16 janvier 1844 — Sur le vote de l’adresse
[Moniteur, 17 janvier 1844.]
La parole est à M. Gustave de Beaumont contre le projet.
M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je ne sais pas si le ministère a espéré que l’incident passionné qui a occupé hier la chambre commencerait et terminerait la discussion générale sur le projet d’adresse. Mais si telle a été sa pensée, je suis convaincu que tel aussi n’a pas été le sentiment de la chambre. L’incident légitimiste s’est produit ; il devait avoir son cours ; il est épuisé, je n’y reviendrai pas. Mais ce débat spécial étant écarté, le terrain de l’adresse reste tout entier ouvert à toutes les questions générales qui ne sauraient être abandonnées. Le ministère, hier, s’est trouvé quelque force vis-à-vis d’un parti ; pour lui rendre toute sa faiblesse, il suffit de le replacer devant le pays.
Messieurs, le discours de la couronne et le projet d’adresse proposé en réponse à ce discours contient un vice capital à mes yeux. Ils ne sont pas dans le vrai. Ce discours n’est pas en harmonie avec le sentiment du pays. Il s’explique sur des questions qui touchent peu ou qui ne touchent pas le pays, et il omet de s’expliquer sur des questions dont le pays est vivement préoccupé ; et à l’égard même du sujet qu’il aborde, il en fait une appréciation autre que celle qui est dans la pensée publique. Voilà à mon sens son vice capital ; je n’en citerai qu’un exemple.
Je ne prétends pas que le pays soit indifférent à toutes les questions qui sont soulevées dans le discours de la couronne et dans le projet d’adresse qui vous est proposé. Mais il y a une question principale, essentielle, capitale qui n’y est pas même indiquée, et qui, à mon sens, préoccupe avant tout le pays, et j’ose dire aussi une grande partie de cette chambre. Cette question, c’est le déclin continu de nos institutions constitutionnelles ; c’est l’abaissement progressif du pouvoir parlementaire. Voilà la question qui, j’en suis sûr, dans le pays, est au fond de toutes les âmes. (À gauche. Très bien !)
Eh bien ! il n’est pas question de ce sujet. Il y a quelques années des débats très animés, très passionnés s’étaient placés précisément sur ce terrain. Aujourd’hui, on n’en parle plus. Est-ce que le mal est devenu moins grave ? Mais le mal n’a pas cessé de s’accroître ; et en présence d’un mal plus grave, on cesse d’attaquer ! Il y a quatre ans, la lutte la plus vive s’était précisément placée sur ce terrain ; et aujourd’hui que le dommage s’est accru, on garde le silence.
Voilà, je le déclare, ce que le pays ne comprend pas ; voilà ce qui fait qu’à l’heure qu’il est il n’y a pas harmonie entre la pensée du pays et celle qui se trouve révélée dans le discours de la couronne et dans le projet en réponse de la commission d’adresse. Je dis que dans ce moment il s’établit une espèce d’antagonisme entre deux préoccupations : l’une qui s’adresse à de certaines questions, et l’autre qui est pleine tout entière d’une question qui n’est pas même abordée.
Niera-t-on cet abaissement continu du pouvoir parlementaire dont je parle ? Niera-t-on ce déclin progressif de nos institutions ?
Je ne prétends pas rappeler ici à cette tribune des faits anciens, des circonstances passées, qui, pour s’être accomplies plus tard, n’en ont pas moins leur force, mais qui, enfin, doivent être écartées précisément parce qu’elles ont déjà été l’objet de plusieurs discussions.
Ainsi je ne veux pas revenir sur ces discussions du traité du 15 juillet, qui a été défendu par le ministre même qui, comme ambassadeur, l’avait combattu ; je ne parle pas des fortifications de Paris que vous n’aviez pas commencées, dont vous ne vouliez pas, et qu’aujourd’hui vous exécutez autrement qu’elles ont été votées ; je ne parle pas du traité du droit de visite que vous aviez conclu, dont nous n’avons pas voulu, que vous vouliez ratifier, et qui n’a pas eu lieu, malgré votre volonté ; je ne veux pas parler non plus de ces lois de finances que nous discutons sérieusement, comme s’il y avait quelque chose de sérieux dans des discussions qui n’aboutissent à rien.
Nous fixons des chiffres, vous les dérangez, vous renversez tout par des ordonnances de crédits supplémentaires, de crédits extraordinaires, de crédits complémentaires ; de telle sorte que c’est une véritable chimère que les lois de finances que nous votons. (À gauche. Très bien ! — Rires négatifs au centre.) Je ne vous parle pas de tout cela, mais je viens à des faits présents, à des faits nouveaux, à des faits actuels qui peut-être exciteront moins parmi vous l’hilarité que dans ce moment.
Messieurs, quelle est la première condition d’un gouvernement constitutionnel, d’un gouvernement représentatif, d’un gouvernement parlementaire ? C’est que le cabinet, en présence duquel nous nous trouvons placés, ait une pensée politique, une volonté qui lui soit propre et personnelle, parce que volonté et responsabilité sont deux corrélatifs dans le système du gouvernement représentatif.
Eh bien, je ne citerai qu’un exemple, je n’en dirai même qu’un mot. Il a été question, personne ne l’ignore, et c’est un fait qui est présent à tous les esprits, il a été question d’un projet de loi que vous aviez déjà présenté, le projet de dotation. Je n’en dirai qu’un mot.
Quelle est la première condition de l’accord entre les pouvoirs constitutionnels ? Cet accord, vous le savez, est la première condition elle-même du système parlementaire qui est composé de trois pouvoirs, et qui, pour bien fonctionner, ont besoin d’une parfaite harmonie et d’un parfait accord entre eux.
Comment s’établit cet accord, comment s’établit cette harmonie ? Par des communications mutuelles du pouvoir exécutif et du pouvoir parlementaire, et réciproquement. Comment se font ordinairement ces communications qui ont pour objet d’établir cette harmonie si désirable, sans laquelle le gouvernement représentatif ne peut pas fonctionner ?
Les communications se font ordinairement à la naissance de la session, dans la discussion de l’adresse. Le discours de la couronne annonce les projets qui seront discutés. La chambre sait à l’avance quel sera le terrain politique de la session, et chacun alors, d’après l’annonce de ces projets, mesure l’étendue de sa confiance vis-à-vis du cabinet ; et ceux aux yeux desquels se présentent des projets qui ne leur conviennent pas, hésitent à lui donner leur adhésion. Voilà, je le répète, la marche constitutionnelle.
Ici que trouvons-nous ?
Sur un de ces projets qui a existé, qui existe peut-être encore, nous trouvons le silence ; et quand tout le monde en parle, vous seuls vous vous taisez ; vous faites bien parler tout le monde (À gauche. Très bien !), mais vous vous obstinez à ne rien dire. Cela n’est pas parlementaire. La voulez-vous cette chose ? Impossible de le savoir. La voulez-vous encore ? Impossible de le savoir. Il est probable que cela déciderait beaucoup de membres de la chambre et même une partie de vos amis à vous refuser un concours qu’ils vous ont accordé jusqu’à présent. Est-ce pour cela que vous ne voulez rien dire ?…. (Nouvelle approbation à gauche.) Ce n’est pas parlementaire. Et prenez garde, la conséquence de votre silence pourra être pour beaucoup de monde que ce n’est pas votre volonté qui vous dirige. (Réclamations au banc des ministres.) Oui, Messieurs, vous n’êtes pas constitutionnels, vous n’êtes pas parlementaires.
M. LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR. C’est vous qui ne l’êtes pas.
M. DE BEAUMONT. Je serais très heureux, du reste, si les paroles que je fais entendre en ce moment amenaient MM. les ministres à des explications qui nous satisfassent, qui nous prouvent qu’ils ne s’obstinent pas à rester dans le silence déplorable que j’accuse de n’être pas parlementaire, et alors, quand vous aurez dit : voilà ce que nous ferons, voilà ce que nous ne ferons pas, je me féliciterai d’avoir provoqué cette explication.
À gauche. Très bien !
M. DE BEAUMONT. Le silence, voilà tout ce que nous pouvons obtenir quant à votre politique intérieure.
À l’extérieur, quelle est votre pensée politique ? Nous avons une situation grave à l’extérieur. Il se passe en Espagne des événements sérieux, considérables, tristes. L’Espagne, mon Dieu ! le gouvernement nous semblerait avoir une règle de politique, peut-être plus simple qu’on ne paraît le penser, vis-à-vis de ce pays. L’Espagne se débat dans d’immenses embarras, dans d’immenses difficultés. Il n’est personne en France qui ne soit plein de sympathie pour ce malheureux pays dans une crise pareille. Et je crois qu’il est du sentiment national de prêter sa sympathie à toute espèce d’ordre quelconque qui s’y établira. Et, par conséquent, quant au trône nouveau qui paraît s’y élever, nous serions trop heureux s’il pouvait se consolider. Ce ne sont pas vos sympathies, pour cet ordre, quel qu’il soit, que nous voudrions blâmer.
Mais enfin il y a aussi des intérêts en Espagne, il y a une politique à suivre. Quelle est la vôtre ? Quelle est votre pensée ? Nous vous interrogeons, et que répondez-vous ? Vous nous répondez en plaçant dans la bouche du Roi, car c’est vous qui parlez, un témoignage d’intérêt personnel, de sollicitude affectueuse pour une jeune reine. Nous vous demandons quels sont vos principes politiques ? vous nous répondez par des sentiments. Ce n’est pas de la politique ; il n’y a pas là de pensée politique : de l’intérêt, de la sollicitude, des affections, ce sont des sentiments très honorables, très respectables, surtout quand ils sont placés dans le cœur du Roi ; nous les honorons, mais enfin ce n’est pas de la politique.
Ce n’est pas un système ; mais je comprends ce langage si je reporte mes souvenirs vers le temps de l’ancienne monarchie, alors que les relations avaient lieu de rois à rois, de princes à princes ; mais enfin nous ne sommes plus dans cette position. Nous sommes tous pénétrés d’un profond sentiment monarchique, et pourquoi ? Parce que nous regardons la monarchie comme la base de l’ordre public que nous voulons maintenir. Mais aujourd’hui les rapports ont lieu de gouvernement à gouvernement, de pays à pays, de la France à l’Espagne, et vous nous répondez, vous, par une tendre sollicitude, par des sentiments affectueux pour une jeune reine.
Et voyez comme le langage change avec les circonstances ! Il y a quelques années un autre ordre s’élevait aussi en Espagne, et, je dois le dire, j’éprouvais pour cet autre ordre, sous une autre forme, sous la forme d’une régence au lieu d’une royauté, j’éprouvais pour cet ordre la même sympathie que j’éprouve aujourd’hui pour ce trône naissant, que je voudrais voir consolider, car il faut à ce malheureux pays un ordre quelconque.
Eh bien, vous qualifiiez cet ordre d’anarchie, avant même de vous être donné le temps de savoir s’il pourrait se consolider. Ce fut là votre premier mot. Maintenant les temps sont bien changés ; car, dans des circonstances qui ne sont guère favorables, que je voudrais voir meilleures, car je voudrais bien que l’Espagne offrît plus de chances de succès à cet ordre, et que la monarchie s’établît dans ce pays mieux qu’elle me paraît devoir le faire ; mais enfin, dans ces circonstances, vous voilà plein de sollicitude et de sentiments affectueux ! Eh bien, je le déclare, le pays ne comprend rien à de pareils sentiments, à une pareille déclaration. Il voudrait savoir si, en présence des faits qui s’accomplissent en Espagne, alors que nous y avons de si grands intérêts à régler, vous avez mis à cette sollicitude quelque condition sérieuse qui stipule pour nos intérêts nationaux ; car nous avons à craindre qu’au lieu de consulter les intérêts du pays, vos sentiments de sympathie ne vous portent à les sacrifier. (À gauche. Très bien !)
Quel est votre langage, votre politique vis-à-vis de l’Angleterre ? Ici je passe rapidement sur votre situation vis-à-vis de l’Angleterre ; notre rôle vis-à-vis de l’Angleterre était tout indiqué, une réserve amicale. Après le traité du 15 juillet, après les mauvais procédés nombreux de l’Angleterre, postérieurement même au traité du 15 juillet, après l’évacuation de l’îlot d’El-Rey, après le renvoi de notre consul à Tanger, après l’insulte de Jérusalem, après les événements qui se passent à l’heure qu’il est en Servie, après lesquels nous avions droit d’attendre de l’Angleterre un concours autre, car le sien nous a été refusé, dans ces circonstances quelle devait être notre situation ? Celle d’une réserve amicale. Comment y répondez-vous ? Par l’attestation d’une sincère amitié et d’une entente cordiale.
Il me semble que le pays ne doit rien comprendre à un pareil langage ; et comment voulez-vous que le pays y comprenne quelque chose ?
Mais au moment où vous lui concédez cette sincère amitié, dans quelle position l’Angleterre se trouve-t-elle elle-même ? L’Angleterre est jetée dans de grands embarras ; elle traîne à ses pieds une chaîne très lourde, en présence de l’Irlande insurgée, du pays de Galles en feu, du Canada menacé ; et, au lieu de profiter de ces circonstances, c’est ce moment que vous choisissez pour lui concéder cette sincère amitié qu’elle exploite à son profit, qui lui est très utile, et dont on ne comprend pas le sens pour vous.
Voilà ce qui se passe, et ce qui m’autorise à dire que vous n’êtes pas en harmonie avec le pays, pas plus qu’avec les sentiments de cette chambre ; que le pays ne comprend rien à cette politique ; que ce n’est pas là le gouvernement parlementaire, encore moins le gouvernement national.
Si du moins, quand nous déplorons la ruine du gouvernement représentatif et du gouvernement parlementaire, nous voyions cette décadence s’accomplir au profit du pouvoir ministériel, ceci doit vous toucher (On rit) ; eh bien , en même temps que le pouvoir parlementaire décline, je demande si jamais le pouvoir ministériel a été plus bas ? Et cet abaissement s’explique tout naturellement, parce qu’on ne voit paraître chez vous aucune volonté, et, dans une pareille politique, il ne peut y avoir aucune grandeur.
Que voyons-nous, en effet ? N’est-il pas maintenant manifeste et sensible pour tous que le pouvoir ministériel n’est pas recherché par des ambitions élevées ? On demande, on recherche, on ambitionne le pouvoir ministériel, non pas pour réaliser de grandes pensées politiques, pour conduire à leur fin de grands projets qui puissent contribuer à l’agrandissement du pays et à la gloire nationale ; non. En général, c’est comme moyen d’arriver à une grosse place qu’un désire être ministre. (On rit.)
Je n’imagine rien qui puisse être plus attristant, je le déclare, qu’un pareil rôle. Pour les hommes qui ont une grande valeur morale, pour ceux qui ont une intelligence très élevée, pour ceux qui comprennent mieux que d’autres toutes les théories du gouvernement représentatif, qui les ont, dans d’autres circonstances, si bien développées, et qui, par conséquent, comprennent mieux que personne tout ce qu’il peut y avoir de grand dans une grande ambition, ceux-là doivent souffrir plus que tous autres de voir la mission ministérielle ainsi abaissée, et réduite à d’aussi tristes proportions. (À gauche. Très bien !)
Et que proposez-vous pour relever le pouvoir ministériel tombé dans une pareille décadence ? Proposez-vous au pays un projet que la charte vous avait recommandé de nous offrir, un projet sur la responsabilité des ministres, projet qui pourrait peut-être faire naître quelques entraves dans certaines circonstances, mais qui donnerait aux hommes, même du gouvernement, un point d’appui contre quelques exigences, car le jour où ils auraient à faire des actes, ils auraient le droit de n’invoquer que leur volonté à cause de leur responsabilité. Vous ne le proposez pas, et cependant la charte vous commande de le proposer.
Que proposez-vous ? Vous proposez une chose, un moyen, qui fera moins rechercher le pouvoir par les grandes ambitions, et le fera rechercher davantage par les ambitions subalternes. Vous avisez à un autre moyen ; vous proposez un projet de loi pour assurer des pensions aux anciens ministres parce qu’il est bien certain qu’aujourd’hui les gros fonctionnaires ne veulent pas être ministres ; ils ne veulent pas sacrifier de gros appointements pour n’avoir plus rien lorsqu’ils ne seront plus au pouvoir. Et alors, pour avoir des candidats plus nombreux, pour attirer plus de prétendants à un poste devenu moins digne d’envie, vous avez recours à un projet qui fait que chaque ministre sortira du pouvoir avec une pension ; de sorte qu’il se trouvera dans une belle position comme s’il était toujours fonctionnaire.
Eh bien ! je dis que cela prouve une mauvaise tendance du gouvernement : l’abaissement continu même du pouvoir ministériel.
Je dis que le pays ne comprend rien à tout cela. Et ici je vous prie de bien considérer quelles sont les conséquences morales et politiques qui, dans tout pays, résultent d’une pareille conduite.
Il n’y a plus d’harmonie morale entre le gouvernement et le pays, il n’y a plus d’entente, je ne dirai pas d’entente cordiale. Si elle existe entre vous et l’Angleterre, elle n’existe pas entre vous et le pays. Il n’y a plus d’harmonie, il n’y a plus d’accord moral entre le gouvernement et le pays ; j’en trouve la preuve dans le paragraphe même de votre adresse qui semble plus susceptible d’exciter l’assentiment général ; mais qui, cependant, ne répondrait pas au sentiment du pays. Ainsi je trouve, et dans le discours de la couronne et dans la réponse qui y est proposée, je ne sais quelle glorification de la prospérité générale du pays : le commerce fleurit, l’industrie prospère, jamais l’élan n’a été si grand : leur essor est prodigieux. Eh bien ! je l’avoue, je ne comprends rien de moins répondant aux impressions du pays que cette exagération. Quelle est la réalité des choses ? Oui, l’industrie prospère ; son progrès est incontestable, il est partout, c’est la suite de la paix dont nous jouissons. Nous payons de très gros impôts, c’est la conséquence financière du fisc. Vous recevez beaucoup d’argent. Mais je ne comprends pas l’orgueil que vous avez à recevoir les millions que l’on verse dans vos mains, je comprendrais plutôt l’orgueil dans les gens qui donnent. Mais ensuite d’où vient cette exaltation ? Est-ce que vous ne savez pas l’état du pays ? Quand des industries considérables sont en souffrance, quand il y a des branches de commerce qui languissent et auxquelles vous devriez au contraire accorder toute votre vigilance et toute votre sollicitude, au lieu de vous livrer à des exagérations semblables, et lorsque vous parlez du développement de l’industrie, ne savez-vous pas aussi que l’industrie, quand elle est prospère même, amène dans son développement d’immenses misères parmi les populations ouvrières ; mais que pour l’industrie, dans les pays où elle est le plus prospère, il y a en quelque sorte, comme inhérente à sa prospérité, d’immenses détresses, des souffrances affreuses ? Eh bien, quand vous exaltez la prospérité de l’industrie, alors qu’on vous signale toutes ces souffrances et toutes ces misères, vous n’accordez pas une seule parole de sympathie à ceux qui souffrent.
Eh bien, je dis qu’ici encore vous n’êtes pas en harmonie avec les sentiments du pays.
Mais vous ne l’êtes pas pour les faits les plus simples. Je disais tout à l’heure que je ne rappellerais pas le débat d’hier. Je n’en dirai qu’un mot.
Le pays ne comprend rien à votre politique. Les légitimistes sont dans une singulière position vis-à-vis de vous. Il est de notoriété publique, dans le pays, que vous leur faites mille avances (Dénégations) ; et le pays ne comprend pas qu’alors que vous leur faites ces avances, vous leur jetiez en même temps des flétrissures au visage. Le pays n’y comprend rien.
De même pour le clergé.
Vous allez soutenir probablement, en termes très pompeux, l’université. Je suis tout à fait de votre avis ; mais le pays sait, lui, que ce sont vos faiblesses et vos concessions vis-à-vis du clergé qui ont amené la lutte du clergé contre l’université. Le pays le sait bien ; et ici encore vous vous trouvez en contradiction flagrante vis-à-vis du pays, et dans vos paroles et dans vos actes.
Il naît de là, Messieurs, et je ne me serais pas appliqué à offrir à vos regards ces tristes tableaux, si j’avais voulu simplement me donner la triste satisfaction de faire naître chez vous de fâcheuses impressions ; il naît de là une situation très périlleuse. Vous parlez de la prospérité, du calme du pays, et en quelque sorte vous croyez à l’indifférence publique. Détrompez-vous. Le pays n’est pas aussi calme que vous le pensez ; il n’est pas occupé des choses qui vous occupent ; vous vous êtes tellement séparés de lui, que lui se sépare de vous ; vous ne le comprenez pas, et je crois qu’il cesse de vous comprendre aussi. Il s’est formé ainsi dans la société en quelque sorte deux courants : Il y a le courant officiel qui se compose du ministère, des fonctionnaires, des administrateurs, de tous ceux qui exercent les influences et de ceux qui les exploitent : accoutumés à voir tout par leurs yeux, suivant leurs yeux et uniquement à leur point de vue, ils ne peuvent plus voir ce qui se passe dans la société.
Et puis à côté de ce courant, qui est en quelque sorte sur une surface tranquille, il s’établit aussi comme un courant souterrain qui peut devenir un courant révolutionnaire.
C’est précisément parce que vous ne voulez plus de progrès, parce que vous décrétez l’immobilité, précisément parce que vous ne voulez pas ce qui serait régulier et progressif, suivant la loi, que je crains que forcément il ne s’établisse dans les idées, un peu plus tôt ou un peu plus tard, la pensée qu’il n’y a rien de possible que par une révolution.
Voilà ce que je crains, je vous le dis sincèrement, et je crois que vous n’êtes déjà plus en état de juger le pays, de comprendre ce qui s’y passe. Chaque jour, si je ne me trompe, le gouvernement devient davantage dans le pays un parti. (À gauche. C’est vrai.) Et c’est un grand malheur pour le pays, quand le gouvernement devient un parti.
Le pouvoir, comme je le disais tout à l’heure, s’isole du pays, et le pays s’isole de lui, et alors vous comprenez quelles sont les conséquences de cet état de choses violent ; alors le gouvernement est réduit, chaque jour d’avance, à la triste nécessité de fausser les institutions du pays. Quand les sympathies morales du pays se retirent de lui, il est obligé de n’avoir plus recours qu’à la force ; alors il se trouve dans la nécessité de fausser toutes les institutions libres, les chambres, les pouvoirs électoraux, la presse, le jury, et de là ces luttes, ces tiraillements entre le pouvoir exécutif et les corps électifs.
De là ces tristes antipathies, ces conflits qui s’établissent entre les agents du gouvernement central et les municipalités ; de là l’affaire d’Angers ; de là les autres affaires du même genre, et prenez-y garde, je le sais, il y a dans ces questions un droit pour vous et un droit pour les municipalités.
Je sais tout ce qu’on peut dire sur ce point, mais ce que je sais aussi, c’est que lorsque ces antipathies morales que je viens de signaler s’établissent dans les esprits, chaque parti, ou plutôt chaque pouvoir, le pouvoir central aussi bien que les pouvoirs électifs, se réfugient dans la rigueur du droit. Vous invoquez votre droit, vous le poussez à l’extrême ; la municipalité d’Angers aussi invoque son droit, et le pousse aussi à l’extrême. Et ce sont là les conflits qui sont inévitables le jour où il n’existe plus entre le pouvoir central et les autres corps constitués dans le pays, cette sympathie morale, sans laquelle le gouvernement représentatif est impossible. Or, je dis que c’est vous qui avez donné le premier exemple de ces tiraillements déplorables qui ont amené une espèce de séparation entre le gouvernement et le pays.
Une autre conséquence (je n’ai plus que quelques mots à dire), une autre conséquence non moins triste, résulte de l’état de choses que je viens de signaler. Comme le gouvernement devient chaque jour plus difficile, parce que les influences légitimes vous manquent, chaque jour vous êtes obligés de recourir aux moyens illégitimes, aux mauvaises pratiques. Je ne veux pas prononcer ici le mot de corruption, je ne veux pas vous dire que parmi les conservateurs des voix généreuses s’élèvent aussi contre ce système de corruption, sans lequel il semble qu’on ne puisse plus comprendre le gouvernement du pays. Oui, dans votre sein même, vos amis, des conservateurs, se prononcent contre ces pratiques déplorables, contre ces influences illégitimes, à l’aide desquelles vous voulez gouverner, et que vous substituez aux moyens d’actions ordinaires du gouvernement.
Et, cependant, telle est la fatalité de votre politique, que vous vous engagez chaque jour davantage dans ce courant antipopulaire ; que vous êtes obligés de recourir à des moyens sans lesquels vous n’existeriez pas plus longtemps ; que chaque jour aussi, vous êtes portés davantage à faire entrer la corruption dans la distribution des emplois ; c’est-à-dire de sacrifier davantage le droit, le mérite personnel aux exigences, aux influences politiques. Et, alors, la faveur politique remplace le droit, le mérite, qui n’est plus compté pour rien. Permettez-moi d’en citer un triste exemple. Sur plusieurs points, je me trouverai ici d’accord avec vous. Dans un paragraphe de votre adresse, vous glorifiez ce qui se passe en Afrique ; eh bien, moi aussi, je suis d’accord avec vous sur ce point ; je m’unirai à tout ce que vous dites pour rendre une justice qui ne sera jamais assez rendue à cette généreuse armée d’Afrique, qui travaille si héroïquement à la gloire, à l’honneur national de la France, et qui accomplit dans ce moment une des plus grandes entreprises, une des œuvres les plus magnifiques dont puisse s’honorer un jour un grand peuple. Personne ici plus que moi n’est prêt à rendre justice à ces braves, qui, après avoir combattu avec le glaive, viennent labourer et arroser de leurs sueurs le sol qu’ils ont déjà couvert de leur sang. Je ne ferai pas ici de restrictions ; oui, je les honorerai tous et leur chef, et le jeune prince aussi, si digne d’être associé à leur valeur ; je le ferai sans hésitation, parce que je dis ce que je pense, et que je n’aurai jamais la lâcheté de cacher ma pensée.
Voilà ce qu’on fait en Afrique ; vous, que faites-vous ? En Afrique, il arrive que des hommes qui se sont distingués dans vingt combats, qui ont reçu dix blessures, ne peuvent pas obtenir la récompense de leur valeur, et cette distinction qu’ils sollicitent et qu’on leur refuse, ils l’obtiendraient s’ils avaient paradé un jour devant la reine d’Angleterre. (Mouvement en sens divers.)
Le fait est triste, il est vrai. Mais il y a quelque chose de plus triste que le fait, c’est la théorie même d’après laquelle vous procédez ainsi. Vous tenez, non pas à agir de cette sorte, mais à établir que vous agissez bien et que vous avez raison de bien faire comprendre au pays qu’on obtient plus de faveurs et de distinctions par la grâce, par la bienveillance, par le dévouement personnel que par les services rendus au pays. (Approbation à gauche.)
C’est la théorie surtout que je repousse ; le fait pourrait n’être qu’un oubli, mais la théorie, vous la pratiquez, vous l’exprimez et vous la consacrez par tous vos agents.
Que résulte-t-il, Messieurs, de ce qui précède ? C’est que, comme l’influence morale du pouvoir tombe, il y a chaque jour une plus grande nécessité pour vous de recourir à un autre principe, celui de l’autorité, de la force ; et voilà pourquoi, je l’avoue, je vois avec quelque terreur l’établissement des fortifications de Paris. (Ah ! ah !)
Sur ce point, je n’ai qu’un mot à dire, et je me trouverai d’accord avec vous sur presque tous ; vous allez le voir.
Je suis à mon aise pour en parler. J’ai repoussé les fortifications de mon vote ; elles ont cependant été votées. Eh bien, maintenant je regarderai comme un insensé celui qui, lors que les fortifications de Paris ont coûté 140 millions à la France, viendrait lui demander 100 millions pour les détruire. Ce ne serait pas français.
Maintenant, j’exprimerai un autre sentiment ; j’ai un autre espoir ; c’est qu’il peut arriver un jour, ce serait un jour bien fatal, mais enfin il peut arriver un jour où les fortifications de Paris pourraient être un élément de la défense nationale. Alors je regretterais presque de les avoir repoussées de mon vote. Je les regrette pourtant, parce qu’en même temps que je les crois utiles dans un moment donné pour l’indépendance du pays, je les crains pour la liberté de nos institutions ; je les crains, parce que cette influence morale, que vous perdez tous les jours davantage, vous place dans la nécessité de recourir à la force, dont en définitive les fortifications sont l’expression la plus simple.
Je n’ai plus qu’un mot à ajouter :
Ce qu’il me paraît résulter clairement de la situation dans laquelle nous sommes, c’est la nécessité absolue et pour la chambre et pour le pays qu’il s’établisse et dans la chambre et dans le pays un grand parti parlementaire, sincèrement dévoué à nos institutions, les voulant toutes dans leur vérité, dans leur pureté ; qu’il s’établisse dans la chambre et dans le pays, et qu’il lutte incessamment pour le triomphe de ce principe.
Il y a dans cette chambre et dans le pays des partis divers, des nuances nombreuses d’oppositions, mais toutes les oppositions peuvent et doivent se rencontrer sur le terrain du gouvernement constitutionnel et du gouvernement parlementaire dont la sincérité importe à tous. On peut sans doute varier sur le besoin de telle ou telle réforme, mais toutes les nuances d’opposition sont intéressées à se réunir pour obtenir ces réformes nécessaires à la pureté et à la sincérité du gouvernement constitutionnel et du gouvernement parlementaire ; et, pour mon compte, je nourris l’espérance que dans cette discussion, où je n’ai pu apporter qu’une voix impuissante, des voix plus autorisées que la mienne viendront parler au nom de toutes les nuances de l’opposition pour faire consacrer dans la chambre et ensuite dans le pays les grands principes dont je viens de parler.
Oh ! je ne dis pas que leurs voix, même aujourd’hui, triomphent ; je pourrais même dire davantage, je doute que la chambre donne une majorité à ceux qui feront entendre ces paroles ; mais j’ai la confiance, j’ai la certitude qu’elles seront entendues dans le pays, et si la chambre ne les accueille pas, le pays saura qui dans la chambre a voté pour, qui a voté contre, et le jour de la justice viendra où la part de tous sera faite. (Approbation à gauche. — Humeurs au centre.)
Je me réserve, en votant contre l’adresse, de déposer, dans le cours de la discussion, un amendement qui résumera les sentiments que je viens d’exprimer.
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