27 janvier 1843 — Sur la politique intérieure
[Moniteur, 28 janvier 1843.]
La parole est à M. Gustave de Beaumont contre le projet.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Messieurs, quoique la chambre soit justement et presque exclusivement préoccupée des questions qui touchent à la politique extérieure, j’espère qu’elle me permettra, au début d’une nouvelle législature, et lorsque le sentiment politique exprimé par les élections ne s’est pas encore produit dans cette chambre, j’espère qu’elle me permettra, dis-je, de l’entretenir un instant de notre politique intérieure. J’éprouve les mêmes préoccupations qu’elle. Seulement, je voudrais lui montrer comment, à mes yeux, la question intérieure et la question extérieure se tiennent étroitement, et sont tellement liées l’une à l’autre, que, pour suivre un changement de quelque importance dans les questions du dehors, sans modifier en même temps considérablement la marche suivie au dedans, c’est vouloir l’effet sans la cause, c’est poursuivre la fin sans le moyen. (Approbation à gauche.)
En un mot, à mes yeux, la politique intérieure est l’instrument avec lequel on peut faire une bonne politique extérieure, et si l’instrument est défectueux, l’œuvre ne saurait être que funeste. (Approbation à gauche.) Je voudrais montrer deux choses à la chambre : premièrement, que le ministère du 29 octobre n’ayant pas une existence analogue à l’esprit de nos institutions, est conduit fatalement soit à briser, soit à fausser nos institutions constitutionnelles ; et, en second lieu, je voudrais prouver que cette mauvaise politique au dedans est précisément ce qui rend impossible une bonne politique au dehors.
Et d’abord, à mes yeux, le vice radical, c’est l’existence d’un ministère qui n’est pas suivant nos institutions. À mes yeux, il n’y a pas de ministère, et voici dans quel sens. (Bruits divers.)
Je ne conteste pas qu’il n’y ait, assis sur ces bancs (On rit), un certain nombre de ministres très considérables par le talent, et prêts à assumer toute la responsabilité matérielle du pouvoir. Je ne le conteste pas ; mais je dis qu’à mes yeux il n’y a pas de ministère, parce qu’il n’existe pas selon les conditions régulières et normales du gouvernement constitutionnel et représentatif.
Quel est dans notre gouvernement la condition première pour qu’un ministère soit constitutionnel et parlementaire ? C’est que le ministère ait un système à lui, qu’il ait une marche qui lui soit propre, une politique dont il soit l’expression, et qu’à côté de cette volonté qui lui est personnelle, il ait une véritable responsabilité. Je ne parle pas ici de cette responsabilité matérielle que j’ai mentionnée tout à l’heure, je parle de cette responsabilité logique, rationnelle, morale, politique, équitable, qui fait remonter les conséquences d’un acte vers son véritable auteur.
Eh bien, il m’est impossible, si j’examine les antécédents du ministère du 29 octobre, d’apercevoir dans ses actes les traces d’une pensée qui soit sienne, d’une politique qui lui appartienne, d’une marche qui lui soit propre, et dont il soit ainsi la personnification.
Pour cela je n’ai qu’à jeter un coup d’œil sur ces actes qui déjà s’étendent sur une durée assez longue pour que l’étude en soit facile.
Je ne fais qu’énumérer les actes, je ne viens point reprendre les questions passées pour les discuter longtemps.
Je ne rappelle que pour mémoire la question d’Orient ; or, s’il est un fait avéré, c’est que l’honorable M. Guizot, ministre des affaires étrangères, qui, soit dit sans blesser ses collègues, est bien le ministre le plus politique d’un cabinet qui ne l’est pas, M. Guizot a fait prévaloir dans cette question une politique qui n’était pas la sienne.
Il est certain que l’honorable M. Guizot a, comme ambassadeur en Angleterre, déclaré à l’Angleterre que la France ne céderait pas, et il est venu comme ministre déclarer à l’Europe que la France céderait. Je ne fais qu’énumérer les actes qui suivent.
Les fortifications de Paris, que vous ne vouliez pas, et vous les avez faites ;
Le désarmement de la flotte que vous vouliez, et que vous ne faites pas ;
L’union douanière avec la Belgique ; vous la vouliez, parce que vous vouliez faire quelque chose, et que, dès le premier pas, vous vous êtes laissé interdire ;
L’Espagne d’où vous avez retiré la France, et où la France ne reparaît que par la spontanéité généreuse d’un agent secondaire ;
L’enquête électorale que vous avez déclaré que nous ne ferions pas, et que nous faisons sans votre permission.
Je n’ai pas parlé du droit de visite que j’examinerai tout à l’heure ; du droit de visite que vous vouliez aggraver par un traité signé par vous, et que vous n’avez pas ratifié ; de quelque côté que je tourne mes yeux, je ne vois que des actes que vous ne vouliez pas, et que vous exécutez ; ou des actes que vous voulez, et que vous n’accomplissez pas ; je vous vois partout ou n’ayant pas de volonté, ou ayant une volonté qui n’est pas la vôtre. (Mouvement d’approbation à gauche.)
Je sais bien qu’il y a des personnes qui disent : Après tout, c’est un gouvernement parfaitement constitutionnel, car il obéit à la majorité. Non, ce n’est pas là un gouvernement constitutionnel ; ce qui caractérise un ministère régulier, parlementaire, ce n’est pas de faire tout ce que la majorité lui commande, ou d’omettre ce qu’elle lui défend : c’est de s’abstenir quand il le juge utile ; c’est d’agir quand il le croit nécessaire ; c’est d’avoir toujours l’initiative d’une politique que la majorité approuve. Ce n’est pas de suivre, c’est d’être suivi ; c’est de diriger, c’est de prévoir, de calculer, de vouloir, et, ne pouvant pas faire prévaloir sa volonté, de se retirer. Voilà le gouvernement parlementaire. (À gauche. Très bien !)
Je prie la chambre de considérer quelles conséquences découlent de ce point de départ que je viens de poser. Ces conséquences, je prie la chambre de les suivre avec soin, tant sur la politique intérieure que sur la politique extérieure, à laquelle je vais arriver tout à l’heure. Voici un ministère ; je veux bien ne faire qu’une supposition ; je suppose que le ministère n’est pas en harmonie parfaite avec les sentiments du pays, beaucoup de gens penseront peut-être que ce n’est pas une supposition ; je suppose que le ministère est en contradiction avec la majorité du pays légal et avec la majorité de la chambre : il vit cependant ce ministère, et il faut qu’il vive au milieu de nos institutions ; et quoiqu’en opposition flagrante avec le pays, il est placé perpétuellement en face du pays.
Le ministère est placé sans cesse en face du pays, d’abord par les électeurs, lorsqu’il y a des élections ; après les élections, par la chambre ; dans l’intervalle des sessions, par la presse, ce tribun permanent de l’opinion publique , et par le jury, l’arbitre légal entre la presse et le pouvoir.
Telle est la situation dans laquelle se trouve nécessairement placé un ministère dans un pays où il y a des institutions constitutionnelles ; c’est une situation inévitable. Voici le ministère devant les électeurs. Que fera-t-il ? Il est en présence du pays, qu’il sait lui être contraire, et dont il veut cependant obtenir un vote favorable. Dans une pareille épreuve que fera-t-il ?
Si les électeurs expriment sincèrement leur opinion, il est condamné. Évidemment il n’y a qu’un moyen de salut, c’est d’obtenir que les électeurs ne déclarent pas leur opinion ; et pour cela il n’y a qu’une voie à suivre, c’est de parvenir à substituer les intérêts aux sentiments politiques ; il s’efforcera d’abord de tuer, dans les collèges électoraux, l’esprit politique, et, pour cela, il fera appel à tous les intérêts individuels, à toutes les passions égoïstes, à toutes les cupidités (Murmures au centre) ; et, après s’être adressé à tous ces intérêts individuels, il exploitera les intérêts locaux : il s’efforcera de substituer aux électeurs qui représentent une opinion, une idée, un principe, des électeurs qui représentent des intérêts matériels : un pont, une église, un chemin, une cathédrale, voilà ce qu’il mettra à la place de la vie politique. (Approbation à gauche.)
Dans un entraînement presque irrésistible pour lui, il tendra tous les ressorts de l’administration, il fera servir tous les ressorts puissants de la centralisation administrative au succès électoral ; il dépensera la fortune publique remise entre ses mains au profit de quelques hommes, au profit d’une coterie. (À gauche. Très bien !) Et non content de faire cet emploi funeste des armes qui ont été remises entre ses mains pour la prospérité du pays et le bienfait des populations, après avoir exercé la corruption, il l’érigera en théorie (Exclamations au centre) ; il soutiendra que c’est une chose morale, légitime, honnête, de faire servir au succès électoral tous les instruments du pouvoir. (Nouvelles rumeurs.) Il le soutiendra, parce qu’il y a des hommes qui, après avoir commis une mauvaise action, ont toujours une théorie toute prête pour la justifier. (Vive approbation à gauche.)
Le ministère a comparu devant le pays, il en est sorti une majorité douteuse. (Au centre. Allons donc !) Je croyais faire une concession au ministère et à ses amis en parlant d’une majorité douteuse. (Rires à gauche.) Voulez-vous que je vous exprime ma pensée tout entière ? Sans cette réserve que je croyais convenable, puisque la majorité sortie des élections n’avait pas encore exprimé légalement son opinion, je vous dirai que je crois que cette majorité est contraire au ministère. Je l’ai faite douteuse, parce qu’il m’a paru convenable de ne pas la faire parler à cette assemblée avant qu’elle se fût prononcée elle-même. (À gauche. Très bien !)
Il est donc sorti des élections une majorité douteuse. Que fera le ministère en présence de cette majorité douteuse ? Il a deux choses à faire : il usera, vis-à-vis de l’assemblée, non pas de tous, mais de quelques-uns des procédés employés vis-à-vis des électeurs ; il s’appliquera à restreindre le plus possible les prérogatives du parlement et à étendre le plus possible l’action du pouvoir exécutif ; et, en même temps, il s’efforcera d’agir sur la chambre par les moyens qui sont en son pouvoir.
Quant au premier point, je ne m’étendrai pas. Je ferai seulement appel à vos souvenirs ; je vous demande, Messieurs, si depuis quelque temps il n’y a pas une tendance constante du pouvoir exécutif à envahir sur les attributions du pouvoir parlementaire. S’il fallait ici rappeler les exemples les plus récents, je demanderais si, il y a quelques années, quand une loi était demandée pour régler la discipline du notariat, M. le garde des sceaux eût osé la régler par ordonnance. (Mouvements divers.) Je demanderai si, il y a quelques années, un ministère eût osé, à la veille de la réunion des chambres, se présenter avec une ordonnance organisant un conseil privé. (Interruption et rumeurs.)
Quant à l’action et à l’influence sur la chambre, c’est un sujet délicat sur lequel je ne m’étendrai pas ; je me bornerai simplement à dire que la cour des comptes existe, et qu’il y aura bientôt le conseil privé. (Nouvelle interruption.)
Les chambres ont clos leur session, le ministère se trouve en présence de la presse ; c’est avec la presse que va s’engager la lutte : la lutte sera vive, car le ministère est vivement attaqué par la presse, organe des passions et des légitimes intérêts du pays.
Si le ministère est violent et téméraire, il attaquera la presse par la violence ; s’il est plus habile, il l’attaquera par la ruse. C’est ce qu’il a fait lorsqu’il introduit presque subrepticement dans une loi de procédure un article par lequel la presse départementale a été tuée, après qu’on avait déclaré solennellement à cette tribune qu’il s’agissait d’une question de publicité seule, d’une pure question de procédure ; et aussitôt cet article de procédure a été transformé en un instrument de politique ministérielle. (Approbation aux extrémités. — Dénégations aux centres.)
Mais c’est surtout sur la question du jury que s’engagera la lutte, car le jury, comme je l’ai déjà dit, est l’arbitre entre le pouvoir et la presse. Il essayera d’abord par tous les moyens qui sont en son pouvoir d’échapper au jury ; c’est le moyen le plus habile ; et, non content de la loi de 1835, qui lui donne la faculté, à titre d’attentat, de porter devant la cour des pairs les crimes appartenant au jury, non content des lois qui permettent de déférer, à titre de contraventions, aux tribunaux correctionnels, des délits appartenant au jury, il trouvera moyen, par des interprétations subtiles de jurisprudence, de restreindre le cercle des attributions conférées aux juges du pays. Ainsi il saura inventer cette triste théorie de la complicité morale, si dangereuse en matière criminelle. (Approbation à gauche.) Il trouvera aussi le moyen d’inspirer à ses fonctionnaires le courage d’éluder la juridiction du jury, et de porter leurs plaintes non pas devant le jury qui en est le juge naturel, mais devant les tribunaux civils qu’ils saisiront d’une demande en dommages et intérêts ; et quand il ne pourra pas se soustraire à la justice du jury, alors il s’efforcera de créer un bon jury (Rires à gauche) ; et au lieu de faire ce qui s’était jusqu’alors pratiqué, au lieu de prendre indistinctement parmi tous les hommes honorables de toutes les opinions pour composer le jury, il choisira les hommes d’une seule opinion, et il portera au jury cette atteinte funeste que l’on puisse dire que les jurés pourraient être considérés comme des commissaires choisis. (À gauche. Très bien !) Et ce sera chose bien extraordinaire si le choix étant ainsi fait, aussi habilement et à l’aide de la faculté de récusation de douze sur trente-six, ce sera un grand malheur si, sur les douze jurés de jugement, il ne se trouve pas au moins sept jurés probes et libres qui condamnent toujours. (Vive interruption au centre. — Approbation à gauche.)
Telles sont les conséquences auxquelles est fatalement entraîné un ministère qui reste aux affaires quand le sentiment général du pays le repousse. Il ne peut se soutenir qu’en faussant les ressorts de la constitution.
Tels sont les effets de ce point de départ sur la politique intérieure.
Messieurs, les effets sont encore plus déplorables sur la politique extérieure.
C’est ici surtout, c’est surtout dans la question de la politique extérieure que le fonctionnement sincère et régulier de nos institutions est nécessaire pour qu’il y ait un bon gouvernement ; et vous allez voir que le défaut d’accord des pouvoirs, le défaut d’une harmonie parfaite dans les ressorts de la constitution amènent un grand mal pour le gouvernement et le pays.
Je ne suis pas de ceux qui croient que la politique extérieure est facile pour notre gouvernement ; je crois que nous sommes placés dans des conditions telles que la plus grande sagesse, que la plus grande habileté et la plus grande énergie doivent rencontrer, dans nos rapports avec des puissances qui ne sont pas toutes également amies, dont quelques-unes mêmes sont hostiles, de très grandes difficultés. Et certes, pour vaincre ces difficultés, ce n’est pas trop pour un gouvernement de toute la force que lui donne l’appui qu’il trouve dans le sentiment du pays, dans l’appui de la majorité légale de la nation. Mais, s’il est vrai que même aidé de ce puissant secours, c’est-à-dire assisté de toute la puissance nationale qui lui vient en aide et par les sympathies ; s’il est vrai que, malgré cette immense assistance, le gouvernement est en butte à d’immenses difficultés, et qu’il rencontre des obstacles qu’il ne pourra pas toujours vaincre, que sera-ce si, au milieu de ces entraves et de ces difficultés, au lieu de trouver un appui dans la nation, il n’y trouve qu’une cause de faiblesse ; si, au lieu d’être fortifié par cet appui moral, par cette sympathie continue que prête le pays au ministère qui le représente, il ne trouve que de la défiance, de l’inquiétude, des soupçons légitimes ; si, au lieu de s’appuyer sur cette base si solide, si nécessaire pour lui, de l’assentiment national, il ne trouve à l’intérieur que des répulsions et des causes de faiblesse ? Évidemment il en résultera pour lui des entraves à l’accomplissement de sa tâche.
Messieurs, je ne veux pas examiner ici toutes les questions de la politique extérieure ; je ne citerai qu’un exemple pour appliquer les principes que je viens de poser. Cet exemple sera le droit de visite.
Messieurs, quel est celui d’entre nous qui n’ait la conviction que, dans cette question, le mal, et il y en a eu un grand, a été singulièrement accru par les légitimes défiances du pays envers le ministère ? Et le mal, né d’abord des défiances du pays envers le ministère, n’a-t-il pas été encore augmenté par l’inobservance et par la violation, je dirai presque grossière, des principes élémentaires en matière de gouvernement ?
Un traité a été signé : il a été signé loyalement, sans surprise, sans qu’il y ait eu excès de pouvoir de la part du négociateur, et ce traité n’a pas été ratifié.
Mais, en pareil cas, il faut absolument l’une de ces deux choses : il faut ou que le négociateur soit déclaré coupable d’avoir outrepassé ses pouvoirs, et alors on conçoit parfaitement qu’il n’y ait pas de ratification, ou que le ministre qui reconnaît qu’on n’a pas excédé ses instructions, se retire ; je dis qu’il n’y a pas possibilité d’échapper à l’une ou l’autre de ces conséquences. Je le dis, et je serais heureux si M. le ministre des affaires étrangères pouvait nous citer ici des exemples de cas pareils, qui n’aient pas été suivis de l’une des conséquences que j’indiquais. Je l’en supplie : la question est fort grave ; d’autres la traiteront beaucoup mieux que moi ; mon seul avantage est d’en parler le premier, et c’est à cela sans doute que je dois la bienveillance de la chambre qui m’écoute avec tant d’attention. Mais enfin, j’adresse cette prière à M. le ministre des affaires étrangères, je le prie de citer un cas où un traité loyalement signé, n’étant pas ratifié, il n’y ait pas lieu soit à la disgrâce du négociateur, alors présumé coupable d’avoir excédé ses instructions, ou à celle du ministre sur les instructions duquel le traité a été loyalement conclu. Je dis que je ne crois pas qu’on puisse trouver un seul exemple de cette nature, et il en est une foule dans le sens que j’indique, que je citerais, si je le voulais ; mais je ne veux pas prolonger la discussion sur ce point ; elle sera reprise, je n’en doute pas ; mais je poursuis l’examen des conséquences de ce fait sur la même question du droit de visite.
M. le ministre des affaires étrangères vint, l’année dernière, défendre le traité qui était signé ; il vous disait même que la France était à peu près moralement engagée à son exécution. Je me sers d’expressions bien modérées, quand je dis à peu près. Eh bien, après cette déclaration, il ne l’exécute pas. Je ne comprends pas, je l’avoue, comment M. le ministre des affaires étrangères peut reparaître dignement, convenablement dans cette chambre, après l’accusation qu’il nous a faite ici de manquer à un engagement qu’il n’a pas tenu lui-même. (Très bien ! Très bien !)
D’un autre côté, M. le ministre des affaires étrangères a signé un traité, ou plutôt un traité a été signé sur l’ordre de M. le ministre des affaires étrangères, par son ambassadeur à Londres, et ce traité n’est pas ratifié ! Quelle est la situation, je le demanderai, de M. le ministre des affaires étrangères vis-à-vis du pays envers lequel il s’est engagé solennellement, et envers lequel il ne tient pas la parole qu’il a donnée ? Je le demande, et ne parlant plus du ministre devant la chambre, ne voyant plus que sa situation vis-à-vis du gouvernement anglais, je demande si sa position est tenable vis-à-vis d’un gouvernement auquel il a manqué ?
Je sais parfaitement votre réponse ; la voici : M. le ministre dit et on dit pour lui : Eh, mais les Anglais ne se plaignent pas ; mais les Anglais sont contents, ils ne demandent pas mieux… (Très bien ! — On rit.)
Les Anglais ne se plaignent pas, donc pourquoi vous plaignez-vous ? C’est précisément pour cela que je me plains : je vois bien la cause de leur indulgence ; cette bienveillance énorme, inexplicable, je parviens à la comprendre, et alors elle me devient très suspecte.
C’est un fait énorme, comprenez-le bien, que la non-exécution d’un contrat signé et jugé bon ; encore une fois, je comprends le refus de ratification, lorsqu’il y a des doutes sur la fidélité avec laquelle la négociateur a exécuté son mandat, mais dans ce cas seulement ; la ratification n’est pas une formalité imaginée pour donner à la mauvaise foi les moyens de s’exercer ; sa nécessité n’a pas été établie pour donner aux gouvernements le droit de manquer à leurs engagements ; mais cette pratique a été adoptée, et elle s’exécute parce que, en effet, on comprend très bien que des négociateurs consentent à des transactions qui pourraient conduire un pays plus loin qu’il ne voudrait aller, et alors le négociateur étant désavoué, disgracié, il est possible de ne pas exécuter le traité.
Mais ce sont les seuls cas où la non ratification du traité soit justifiable. Je dis donc que la non-exécution d’un contrat signé et sa non-ratification est un fait énorme vis-à-vis d’une puissance étrangère quand il se produit. Je dis que cette puissance a le droit de se plaindre dans ce cas d’un grave manquement. Or l’Angleterre ne se plaint pas. Alors je me demande pourquoi elle ne se plaint pas, je me demande pourquoi cette bienveillance excessive envers vous ; je me demande comment un de ces faits graves qui amènent toujours des représailles de gouvernement à gouvernement et même de peuple à peuple, ici ne paraît qu’un fait simple et naturel, dont un gouvernement étranger ne fait pas un grief, et après lequel au contraire il se déclare parfaitement satisfait. Messieurs, il y a là un accroissement considérable du mal dont je vous parlais. Ce mal c’est la défiance du pays contre le cabinet, et il y aurait là de quoi la faire naître si elle n’existait pas.
Mais ceci a bien d’autres suites pour la situation dans laquelle nous nous trouvons. Il s’agit en ce moment, et c’est un point dont je ne dirai qu’un mot, il s’agit de l’exécution des traités de 1831, et 1833, et je n’ai parlé du traité de 1841 et de sa non-ratification que pour montrer l’influence des faits antérieurs sur la question actuelle.
Je crois que c’est le sentiment intime de la grande majorité du pays, et je crois pouvoir dire de la grande majorité de cette chambre, que les conventions de 1831 et 1833 renferment des conditions qu’il est désirable de voir disparaître de notre droit public ; je crois que c’est le sentiment intime, et le désir sincère de la majorité également, que le plus tôt possible ces conventions soient modifiées et remplacées par d’autres.
Eh bien, dans cette situation, quelle est celle du cabinet ? Comment le ministère du 29 octobre pourra-t-il aujourd’hui demander à l’Angleterre une modification des traités de 1831 et 1833 ? Comment pourra-t-il demander de restreindre ou de changer des conventions que lui-même a voulu accroître, aggraver ? En vérité, je ne me l’explique pas. Comment pourra-t-il seulement introduire une pareille question, surtout lorsqu’on sait, et personne ne peut l’ignorer, que son moyen naturel de se dégager vis-à-vis de l’Angleterre a été de resserrer plus étroitement ses liens à l’égard des traités de 1831 et 1833 ? Oui, ç’a été là le contrat exprès ou sous-entendu ; le traité de 1811 a été rompu, à la condition que les traités de 1831 et 1833 nous enchaîneraient plus que jamais. Eh bien, je demande, dans cette situation, quelle sera l’autorité du ministère du 29 octobre, et notamment de M. le ministre des affaires étrangères, pour négocier la modification que le pays, que la chambre croient nécessaire ?
Permettez-moi de le dire ici, et je ne fais que déclarer mon opinion sans la discuter plus longtemps, j’ai déjà trop abusé de la bonté de la chambre, il me semble que la chambre a une mission naturellement indiquée, c’est d’exprimer franchement son opinion ; elle se le doit à elle-même et au pays. Il y a, Messieurs, quelque chose d’inconciliable dans ces deux faits, c’est-à-dire la volonté de modifier les traités de 1831 et 1833, et le maintien du ministère. Il m’est impossible de comprendre l’accord de ces deux choses. J’en parle, Messieurs, d’une manière tout à fait désintéressée ; je n’appartiens pas au parti de ceux que l’on peut signaler comme héritiers présomptifs du ministère. Ce que je dis ici, je l’exprime dans le sentiment profond des intérêts de mon pays et de la dignité de la chambre.
Je dis que lorsque le ministère s’est placé dans cette situation de vouloir aggraver des traités que la chambre voudrait voir modifier, et pour la modification desquels elle voudrait voir des négociations entamées ; eh bien, je dis qu’il y aurait quelque chose de puéril, de frivole, d’indigne de la chambre de vouloir ces deux choses en même temps, c’est-à-dire une modification des traités de 1831 et 1833, et le maintien du ministère.
Je supplie la chambre, à l’origine même de ce débat, je la supplie de s’efforcer d’écarter ces équivoques déplorables, qui ôtent au débat toute sa sincérité, je dirai même toute sa dignité. La France, Messieurs, est un pays intelligent et sensé ; or, quelles que soient les expressions que vous mettiez dans votre adresse au sujet du droit de visite ; quel que soit le blâme que vous infligiez à l’opinion du ministère, qui déclare qu’il n’y a rien à faire, le pays ne considérera cette déclaration comme sérieuse, que si elle a pour résultat la chute du ministère. Toute discussion non suivie d’effet, n’aura point de sens pour le pays ; permettez-moi d’ajouter, qu’à mes yeux, c’est une mauvaise politique d’enjoindre à un ministère une politique qu’il ne veut pas, de soutenir un ministère qui ne fait pas ce que l’on voudrait qu’il fît, et de vouloir lui prescrire une marche à laquelle il est contraire. Messieurs, on dit avec raison, peut-être, qu’il est mauvais de faire de la diplomatie à la tribune, et je serais tenté d’être de cet avis ; mais remarquez-le bien, si la chambre fait de la diplomatie à la tribune, à qui la faute ? Le ministère va consommer des actes funestes : la chambre intervient pour l’arrêter. Le ministère, à l’occasion des traités de 1831 et de 1833, montre l’intention de resserrer des liens que la chambre voudrait voir se relâcher : la chambre éprouve des craintes qu’elle est obligée d’exprimer.
C’est là, j’en conviens, une chose fâcheuse ; oui, la diplomatie est mauvaise à la tribune ; c’est là mon sentiment. Mais que serait-il arrivé du traité de 1841, si la chambre n’eût pas fait de la diplomatie à la tribune ? Il aurait été ratifié. On voit que cette mauvaise politique devient inévitable, précisément parce que l’on est sorti des voies constitutionnelles, et que la chambre a été amenée à cette extrémité.
Maintenant, en résumé, je dirai à ceux qui sont surtout touchés des objets qui concernent la politique extérieure, je leur dirai que la politique intérieure est le seul moyen d’avoir une meilleure politique extérieure.
J’entends dire souvent : Et qu’importent, après tout, les manœuvres électorales, les quelques peccadilles qui se commettent dans les élections, qu’importent les enquêtes électorales, et la réforme électorale, et la réforme parlementaire, et les incompatibilités, et toutes les questions de presse et de jury ? Ce sont des questions secondaires, ce sont de petites questions.
Ces questions, je le déclare, pour moi sont graves ; je crois que tout ce qui intéresse et touche les institutions d’un pays libre est considérable. Je crois qu’un peuple n’est jamais plus jaloux de son indépendance et de sa dignité au dehors, que lorsqu’il sait préserver sa liberté et ses institutions au dedans. (Très bien !)
Je regarde ces questions comme grandes en elles-mêmes ; mais alors même qu’elles seraient petites, je vous dirais que c’est avec ces petites questions que vous pourrez faire de grandes choses, et que vous arriveriez au grand but que vous poursuivez. C’est en combattant les manœuvres électorales que vous obtiendrez l’expression fidèle et sincère de la majorité du pays ; c’est ainsi que vous arriverez à rendre inutile l’emploi déplorable des moyens de corruption qui déshonorent et affaiblissent l’administration.
C’est en combattant les manœuvres électorales par une enquête sévère, comme celle que fait la chambre, que vous parviendrez à apporter la moralité dans le pays, et à empêcher les progrès de la corruption privée, qui s’accroît en proportion de la corruption publique. C’est en combattant ces manœuvres qui vous touchent peu, que vous arriverez à un but qui vous touche beaucoup, et que vous formerez cette majorité dans le pays, sans laquelle vous êtes impuissants à rien faire ; c’est en faisant prévaloir quelques principes de réforme électorale sagement conçus que vous parviendrez à centraliser davantage l’élection et à l’arracher aux influences locales qui la dénaturent ; c’est en apportant dans cette chambre aussi quelques réformes, que vous échapperez à l’action dangereuse que le gouvernement peut exercer sur vous ; c’est avec de sages réformes touchant la presse et le jury, c’est surtout en protégeant l’institution du jury, sa formation sincère et sa juridiction, que vous maintiendrez forts et puissants les organes permanents et accidentels de l’opinion publique. En un mot, la politique intérieure sera l’instrument avec lequel vous obtiendrez le grand but auquel vous visez.
Messieurs, il y a quelques années une grande lutte s’est engagée entre ceux qui voulaient la réalité de nos institutions, entre ceux qui prétendaient que nous avions cette réalité du gouvernement représentatif, et ceux qui soutenaient que nous ne l’avions pas. Est-il vrai, comme le prétendent quelques personnes, que cette lutte ait fait son temps ? Je ne le pense pas ; je crois que la lutte sera d’autant plus vive que le mal est devenu plus grand ; je crois que la lutte sera plus générale, parce qu’à mes yeux jamais le principe parlementaire n’a été plus menacé qu’aujourd’hui, et parce que jamais la politique du gouvernement n’a été plus abaissante pour la France.
Je ne puis croire qu’en effet un combat moins vif sur ce point soit livré, lorsque je vois dans quelle situation on veut placer la France, à laquelle on déclare que jamais sur cette question, qui nous touche si vivement, qui touche si profondément le pays, qui atteint à ses intérêts les plus chers, qui nous passionne tous également, on nous déclare que toute entreprise ne peut aboutir qu’à une faiblesse ou à une folie. Je ne puis croire que la lutte soit moins vive, lorsque nous sommes peut-être destinés à entendre bientôt professer devant nous la théorie complète de l’abaissement continu, et que de même qu’on a érigé en doctrine la corruption politique à l’intérieur, on viendra aussi ériger en doctrine l’abaissement à l’étranger ; lorsque enfin on viendra ici peut-être pour la première fois réhabiliter la mémoire de Walpole et son système.
Messieurs, permettez-moi de le dire avec un sentiment profond de douleur, je crois que chez nous le gouvernement représentatif s’en va. Oui, c’est avec un sentiment pénible que je le dis, nous sommes loin du temps, et nous nous en éloignons tous les jours davantage, où un ministre se retirait des affaires, parce qu’un traité signé par lui n’était pas ratifié ; nous sommes loin du temps où un ministère tout entier se déclarait dissous, parce qu’une simple loi de finances l’entravait, et qu’il n’avait pas sur ce point de majorité dans la chambre ; nous sommes loin de tous les principes que l’on rencontre dans tous les gouvernements constitutionnels.
Cependant, je le déclare, plus je considère l’état de mon pays, les conditions qui nous sont faites par les partis au dedans, par les gouvernements au dehors, plus je suis convaincu que, hors de l’application sincère de nos institutions constitutionnelles, et hors de l’intervention légitime et large du pouvoir parlementaire dans les affaires publiques, il n’y a pour mon pays ni garantie au dehors ni paix au dedans ; il n’y a pour le pouvoir que des conflits perpétuels, et pour le pays peut-être des révolutions.
À gauche. Très bien ! C’est cela !
(L’orateur reçoit en retournant à son banc les félicitations de ses collègues de la gauche.)
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