Discours dans la séance du 6 juin 1844 — Sur l’Algérie
[Moniteur, 7 juin 1844.]
La chambre reprend sa délibération sur les crédits d’Afrique. La chambre se souvient que, dans la séance d’hier, après avoir adopté les divers chapitres proposés pour les crédits extraordinaires de l’Algérie, elle s’est arrêtée sur le chapitre XXV pour lequel le gouvernement demande une allocation de 15 000 fr. La commission a proposé une réduction de 10 000 fr. sur ce chapitre. La délibération s’est établie sur cet amendement. Il a été combattu par M. le ministre de la guerre, et appuyé par M. le rapporteur de la commission. La parole est à M. Gustave de Beaumont pour le combattre.
(M. de Beaumont paraît à la tribune ; mais l’agitation qui a succédé au vote sur l’élection de Louviers et le bruit des conversations particulières qui se sont engagées sur tous les points de la salle empêchent l’honorable membre de prendre la parole.)
M. LE PRÉSIDENT. J’invite la chambre au silence,
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Quelque agitant que soit le débat qui vient d’être vidé, la question qui lui succède est assez grave pour que la chambre, j’ose l’espérer, lui prêle toute son attention. Pour la première fois, la question d’Afrique se pose devant la chambre. (Oh ! oh !)
Je dis qu’elle se pose pour la première fois devant la chambre, parce que, pour la première fois, on lui demande un vote spécial ayant un sens spécial qui se formule autrement que par l’adoption ou le rejet pur et simple de la loi.
Un mot d’abord sur la forme qui a été adoptée par la commission pour saisir la chambre de la question.
Dans un rapport excellent, plein de vues sages et utiles, rédigé sobrement et pertinemment par la commission des crédits extraordinaires, passant en revue la plupart des graves questions que l’Afrique peut soulever, votre commission a pensé que, prenant la question à son point de vue, elle devait demander à la chambre en faveur de son opinion la sanction d’un vote.
Qu’il me soit permis de dire que c’est là le mode le meilleur, le plus constitutionnel qui puisse être employé par une commission, et c’est avec une surprise profonde qu’hier j’ai entendu M. le maréchal président du conseil formuler je ne sais quel reproche acerbe contre la commission qui avait procédé de cette manière, s’étonner en quelque sorte de tant d’audace, d’un blâme contre le ministère, d’une amende infligée à l’armée.
Un blâme contre le ministère ! S’il avait en lieu, est-ce que la commission des crédits extraordinaires n’aurait pas eu le droit de le provoquer contre le gouvernement ? Et à quel propos a-t-on fait intervenir l’armée à cette tribune, dans le sein de celle assemblée, et y faire comparaître en quelque sorte l’armée indignée de nos débats, comme si on voulait troubler la liberté de nos délibérations ? (Mouvements divers. — Approbation à gauche.)
J’ai, pour mon compte, applaudi à la sagesse avec laquelle M. le président de la chambre, protecteur des droits de la chambre, s’est efforcé de donner aux paroles de M. le président du conseil la signification qu’il était difficile de leur trouver. Mais, pour mon compte aussi, j’éprouve le besoin de protester contre cette manière insolite de discuter dans une assemblée libre comme la nôtre. (Très bien ! très bien !)
M. O. BARROT. Vous avez raison ! Ce n’est pas la première fois d’ailleurs !
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. La commission des crédits extraordinaires, je le dis précisément parce que sur un point spécial je ne suis pas de son avis, avait d’autant plus le droit de s’étonner de ce langage, qu’elle avait rendu le plus éclatant, le plus solennel hommage à l’armée et à ses chefs et à tous nos soldats.
De quoi s’agissait-il après tout, si ce n’est d’une affaire dont l’examen libre nous appartient, et sur laquelle nous avons le droit de dire hautement notre pensée. La commission des crédits extraordinaires a son opinion ; j’en ai une autre ; elle nous offre librement sa proposition : je la combats de même. Je dis que c’est pour la première fois que la question d’Afrique est posée devant la chambre.
Jusqu’à présent on avait prononcé pour ou contre l’Afrique des discours, on avait soulevé des objections, on avait prononcé des blâmes, les discussions aboutissaient à un vote, et la chambre, presque unanimement, votait toujours en définitive les crédits demandés par le gouvernement.
Je dis que, c’est pour la première fois, qu’à bon droit et dans une forme parfaite et très constitutionnelle la commission des crédits extraordinaires ayant sur la marche de nos affaires en Algérie, sur la direction qui leur est donnée, une opinion autre que celle du gouvernement, a voulu que la chambre fût saisie de son opinion et décidât entre elle et le gouvernement.
Eh bien, à mon avis, la commission a mal choisi le terrain sur lequel elle provoque la chambre à un dissentiment avec le gouvernement.
J’aurais été complètement de son avis si elle eût posé la question qu’elle a soulevée sur la question de la colonisation disséminée ou sur la guerre des Kabyles ; si elle eût proposé un blâme sur la marche suivie par le gouvernement dans l’une ou l’autre de ces questions, j’aurais été complètement de son avis.
La commission des crédits extraordinaires a, notamment sur la question de colonisation, exprimé un certain nombre d’opinions auxquelles, pour mon compte, je ne puis trop m’associer. La chambre le sait, sur cette question j’ai toujours été d’avis qu’après la conquête faite en Afrique, il n’y avait qu’un moyen de la conserver, c’était de coloniser le pays, c’était d’arriver le plus promptement possible à substituer à l’armée, qui est maintenant notre seule force en Afrique, une population civile qui créerait une force nouvelle et qui, en cultivant le sol dans une zone déterminée, fournisse un jour à notre armée et à elle-même des moyens de subsistances indépendamment et des arrivages d’Europe et des marchés africains.
Voilà ce que j’ai toujours pensé. La commission exprime formellement le même avis. Elle signale en outre tous les inconvénients, tous les périls qu’on doit éviter en procédant dans cette voie. Elle montre avec une sagesse infinie que si l’on vent coloniser partout à la fois, on ne colonisera nulle part ; qu’il ne peut y avoir de résultat utile et vraiment fécond que dans les créations d’établissements reliés entre eux, et par conséquent appuyés les uns sur les autres, et se prêtant ainsi une force mutuelle. Pour ma part, je ne puis que m’associer à tout ce qu’elle a dit à cet égard.
Je partage également l’opinion que la commission exprime sur la nécessité de fonder cette colonisation qui, en définitive, est la sanction et la fin de la conquête, sur une meilleure organisation administrative, sur des institutions civiles consistant, non pas dans la concession des droits politiques à donner aux colons, mais dans les garanties qui manquent au droit de propriété, et dont il importe de l’entourer. Voilà ce que développe parfaitement le rapport de la commission.
Et, à cette occasion, je demanderai à M. le président du conseil ce qu’il est advenu de ces travaux dont parle le rapport, de ces travaux importants, j’ose le dire, qui ont été préparés par la commission instituée au ministère de la guerre, qui, depuis longtemps, ont été remis à M. le président du conseil, et qui, disait-on l’année dernière, devaient être formulés en ordonnance et être publiés au Moniteur. Je demanderai comment se fait-il que cette ordonnance ne paraisse pas ?
On dit qu’une partie de l’ordonnance est au conseil d’État ; je le crois, mais n’est-il pas vrai que la partie la plus importante peut-être de cette ordonnance n’y est pas ?
Je demanderai pourquoi l’ordonnance qui devait organiser en Afrique l’administration, le conseil d’administration, par exemple, n’est pas au conseil d’État ? Pourquoi le conseil d’État n’en est pas saisi en même temps que de toutes celles qui ont pour objet la constitution de la propriété ?
Ici je n’aurais plus rien à ajouter, puisque j’ai déclaré que je m’associais complètement aux vues de la commission sous ce rapport ; si la chambre le désirait, je lui signalerais pourtant un certain nombre d’erreurs très graves qui ont été commises non seulement par les orateurs qui ont appuyé le rapport de la commission, mais par l’honorable rapporteur de la commission lui-même.
Ainsi, par exemple, on a parlé de 2 300 colons qui, au bout de quatorze ans d’occupation en Afrique, seraient, en définitive, le bénéfice net de la colonisation. Si la chambre le désirait, je lui démontrerais qu’il y a là une erreur complète qui serait reconnue par la commission elle-même, j’en suis convaincu. (Parlez ! parlez!)
J’avoue que j’ai éprouvé un singulier étonnement lorsque j’ai trouvé cette énonciation au rapport. J’avais souvenir qu’avant même que le gouvernement eût entrepris de coloniser lui-même avec les fonds de l’État, il y avait plus de 2 300 colons agricoles en Afrique, et je me suis étonné qu’après deux ans d’efforts de la part du gouvernement pour établir lui-même des colons, il fût arrivé à ce résultat qu’il y en eût moins qu’avant qu’il eût rien fait. Eh bien, toute l’erreur de la commission est venue de ceci, c’est qu’elle n’a consulté qu’une page de ce gros livre bleu dont on parlait hier et qui paraît offenser les regards de certains de nos collègues, de ce gros livre qui constate seulement, à la page 171, le nombre des colons établis aux frais de l’État, et le titre seul de ce document aurait pu préserver de l’erreur dans la quelle on est tombé, car ce titre est : « État de la population des nouveaux centres de population. » Or, dans cet état il est seulement question des nouveaux centres de population crées en vertu de l’arrêté du 17 avril 1841, dont l’exécution n’a commencé qu’un an après, et on connaît parfaitement qu’il ne peut pas y en avoir beaucoup de colons installés dans le Sahel dans le cours de dix-huit mois. Voilà le véritable état des choses. Je suis sûr, je le répète, que la commission re connaîtra son erreur.
Elle aurait pu ajouter que, dans les quinze ou dix-huit nouveaux centres de population, il y en a six dont les habitants sont marqués en blanc, parce qu’au moment où la statistique a été faite, ils n’étaient pas encore établis, tandis qu’à l’heure qu’il est, cette statistique est faite, ce sont les villages de Montpensier, de Joinville, de Saint-Ferdinand, de Sainte-Amélie, de Crecia et de Daouada.
Eh bien ! ces six villages ne comptaient pas une seule famille au moment où le livre a été imprimé ; c’est pour cela qu’on les a marqués en blanc. Mais aujourd’hui les colons y sont établis ; il y a moyennement au moins quarante familles dans chaque. C’est donc, pour les nouveaux centres de population créés par le gouvernement, mille personnes de plus que ce qu’on a indiqué ; voilà donc déjà 3 300 colons. (Bruits divers.)
J’entre dans ces détails, parce que la chambre a semblé désirer les connaître ; je serais désolé d’abuser de sa patience ; je crois cependant qu’ils offrent quelque intérêt. (Oui ! oui ! parlez !)
La commission a semblé admettre cette incroyable hypothèse qu’il n’y avait de populations agricoles que dans les nouveaux centres de population créés aux frais de l’État. On a supprimé tous les villages existant auparavant, et dans lesquels il y a des colons agricoles, je ne dirai pas en très grande quantité, mais dans une certaine quantité.
Ainsi, lisez les centres de population indiqués à la page 171, qu’y trouverez-vous ? Y trouvez-vous Birkaden, Birmadreis?
Une voix. Et Delhi-Ibrahim !
M. DE BEAUMONT. Delhi-Ibrahim ! Je vais à ce propos vous donner une explication qui va vous satisfaire. Il y a dans l’État dont je parle, non seulement de nouveaux centres de population créés depuis 1841, mais d’anciens centres de population, auxquels on a ajouté de nouveaux centres de population. J’en parle avec connaissance de cause, parce que c’est ce que j’ai vu dernièrement.
Ainsi, vous trouvez là Bouffarik ; vous trouvez là Douéra ; ce sont d’anciens villages, c’est vrai, mais à côté des anciens villages qui s’étaient constitués d’eux-mêmes, il en a été formé de nouveaux. Bouffarik a été constitué depuis longtemps, on y a annexé des concessions récentes. Mais Douéra a précédé notre conquête. Eh bien, Douéra avait une population ; qu’avons-nous fait ? À côté de Douéra, nous avons formé un nouveau village où l’on a installé de nouveaux colons. C’est pour cela que parmi les nouveaux centres de population vous voyez figurer Douéra qui, cependant, est un ancien village du Sahel.
J’espère que c’est une explication que vous comprenez parfaitement. Si vous aviez étudié à l’avance la question, avec le désir de trouver un peu plus de colons, vous y seriez arrivés facilement sans cette explication, mais je crois qu’il y avait une tendance dans la commission à ne pas chercher beaucoup les colons, et qui tendait plutôt à en trouver peu. Vous comprenez maintenant cette erreur dans laquelle la commission est tombée. Ainsi vous ne comptez pas Birkaden, Birmadicis, Bouzarcali, Kouba, Mustapha, Elbiar, Pointe-Pescade, etc., etc. Voilà huit ou dix villages que vous supprimez, qui disparaissent de la carte, parce qu’on ne veut voir que les nouveaux villages. (Bruit.) Permettez ! les nouveaux villages sont les plus problématiques, car il s’agit de les créer ; les plus certains sont ceux qui existaient déjà. Je ne conçois pas que, par un entraînement peu favorable à la colonisation, vous ayez été amenés à ne citer que ce qui a été créé depuis dix-huit mois. Je viens de vous citer plusieurs villages anciens, j’en pourrais nommer d’autres. Par exemple, Coléah ; je ne prétends pas qu’il y ait beaucoup de colons à Coléab, non plus qu’à Blidah ; il y en a néanmoins. À Alger même, il y a des propriétaires qui y habitent et qu’il est injuste de ne pas compter comme population agricole. Tous ces petits villages dont je viens de parler forment une population rurale de 4 000 ou 5 000 individus. Ce sont des populations rurales puisqu’elles sont implantées dans la campagne. Certainement tous n’y cultivent pas la terre, tous n’y font pas de céréales, mais beaucoup en font ; et ce qu’il y a d’important c’est qu’ils sont fixés dans des villages ruraux ; c’est là ce que j’appelle une population agricole.
Si vous aviez voulu faire votre travail avec un vif désir de trouver des colons, vous en auriez trouvé 15 000. 15 000 ! ce chiffre eût cependant été exagéré et, si vous l’aviez énoncé, peut-être serais-je intervenu pour vous redresser. Mais je suis persuadé qu’on est dans le vrai en disant que dans le massif d’Alger il y a de 8 000 à 10 000 colons. Je suis convaincu qu’on arrivera à ce chiffre si l’on veut se livrer à un examen sérieux.
Maintenant je ne veux dire qu’un mot sur le reproche que l’on a fait à la colonisation d’être ruineuse pour l’État ; et ici je ne m’adresse pas au rapport de la commission, mais à quelques reproches faits par l’honorable M. Joly, qui les tenait lui-même de l’honorable M. Desjobert, qui, en sa qualité de membre de la commission, avait aussi fait son petit travail annexe au travail de la commission.
M. DESJOBERT. Je demande la parole.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. À en croire les membres de la commission, la colonisation coûterait 5 800 fr. par tête. Et savez-vous comment on fait ce calcul ? En vérité on est étonné que de pareils calculs soient présentés sérieusement.
Il est arrivé que le général Bugeaud, pour attirer des colons, et c’était un désir très naturel, a dit : J’ai fait faire par des condamnés militaires, sous les ordres du colonel Marengo, des villages ; chaque maison vaut bien 4 000 fr. J’y joins 2 hectares de terre défrichés qui valent bien 3 000 fr. ; c’est donc une propriété qui vaut 7 000 fr. Je vous la donne pour 1 500 fr. Donc, dit M. Desjobert, cela coûte 5 500 fr. à l’État. On peut dire que tout est inexact dans cette manière de compter. On confond l’estimation de la chose et sa valeur avec ce qu’elle a coûté.
Ainsi l’État fait faire ses travaux par des condamnés militaires. Il dit à ceux à qui il livre les maisons et les champs : Voici une maison que je vous donne. Si je l’avais fait faire par des maçons que j’eusse payé 6 fr. par jour, elle m’eût coûté 5 000 fr ; je l’ai fait faire par des condamnés militaires à qui je donne 70 centimes. Si je faisais défricher les terres par des ouvriers, je les payerais 2 fr. 50 cent. par jour ; je les fais défricher par des militaires condamnés à qui je donne 70 cent. En somme, le tout ne me coûte que 1 500 fr., et en vaut 7 000 ; donnez-moi 1 500 fr., et je vous le livre. S’ensuit-il que l’État tire de sa poche une valeur de 7 000 fr. qu’il donne pour 1 500 fr. ? Au contraire, il n’y a là pour lui aucune dépense. Ainsi, tout cet échafaudage de millions et de milliards, qu’on dresse devant vous comme l’épouvantail de la colonisation, disparaît complètement.
Un mot aussi sur la participation de l’armée aux travaux de culture et de défrichement. J’ai encore été étonné des exagérations dans lesquelles il m’a semblé qu’on tombait. C’est une erreur de croire que l’État veuille coloniser l’Algérie par lui-même, qu’il ait la pensée de s’établir le seul instrument de la colonisation de l’Afrique. Au contraire, je crois savoir, sous ce rapport, que la pensée du gouvernement est de laisser la colonisation s’établir par les soins et les efforts de l’industrie particulière. Il a fallu l’aider sans doute, mais ce n’est qu’une chose accidentelle, et l’emploi de l’armée pour ces sortes de travaux a été accidentel lui même ; l’armée n’a jamais été employée à bâtir des maisons pour les colons ; ce sont les condamnés militaires, ce qui est bien différent. L’armée a été employée à quelques travaux de défrichement ; je l’ai vue y travailler sous mes yeux. Mais savez-vous à quels travaux de défrichement on a employé l’armée ? Uniquement au défrichement de quelques hectares dans les villages du Sahel.
Personne ne conteste qu’il soit bon, qu’il soit utile d’employer en Afrique l’armée aux grands travaux d’utilité publique, par exemple pour creuser des routes et pour des travaux que j’appellerai militaires. Ce sont les seuls travaux auxquels je comprends qu’on emploie l’armée. Or je ne crois pas qu’il y ait des travaux plus essentiellement militaires que ceux auxquels on a employé l’armée quand on lui a fait défricher le Sahel ; car les villages du Sahel, ce sont des postes militaires. Le Sahel, c’est la forteresse d’Alger. Nous ne cultivons le Sahel que pour arriver à la culture de la plaine. Nous ne pouvons avoir toute sécurité dans la province d’Alger que si nous unissons la plaine au Sahel par une succession de villages se protégeant les uns les autres. Les villages que nous construisons n’ont pas un autre but ; mais qu’il me soit permis de dire un mot en faveur des travailleurs de l’armée. Je crois, pour mon compte, que lorsqu’on les emploie à de pareils travaux, on ne leur donne pas une solde suffisante. Je le dis parce que je l’ai entendu dire par des hommes beaucoup plus compétents que moi en cette matière. On leur donne 35 c. ; et que deviennent ces 35 c. ? Il y a quelquefois 20 c. à la masse, 10 c. à l’ordinaire ; il ne leur reste souvent qu’un sou en poche : ce n’est pas une rétribution suffisante. Je sais très bien que dans beaucoup de cas on leur donne davantage, mais je sais aussi que souvent on ne leur donne pas plus, et certainement ce n’est pas assez.
Il faudrait également que le gouvernement, pour faire sentir combien sont importants de semblables travaux, prit le parti de rémunérer non seulement les soldats, mais aussi les officiers qui se livrent à ces travaux. Il y en a qui ont compris que le complément de la conquête de l’Algérie, c’est la colonisation ; il y en a qui mettent autant d’ardeur à cultiver, à fonder des établissements agricoles, qu’ils en mettaient à combattre les Kabyles et les Arabes du désert. Il serait d’une sage administration de donner aux officiers qui se dévouent à de pareils travaux des marques éclatantes de la reconnaissance du gouvernement.
Je demande pardon à la chambre de m’être livré à cette digression, qui avait pour objet de rétablir quelques faits qui me paraissent avoir été mal établis en ce qui concerne la colonisation.
D’ailleurs, je voulais démontrer que la commission, en approuvant la colonisation, avait plus raison qu’elle ne semblait le croire elle-même. J’arrive à la seconde question que j’ai indiquée. Je serais encore complètement d’accord avec la commission, si elle avait posé la question dont elle a saisi la chambre sur la guerre faite aux Kabyles.
J’avoue que j’ai peine à comprendre comment le gouvernement n’a pas saisi la différence qu’il y a entre les deux populations principales qui habitent nos possessions africaines, les Kabyles et les Arabes, et comment, en même temps qu’il s’attachait à faire une guerre acharnée aux Arabes maîtres de la plaine, il n’a pas senti qu’il devait respecter dans leur asile impénétrable ces fiers montagnards, ces Kabyles indépendants qui n’ont été soumis à aucune époque, et qui ne demandaient qu’à rester chez eux. Il a commencé contre eux une guerre dont on ne peut prévoir la fin. Je regrette que le gouvernement ait commis cette faute énorme, pour laquelle il n’existe pas une bonne raison et dont il ne peut donner que de mauvais prétextes. Quels sont-ils, ces prétextes ? C’est que les montagnards de Dellys, aux environs du Jurjura, ont donné asile à Ben-Salem. Mais le gouvernement doit savoir, par tous les rapports qui lui ont été adressés, que jamais ces populations n’ont donné un seul homme à Ben-Salem pour nous faire la guerre. Cent fois Ben-Salem l’a tenté, jamais il n’a réussi. Le gouvernement devait savoir que ces populations restent paisibles dans leurs montagnes, et que jamais elles ne sont descendues dans la plaine pour nous attaquer.
Le gouvernement a dit quelque chose, il y a quinze jours, qui est démenti aujourd’hui. Il a dit : « Nous n’avons attaqué, parmi ces tribus, que celles qui autrefois étaient soumises aux Turcs, qui reconnaissaient leur empire » ; et, aujourd’hui, nous trouvons dans le bulletin du maréchal Bugeaud, une conversation qu’il a eue avec les chefs de ces tribus qu’il vient de soumettre après une si brillante campagne. Les chefs lui ont dit : « Nous n’avons jamais rendu aucun hommage, payé aucun impôt aux Turcs, et nous voulons être libres comme autrefois. » Qu’a répondu à cela M. le maréchal Bugeaud ? Voici sa réponse : « Si vous n’obéissiez pas aux Turcs, si vous ne leur payiez pas tribut, vous obéirez aux Français, et vous leur payerez l’impôt. »
Je ne puis comprendre cette guerre si imprudemment entreprise. Vous avez attaqué quatre nouvelles tribus, vous constatez même que vous avez été attaqués par d’autres sur la rive droite du fleuve, et l’année prochaine vous viendrez probablement nous demander des troupes pour aller faire la guerre à ces tribus dont vous direz que nous avons à vous plaindre. Je ne puis pas comprendre une guerre si insensée, surtout au moment où vous venez nous déclarer avec une sorte le solennité la probabilité d’une guerre avec le Maroc. Cela était facile à prévoir. Abd-el-Kader ne pouvait avoir d’autre ressource que de fanatiser les populations du Maroc et de les soulever contre vous. C’était une raison de réserver nos forces pour n’attaquer que les ennemis que nous avions devant nous, et ceux dont nous pouvions prévoir les hostilités.
Eh bien, je serais fondé à adresser cette question à M. le ministre de la guerre : Est-ce vous qui avez voulu cette guerre ? Sa continuation fait naître un cas de responsabilité grave pour le gouvernement, et je demande qui l’a ordonnée ? Est-ce à Alger, est-ce à Paris ?
Pour mon compte, je n’ai pas besoin d’entrer dans des explications, mais j’ai la conviction que ce n’est pas à Alger qu’on l’a voulue. Pourquoi M. le maréchal ministre de la guerre, quand il y était invité par la commission des crédits extraordinaires, s’est-il obstinément refusé à montrer à cette commission les dépêches du maréchal gouverneur général ? Il en a refusé un grand nombre. Il était le maître assurément de les refuser, mais je suis le maître aussi de supposer que le maréchal gouverneur n’était pas d’avis de cette expédition. C’est une supposition que je fais. Eh bien, je comprendrais que M. le maréchal ministre de la guerre n’ait pas voulu communiquer une correspondance qui eût prouvé peut-être sa dissidence d’opinion avec M. le maréchal gouverneur.
Je dis que, si la commission s’était bornée à blâmer les entreprises de colonisation disséminée, ainsi que la guerre du Jurjura, il me serait impossible de me séparer d’elle.
Mais la commission des crédits extraordinaires propose une réduction de 500 000 fr., demandés pour les établissements militaires dans les postes avancés, qui sont portés de la ligne centrale du Tell jusque sur la limite du Tell.
Il importe d’abord de bien déterminer le sens véritable de cette réduction. Assurément il ne s’agit pas, tout le monde le comprend, d’une somme de 10 000 fr. : ce n’est pas la somme qui importe, qui signifie quelque chose ; c’est le sens qui est attaché à la réduction demandée ; cela se comprend sans peine. Eh bien ! si on veut se pénétrer en effet de l’esprit qui a animé la commission, il suffit de lire son rapport appuyé des commentaires dont il a été hier l’objet. Et je crois qu’alors on arrivera à la conviction complète, que le sens véritable de la réduction demandée, c’est la crainte dont la commission des crédits extraordinaires à été saisie, qu’on ne donnât à notre occupation permanente en Afrique une extension trop grande. Ce qu’elle a voulu, elle le dit formellement, c’est le retour du gouvernement à la ligne centrale du Tell comme occupation permanente. (Marques d’adhésion au banc de la commission.)
M. le rapporteur de la commission donne des marques d’assentiment qui me prouvent que j’ai compris sa pensée.
Ce que la commission a voulu encore, c’est manifester son inquiétude pour l’expédition qui se fait dans le sud, précisément comme conséquence de notre situation sur la limite du Tell, placés ainsi que nous sommes entre la frontière du Tell et le Sahara algérien. Et, entrant dans cette voie, la commission, et ceux qui ont étudié l’esprit qui l’avait animée, se sont dit : « Où allons nous ? » Déjà nous nous acheminons sur Laghouat ; nous arriverons bientôt à Tombouctou, et à en croire l’honorable M. Joly, nous n’aurons de chances de nous arrêter qu’au cap de Bonne-Espérance. (Rires.)
Eh bien ! je dis que le sens véritable de la proposition qui est faite à la chambre, et de la réduction demandée, c’est que désormais il soit bien établi que notre ligne d’occupation permanente est la ligne centrale du Tell, et non pas la ligne frontière du Tell ; que nous devons avoir des postes magasins seulement sur la ligne frontière du Tell, sur la ligne qui sépare le Tell du Sahara algérien ; et que nous ne voulons d’établissements permanents, c’est-à-dire des postes militaires dans lesquels se trouvent des casernes bâties, des constructions d’hôpitaux, que sur les postes de la ligne centrale du Tell, qui avait été adopté l’année dernière par la commission et par le gouvernement, c’est-à-dire la ligne qui, partant de Tlemcen, se dirige sur Mascara, la vallée du Chélif, longe Medeah, Milianah, Sétif et Constantine, précisément par opposition à la ligne dont les postes principaux sont Sebdou, en face de Tlemcen, Saïda, en face de Médéah, ainsi de suite Teniet-el-Had, Tiaret, Boghar.
Voilà, je crois, la question bien posée. Je dis qu’il importe ainsi de poser la question étroitement, parce que la chambre ne peut pas oublier que de certains efforts ont été faits pour la compliquer et en faire perdre le véritable sens.
Ainsi, on a mêlé ici la question de colonisation disséminée. J’entends bien que, pour aider la demande de réduction, il peut être utile d’introduire cet élément dans le vote ; mais je dis que c’est une considération et non pas le sens véritable de la réduction. Ce n’est qu’une considération, vous allez le comprendre, une considération même qui disparaît devant les faits, car, en fait, il a été établi hier, et il l’était déjà pour beaucoup d’esprits, que le gouverneur n’avait aucune pensée sérieuse d’établir une colonisation permanente à Milianah, à Medeah, à Teniet-el Had, à Boghar et à Saïda.
Un membre. Cela résulte des documents ministériels.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Vous parlez des documents ministériels. Je les ai vus ; car ceux qui ont été communiqués à la commission pouvaient l’être également à toute la chambre ; je suis allé à la commission pour m’en assurer, et j’ai vu qu’on y parlait d’une colonisation générale, de centres de population à établir auprès des postes dont nous parlons.
Mais je ne puis pas comprendre comment la commission même n’a pas senti la différence qu’il pouvait y avoir entre telle ou telle sorte de population.
La commission n’a pas assez compris, je crois, la différence profonde qu’il y a entre la population agricole, implantée dans le sol, et la population civile qui vient à la suite de l’armée, qui se livre seulement au commerce, à l’industrie, qui, sous ce rapport, est un grand bienfait pour l’armée, qui est toujours mobile comme celle-ci, qui, quand l’armée quitte un lieu, se déplace avec l’armée elle-même.
Il n’en est pas de même d’une véritable population de colons, c’est-à-dire de propriétaires qui se fixent sur le sol, y installent leurs familles et y établissent toute leur existence.
Eh bien, je n’ai pas trouvé dans les documents officiels la preuve d’une colonisation pareille. J’ai vu des indications qui ont été expliquées tout autrement par M. le president du conseil, qui a dit qu’il ne s’agissait pas d’autre chose que d’une population civile à la suite de l’armée, et que, si on distribuait des terres, ce ne serait pas autre chose que quelques jardins pour y faire des cultures de jardin.
On ne peut pas soutenir que ce soit une colonisation véritable dans le sens qu’on entend.
Il y a quelque chose de plus fort que tous les commentaires. Je vais vous lire le résumé du rapport de votre commission, puisqu’on conteste encore ce point :
« Par tous ces motifs, et pour que la chambre puisse exprimer par un vote son opinion sur le maintien des limites de l’occupation permanente tracée en 1843 par M. le président du conseil, votre commission vous proposera une réduction de 10 000 fr. sur la portion du chap. XXV afférente aux constructions permanentes des nouveaux postes.
En résumé, messieurs, votre commission est d’avis que l’occupation permanente doit se borner : 1° à la ligne maritime où doit être concentrée la colonisation ; 2° à la ligne centrale destinée à établir notre domination. »
Voilà l’objet du vote, voilà le sens du vote ; ne dites pas qu’il s’agit de colonisation. Vous auriez pu, à propos de ce crédit, parler aussi du port d’Alger ; mais quel est le point en question ? Ce sont les postes avancés qui seront permanents ou qui ne le seront pas ; permanents si on adopte l’avis du gouverneur, et qui auront un autre caractère si votre opinion prévaut.
Maintenant vous y mêlez cette considération qu’on pourra y former des centres de colonisation complète. Mais je dis qu’en lisant votre travail, le véritable sens de ce travail, l’esprit qui y domine, et qui, en définitive, amène vos conclusions, c’est le danger de porter la ligne centrale du Tell à la frontière du Tell. La colonisation n’est qu’une raison parasite ; il ne faut pas mêler ces deux questions…
Et ici je ferai à la commission une question à laquelle elle ne répondra pas. Quelle liaison nécessaire prétend-elle établir entre un poste permanent et la colonisation agricole ? En quoi ces deux choses se tiennent-elles forcément ?
M. LE RAPPORTEUR. Oui, les documents le disent.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Mais voilà je ne sais combien d’années que Medeah et Milianah sont considérés comme postes permanents. J’y suis allé l’année dernière, et je n’y ai pas vu un seul arpent de terre cultivée. Ne dites donc pas que la colonisation agricole est une conséquence des postes permanents et de l’occupation permanente ; il n’y a aucune liaison entre ces deux idées.
Je trouve bien plus sage votre commentaire ; c’est que vous craignez que, en vous avançant dans le nord du pays, vous ne soyez conduits à multiplier vos postes, à augmenter ainsi l’effectif de votre armée, et à rendre difficile la réduction.
Voilà ce que je comprends. Je vous comprends également lorsque vous dites que nous serons conduits à étendre notre mesure de conquête, et à faire dans le sud des expéditions ruineuses et désastreuses. Voilà les deux considérations que je comprends ; mais celle que je ne comprends pas, c’est celle sur laquelle j’ai insisté et j’insiste encore. J’y insiste parce qu’il importe avant tout de poser la question sur le véritable terrain qui lui appartient, et maintenant que je sais quelles sont vos raisons, je les aborde pour les combattre. (Très bien !)
Messieurs, je dois faire à la chambre une confession, c’est que j’aurais peut-être été de l’avis de la commission des crédits extraordinaires sur le point spécial que je viens de réduire à ses véritables termes, si j’avais pensé cette année exactement comme je pensais l’année dernière.
J’avoue que l’année dernière mon esprit était travaillé par deux pensées dont j’ai fait également confidence publique à la chambre ; ces deux pensées étaient celles-ci : je me disais : Nous faisons d’immenses efforts pour établir notre occupation en Afrique ; mais sommes-nous les maîtres sur les points que nous occupons, notre domination est-elle bien établie, les tribus qui sont soumises sont-elles réellement soumises ?
J’avais le droit peut-être d’exprimer mes doutes sur ce point, car c’est pour les éclaircir que j’ai fait un voyage que je souhaiterais que tous mes collègues fissent également ; mais enfin, travaillé par ces doutes, je me demandais si la soumission des tribus était sérieuse, si la ruine d’Abd-el-Kader n’était pas une chimère.
Puis j’avais une autre pensée qui me dominait. Je disais : Nous sommes très bien établis sur un grand nombre de points, soit ; je le crois. Mais où irons-nous ? Jusqu’où serons-nous menés ? Nous voilà à Medeah, à Milianah, à Tlemcem ; nous serons bientôt à Tiaret, à Teniet-el-Had, à Saïda, à Boghar ; mais après quelle sera la troisième limite des postes, et en suite quelle sera la quatrième ?
Et véritablement, je dois le confesser, j’étais troublé par les doutes qu’exprimait hier M. Joly, et que, par cette raison peut-être, je n’aurais pas dû lui reprocher si sévèrement.
Eh bien, si j’avais conservé les mêmes impressions, je serais peut-être de l’avis de la commission, et je dois dire en ce moment que peut-être le seul tort de la commission est de n’avoir pas assez tenu compte des faits accomplis depuis quatre années ; ce rapport eût été un chef-d’œuvre en 1840.
Toutefois, même avec ces impressions de l’année dernière, dans l’état de doute où j’étais, j’aurais, je l’avoue, hésité beaucoup à m’associer à un vote dont l’objet est de substituer la responsabilité de la chambre à la responsabilité du gouvernement. Je crois qu’il n’y a pas de matière où le gouvernement doive être investi d’une plus grande liberté d’action, et où il soit plus grave pour une assemblée délibérante d’intervenir par un vote de blâme.
J’avoue que j’ai éprouvé sous ce rapport une modification considérable dans mon opinion résultant d’impressions nouvelles.
J’ai voulu voir de mes yeux et j’ai vu. J’ai pu me tromper, je désirerais beaucoup que ce que j’ai observé fût contrôlé par des yeux plus clairvoyants que les miens. Pourtant les miens n’étaient pas des yeux prévenus, car je voyais l’année dernière comme M. Joly, et maintenant je pense autrement.
J’ai reçu l’impression que la soumission des tribus arabes était sérieuse, et que nous étions réellement maîtres des points que nous occupons.
M. MANUEL. Quelle illusion !
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je rends compte de mes impressions, vous pouvez les contester ; il n’est même pas besoin pour cela d’aller en Afrique, ce serait une condition trop sévère ; mais je vous demande la permission de poursuivre.
Eh bien, je dis qu’aujourd’hui personne, en Afrique, ne conteste le sérieux des soumissions des tribus. Ces soumissions ont un caractère qu’elles n’avaient pas auparavant. Il y avait autrefois des soumissions de six mois qui cessaient après la récolte ; maintenant il y a des soumissions de trois ans. C’est une amélioration qui frappe tous les regards ; c’est le résultat d’une guerre habile, admirablement conduite, héroïquement exécutée.
C’est déjà un très grand résultat, non pas qu’il faille en tirer la conséquence que la paix ne peut être troublée en Afrique, qu’il est impossible que les tribus soumises ne se révoltent.
Oh ! si nous gouvernons très mal, si nous ne savons pas conduire la population arabe, je suis persuadé qu’il y aura des soulèvements et peut-être des prises d’armes très violentes.
Les Arabes, messieurs, disent de nous ceci : « Nous vous payons l’impôt, vous nous devez le gouvernement. »
Il est certain que l’impôt est aujourd’hui recueilli dans toutes les tribus du Tell. L’organisation de toutes les tribus du Tell est complète. Il n’est pas une seule tribu si éloignée à laquelle un ordre parti du bureau arabe d’Alger ne soit envoyé en trente-six heures.
Eh bien, je le répète, cette organisation qui est établie, qui a besoin d’être complétée, et qui le sera plus tard, n’est pas parfaite sans doute, l’ordre que l’on a créé peut être troublé si nous ne savons pas le maintenir par notre conduite ; nous pourrons le compromettre par nos fautes. Le résultat n’en est pas moins grand parce qu’il peut cesser d’exister.
Il y a une autre crainte qui me troublait, et qui en grande partie a disparu de mon esprit. Je me demandais si nous ne serions pas conduits ainsi de tribus en tribus, de postes en postes, jusque vers des régions inconnues et immenses, dont l’immensité même devait nous effrayer.
Eh bien, je crois qu’en Afrique il est constaté et reconnu par ceux qui ont étudié à fond la question, que la limite naturelle de l’Algérie est aussi certaine, aussi bien déterminée que celle, passez-moi cette expression, d’un département français.
On a distribué tout à l’heure à la chambre une carte que, pour mon compte, je suis charmé qu’on ait mise entre les mains de la chambre ; elle établit très nettement le point de séparation des deux grandes régions qui forment notre empire en Afrique : d’abord celle qui commence à la mer et s’avance dans les terres à une profondeur de trente à quarante lieues, le Tell, le pays des céréales, le pays le plus peuplé, et qui paraît cependant sur cette carte moins couvert de population que la partie plus méridionale, parce que le savant distingué, M. Carette, qui a dressé cette carte, voulant donner seulement une carte de l’Algérie méridionale, ne s’est attaché à définir, à peindre, que la carte de l’Algérie méridionale, et il a négligé totalement le Tell, le pays que nous connaissons ; pour le savant, il n’y avait d’intéressant que ce qui était inconnu. Eh bien, cette carte montre parfaitement le commencement et les limites naturelles de notre empire en Afrique. On voit très bien où finit le Tell, où commence le Sahara, où finit le pays des denrées, des céréales, et où commence le Sahara algérien, le pays des palmiers, dans lequel se trouvent les tribus nomades et toutes ces populations qui se prolongent d’oasis en oasis, jusqu’à la dernière, située à environ cent trente ou cent quarante lieues d’Alger, car c’est la limite la plus éloignée de notre empire ; elle s’étend jusqu’à Mettili ; après quoi commence le désert, et on peut le dire ici, par allusion à ce qui a été dit quelquefois ironiquement, le véritable désert, c’est-à-dire ces sables d’une aridité absolue, l’absence totale de végétation, plus de fleuves, plus de rivières, plus de ruisseaux, plus de puits, plus de population. Il y a encore des voyageurs qui se dirigent de ce côté, mais il n’y a plus d’habitants.
Voilà le désert ; sa limite est certaine ; elle résulte de quelque chose, de mille faits positifs qui n’ont pu échapper à l’homme savant qui a dressé cette carte ; c’est un point qui n’est plus contesté, et qui le sera bien moins encore lorsque la chambre et le pays posséderont le très remarquable ouvrage dont cette carte n’est qu’un faible appendice, l’ouvrage dû aux précieuses recherches de M. Carette, cet officier du génie que je citais tout à l’heure, du docteur Warnier, et de quelques autres qui se sont consacrés à l’étude de l’Afrique avec un rare dévouement. Eh bien, je dis que maintenant cette limite que, pour mon compte, j’ai cherchée avec une sorte d’inquiétude ; cette limite, elle existe, elle est tracée d’une main sûre, par quelque chose qui ne se trompe pas, par la nature même, qui a posé la borne entre le Sahara algérien et le désert.
Les populations du Sahara algérien appartiennent forcément au Tell, elles sont dans sa dépendance immédiate. Il est impossible d’aller au-delà de cette limite du désert.
Il est impossible aussi de ne pas aller jusque-là. Il y a une troisième vérité qui saisit tous les esprits, quand une fois on a reconnu la certitude des deux points dont je viens de parler tout à l’heure ; ces deux premiers points sont, comme je le disais, 1° que notre domination dans le Tell est solide ; 2° que la limite du Sahara algérien est bien déterminée. Le troisième point certain est celui-ci : c’est que le maître du Tell, celui qui domine dans le Tell, est nécessairement maître du Sahara algérien. C’est là une loi, je dirai presque fatale ; la chambre va le comprendre tout de suite.
Le Tell, le Tellus des Romains cultive seul les céréales ; le Sahara algérien offre seulement, dans quelques-unes de ses parties, des prairies dans lesquelles se rencontrent cà et là aussi, mais rarement, quelques cultures de céréales ; mais en thèse générale, le Sahara algérien ne produit pas de céréales. La conséquence naturelle c’est que les habitants du Sahara algérien dépendent absolument pour leur subsistance des possesseurs du Tell ; aussi, c’est un axiome vulgaire en Afrique que les habitants du Sahara algérien dépendent absolument des maîtres du Tell. On a fait ici une objection ; on a dit que les populations du Sahara algérien pourraient se passer du Tell, parce que le Maroc ou Tunis leur en donneraient au besoin ; mais voici la réponse :
Le Maroc a aussi son Sahara ; Tunis a aussi son Sahara ; eux aussi ont des populations méridionales qui vivent sur eux et qui, par conséquent, viennent leur demander leur subsistance et mettre Maroc et Tunis dans l’impossibilité d’en donner à d’autres.
Messieurs, cette explication vous fait comprendre pourquoi le jour où Abd-el-Kader a cessé d’occuper la limite frontière du Tell, d’où nous l’avons délogé, il s’est trouvé dans l’impossibilité d’exercer aucune action sur la population du sud. Abd-el-Kader cessant d’occuper ces points, se trouvait sans action sur les populations, parce qu’elles veulent, avant tout, rester en bonne harmonie avec la puissance maîtresse du Tell dont elles dépendent.
Maintenant, ces trois points examinés, qu’il me soit permis de présenter à la chambre cette observation : Du moment où je crois que nous sommes solidement maîtres du terrain que nous occupons en Afrique, que notre occupation est sérieuse ; du moment où je crois qu’à partir du point où nous sommes il y a une limite de nos possessions au-delà de laquelle on ne peut pas aller, et qu’étant maîtres du Tell, nous sommes maîtres du Sahara algérien, je demanderai si, logiquement, raisonnablement, je puis admettre l’amendement de la commission dont l’objet, dont la portée nécessaire est de blâmer notre occupation permanente sur la ligne qui est une des conditions premières de notre force.
Je m’étonne que M. le rapporteur fasse un signe de dénégation. La portée de cet amendement est évidemment de blâmer notre occupation permanente sur la ligne frontière du Tell. Or, c’est là ce que je ne puis admettre.
Du moment où je regarde comme certain, et certes on peut combattre mon opinion à cet égard, ma raison m’indiquant ces trois points comme constants, je ne puis blâmer l’occupation de ces postes si bien situés, et desquels nous dominons le Tell et le Sahara algérien. Ces postes sont situés de telle sorte qu’en y restant nous tenons en respect le Tell et le Sahara ; nous dominons les deux contrées, nous les surveillons, nous rendons toute entreprise impossible, aussi bien placés pour faire la guerre que pour rendre la paix féconde. Car remarquez, et c’est ici peut-être l’observation la plus importante, les postes que nous occupons sur cette ligne frontière du Tell, Teniet-el-Had, Boghar, Tiaret, Saïda, Sebdou, ces postes, par un singulier hasard, ou plutôt par un choix très heureux, certes si c’est un hasard, on a agi bien habilement sans le savoir ; ces postes constituent le rendez-vous commercial et social de toutes les populations du Tell et du Sahara.
En voulez-vous une preuve ? La preuve, c’est qu’à côté de chacun de ces postes se trouve un important marché. Ces populations dépendent l’une de l’autre, les unes viennent chercher les céréales dont elles ont besoin, les autres reçoivent les denrées qu’on leur apporte en échange. Ces populations sont obligées de se déplacer ; vous comprenez que celles qui se déplacent sont celles qui viennent chercher le blé qui leur est nécessaire. Tous les ans, ces populations viennent sur les limites de Tell pour chercher des céréales. Eh bien, ces grands marchés sont situés près de ces postes, que pour mon compte je voudrais permanents, et que la commission ne voudrait voir que passagers et transitoires. Si nous n’avions pas créé ces postes permanents, il faudrait le faire ; à côté des postes de Sebdou on trouve le marché de Elghar où les montagnards de Tlemcen viennent apporter leurs céréales ; à côté de Saïda se trouve le marché de Djaffras, où la tribu des Hachem-Garaba apportent les céréales de la plaine d’Egrès ; à côté de Tiaret se trouve le plus grand marché, où se rendent les Arabes du désert, celui de Loha, et enfin à côté de Boghari, le marché où viennent du nord toutes les tribus du Cheliff et du sud, les tribus du Tittery et des oasis méridionales.
Ces postes sont d’une importance vitale, et en vérité si c’est le hasard qui les a fait adopter comme points d’occupation permanents, en vérité le gouvernement a été bien heureux. Peut-être ne peut-on pas en faire honneur au gouvernement ; mais alors n’est-ce pas qu’il faut en faire honneur à ceux qui, en Afrique, connaissent si bien le pays, et qui sa vent très bien qu’Abd-el-Kader avait de bonnes raisons pour s’établir sur tous ces points qui dominent tout à la fois le Tell et le Sahara. Je dis qu’il m’est impossible d’adopter les conclusions de la commission, lorsque je vois qu’elle conteste l’occupation permanente de ces postes.
Ici je réponds à l’objection la plus plausible qu’a présentée M. le rapporteur de la commission ; il a dit : Mais nous ne blâmons pas du tout l’occupation de ces postes, nous voulons que le gouvernement les conserve ; mais comme il s’agit d’y faire des constructions très importantes, des casernes, des hôpitaux, pourquoi ne pas les faire ailleurs ? Sur 80 000 hommes formant notre armée, il n’y a encore de casernes que pour 14 à 15 mille. Pourquoi ne pas faire des casernes dans d’autres localités voisines du littoral, la dépense sera moindre et le but sera également rempli ?
Je me crois moins Africain que l’honorable rapporteur de la commission qui semble raisonner dans l’hypothèse que nous aurons toujours 90 000 hommes en Afrique. Je pense que si nous les y conservons longtemps, nous perdrions toute influence dans le monde. Il m’est impossible d’admettre que nous ayons éternellement 90 000 hommes en Afrique, je pense, au contraire, que nous arriverons dans un temps donné à occuper l’Afrique non pas avec 12 mille hommes comme faisaient les Turcs, mais peut-être avec 20 000 hommes.
El bien, dans ce cas, ce qui importe, c’est de bien choisir les postes qu’il faudra occuper, où il faudra avoir des casernes et des hôpitaux, et que l’on gardera même dans le cas où nous réduirions l’armée. Or, nous réduirions l’armée à 40 000 hommes que nous ne pourrions pas évacuer Teniet-el-Had, Tiaret, Boghar, et Saïda, surtout. Ce ne sont donc pas des postes-magasins qu’il faut établir là, ce sont des casernes, des hôpitaux où le soldat soit logé et soigné.
Qu’il me soit permis de dire ici que cette question ayant été soulevée dans le sein de la commission du budget, la commission du budget, sans exprimer sur ce point une opinion absolue, décisive, n’a pas voulu entrer dans la voie où la conviait la commission des crédits extraordinaires. Elle a examiné la question très à fond, elle l’a discutée très longtemps ; elle n’a pas voulu exciter le gouvernement à entrer dans telle ou telle voie, elle a voulu lui laisser la responsabilité de ses actes ; elle a cru que c’était déplacer la responsabilité que de venir dire au gouvernement : « Vous ne ferez pas telle ou telle chose, nous allons vous tracer une ligne d’occupation en Afrique ; vous n’irez pas au-delà. » Elle a cru que c’était dépasser les limites non de ses pouvoirs, mais de sa prudence. Elle n’est pas entrée dans cette voie. Et la question s’est trouvée posée nettement ; vous allez voir comment.
Dans le budget, on demande un crédit de 1 500 000 fr. pour les fortifications des villes d’Alger, de Bonne et d’Oran, etc, etc. Il y avait deux ou trois et cetera. La commission du budget a été un peu inquiète des et cetera, et elle a demandé des explications là-dessus. Et en effet, il est résulté des explications que parmi le poste qu’il s’agissait de fortifier, se trouvait Teniet-el Had, Tiaret, Boghar et Saïda.
La commission du budget a toutefois alloué le crédit, sans y faire aucun retranchement. Je sais bien que jusqu’ici vous devez dire que la question n’était pas nettement posée, parce que le chiffre pouvait s’appliquer à des fortifications qui n’auraient pas un caractère permanent.
Je ne suis pas très compétent pour décider quelles sont les fortifications qui doivent être permanentes, mais je me crois capable de comprendre le but que l’on se propose lorsqu’on a demandé un somme de tant pour un hôpital à Boghar, une somme de tant pour une caserne à Teniet-el-Had. D’après les explications de M. le rapporteur, les fortifications n’avaient pas un caractère permanent lorsqu’elles ne consistaient qu’en de simples baraquements ; c’étaient les constructions en maçonnerie qui dénotaient le caractère permanent des établissements. Cependant la commission du budget a alloué le crédit, elle n’a pas voulu dire qu’elle blâmait, elle a voulu encore une fois laisser la responsabilité au gouvernement, et je trouve qu’elle a agi très sagement. Pour mon compte, je trouve que la commission des crédits extraordinaires a été plus hardie que peut-être elle ne le devait.
Sans doute, si la chambre est convaincue que, en effet, il est très mauvais que l’on adopte comme ligne d’occupation permanente la ligne frontière du Tell, que nous avons eu tort de passer de la ligne centrale à la ligne frontière du Tell, que, en effet, ces craintes qu’on a présentées à la chambre sont fondées, que toutes ces terreurs dont on nous a présenté le fantôme ne sont pas chimériques ; si la chambre est convaincue qu’il vaut beaucoup mieux n’établir sur ces points que des postes-magasins et n’établir ni constructions permanentes, ni hôpitaux, ni casernes pour nos soldats, si la chambre a cette conviction, qu’elle adopte la réduction, c’est très bien ; mais pour mon compte, je déclare que je ne m’associerai pas à ce vote, parce que je le crois très dangereux, et que je n’en accepterai pas la responsabilité. (Marques d’approbation. — Aux voix ! aux voix !)
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