23 avril 1844 — Sur le régime des prisons
[Moniteur, 24 avril 1844.]
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je remercie la chambre de vouloir bien me permettre de lui exposer complètement les réponses qui me semblent pouvoir être faites aux arguments que vient de présenter avec tant de talent l’honorable M. Carnot contre le projet dont il est l’adversaire, et dont, pour mon compte, je suis le sincère partisan.
Je ne veux pas revenir sur la démonstration d’un certain nombre de points qui, malgré les efforts tentés hier et renouvelés aujourd’hui, me paraissent désormais acquis dans la discussion. Ainsi, chacun de nous a pu faire, dans son cabinet, l’examen attentif des documents statistiques qui peuvent prouver que les crimes augmentent ou diminuent depuis un certain nombre d’années, et qu’il y a accroissement ou diminution du nombre des récidives. Je crois, comme M. de Murnay, qu’il est très difficile d’établir à cet égard un débat à la tribune, où chacun peut contester les chiffres invoqués par son adversaire. Pour mon compte, il est résulté de l’examen auquel je me suis livré, cette conviction, que depuis un certain nombre d’années, depuis l’époque où M. le garde des sceaux a fait le relevé des crimes et des délits commis en France, les crimes et les délits du droit commun ont toujours été en progressant.
J’ai pu acquérir cette autre conviction que depuis la même époque, c’est-à-dire depuis qu’il y a une statistique officielle, les récidives ont également suivi une progression constante ; et je suis convaincu que ceux qui se livreront au même travail arriveront à la même conclusion, pourvu qu’ils fassent leurs calculs non pas sur telle ou telle année, mais sur toutes les années, et en prenant une moyenne résultante du chiffre total. (C’est vrai.)
Maintenant, il me tarde de renfermer le débat général dans le cercle duquel il me semble utile de ne pas le laisser sortir. La loi sur le régime des prisons soulève une foule de questions considérables qui pourraient ouvrir un champ sans limite à la discussion ; chacune de ces questions se présente en son lieu, dans le cours de la discussion des articles. Ainsi je ne veux pas examiner ici la question de la suppression des bagnes, la question de savoir si, dans le cas où le principe cellulaire serait adopté, il y aurait lieu de le limiter à dix ou douze ans.
Je n’examine pas si le principe de l’emprisonnement cellulaire étant admis, on lui fera subir dans l’application une certaine réduction, et quelle sera l’échelle de réduction. Je ne veux pas examiner si dans l’intérêt de la loi, de cette loi si grave, on a stipulé toutes les garanties d’exécution nécessaires pour qu’on soit assuré que cette loi recevra une exécution bonne et loyale. Ce sont là des questions qui se présenteront au fur et à mesure dans le cours de la discussion : quant à présent, je voudrais renfermer le débat général sur le point où il paraît important de le porter, de le fixer, c’est-à-dire sur le fond même de la loi, sur ce qui en est l’âme, sur le principe fondamental de l’emprisonnement individuel appliqué aux courtes ou aux longues détentions.
Ce principe doit-il être admis ou doit-il être repoussé ? Voilà la question générale qui domine toutes les autres, à laquelle viennent se rattacher ensuite beaucoup de questions accessoires dont je reconnais d’ailleurs toute la gravité. (Très bien !)
Je suis convaincu, pour mon compte, que ce principe de l’emprisonnement individuel appliqué aux courtes et aux longues détentions, est bon ; je l’adopte sans enthousiasme, car il soulève des difficultés que je vois (il y en a toujours contre les meilleures choses), et je l’adopte aussi sans prévention.
Depuis très longtemps je me suis occupé de cette question, et s’il y a dix ans j’avais été obligé de faire un choix entre l’emprisonnement individuel de jour et de nuit, et la séparation cellulaire de nuit avec le travail en commun pendant le jour, je déclare qu’à cette époque j’aurais été assez incertain ; alors qu’il n’y avait pas d’expériences suffisantes pour m’éclairer, peut-être aurais-je penché pour l’isolement de nuit avec le travail en commun pendant le jour. Je puis le dire, car mon honorable ami M. de Tocqueville et moi nous avons publie un ouvrage où cette opinion a été consignée.
Ce que je demande donc aujourd’hui, c’est que la question soit examinée sans prévention et avec une complète impartialité ; c’est le procédé que j’ai employé moi-même pour m’éclairer. Qu’il me soit donc permis d’écarter d’abord les préventions que l’on a cherché depuis quelques temps à soulever dans l’esprit de la chambre et du pays, en déclarant qu’il y avait dans l’esprit public une réaction contre le système de la séparation cellulaire, et qu’en somme les plus graves autorités existaient contre le système du projet de loi.
Que la chambre me permette de lui mettre sous les yeux les noms des hommes qui, par des travaux importants comme publicistes, ou à quelque autre titre, sont considérés comme ayant en cette matière une certaine autorité. Je citerai ces noms sans commentaires.
Et d’abord je rencontre, je l’avoue, contre le système du projet de loi, trois noms fort honorables, et en première ligne l’honorable M. de la Rochefoucauld, qui a publié des ouvrages fort distingués sur la matière ; et assurément, lorsque tout à l’heure M. de la Rochefoucauld montrait quelque irritation des attaques dont il a été l’objet, il aurait dû penser que jamais ces attaques n’ont pu être dirigées contre un caractère aussi pur, aussi honorable que le sien, mais qu’elles ne s’adressaient qu’à une doctrine dont il s’est établi l’habile et le constant défenseur.
Je trouve après lui M. Charles Lucas, qui a fait sur cette matière des écrits fort remarquables ; et enfin un publiciste assurément très distingué, M. Léon Faucher : c’est beaucoup sans doute, mais je crois que c’est tout.
Voici maintenant les autorités pour :
Le premier que je rencontre parmi les publicistes, c’est l’honorable M. Bérenger, membre de la chambre des pairs, membre de l’Institut, président de la société de patronage des jeunes détenus qui, autrefois, était contraire au principe du projet de loi et qui, éclairé par l’expérience, en est aujourd’hui le partisan le plus zélé.
Je trouve ensuite M. Moreau Christophe, inspecteur général des prisons de la Seine, qui a publié sur la matière des écrits dont je n’ai pas besoin de faire l’éloge à la chambre qui les connaît.
Parmi les magistrats, je vois M. de Metz, ancien conseiller à la cour royale de Paris, qui a publié un ouvrage remarquable sur la question ; M. de Metz qui a été envoyé par le gouvernement en mission aux États-Unis et qui, après avoir publié de bonnes théories, a fait de la pratique à Mettray dont il est le directeur ; et qui, tout en exécutant dans sa colonie agricole un système de régime commun préférable pour les enfants, n’en continue pas moins à se montrer le zélé et constant défenseur de la séparation cellulaire appliquée aux adultes, en faveur de laquelle il vient de publier un nouvel écrit.
À côté de M. de Metz il est impossible de ne pas mentionner son collaborateur et ami, M. de Bretiguières, qui a publié aussi un ouvrage très remarquable sur la réforme des prisons.
Il m’est impossible enfin de ne pas mentionner parmi les magistrats M. Aylies, notre collègue, et M. Victor Fouché, avocat, qui tous deux ont publié sur le même sujet des ouvrages que la chambre connaît certainement.
Chercherais-je des autorités dans les sciences morales ? Je mentionnerai M. Benoiston de Châteauneuf, membre de l’Institut. L’Académie des sciences morales avait posé cette question : Quel est le meilleur système pénitentiaire qu’on peut établir ? La question a été mise au concours et l’Académie a couronné le mémoire de M. Alauzet qui concluait en faveur du principe adopté par le projet de loi.
Dans les sciences médicales je rencontre une autorité imposante, celle du docteur Lélut, membre de l’Institut, qui vient de faire à l’Académie des sciences morales et politiques un rapport dans lequel il conclut, de la manière la plus positive, en faveur du régime de l’emprisonnement individuel. La chambre sait que, sur cette question, le projet de loi a en sa faveur l’autorité de l’Académie de médecine elle-même.
Si je cherche parmi les administrateurs, je trouve cinquante-cinq conseils généraux, la majorité des inspecteurs des prisons du royaume, deux commissions de la chambre des députés et de celle des pairs, sans compter l’opinion de plusieurs ministres. (On rit.)
À l’étranger, les autorités sont au moins aussi graves. Aux États-Unis, l’un des écrivains les plus distingués, l’auteur de l’Encyclopédie américaine, le docteur Lieber, est partisan déclaré du système de l’emprisonnement individuel ; en Angleterre, M. Craword, inspecteur général des prisons, celui que le gouverneur anglais avait envoyé aux États-Unis pour explorer les prisons américaines, n’a jamais cessé de soutenir le principe de la séparation cellulaire, et c’est sur l’autorité de sa grande expérience et de ses lumières que le gouvernement anglais a institué des prisons fondées sur ce système, dans lesquelles on peut passer jusqu’à dix-huit mois de séparation individuelle.
En Prusse, c’est le docteur Julius, aussi envoyé en Amérique pour l’étude des prisons ; et ici, qu’il me soit permis de faire une petite querelle à mon honorable collègue M. de Sade. Je crois qu’il a parlé avec un peu de légèreté du docteur prussien.
Le docteur Julius est un des professeurs les plus graves et les plus distingués de la Prusse. Il a été spécialement choisi pour aller aux États-Unis explorer les prisons d’Amérique, et son témoignage, qui a été publié solennellement, a été discuté dans toute l’Europe.
Je ferai une autre querelle à mon honorable collègue M. de Sade. S’il traite trop à l’aise M. le docteur Julius, en parlant de lui comme d’un certain docteur inconnu, il a montré, je crois, beaucoup trop de considération pour un certain M. Dickens, sur le témoignage duquel il s’est appuyé. Or, ce M. Dickens est auteur de quelques romans. Dans ses Impressions de voyage, enregistrées dans le magasin historique, il parle du pénitencier de Philadelphie, à l’occasion duquel il raconte des anecdotes plus ou moins piquantes. Un de ses livres est intitulé Old curiosity shop (la boutique de bric-à-brac).
Voilà le voyageur qui a recueilli sans examen tout ce qu’il rapporte comme lui ayant été raconté par le gouverneur du pénitencier de Philadelphie. M. de Sade regrettera sans doute d’avoir fait trop d’honneur à M. Dickens.
Maintenant je n’ai plus qu’un nom à citer parmi les autorités, c’est celui du prince Oscar qui a fait un ouvrage remarquable sur le système pénitentiaire, dans lequel il adopte complètement le régime de l’emprisonnement individuel.
Il est permis de penser que le prince Oscar, devenu roi de Suède, exercera quelque influence dans le choix du système à établir dans ses États. (On rit.)
Voilà les autorités ; mais ici je rencontre une objection de l’honorable M. de Sade.
L’honorable M. de Sade a dit : Comment se fait-il que le système d’emprisonnement isolé de jour et de nuit, le système pennsylvanien ait si peu de partisans en Amérique, où il est né ? Comment se fait-il que tous les États de l’Union, qui ont réformé leurs peines, aient adopté, en Amérique, le système d’Auburn ?
Eh, mon Dieu, Messieurs, la réponse à ceci est bien simple : D’abord il n’est pas exact de dire qu’il n’ait eu aucune imitation. Outre les pénitenciers de Cherryhill, il y a aux États-Unis celui de Pittsburg, celui de Tunton dans le New-Jersey, et le pénitencier de Montréal dans le Canada, qui sont fondés sur le système de la séparation cellulaire.
Toutefois je reconnais que le fait en lui-même a une partie du caractère que l’honorable M. de Sade lui attribue ; mais voici la réponse : La réforme des prisons, aux États-Unis, a commencé par le système d’Auburn.
Or, c’était déjà un très grand progrès que le système d’Auburn, qui admet l’isolement de nuit, car il fait déjà cesser de grands désordres. En 1829, trois ans après, est venue la réforme pennsylvanienne et, il faut le dire, cette réforme débuta de la manière la plus malheureuse, car je ne crois pas qu’il soit possible d’imaginer une prison construite sur un plan plus dispendieux que la prison de Philadelphie. Il y avait de quoi décourager tous les partisans du système de la séparation cellulaire. Les autres États de l’Union ont eu à choisir entre un système dont la construction était à bon marché et un autre système dont l’établissement était ruineux.
Il faut le dire, les bases du problème étant ainsi posées, la solution n’était guère douteuse pour des États qui, vous le savez, font entrer pour beaucoup, et avec raison, dans une certaine mesure, pour beaucoup dans leurs calculs les appréciations financières. C’est ainsi qu’ils ont été conduits à une conséquence funeste par un calcul assez sage en lui-même, mais fondé sur un accident ; car il est certain aujourd’hui que la dépense normale d’une prison cellulaire n’a aucune espèce d’analogie avec la dépense première de la prison de Philadelphie.
Maintenant je consens à mettre de côté les autorités pour, et nous en avons beaucoup, et les autorités contre ; ne consultons que le raisonnement et les faits.
Quel est en définitive le point de départ ? Le point de départ, c’est l’affreuse corruption des prisons à laquelle on veut mettre un terme. Quelle est la source de celte corruption ? C’est précisément la facilité qu’ont les détenus de communiquer ensemble. Il est reconnu par tout le monde que des hommes profondément pervers ne peuvent avoir entre eux aucun rapport qui ne soit funeste et contagieux, qui ne soit la source d’une dépravation mutuelle. Tout le monde recon naît qu’il est bon de les séparer la nuit. Les séparer la nuit ! c’est déjà un grand bien, tout le monde, ou moins la majorité, le reconnaît ; presque tout le monde admet le système d’Auburn, et reconnaît la nécessité de les enfermer la nuit dans des cellules particulières. Mais à quoi sert de les séparer la nuit s’ils communiquent pendant le jour ? Il faut donc aussi pour le jour une séparation ; quelle sera-t-elle ? Ce sera, dites vous, une séparation morale. Vous dites, avec les partisans du système d’Auburn : Nous leurs prescrirons la loi du silence ; je vous réponds : C’est impossible ; vous ne ferez pas taire cinq ou six cents criminels placés côte à côte ; vous aurez beau infliger des châtiments, vous pouvez être parfaitement certains qu’il s’établira une communication morale ou plutôt immorale entre tous ces hommes si profondément sympathiques les uns aux autres, et la conséquence, c’est la corruption que vous voulu éviter. Je dis que vous êtes conduits nécessairement à établir la séparation individuelle de jour et de nuit.
Maintenant je me borne à soumettre à la chambre ces deux arguments. Je ne suis pas de ceux qui se livrent à des illusions plus honorables que fondées, rêvent une espèce d’Eldorado social, où il n’y aura plus de crimes, où du moins tous les criminels se réformeront, où par conséquent tout le monde sera ramené à la vertu ; je conçois le but bien désirable, mais je crains qu’il ne soit chimérique. Ainsi, sous ce rapport, je ne veux pas attribuer au régime de la séparation individuelle même de jour et de nuit des résultats que, probablement, elle n’obtiendra jamais ; mais prenant les faits tels qu’ils sont, et ramenant la question à ce qu’elle est, ou ce qu’elle peut être, la séparation individuelle des prisonniers de jour et de nuit aura ces deux résultats certains, et qui à mes yeux sont très considérables : vous n’êtes pas sûrs de rendre le prisonnier meilleur, mais vous êtes certains qu’il ne deviendra pas pire. Ce n’est pas un petit résultat.
Sans doute si vous rêvez une régénération morale complète, vous serez déçu, je le reconnais. Mais si vous visez à ce qui peut être raisonnablement atteint, vous faites une chose sage, et vous toucherez le but. Sans doute les prisonniers que vous aurez séparés les uns des autres, pourront garder la corruption qui leur appartient ; mais vous les préservez de toutes ces corruptions voisines d’eux, qui aujourd’hui les touchent, les menacent sans cesse, et finissent toujours par les atteindre.
Il y aura encore une autre conséquence considérable que l’on ne saurait contester ; c’est la certitude que les détenus, en sortant de prison, ne se reconnaîtront pas, puisqu’ils ne se seront pas connus en prison. Ces liens funestes qui les unissent aujourd’hui, seront brisés. Je dis que c’est là un résultat immense. Je ne le développe pas, je le constate ; vous ne pouvez pas le nier.
Il se passe en ce moment dans notre société une chose étrange. Nous avons des lois qui interdisent les associations entre honnêtes gens, ou qui du moins ne permettent pas qu’elles s’établissent sans l’autorisation de la police, eh bien, en même temps que ces lois sont pratiquées, nous avons une autre loi qui constitue des associations permanentes entre malfaiteurs qui sont obligés de vivre ensemble, et qui, une fois sortis de prison, se retrouveront et ne pourront plus échapper l’un à l’autre.
L’homme qui a été dans une prison y est fatalement ramené, sinon par ses instincts de crime, du moins par les liens qu’il a contractés en prison avec le crime. (Très bien !)
Je ne veux pas exagérer le système et les bienfaits de la loi ; mais voilà deux résultats que vous ne pouvez pas combattre.
Quand j’arrive aux objections, il en est une première qui me frappe avant toutes les autres. On se récrie beaucoup contre le régime que nous voulons établir ; mais ce régime n’est autre que celui auquel aspire l’homme qui, dans une prison, veut se séparer des autres détenus, c’est-à-dire celui qui a la faculté de se mettre à la pistole, celui qui a les moyens de payer dans la prison un compartiment particulier.
Eh bien, lorsque j’examine ce système, voilà un premier fait qui me frappe, c’est que cette cruauté, ce supplice auquel nous voulons condamner les prisonniers, est précisément ce à quoi tous les prisonniers aspirent, quand ils en ont les facultés pécuniaires ; c’est le moyen matériel qu’ils veulent adopter eux mêmes pour se préserver de la contagion. (Très bien ! très bien !)
Ne croyez pas, Messieurs, que je veuille négliger les autres arguments qui se sont produits. Puisque la chambre veut bien me prêter encore quelques instants de bienveillante attention, oui, je suivrai pas à pas l’honorable orateur qui m’a précédé à cette tribune, et je ne négligerai aucune des réponses que l’on peut faire à son habile discussion.
Que vous dit-on ? On vous dit : Vous voulez adopter pour système pénitentiaire un système fondé sur l’isolement absolu ; mais vous ne remarquez donc pas que la sociabilité est une loi essentielle de la nature, et cette loi de sociabilité, vous allez la violer en séparant ces hommes, qui désormais n’auront plus entre eux aucune communication !
En vérité, je suis surpris de voir comment on entend la sociabilité dans cette enceinte. Quoi ! pour réformer des criminels, ou pour les préparer à rentrer dans la société, vous regardez comme un élément de sociabilité bien précieux leur société mutuelle ?
Mais je me hâte d’ajouter ce que l’honorable M. de Sade a reconnu avec sa loyauté ordinaire, qu’il n’entre pas le moins du monde dans la pensée du projet de loi d’établir l’isolement absolu. L’isolement absolu n’a existé qu’une seule fois dans une maison connue ; c’est à Pittsburg. Et que l’honorable M. Carnot me permette de lui dire qu’il n’a pas rappelé très exactement les paroles de M. de Tocqueville, les miennes, quand nous exprimions les mêmes jugements que lui sur l’isolement absolu, lorsque nous disions que le régime de l’isolement absolu était funeste à l’homme, qu’il était au-dessus des forces de l’homme, qu’il ne pouvait pas réformer, qu’il tuait.
Ce que nous avons dit, nous le disons encore, et quand nous le disions alors, nous le disions du régime de Pittsburg, régime abandonné, même en Pennsylvanie, depuis quinze ans, régime qui consistait dans l’isolement absolu, et non pas, comme nous le proposons, dans la séparation des méchants entre eux, et dans la communication de ces mêmes hommes avec la partie honnête de la société.
Nous voulons la séparation des méchants entre eux, parce que la communication entre eux ne peut être que funeste ; mais nous admettons que dans cet isolement ils trouvent tous les adoucissements compatibles avec l’humanité et avec la condition que la société leur a faite. Nous voulons que dans cet isolement, qui n’est pas absolu, car ils travaillent, et pour l’homme le travail est un bienfait, c’est une compagnie, nous voulons que dans cet isolement ils travaillent ; nous voulons rendre l’accès de la prison facile à tous ceux dont la conversation peut les moraliser et apporter des impressions honnêtes, au lieu des impressions dépravées et vicieuses que les criminels réunis se communiquent nécessairement. (Très bien !)
Avons-nous omis quelques-unes de ces communications morales, honnêtes, qui doivent être permises aux détenus, lorsque nous avons indiqué, dans le projet même, que ces communications devaient exister entre lui et le directeur ou ses agents, l’aumônier, l’instituteur, les agents des travaux, les membres des sociétés charitables et des commissions de surveillance, et tous ceux qui pourront être admis convenablement dans les prisons ; l’avons-nous négligé ? Si nous avons commis quelques négligences, dites-le, nous les réparerons.
M. de Sade a adressé ainsi que M. Carnot, au projet de loi, le reproche le plus grave, à mon sens, qui puisse lui être opposé.
Ils dirent : Mais vous voulez établir au profit du prisonnier des communications honnêtes qui leur sont nécessaires ; mais comment ferez-vous ? Ces communications seront impossibles en fait, car on a voulu les établir à Philadelphie, et on n’a pas pu.
D’abord je dirai qu’à Philadelphie on n’a jamais voulu sérieusement établir cette communication, parce que le pénitencier de Philadelphie se ressent toujours de son origine : la pensée d’isolement est là une pensée religieuse ; elle y a été réalisée par des quakers, par des hommes qui ont eu avant tout l’idée de mettre le criminel en présence de lui-même, de son crime et de Dieu, de l’isoler de son semblable, et de faire de sa prison une espèce de tombeau. On est revenu sur la dureté de ce système ; mais la pensée première y dominait tellement que, quand même voulût-on pratiquer ce système autrement, on ne le pourrait pas à cause de la construction matérielle de la prison ; car une des conditions de l’adoucissement du sort des prisonniers, ce sont des promenades au dehors, l’exercice matériel ; à Philadelphie, on ne le peut pas, car les cours, les préaux, ne s’y prêtent point.
Voilà la première réponse que j’ai à faire.
Maintenant, sur ce point, qu’il me soit permis de présenter à la chambre une considéralion.
Lorsqu’à la Hoquette on a établi le système cellulaire, je sais par quelles épreuves a passé ce système, étant membre de la commission de surveillance présidée par M. le préfet de police. Trois difficultés se sont présentées ; on nous a dit : Vous voulez établir le système cellulaire ; vous ne le pouvez qu’avec des adoucissements que vous reconnaissez nécessaires, et ces adoucissements, vous ne pourrez pas les créer ; il vous sera impossible d’établir le travail au profit des prisonniers dans leurs cellules ; vous ne rencontrerez pas suffisamment d’entrepreneurs qui se donnent le soin de transporter dans les prisons tout un atelier ; c’est un très grand embarras dont on ne sortira pas ; on nous a affirmé cela de la manière la plus positive. Nous n’avons pas été découragés, nous avons persisté à organiser ainsi le travail.
On a commencé par encelluler la moitié des prisonniers ; ils ont travaillé beaucoup mieux que ceux qui continuaient de travailler en commun.
Les entrepreneurs des travaux ont été les premiers à demander qu’on assujettît les autres détenus à l’isolement, parce que l’enfant travaille mieux seul dans sa cellule que quand il est distrait dans son travail par ses compagnons de captivité.
Cette première expérience a réalisé nos espérances.
On nous a dit : Vous voulez faire promener les enfants dans le préau une fois par jour ; vous ne pourrez jamais.
On nous disait d’un ton triomphant : Comment les ferez-vous promener ? Si c’est en commun, s’ils se trouvent dans le préau plusieurs à la fois, vous perdez tout le fruit du système d’isolement, les enfants pourront se connaître, entrer en communication les uns avec les autres. C’est une utopie.
Ce n’était point impossible du tout. Nous avons établi un système d’après lequel les cours sont divisés en un certain nombre de compartiments suffisamment spacieux. Les enfants y sont envoyés les uns après les autres une demi heure par jour ; c’est peu sans doute, mais on arrivera à leur accorder une heure de promenade, comme cela se fait à Pentonville. L’obstacle, comme vous le voyez, n’était point insurmontable, et c’était cependant une des plus fortes objections.
On nous a encore fait l’objection qui a été soulevée par un des honorables préopinants. On nous a opposé la difficulté de la célébration du culte catholique dans les prisons assujetties à ce régime. L’amélioration morale des prisonniers est nécessairement basée sur l’instruction religieuse ; comment, a-t-on dit, pourra-t-on célébrer les cérémonie du culte en présence d’un grand nombre de prisonniers, s’ils ne sont point réunis, si chacun d’eux reste enfermé dans sa cellule : les formes du culte catholique rendent absolument impossible la célébration de l’office divin dans de telles circonstances.
Eh bien, c’est encore faux, on est parvenu à surmonter cette difficulté, le culte catholique est célébré tous les dimanches à la Roquette et dans toutes les prisons cellulaires.
M. DE LA ROCHEJAQUELEIN. Pas à la Roquette, cela n’est pas possible. Le prisonnier ne voit pas le prêtre. On ouvre les portes de la prison. Si on ne lui disait pas qu’on célèbre le culte, il ne s’en douterait même pas.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. J’accepte l’interruption de l’honorable M. de la Rochejaquelein, et voici ce que je lui réponds.
J’ai voulu parler du plan qui nous a été remis, d’après lequel ce que je disais existera et existe déjà dans d’autres prisons.
J’ajoute encore que si M. l’archevêque de Paris a jugé que toutes les exigences du culte catholique étaient satisfaites dans l’état actuel de la prison de la Roquette, j’en prends mon parti, et je fais bon marché des scrupules des autres catholiques qui n’en seraient pas satisfaits.
M. DE LA ROCHEJAQUELEIN. J’avoue que, pour mon compte, je ne suis pas satisfait. (Mouvement.)
M. LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR. Il y a en outre l’opinion de MM. les archevêque de Tours et de Bordeaux.
M. RESSIGEAC. Cela vaut sans doute mieux que rien, même pour nous qui sommes contre le projet.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je comprends toute la gravité de l’objection, bien que je la croie peu fondée, je parle de l’objection générale sur la difficulté de visiter les prisonniers dans leur cellule, de les faire travailler ; j’ai fait voir que ces difficultés ne sont pas fondées. Ceci me conduit à considérer les prescriptions que la loi devrait établir. Ainsi je voudrais que la loi dît qu’une prison ne contiendra pas au maximum plus de 500 personnes.
C’est une stipulation très nécessaire, et, pour mon compte, je désirerais qu’elle fût mise dans la loi ; et puis, comme il est impossible que les visites que nous voulons qui soient faites à tous les prisonniers, que cette population honnête que nous voulons introduire dans la prison, y pénètrent si elle est éloignée des villes et du grand centre de population ; je voudrais qu’il fût dit également qu’aucun établissement de ce genre ne serait construit, si ce n’est au sein d’un centre de population d’une certaine importance.
Maintenant je n’ai plus qu’à réfuter deux objections qui ont été présentées contre la loi. On a dit : le système d’emprisonnement cellulaire tuera les prisonniers ou il les rendra fous.
Quant à la mortalité, il faut d’abord bien considérer que toute espèce de régime d’emprisonnement, quoi qu’on fasse, amènera toujours une mortalité plus grande que celle qui se produit dans la société libre ; et la raison en est bien simple ; il est certain qu’on meurt plus dans une manufacture qu’en respirant l’air extérieur de la campagne ; il y a plus de morts parmi les pauvres que parmi les riches ; il y a plus de morts parmi les gens débauchés que parmi ceux qui ont mené une vie rangée. Or qu’est-ce qu’une prison ? Une prison est une société qui se compose d’individus qui mènent la vie de manufactures, d’individus qui sont en général pauvres et qui ont par conséquent tous les vices et toutes les misères de la pauvreté, et puis d’individus qui, en général, ont mené une vie très désordonnée. Ainsi il est évident a priori qu’il doit y avoir beaucoup plus de mortalité dans le sein d’une prison que dans la société libre ; et puis il faut ajouter à cela le régime même de la prison, qui consiste dans la privation de la liberté, ce qui est encore certainement un élément meurtrier.
Il n y a de comparaison à établir que d’une prison à une autre prison, et ce n’est que sous ce rapport que la mortalité doit être envisagée.
Eh bien, dans le système de la séparation cellulaire meurt-on plus que dans le système des autres prisons ?
Je pourrais citer l’exemple dont on a parlé déjà, celui de la prison de la Roquette. La Roquette est une prison de jeunes détenus soumis au régime d’isolement jour et nuit ; on y meurt moins qu’à Saint-Lazare, dans la prison des jeunes filles, où le régime en commun est établi.
Mais j’écarte la prison de la Roquette, par la raison que voici : j’ai toujours pensé que le régime de séparation individuelle de jour et nuit n’était pas le meilleur qui pût être établi pour les jeunes détenus, quoiqu’il vaille mieux que l’ancien régime ; mais j’aimerais mieux, par exemple les colonies de Mettray, du Petit-Bourg, celles établies à Marseille par l’abbé…
J’écarte également du débat, quant à la mortalité, les prisons de Glasgow, où les détentions sont très courtes, celle de Tours, où l’expérience n’a pas été suffisamment faite ; celle de Bordeaux, ou l’on n’expérimente que depuis dix mois.
J’écarte également la prison de Pontville, où l’emprisonnement n’est que de dix-huit mois, parce que cette prison est trop nouvellement construite pour qu’on ait pu en apprécier suffisamment le régime.
Enfin je ne veux pas me servir pour la discussion de l’autorité des prisons de Trenton et de Pittsburg, qui sont soumises au régime de l’emprisonnement de jour et de nuit, où la mortalité est très faible, et par conséquent, si je voulais m’appuyer d’une statistique empruntée à cinq ou six ans, je pourrais en tirer un argument très favorable au système des séparations de jour et de nuit ; je montrerais qu’on y meurt moins que dans les prisons où le régime commun est établi
Mais j’écarte ces arguments, parce que cette expérience est encore faite sur un nombre d’années trop limité et qu’il me semble que pour une discussion de cette nature, on ne doit recourir qu’à des chiffres concluants. Il n’y a qu’une grande expérience faite et elle est considérable, c’est celle du pénitencier de Philadelphie. Le système de l’emprisonnement de jour et de nuit y est en vigueur depuis quinze ans ; par conséquent, on peut se livrer à cet égard à un examen fécond. Et bien, je vous prie d’examiner ceci, je prends comme exemple le régime de la Pennsylvanie, et cependant ce n’est pas à mes yeux la prison modèle ; il y a plusieurs des rigueurs de cette maison que nous repoussons du projet de loi.
Voyons cependant quelle est la mortalité de cette prison. De 1829 à 1842 la moyenne de la mortalité a été, dans le pénitencier de Philadelphie, de 4 détenus pour 100. C’est un chiffre trop considérable sans doute, mais il faut juger par comparaison. Elle a été de 4% ; mais prenez bien garde à ceci, car c’est une considération nécessaire pour le reste de la discussion, elle a été de 4%, en comprenant dans la totalité des prisonniers sur lesquels la mort a sévi la population noire qui y figure pour une très grande proportion, pour une proportion de 40%. Or il n’est personne qui ne sache que la population noire, aux États-Unis, est la population la plus misérable, et surtout la plus sujette aux accidents que fait naître un climat auquel elle n’est pas accoutumée. La population noire est décimée dans les prisons par la mort, et comparativement il est reconnu que cette race meurt beaucoup plus qu’un autre.
Ainsi dans la comparaison que vous avez à faire de la mortalité dans cette prison et dans une autre, vous avez le besoin absolu de tenir compte du chiffre de la population noire. Eh bien ! si on écarte la population noire du pénitencier de Pennsylvanie, et si on ne fait porter l’appréciation que sur la population blanche, la mortalité n’est plus que de 2%.
Maintenant si vous comparez ce chiffre avec celui qui résulte du système de l’emprisonnement en commun et qui existait à Philadelphie avant la réforme, savez-vous le résultat auquel vous arriverez ? Dans la prison de Wolnat-Street qui a remplacé le pénitencier de Cherry-IIill, la mortalité était dans la proportion de 4,26%.
Voulez-vous comparer maintenant le chiffre de 4%, de 2% avec ce qui se passe en France ? En France, jusqu’en 1839, la mortalité dans nos maisons centrales a été de 6 à 7%, c’est-à-dire beaucoup plus considérable, près de moitié plus considérable que la mortalité dans le pénitencier de Philadelphie, alors même que l’on compterait la population noire. Et de 1839 à 1843, savez-vous quel a été la mortalité dans les prisons de France, que l’on nous présente en définitive comme un modèle d’humanité ? Cette mortalité, de 1839 à 1843, a été de 8%. Et dans l’une des prisons considérées comme prison modèle, c’est-à-dire dans la prison de Fontevrault, qui a été signalée comme réalisant l’utopie de la réforme, elle a été dans la proportion de 12 à 14% dans ces dernières années.
Voilà, messieurs, l’état des prisons actuelles, une mortalité de 12 à 14% ; mais sans exagération, en le fixant à la seule mortalité de 7%, qui est celle de la totalité des maisons centrales, c’est-à-dire le double de la mortalité dans le pénitencier de Philadelphie, en y comprenant la population noire, est quatre fois plus grande que dans le même pénitencier, si on écarte cette population.
Je ne sais ce que l’on peut répondre à cette statistique qui est parfaitement exacte.
Je vais plus loin, si je compare la mortalité de Philadelphie à celle qui se produit dans chacune des prisons soumises au système d’Auburn, je trouve que dans celle d’Auburn la mortalité est de 2%, à Sing-sing de 4,5%, c’est-à-dire plus que la mortalité de Philadelphie, en y comprenant la population noire, et enfin la moyenne de la mortalité dans toutes les prisons soumises au système d’Auburn, est de 3%. Et remarquez qu’en tenant compte de la population noire à Philadelphie, il se trouve que la mortalité des blancs soumis à ce régime est moindre dans la prison de Philadelphie que dans les prisons soumises au système d’Auburn.
Une voix. Aux États-Unis ?
Ainsi, en résumé sur ce point, la mortalité dans le pénitencier de Philadelphie, le seul qui nous présente sur une grande échelle une statistique sur laquelle on puisse raisonner sérieusement, est moindre qu’elle n’était dans le régime ancien, c’est-à-dire dans le régime en commun. Elle est moindre que sous le régime réformé d’Auburn et de Sing-Sing, avec travail en commun ; elle est moindre que la mortalité en France dans les prisons centrales ; elle est six fois moindre qu’à Fontevrault, nos prisons modèles ; et la mortalité étant de 4%, si on compte les noirs, si on les ajoute à la population blanche, elle sera encore trois fois moindre que dans celle de Fontevrault.
Je dis qu’en présence de ces chiffres ceux qui attaquent ce système peuvent l’attaquer peut-être par d’autres raisons, mais ils ne peuvent pas lui reprocher de la cruauté et de l’inhumanité ; car alors je ne sais pas de quelles expressions ils se serviraient pour qualifier le régime actuel des prisons où l’on meurt trois, deux et souvent quatre fois plus que dans la prison de Philadelphie.
Maintenant on se demande, et ceci a quelque intérêt, pourquoi la mortalité a été ainsi croissante dans nos prisons centrales dans les quatre dernières années. Vous allez en juger tout de suite.
Tout le monde a senti qu’il fallait réformer les prisons, ç’a été un cri général ; mais comment pouvait-on les réformer ? Du moment où l’on n’avait pas de cellules pour y mettre les prisonniers, on ne pouvait les réformer qu’en établissant le silence, c’est-à-dire en établissant entre les prisonniers cette barrière morale qui remplacerait l’efficacité des murailles. Mais comment pouvait-on obtenir le silence parmi les prisonniers ?
Messieurs, aux États-Unis on avait un moyen très expéditif dont on s’est servi et dont on se sert encore pour faire taire les prisonniers. Aux États-Unis on leur applique des coups de fouet : ceci n’atteint pas beaucoup leur vie, mais ceci peut vous paraître assurément très barbare.
Nous n’avons pas voulu recourir à un châtiment si inhumain. Alors que faisons-nous ? Il faut bien des châtiments très sévères pour obtenir le silence : il n’est pas facile, soyez-en bien sûrs, d’empêcher de communiquer ensemble des hommes qui sont liés entre eux par toutes les sympathies, des hommes qui d’ailleurs éprouvent ce besoin si naturel d’échanger leurs impressions, et pour lesquels je puis dire que c’est une grande cruauté de vouloir qu’ils soient silencieux au milieu de ceux qui les provoquent à parler. Il faut pour cela des châtiments très sévères. On a recouru quelquefois à un supplice qu’on a appelé le châtiment du piton. On force un malheureux à se mettre en croix ; on l’attache avec des cordes. C’est un châtiment très rude, très pénible, qui, je crois, à la longue, affaiblit le corps.
Il y a encore un autre châtiment qui n’est pas défendu, et que je reconnais nécessaire du moment où vous voulez forcer les prisonniers à une chose contre nature. On les prive de nourriture ; c’est-à-dire qu’on les met au pain et à l’eau : dans un temps donné, il est certain qu’un tel régime, en se prolongeant, affaiblit beaucoup la santé, et finit par détruire la vie.
Voilà comment il se fait que, depuis trois ou quatre ans, dans nos prisons, on meurt beaucoup plus qu’on ne mourait. Et pourquoi ? Parce qu’on a voulu appliquer une réforme que tout le monde jugeait nécessaire, parce qu’on a voulu empêcher les prisonniers de se communiquer ces dépravations si funestes à la société et à eux-mêmes. Mais je dis que précisément le moyen de réforme est cent fois plus cruel, plus inhumain, plus meurtrier que le régime même dont nous parlons ; et nous voyons les effets des deux.
Je crois que notre honorable collègue M. de la Rochefoucauld a commis une grande erreur, lorsque dans ses écrits, si dignes d’ailleurs d’examen, il a déclaré plusieurs fois que le système du silence était un système tout à fait meurtrier. Il est très vrai que c’est quelque chose de très dur ; mais, ce ce qui est plus dur encore, ce sont les moyens qu’on emploie pour l’obtenir.
Ce qui est très dur, très inhumain, très meurtrier, ce sont les coups de fouet aux États-Unis, le piton et la réduction de nourriture en France. Voilà comment il a confondu la cause avec l’effet.
M. DE LA ROCHEJAQUELEIN. C’est bien ce que j’ai dit aussi !
M. DE BEAUMONT. Ainsi, je crois qu’il ne reste rien maintenant des objections qui ont été faites contre le système, sous le rapport de l’inhumanité et de la cruauté.
Reste la folie.
Est-il vrai que le système d’emprisonnement individuel de jour et de nuit rende fou ?
On objecte ici ce qui est arrivé à Philadelphie. Sur ce point, je pourrais dire que jusqu’en 1837 il ne s’était pas produit à Philadelphie de cas de folie sérieuse. Je pourrais dire également que ceux qui se sont produits depuis se sont manifestés avec des symptômes bien peu graves, puisque les rapports de médecins établissent qu’ils ont été guéris. Or, les médecins d’Europe soutiennent que la vraie folie se guérit rarement. Je pourrais dire tout cela ; mais je ne le ferai pas ; et au lieu de m’étonner qu’il y ait des cas de folie dans le pénitencier de Philadelphie, je m’étonnerais bien plus qu’on eût eu l’intention de prouver qu’il n’y en avait pas. Et, en effet, je ne m’explique pas bien pourquoi on voudrait prétendre qu’il ne doit pas y avoir de fous dans les prisons ; mais il y en a bien dans la société, et ne doit-il pas y en avoir plus encore parmi les criminels que parmi les honnêtes gens ? Dans beaucoup de cas et pour beaucoup de cerveaux, le crime est un acheminement à la folie. Et puis, il est certain aussi que la situation violente dans laquelle se trouve un homme qui a commis un crime et qui comparait devant la société tout entière, qui va peser sur lui de tout son poids, que cette situation est la plus propre à troubler sa raison et son intelligence.
Il doit donc y avoir des fous dans les prisons, et il y en a dans toutes, et je suis convaincu que M. le ministre de l’intérieur et M. le rapporteur de la commission ont la preuve qu’il y a actuellement, dans toutes les prisons centrales, des fous et dans une certaine quantité. Et, sur ce point, je me bornerai à rappeler, à cause de l’heure qui est trop avancée, l’opinion d’un homme que j’ai déjà cité, du docteur Lélut, qui est tout à la fois médecin de l’hospice de Bicêtre, où il voit des fous tous les jours, et médecin de ce qu’on appelle le nouveau Bicêtre, c’est-à-dire l’établissement dans lequel sont reçus les condamnés aux travaux forcés avant leur départ pour le bagne.
Eh bien, le docteur Lélut, dans un mémoire qu’il a lu à l’Académie des sciences morales et politiques, tout récemment, établissait que dans le nouveau Bicêtre, c’est-à-dire dans une maison de condamnés ordinaires, il y a actuellement sept fous sur environ quarante-cinq détenus ; et dans les autres prisons des États-Unis soumises au régime d’Auburn, nous avons la preuve également qu’il y a un certain nombre de cas de folie ; j’en ai la statistique exacte. À Genève, il y en a six sur cent.
Si vous voulez faire la statistique des folies qui se sont déclarées dans le pénitencier de Philadelphie vous verrez que jusqu’à ce jour la moyenne a été de 6%, c’est-à-dire que, dans les prisons soumises au régime de l’emprisonnement individuel, les folies ne sont pas plus nombreuses, mais elles se constatent plus facilement, parce qu’il est plus facile de constater la folie d’un homme qui est renfermé dans une cellule, qui est isolé, que de constater la folie d’un homme lorsqu’il est confondu avec ses compagnons de captivité ; dans la prison de Philadelphie, la statistique même établit qu’il n’y en a que 6%, c’est-à-dire le même nombre qu’à Genève où est mis en usage le régime de la séparation de nuit avec travail commun pendant le jour. Je ne veux pas terminer sur ce point sans dire que chacun de nous a pu visiter l’établissement de la Roquette, où il n’y a que des enfants, il est vrai, mais des enfants dont quelques-uns ont de 16 à 20 ans. Eh bien, parmi ces jeunes détenus depuis 4 ans il ne s’est produit que deux cas de folie, dont l’un remontait à une époque antérieure à l’entrée. Ce fait n’a pas la gravité de l’autorité que j’attribue à juste titre au pénitencier de Philadelphie parce que ce sont de jeunes détenus. Et cependant ce n’est pas sans autorité, car il est certain que de 16 à 20 ans on peut devenir fou, et que si l’emprisonnement individuel peut avoir cette influence de pousser à la folie, il aurait cette influence sur des enfants de 16 à 20 ans aussi bien que sur des adultes.
Maintenant, en terminant, je voudrais simplement établir que le système de l’emprisonnement individuel, qui n’est pas plus meurtrier, qui ne pousse pas plus à la folie que les autres pénitenciers, je voudrais établir que ce système, qui est assurément plus moral, qui offre le plus de chances de moralisation pour l’individu, est en même temps efficace pour la société, et dès à présent, il y en a des preuves, les voici : je les emprunte encore à la statistique.
L’efficacité d’une prison se prouve de deux manières : par l’effet qu’elle exerce autour d’elle sur la société libre, par l’intimidation qu’elle produit, par la crainte qu’elle fait naître d’entrer dans son sein.
Eh bien, qu’est-il arrivé dans l’État de Pennsylvanie depuis que le régime d’emprisonnement individuel est en vigueur ? Les crimes y ont-ils augmenté ou diminué ?
Messieurs, depuis 1825 jusqu’en 1842, j’ai la statistique de tous les crimes commis. Les crimes, depuis cette époque, n’ont pas cessé de diminuer. Il est entré dans le pénitencier de Loos, en 1829, 301 condamnés ; en 1842, 211, c’est-à-dire un tiers de moins. Assurément, il est impossible d’imaginer une efficacité plus réelle.
Maintenant je ne cite plus qu’un chiffre. Est-il vrai, depuis que le régime de l’emprisonnement individuel a été introduit à la Roquette, que le nombre des récidives ait diminué ou augmenté ? M. de la Rochefoucauld disait tout à l’heure que les récidives avaient augmenté. J’avoue que j’ai été très surpris de l’entendre, pour prouver le fait, invoquer l’autorité de M. Bérenger. Je ne puis mieux lui répondre qu’en lisant quelques lignes de ce qu’a dit M. Bérenger sur ce point. C’est M. Bérenger lui-même qui parle, je l’ai entendu à l’Institut, de mes propres oreilles, et maintenant ce sont ses paroles écrites que je vais lire. Je crois qu’il sera difficile d’équivoquer.
« La société de patronage, dit-il, des jeunes libérés a été instituée en 1832. À cette époque le nombre des récidives était de 70%. Trois ans après, il était descendu à 19% ; puis à 16% (Compte-rendu du 22 juillet 1838) ; à 17 (id. 29 juillet 1840) ; à 14 (id. 19 juillet 1841), enfin à 11 (19 juillet 1842), et maintenant ce chiffre est de 9%. Ainsi sous le régime commun, tout ce que la société du patronage a pu obtenir, c’est l’abaissement du chiffre des récidives à 16 et 17, tandis que ce chiffre est descendu à 9 sous le régime de la séquestration. »
M. LUNEAU. C’est la société de patronage qui a produit ce résultat !
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Quand nous soutenons que les récidives ont diminué, on nous répond qu’elles ont augmenté ; quand nous prouvons avec l’autorité de celui qu’on doit croire en cette matière, quand nous prouvons que les récidives ont diminué, on répond que c’est par l’effet de la société du patronage.
Choisissez donc : moi, je dis que les récidives ont diminué par l’effet du régime suivi dans les prisons, et aussi, je suis le premier à le reconnaître, par les soins de la société du patronage.
Je termine par une seule observation.
Une considération dont il m’a semblé qu’on voulait, jusqu’à un certain point, se servir, pour effrayer la chambre, c’est une dépense énorme, ce sont des 40, des 50, des 100 millions qu’on va dépenser. Messieurs, il n’y a rien de sérieux dans cette objection.
Quel est l’état actuel des choses ? Nous sommes obligés de construire de nouvelles prisons, celles qui existent actuellement étant encombrées ; on demande de tous côtés la suppression des bagnes ; construira-t-on des prisons d’après le système actuel ou d’après un système meilleur ?
Voilà la question. (Oui ! oui!)
Eh bien, nous disons, nous, qu’il nous semble que le système proposé par le projet de loi vaut mieux que celui qui existe ; ce n’est pas en un jour qu’on va abattre toutes les maisons centrales, pour en construire trente à la fois, afin d’obtenir immédiatement une uniformité de système. Non, messieurs, jamais le gouvernement n’a eu une pensée aussi folle. Comment se présente la question? Le voici : il s’agit de savoir si, quand on fera une prison nouvelle, on la fera d’après l’ancien système reconnu mauvais, ou d’après un système reconnu bon.
Je crois avoir établi que le système proposé est meilleur, non seulement en lui-même, mais qu’il est encore meilleur comparé à tous les autres systèmes.
Si la chambre adopte la loi, elle aura, qu’elle en soit bien sûre, résolu une grande question de morale et d’humanité.
En adoptant le projet de loi qui lui est soumis, qui est le résultat de grandes recherches, de grands travaux des publicistes des chambres et du gouvernement, et de tous ceux qui se sont occupés des grands intérêts de la société, elle aura satisfait à l’un des plus grands et des plus permanents intérêts du pays. (Très bien !)
Messieurs, on a parlé tout à l’heure de l’inhumanité, de la cruauté du système actuel, on a parlé de mort et de folie. Nous repoussons cette accusation. Le projet de loi ne le mérite pas ; oui, la société a le droit de punir, mais elle n’a pas le droit de rendre fou ; oui, la société a le droit de réprimer, mais elle n’a pas le droit, sous le nom d’emprisonnement, d’infliger la mort.
Mais nous ajoutons, nous : la société a le droit de punir, mais elle n’a pas le droit de dépraver et de corrompre ceux qu’elle soumet au régime de l’emprisonnement, et maintenant le régime de nos prisons est profondément corrupteur.
Voix nombreuses. Très bien ! très bien !
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