’est justement le contraire, et il y en a trop si l’on n’en corrompait pas l’usage par les manières décrites dans ce mémoire, lequel étant rétabli, comme cela se peut, en un moment, on ne verra rien d’approchant de ce qui paraît aujourd’hui. Si quelques particuliers ne sont pas si magnifiques, tout le reste ne sera pas si misérable ; et par une juste compensation, on sera vingt fois plus riche en général, et par conséquent le prince, que l’on ne l’est dans la situation opposée qui subsiste, et que l’on combat.

De croire que le remède du mal puisse jamais naître des auteurs mêmes, c’est s’abuser grossièrement.

La corruption du cœur ne permettra jamais que l’on balance dans le choix entre une misère innocente et une opulence criminelle, surtout lorsque l’une et l’autre se trouvent en compromis en un si haut degré, et que ce genre de richesse est bien éloigné de craindre aucune persécution de la part des personnes qui soient à appréhender.

La présence est donnée au dernier tous les jours à moindre prix ; ainsi l’on peut supposer ce qu’on en peut attendre en pareille occasion. La perfection et le comble sont les raisons et les discours qui se répandent lorsqu’il est question de parler du remède : on ne touche de rien moins que d’un renversement entier d’État, quand on parle de voir s’il n’y aurait pas moyen de faire cesser le plus grand bouleversement qui fût jamais.

Et l’on n’a point honte de soutenir, par un redoublement d’outrage à la raison, que l’on ne peut discontinuer de laisser les terres du milieu d’un royaume en friche et les fruits excrus au néant, pendant que les peuples voisins en manquent tout à fait, jusqu’à ce qu’une guerre étrangère, qui se passe à deux cents lieues de ces contrées, soit finie ; bien au contraire son sort, bon ou mauvais, dépend absolument des mesures justes ou mal concertées qu’on prend au dedans d’un État. Or il est aisé de juger sur ce compte quel succès on peut attendre des dispositions telles qu’on les vient de décrire, quand par malheur elles se rencontrent, et que les ennemis en prennent de toutes contraires, qui sont celles de toutes les nations du monde.

Outre que toutes les choses que l’on anéantit sont seules le soutien de la guerre, et qu’elles y ont constamment la principale part, par une ample fourniture aux décisions de la fortune, la parfaite connaissance que des ennemis peuvent avoir, que cette unique ressource des armées sera plus ou moins de durée chez les nations opposées, par rapport à la situation où ils se trouvent à l’égard de ces mêmes provisions, est uniquement ce qui les porte à entendre à la paix, qui doit être l’objet de toutes les guerres, quelque saintes et quelque justes qu’elles soient.

Il ne faut qu’un moment pour changer tout à coup cette malheureuse situation, décrite dans le mémoire des mauvais effets de l’argent criminel, en un état très heureux.

Il n’est pas question d’agir, il est nécessaire seulement de cesser d’agir avec une très grande violence que l’on fait à la nature, qui tend toujours à la liberté et à la perfection.

Comme il n’y a que de la surprise à l’égard de ces désordres, tant dans les princes que leurs ministres, qui ont toujours bien été intentionnés, leur simple changement de volonté sera la fin de tout le mal et le commencement d’une opulence générale, et de celle du souverain par conséquence.

Ils n’ont qu’à souffrir que chaque particulier soit personnellement le fermier du prince à son égard, et que le prix de ce bail n’excède pas la valeur de la ferme ; ce qui arrivant, et ce qui n’est pas inconnu, un fermier ne peut que prendre la fuite et laisser la terre en friche, par où le prince perd pour le moins autant que lui.

Bien loin qu’après qu’un malheureux alambic a fait évaporer une quantité effroyable de biens et de denrées, pour former ce fatal précis à son maître, que l’impôt perdu par le prince sur les biens anéantis soit remplacé par ceux qui ont causé ce dépérissement, ce qui ne serait pas même à leur pouvoir, c’est justement le contraire, puisqu’ils ne paient pas même leur quote-part d’une juste contribution par rapport à ce qui reste de biens en essence en leurs mains, par cette malheureuse coutume que la quantité de facultés est une sauvegarde contre les impôts dûs au prince, qui ne doivent être exigés ou payés que par ceux qui s’en trouvent et en doivent être accablés.

Ainsi l’on voit la perte effroyable qui résulte à un souverain de cette conduite ; mais ce n’est pas tout, ou plutôt ce n’est que la moindre partie du désastre qu’il souffre ; et pour le vérifier, il faut rappeler ce qu’on a dit ci-devant, savoir qu’un écu chez un pauvre ou un très menu commerçant fait cent fois plus d’effet, ou plutôt de revenu, que chez un riche, par le renouvellement continuel et journalier que souffre cette modique somme chez l’un ; ce qui n’arrive pas à l’égard de l’autre, dans les coffres duquel des quantités bien plus grandes d’argent demeurent des mois et des années entières oiseuses, et par conséquent inutiles, soit par corruption de cœur aveuglé par l’avarice, ou dans l’attente d’un marché plus considérable.

Or, sur cette garde, le Roi ou le corps de l’État ne retirent aucune utilité, et ce sont autant de larcins que l’on fait à l’un et à l’autre.

Mais cette somme, comme de mille écus, départie à mille menues gens, aurait fait cent mille mains dans un moindre temps qu’elle n’a résidé dans les coffres de ce riche, ce qui n’aurait pu arriver qu’en faisant par conséquent pour cent mille écus de consommation : le prince en aurait eu et reçu la dixième partie pour sa part, c’est-à-dire qu’il eût reçu la valeur de mille écus sur une somme à l’égard de laquelle il ne reçoit pas un denier par le dérangement de l’usage que l’on en fait et que l’on augmente et fomente tous les jours, en lui persuadant faussement que c’est pour son utilité particulière que l’on ruine également lui et ses peuples.

Si donc les riches entendaient leurs intérêts, ils déchargeraient entièrement les misérables de leurs impôts, ce qui en formerait sur-le-champ autant de gens opulents ; et ce qui ne se pouvant sans un grand surcroît de consommation, laquelle se répandant sur toute la masse d’un État, cette démarche dédommagerait au triple les riches de leurs premières avances, étant la même chose qu’un maître qui prête du grain à son fermier pour ensemencer sa terre, sans quoi il en perdrait la récolte. Et la pratique du contraire par le passé coûte, de compte fait, à ces puissances, six fois ce qu’ils ont prétendu gagner, en renvoyant tous les impôts sur les misérables.

Ainsi l’on voit, par tout ce mémoire, de quelle force on donne le change au prince, lorsque l’on lui fait concevoir que son intérêt consiste à entretenir des médiateurs entre son peuple et lui, pour le paiement des impôts, qui mettent tout dans l’alambic pour former ces précis criminels ; mais comme c’est par une des plus hautes violences que la nature ait jamais reçues, le remède est d’autant plus aisé dans les contrées où ce déconcertement se rencontre, qu’il n’est pas question, encore une fois, d’agir pour procurer une très grande richesse, mais de cesser seulement d’agir avec violence ; ce qui absolument n’exige qu’un instant.

Et aussitôt cette même nature mise en liberté, rentrant dans tous ses droits, rétablira le commerce et la proportion de prix entre toutes les denrées ; ce qui leur faisant s’entre-donner naissance et s’entre-soutenir continuellement par une vicissitude perpétuelle, il s’en formera une masse générale d’opulence où chacun puisera à proportion de son travail ou de son domaine, et ce qui allant toujours en augmentant, jusqu’à ce que la terre d’où partent toutes ces sources ne puisse plus fournir, on peut supposer quelle abondance de richesses on verrait si toutes choses, tant le terroir que le reste, étaient autant en valeur qu’il serait possible à la nature de les y mettre, puisqu’il n’y a point de contrée si inculte et si stérile qu’il ne fût aisé de rendre très abondante, si le prix des fruits que l’on y recueillerait ne manquait point de garantie par rapport aux frais qu’il aurait fallu faire pour y parvenir.

Ce qui n’arriverait néanmoins jamais si, d’autre côté, une infinité d’hommes qui ne consomment presque rien, soit dans leur nourriture et dans leurs habits, par indigence, étaient mis en état, comme cela serait aisé, de se pouvoir fournir amplement de toutes leurs nécessités, et même du superflu.

On peut dire même que l’on a des exemples, dans l’Europe, de ce secours mutuel que se sont donné, tant ces hommes dénués, que ces terres mal partagées par la nature ; leur alliance est un peu et même beaucoup difficile à contracter, les commencements en sont très rebutants ; il faut que le travail et la frugalité marchent longtemps du même pied à un très haut degré ; mais enfin l’un et l’autre viennent à bout de tout, et surpassent même assez souvent en richesse des contrées et des peuples beaucoup plus favorisés du ciel : les Barbets vivent commodément dans les rochers des Alpes, et l’Espagne manque presque de tout dans un pays très fertile et très fécond, qui est le plus souvent inculte en quantité d’endroits.

Mais comme c’est un chef-d’œuvre de la nature, il faut qu’elle agisse dans toute sa perfection, c’est-à-dire dans toute sa liberté, pour produire de pareils ouvrages ; le degré de dérogeance que l’on apporte à l’un, savoir, à cette liberté, est aussitôt puni d’une pareille diminution dans l’autre.

Ainsi l’on peut voir, pour finir cet ouvrage, quelle effroyable méprise est de se défier de la libéralité ou de la prudence d’une déesse qui sait procurer des richesses immenses, dans les pays les plus stériles, aux hommes lesquels, avec leur travail, veulent bien s’en rapporter à elle, pendant qu’elle laisse dans la dernière indigence ceux qui, après les avoir beaucoup mieux partagés, ne lui marquent leur reconnaissance qu’en la voulant réduire dans l’esclavage, de quoi ils ne viennent malheureusement à bout que pour se rendre eux-mêmes plus misérables que des esclaves.

Cependant elle est si bienfaisante et elle aime si fort les hommes qu’au premier repentir elle oublie toutes les indignités passées, et les comble par conséquent en un moment de toutes les faveurs, ainsi que l’on a dit.

Il n’est question que de lui donner la liberté, ce qui n’exige pas un plus long temps que dans les affranchissements d’esclaves de l’ancienne Rome, c’est-à-dire un moment, et aussitôt toutes choses reprenant leur proportion de prix, ce qui est absolument nécessaire pour la consommation, c’est-à-dire l’opulence générale, il en résultera une richesse immense.

Le laboureur, ainsi que le vigneron, ne cultiveront plus la terre à perte et ne seront point par là obligés de la laisser en friche ; et comme ils sont l’un et l’autre les nourriciers de tout le genre humain, ils ne se verront point obligés de déclarer à la plupart des hommes, comme ils font présentement en quelques contrées de l’Europe, qu’il n’y a plus de pain et de vin pour eux, parce qu’ils n’ont pas voulu ou pu payer les frais ordinaires, ou survenus par accident, aux commissionnaires ; ce qu’il ne faut jamais attendre de leur libéralité, ou de leur prudence, quand ils devraient tous mourir de faim l’un après l’autre. Ce qui prouve que tout impôt singulier sur une seule denrée est mortel à tout l’État, parce que tout y étant solidaire, les autres, au lieu de partager le fardeau, le lui laissent tout entier, ce qui les ruine toutes par contrecoup, manque d’intelligence ; au lieu que les impôts personnels par rapport aux facultés générales de chaque sujet se répandent et se partagent sur toute la masse, et font l’impartition de la charge au sol la livre sur chaque denrée, qui est absolument nécessaire pour le commun maintien, et qu’il ne faut jamais attendre de la prudence et de la raison des particuliers qui ne cherchent qu’à se détruire, surtout dans une contrée où la désolation générale est en possession de former les plus grandes fortunes.

L’argent, alors, par cette survenue innombrable de concurrents, qui seront les denrées mêmes, étant rétablies dans leur véritable valeur, sera rembarré dans ses bornes naturelles ; de tyran et de maître il ne sera plus qu’un esclave, et dont le service même se trouvera le plus souvent inutile ; et dans cette hausse effroyable de mouvements qui lui surviendront à la suite de la consommation, une course ou deux davantage chez le prince, suivies sur-le-champ d’un retour aussi prompt, seraient imperceptibles, et ne laisseraient pas d’être un doublement de tribut qui, bien loin d’incommoder les peuples, ne serait que l’effet de leur crue d’opulence, toutes sortes de redevances tirant leur degré d’excès ou de médiocrité non de leur quotité singulière et absolue, mais des facultés de ceux qui paient ; et ces fréquentes visions d’argent, auparavant caché ou paralytique, feraient dire qu’il y en aurait beaucoup à ces mêmes ignorants qui publient que la misère moderne vient du manque d’espèces.

Comme tout ceci ne se peut, aux pays où ce déconcertement se rencontre, que par une cessation de manières pour lesquelles, quoique très ruineuses, on croyait mériter de fort grands applaudissements, on aura peine à comprendre et souffrir que l’on vérifie contradictoirement que, bien loin que de pareils établissements fussent un sujet de mérite et l’effet de lumières, au contraire on leur est uniquement redevable, tant le prince que ses peuples, d’une extrême misère, laquelle cessera aussitôt que la cause (qui ne pend qu’à un filet du côté de la nature) sera ôtée.

Mais il s’en faut beaucoup que ce soit la même chose du côté de la volonté, ou plutôt du cœur, qu’un mort ressuscité, au témoignage de l’Écriture sainte, ne convertirait pas lorsqu’il est une fois prévenu.

Voilà le principe pitoyable de l’allégation que l’on ne peut, sans risquer un bouleversement d’État, cesser de ruiner meubles et immeubles depuis le matin jusqu’au soir, pour ne reconnaître d’autre dieu ni d’autre bien que l’argent, qui n’en doit pas faire la millième partie dans un royaume rempli de denrées propres à tous les besoins de la vie, et qui n’est principe de richesses qu’au Pérou, parce qu’il y est uniquement le fruit du pays, qui, bien loin par là d’être digne d’envie, ne nourrit ses habitants que très misérablement au milieu de piles de ce métal, pendant que des contrées qui le connaissent à peine ne manquent d’aucuns de leurs besoins.

Pourvu, s’entend, que la liberté, ou plutôt la nature, fasse la dispensation de ses présents, puisque la production a été son ouvrage.

Car enfin, pour faire un précis salutaire de ces mémoires dont l’objet a été de combattre les précis criminels, on peut dire avec certitude que l’opulence générale, tant à l’égard du prince que de ses peuples dans un pays abondant, est un composé général et perpétuel où chaque particulier doit travailler à tous moments, par un apport et un remport à la masse toujours pareil, tant dans l’un que dans l’autre, le péril étant égal de quelque côté qu’arrive la diminution ; ce qui étant observé exactement, il en résulte une composition parfaite où l’on trouve tout, parce qu’on y apporte tout ; mais du moment que quelqu’un veut déroger à cette règle de la justice, pour prendre plus ou apporter moins que sa part, la défiance alors arrivant, ainsi que le déconcertement des proportions de prix, la masse se corrompt, et les particuliers qui n’y trouvent plus leur subsistance sont obligés d’y pourvoir par des mesures singulières, qui sont très désolantes et presque toujours criminelles, ou plutôt toujours l’un et l’autre.

Chacun périt, ainsi qu’on a marqué, par l’excès d’une denrée et la disette d’une autre, ce qui jette tous les sujets réciproquement dans la misère, pendant que la compensation mutuelle de ces extrémités les avait rendus très heureux.

Il en arrive comme si quelque prince abusant de son autorité, ce qui n’est pas inconnu dans les persécutions de l’Église naissante ; si, dis-je, un souverain, pour tourmenter et faire périr divers sujets d’une façon grotesque, en faisait enchaîner dix ou douze à cent pas les uns des autres, et que l’un étant tout nu, quoiqu’il fît grand froid, il eût une quantité effroyable de viande et de pain auprès de lui, et plus dix fois qu’il n’en pourrait consommer avant que de périr, ce qui ne serait pas fort éloigné, parce qu’il manquerait de tout le reste, et surtout de liqueurs, dont il n’aurait pas une goutte à sa portée ; pendant qu’un autre, enchaîné dans l’éloignement marqué, aurait une vingtaine d’habits autour de lui, et plus trois fois qu’il n’en pourrait user en plusieurs années, sans aucuns aliments pour soutenir sa vie, et défense de lui en fournir ; un autre, à pareille distance, se trouverait environné de plusieurs muids de liqueurs, mais sans nuls habits ni aliments. Il serait vrai de dire après leur dépérissement, qui serait immanquable si la violence se continuait jusqu’au bout, qu’ils seraient tous morts de faim, de froid et de soif, manque de liqueurs, de pain, de viande et d’habits. Cependant, il serait très certain que tout pris en général, non seulement ils ne manquaient ni d’aliments ni d’habits, mais que même ils pouvaient, sans la force majeure, être bien habillés et faire bonne chère.

Et si quelqu’un au fort de leur mal, avant leur dépérissement entier, implorait la clémence du prince pour les faire déchaîner, ce qui se pourrait en un instant, et ce qui ne manquerait pas sur-le-champ de les rendre heureux par un échange réciproque, à quoi ils ne tarderaient pas un moment, le prince repartait, ou ceux qui le feraient parler, que le temps n’est pas propre, et que cela pourrait porter un grand préjudice, qu’en tout cas il faudrait attendre qu’un démêlé qu’il a à deux cents lieues de la contrée où ces malheureux seraient en souffrance fût terminé, ne jugerait-on pas aussitôt que l’on voudrait ajouter l’injure et la raillerie à la persécution ?

Il peut y avoir des pays sur la terre où il se passe, non pas à peu près, mais à un plus haut degré, des exemples d’une pareille conduite, et en faveur desquels on allègue de pareils raisonnements pour son maintien, ou pour tarder le remède lorsqu’on parle de l’apporter, comme cela se peut pareillement en un moment.

Mais n’y ayant que de la surprise, et nulle mauvaise volonté dans les maîtres du théâtre où une pareille scène se peut passer aujourd’hui, on en doit avec certitude espérer la cessation, qui sera sur-le-champ un triplement d’opulence publique, dont il est autant impossible que le prince n’ait pas sa part qu’il n’est pas présumable que l’état contraire et désolant qui subsiste n’apporte pas une diminution effroyable dans ses revenus, tant présents que possibles.

Et dire que cela ne se peut pas en deux heures de travail et quinze jours d’exécution, est proférer la même extravagance que l’on vient de mettre dans la bouche des auteurs de la violence que l’on a ci-dessus décrite ou supposée.

Tout se réduit enfin dans quatre mots souvent répétés, savoir, que les peuples ne peuvent être riches ni payer le prince que par la vente de leurs denrées. Or, si l’on peut en deux heures de travail, ou plutôt de cessation de travail, doubler cette même vente de denrées, comme on ne peut contester sans renoncer à la raison et au sens commun, il est d’une pareille certitude que l’on peut en deux heures doubler leur richesse, et par conséquent les revenus du prince, bien qu’on ait, en quelques contrées de l’Europe, justement pris le contre-pied pour parvenir aux mêmes intentions, ce qui a produit la désolation publique. Ainsi, par le principe naturel que des causes contraires, on en voit des effets de même genre, les conséquences promises et marquées dans ce raisonnement ou ces mémoires ne peuvent trouver de contredisants parmi les personnes qui voudront bien se laisser convaincre que l’autorité ni la faveur ne dispensent pas qui que ce soit d’obéir aux lois de la justice et de la raison.

Au reste, l’on croit s’être acquitté de la preuve, promise à la tête de ces mémoires, de l’erreur qui règne sur la plupart des hommes dans l’idée qu’ils se font des richesses, de l’argent et des tributs, puisque, dans le premier, ils cherchent de l’opulence dans sa propre destruction, et font cacher l’argent en le voulant avoir contre les lois de la nature ; tout comme, pour recevoir les tributs, on se sert de moyens qui mettent les peuples hors de pouvoir y satisfaire, en leur causant une perte de biens dix et vingt fois plus forte que la somme que l’on a intention de recevoir ; ce qui fait que souvent, le dommage étant certain, le paiement de l’impôt qui le cause ne peut pas s’en ensuivre, étant devenu impossible ; en sorte que la ruine est tout à fait gratuite. Or, de nier que la cessation d’une pareille manœuvre soit une richesse immense pour les peuples et pour le prince, c’est ne pas convenir qu’un torrent arrêté dans une pente par une forte digue coulera en bas, sitôt que ce qui le retenait sera levé ; ce qui n’exige qu’un moment.

A propos de l'auteur

Personnage haut en couleur, mais à l'esprit brillant, Pierre de Boisguilbert mérite le titre de fondateur de l'école française d'économie politique. Par sa critique des travers de l'interventionnisme et sa défense du laissez faire, il a fourni à ses successeurs un précieux héritage.

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