Cours d’économie politique du Collège de France. Discours d’ouverture, par Michel Chevalier (Journal des économistes, janvier 1844)
COURS D’ÉCONOMIE POLITIQUE DU COLLÉGE DE FRANCE.
DISCOURS D’OUVERTURE DE L’ANNÉE SCOLAIRE 1843-44.
L’importance du sujet choisi par M. Michel Chevalier pour son cours de cette année, et la manière à la fois brillante et sévère avec laquelle il l’a exposé dans sa leçon d’ouverture, nous ont décidés à reproduire entièrement ce travail. On verra, en le lisant, que M. Michel Chevalier n’est pas moins un savant distingué qu’un écrivain habile, et l’on reconnaîtra que si jamais les merveilles du CRÉDIT n’ont été plus éloquemment décrites, jamais non plus les conditions essentielles du CRÉDIT : — la paix, — le travail intelligent, — la probité en affaires, — n’avaient été plus rigoureusement établies.
« Dans le cours de cette année, je me propose de vous entretenir d’un sujet qui se recommande par un mérite particulier d’opportunité, et je puis le dire sans exagération, de grandeur, à l’intérêt de quiconque est jaloux de voir la prospérité publique s’accroître, la force productive des sociétés se développer, l’empire de l’homme sur la nature s’étendre. C’est le crédit, avec les nombreuses institutions qui s’y rattachent.
« Le crédit, je vous le disais l’an dernier à pareille époque, a pour but de rendre les capitaux, fruits du travail antérieur, disponibles ou profitables pour le travail présent. Il fait concourir la richesse acquise à la création d’une richesse nouvelle. Les institutions de crédit ont pour objet de rendre les propriétés de toute nature facilement échangeables, si bien que toute propriété réelle puisse être offerte comme un gage certain presque à l’égal de la monnaie métallique. Dans cette vue, les peuples civilisés ont déjà imaginé des artifices légaux qu’ils ont plus ou moins heureusement conciliés avec les précautions commandées au législateur contre l’esprit de dissipation. Nous devrons rapidement les examiner.
« De nos jours, le crédit, s’il n’est pas encore un fait général, tend à le devenir. Il offre au faible une ressource précieuse, au puissant un levier avec lequel on peut changer l’équilibre commercial des cités et des royaumes. Il se présente ici dans les proportions d’un grain de sénevé, là, avec les dimensions d’un arbre immense, répandant autour de lui un vaste et tutélaire ombrage. Il est invoqué par le plus humble des travailleurs, par celui dont la banque est au Mont-de-Piété ; il l’est par le commerçant qui couvre la mer de ses vaisseaux, ou par le grand manufacturier qui a sous ses ordres autant d’ouvriers que Miltiade comptait de soldats à Marathon. Il l’est par les gouvernements des empires dont un froncement de sourcil agite l’univers.
« Nous aurons à étudier distinctement le mécanisme du crédit public, je veux dire du crédit des États, et celui du crédit industriel, qui est destiné à faciliter les transactions particulières ; et, à ce sujet, je vous recommande de ne pas oublier que le mot industrie signifiera toujours ici également et le travail agricole, et le travail manufacturier, et le commerce. Nous rechercherons les conditions de la force du crédit dans son acception générale et spéciale. En étudiant les lois qui le régissent, nous nous efforcerons de mesurer les services qu’il a rendus et ceux qu’on est fondé à en attendre. Nous ne nous bornerons pas là ; nous ne dissimulerons pas les maux qui en sont sortis lorsqu’on en a fait abus, ni ceux dont il a été le prétexte. Maintes fois, en effet, les hommes que le crédit abritait sous son vigoureux feuillage, et auxquels il dispensait ses fruits, se sont laissés aller à une sécurité funeste et à un repos fatal, et le crédit a été pour eux semblable à ces arbres perfides des îles de la Sonde, dont l’ombre fait passer la mort dans les veines de l’imprudent qui s’est endormi à leur pied. D’autres fois, à la faveur des banques, s’est développé l’agiotage, c’est à-dire la spéculation sans travail, quelque chose qu’on peut appeler la piraterie des sociétés policées. Il est aussi des malheurs que les banques ont causés par l’effet de certains vices inhérents à leur organisation. J’essayerai de vous exposer ces cas pathologiques ; je vous ferai connaître les remèdes qu’on y a appliqués déjà avec quelque succès, et je vous en signalerai d’autres que la pratique n’a pas encore été appelée à sanctionner, et qui ont été imaginés dans le but d’élever la simple probabilité sur laquelle s’appuient les opérations des banques, de manière à la rapprocher de la certitude.
« De même, trop souvent, l’abus du crédit public a fait apparaître, pour la honte des États et pour la ruine des citoyens, le monstre contre lequel Mirabeau faisait naguère entendre sa voix tonnante, la hideuse banqueroute. Dans l’exposé historique que je vous tracerai, je ne négligerai pas ce qui pourra vous éclairer sur les causes de ces désastres dont, au surplus, le retour est infiniment moins à craindre depuis que les nations les plus civilisées ont soumis leurs dépenses publiques à un contrôle effectif, et accepté la publicité de leurs comptes.
« Dans le cours de l’an dernier, j’ai appelé votre attention sur une heureuse application du crédit public qui a été proposée et mise en pratique chez quelques nations, et particulièrement chez nous. Je veux parler de la garantie d’un minimum d’intérêt. Je vous ai indiqué plusieurs avantages de cette combinaison financière. J’aurai occasion de vous la recommander de nouveau en vous la présentant sous la forme la plus générale.
« Nous vivons dans un pays qui tire sa principale force de l’agriculture, qui vit d’elle, puisque sur 55 millions de Français, 25 se consacrent aux travaux des champs. En France, quand on nomme le crédit industriel, le sens le mieux approprié du mot devrait donc être le crédit agricole. Chez nous pourtant le crédit agricole n’existe pas ; il n’y a que l’usure agricole. Par l’ensemble de leur organisation, et à cause de la brièveté des délais qu’elles accordent, les institutions de crédit les plus répandues aujourd’hui, les banques, par nous empruntées à d’autres peuples plus commerçants qu’agriculteurs, sont impropres à assister l’agriculture dont les opérations sont de longue haleine. Leur inaction en face de l’agriculture, qui demandait secours, était forcée ; mais nous n’avons rien fait pour y suppléer. La propriété territoriale semblerait devoir être le meilleur et le plus assuré des gages : il n’en est rien, c’est un gage contesté qui excite la méfiance. Tel est le fâcheux effet de dispositions législatives que des hommes très éclairés pourtant, les auteurs de notre Code civil, avaient crues fort avantageuses à la propriété, et qui ne le sont qu’à la chicane. Cette situation de l’agriculture vis-à-vis du crédit est l’une des causes qui retardent le plus dans notre patrie la progression de la richesse publique. Le bien-être se répand chez nous, parce que la France maintenant aime le travail ; elle y a pris goût, elle s’y livre presque avec passion. Combien cependant le mouvement d’amélioration ne s’accélérerait-il pas si le crédit agricole était constitué, et que le cultivateur pût emprunter des fonds à un taux pareil au revenu net des terres, c’est-à-dire à 5% ou à 2 et demi, au lieu de 5, de 7, que dis-je ? de 10 et 15% ! Car l’agriculture, en France, en est encore à subir ces conditions léonines, et par l’effet des mêmes causes elle s’endette sans cesse. Elle est grevée maintenant d’une dette notoire de treize milliards, sans parler de celle qui ne figure pas sur le registre des hypothèques.
« Nous donnerons donc une attention particulière au crédit agricole ; nous analyserons les causes qui, chez nous, le paralysent ou l’anéantissent. Nous examinerons si les peuples voisins ne nous offrent pas à ce sujet des exemples précieux, et nous verrons qu’en effet, dans le Nord de l’Europe, le crédit agricole a été organisé de manière à donner des résultats admirables. Ces résultats, je vous les ferai connaître au moins sommairement ; et, puisque c’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière, nous interrogerons la législation de ces pays, afin de savoir les modifications qu’il conviendrait d’apporter à la nôtre.
« Pour aujourd’hui je n’ai d’autre but que de vous signaler quelques-uns des caractères qui sont propres au crédit, et de vous présenter une mesure approximative des effets qu’il a obtenus, des éléments d’action qu’il lui a été donné de réunir, des traces de son pouvoir qu’il a laissées sur quelques points de la terre.
« Observons, par la pensée, la première génération de la richesse. Placé sur la terre avec le sentiment de ses destinées indéfinies, avec la conscience que, quelle que fût la puissance des éléments, il en était le maître et les forcerait de se donner à lui comme des serviteurs ; avec l’instinct salutaire du travail et sous l’aiguillon de la nécessité, l’homme trouva sur ses pas des produits naturels qu’il put recueillir, et dont il fit, à la sueur de son front, le premier capital que les sociétés aient eu en leur pouvoir. Il parvint ainsi bientôt à avoir quelques outils, des abris grossiers pour couvrir les subsistances ou pour cacher les troupeaux. Armé de ces instruments primitifs, il fit faire à la production un nouveau pas, toujours à l’aide du travail, et à chaque fois une réserve nouvelle était opérée. Ce supplément d’épargnes, converti en instruments de travail supplémentaires, ajoutait à la production et augmentait la force productive. Qu’elles eussent été bientôt prospères les sociétés humaines, si les tempêtes provoquées par les passions ne fussent venues interrompre avec fracas cette accumulation de capital, et suspendre cette appropriation des fruits du travail antérieur à la fécondation du travail présent ! Quel spectacle radieux eût rapidement offert la planète, si elle n’eût sans cesse été troublée par la violence des appétits grossiers de notre nature matérielle, par l’ambition, exagération égoïste et aveugle de la pensée, émanée du ciel pourtant, de la supériorité humaine ! Que de trésors, si la guerre n’eût gaspillé ou dévoré le résultat des efforts de la paix ! Néanmoins, en dépit de ces accidents trop répétés, où des valeurs considérables s’engloutissaient dans le gouffre de consommations improductives, extravagantes, coupables, le capital social a suivi une marche ascendante, jusqu’à notre époque de lumières et de liberté où la cause de la paix triomphe, où la loi règne, et où chacun est assuré du fruit de son travail. Les sociétés s’organisent aujourd’hui afin de travailler avec le plus grand succès possible, et pour le bien de tous. L’un des plus intéressants problèmes qui se présentent à elles est d’utiliser au mieux toutes les valeurs positives qu’elles possèdent, afin d’obtenir d’une quantité donnée de travail la plus forte proportion de produits. Telle est, messieurs, la question du crédit dans toute sa généralité.
« De cette définition du crédit, je me hâte de tirer une conséquence sur laquelle j’aurai à insister : c’est que le crédit suppose nécessairement l’existence préalable d’un capital. Il est aussi impossible de fonder le crédit, quand on n’a pas la solide base d’un premier fonds, qu’il le serait d’édifier un palais dans les nuages. Excitée par les merveilles du crédit, l’imagination des hommes s’est trop souvent égarée dans des plans chimériques. De là, plus d’une fois, des calamités dont notre propre patrie a été le théâtre. Nous nous appliquerons ici soigneusement à dégager le positif de l’imaginaire, à distinguer la substance de l’ombre. Dès à présent, tenons pour un axiome que de rien l’on ne fait rien, et que le grand générateur de la richesse, le travail humain, n’aurait rien pu créer si la nature ne lui avait offert de premiers produits à l’aide desquels il a péniblement amassé les premiers capitaux qu’ait possédés le genre humain.
« Les avantages du crédit sont reconnus. Personne ne les conteste ; on les admire même ; mais c’est une admiration souvent passive qu’il faudrait convertir en une admiration active, de manière à obtenir l’extension et la généralisation des institutions de crédit. Parmi ces avantages avérés, il en est quelques-uns dont il est difficile qu’aujourd’hui je ne fasse pas mention.
« Les institutions de crédit ont pour effet immédiat la baisse du taux de l’intérêt. C’est aussitôt un champ nouveau ouvert à la production. Je ne puis mieux faire, pour vous présenter cette idée sous une forme saisissante, que d’emprunter les paroles d’un homme qui fut un savant économiste et un homme d’État éminent, mais dont la fatalité voulut qu’un monarque infortuné n’écoutât pas assez les avis. Voici donc comment Turgot s’exprime sur l’influence qu’exerce la baisse du taux de l’intérêt : « On peut regarder le prix de l’intérêt comme une espèce de niveau, au-dessous duquel tout travail, toute culture, tout commerce, cessent. C’est comme une mer répandue sur une vaste contrée : les sommets des montagnes s’élèvent au-dessus des eaux, et forment des îles fertiles et cultivées. Si cette mer vient à s’écouler, à mesure qu’elle descend, les terrains en pente, puis les plaines et les vallons paraissent et se couvrent de productions de toute espèce. Il suffit que l’eau monte ou s’abaisse d’un pied pour inonder ou pour rendre à la culture des plages immenses. »
« Telles qu’elles sont aujourd’hui, les banques réunissent une certaine quantité de fonds, dispersés et stériles entre les mains des particuliers, et les font servir activement à soutenir la production. C’est à titre de banques de dépôt qu’elles rendent ce service. À Paris, à Londres, partout où les banques existent, les commerçants leur remettent leur numéraire et leurs lingots. L’institution a ses ressources augmentées d’autant, et se trouve libre de proportionner à cet accroissement les avances qu’elle accorde au commerce. Il est peu de banques qui ne le fassent avec empressement : elles y trouvent leur profit.
« Par l’organisation qu’elles donnent au signe représentatif, par la centralisation qu’elles opèrent, par les billets qu’elles émettent, les banques permettent d’effectuer l’important service des échanges à beaucoup moins de frais, et en y consacrant un bien moindre capital. En tout pays, depuis l’origine des temps historiques, l’or et l’argent sont consacrés à cet usage. Chaque peuple a une fraction notable de son capital ainsi absorbée. Cette portion du capital national est utile assurément ; mais elle ne concourt pas directement à la production, et tout ce qu’on en pourra distraire sans compromettre ni gêner les transactions, équivaudra parfaitement à une acquisition nouvelle, à un accroissement absolu de la richesse publique. Un des plus grands maîtres de l’économie publique l’a nettement énoncé en ces termes : « L’or et l’argent qui circulent dans un pays peuvent se comparer précisément, dit Adam Smith, à un grand chemin qui, tout en servant à transporter au marché tous les grains et les fourrages du pays, ne produit pourtant par lui-même ni un seul grain de blé ni un brin d’herbe. Les opérations d’une banque sage, en ouvrant en quelque manière une espèce de grand chemin dans les airs, donnent au pays la facilité de convertir une partie de ses grandes routes en bons pâturages et en bonnes terres à blé, et d’augmenter par là son produit territorial et le revenu de son travail. »
« Sous ce rapport notre patrie a beaucoup à attendre. Sur 8 milliards environ dont se compose le capital monétaire de l’Europe, la France détient à elle seule, pour son usage, de 5 milliards et demi à 4 milliards. Elle n’en aurait que 1 milliard 100 millions, si la répartition était faite au prorata de la population. L’Angleterre, dont la population n’est inférieure à la nôtre que d’un cinquième, et qui fait des échanges certainement plus considérables, possède à peine un numéraire de 1 milliard 200 millions. Avec 1 milliard 500 millions d’espèces, nous aurions assurément tout ce que le besoin des transactions peut réclamer. Pour continuer la comparaison d’Adam Smith, nous avons procédé, en constituant notre signe représentatif, à la façon des ingénieurs du temps de Louis XIV, qui, lorsqu’ils ont tracé les routes royales, leur ont donné une largeur double au moins de ce qui était nécessaire pour la circulation des hommes et des choses. Posons donc en fait que la France emploie de trop au service de ses échanges un capital de 2 milliards. Ainsi nous perdons tous les ans les revenus que nous rapporterait ce capital, si nous le retirions de cette stérile destination pour l’appliquer à des travaux utiles. Or, par des institutions de crédit et de circulation bien combinées, il serait possible avec le temps, l’éducation publique aidant, d’opérer cette réduction de notre numéraire à 1 milliard 500 millions. Ce serait exactement comme si une somme de 2 milliards tombait du ciel, et que nous la trouvassions d’aventure.
« Les banques rendent au commerce une infinité d’autres services. Je pourrais, par exemple, citer les facilités qu’elles donnent aux capitaux pour se mouvoir d’un point à un autre, et pour figurer successivement, à de courts intervalles, dans des transactions qui s’accomplissent en des lieux séparés par de grandes distances, comme ces troupes infatigables qui se multipliaient dans les dernières guerres sous la main de généraux habiles, pour vaincre coup sur coup, au midi et au nord.
« Dans un autre ordre d’idées, les banques accoutument les hommes à remplir leurs engagements avec ponctualité. L’habitude de la ponctualité permet à un pays, avec un capital donné, de mener à bonne fin une masse d’affaires beaucoup plus forte. Cette habitude que les banques inspirent et imposent aux commerçants et aux manufacturiers est plus qu’une pratique profitable, c’est une vertu.
« Et que le mot de vertu, placé ici, ne vous surprenne pas. Ne soyez pas étonnés de me voir mêler des considérations morales à ces aperçus sur le crédit. Rien de plus naturel au contraire.
« Qui dit crédit, dit confiance, et la confiance suppose une moralité réciproque. Le crédit est un acte de confiance par lequel le propriétaire ou le détenteur d’un instrument de travail, c’est-à-dire d’un capital, le transmet à une autre personne. C’est un contrat entre un prêteur et un emprunteur, un contrat qui n’exclut pas, certes, l’intervention de garanties matérielles, mais où finalement le gage principal du prêteur est la moralité de l’autre partie. Disons-le en passant, cela est vrai surtout quand c’est un gouvernement qui est l’emprunteur.
« Le mot de confiance, et celui plus significatif encore de moralité, que je viens de prononcer, indiquent assez que, pour traiter le sujet du crédit, l’économie politique, science des intérêts matériels, doit s’élever à des idées qui, dans la plupart des cas, semblent ne pas devoir lui être familières, et fréquenter des régions plus voisines du ciel que celles où elle est dans l’usage de se tenir.
« Le crédit se distingue en effet de tous les autres sujets compris dans le cercle de la science économique, en ce qu’il touche de près à la morale. Il prime tous les autres faits de l’ordre économique. Presque toujours l’économie politique raisonne mécaniquement sur la matière, sur la richesse, sur les intérêts sociaux. Elle procède comme le ciseau du statuaire dans le bloc de marbre. Sur le terrain du crédit la statue s’est animée, elle vit, elle a une âme, elle s’inspire de la vertu et de l’honneur.
« Il se passe sur la terre une lutte tantôt ardente et acharnée, tantôt dissimulée et sourde, entre les instincts violents du genre humain et ses instincts créateurs, entre la guerre et la paix, entre l’esprit de domination brutale et l’esprit de liberté, entre l’ordre régulier et ses deux irréconciliables ennemis, l’anarchie et le despotisme. C’est entre le bien et le mal un duel qui depuis l’origine des temps agite les sociétés et ébranle le monde. Ce duel se poursuit, et probablement il est dans les desseins de Dieu que jamais il ne cesse entièrement. Dans cette lutte, nous devons regarder le crédit comme un auxiliaire du travail, de la paix active, de la liberté féconde, de l’ordre plein de vie. Dans le passé, vous n’apercevez le crédit que parmi les sociétés dans le mécanisme desquelles ces moteurs bienfaisants ont prévalu. On le vit apparaître pour la première fois chez ces industrieuses cités du Moyen âge qui s’étaient affranchies de la domination féodale par leur courage ou par leur habileté, et qui se livraient comme des ruches infatigables aux labeurs de la production, non sans en savourer les joies. Plus près de nous, à mesure que la sécurité est venue à la suite de l’ordre et de la liberté, on a vu le crédit s’asseoir au foyer de plus grands États et y répandre ses bienfaits ; mais toutes les fois que la violence et l’esprit de désordre se sont montrés, il est rentré sous terre. S’il est vrai, comme l’ont annoncé de grands penseurs, et comme nos pères le crurent d’une foi ardente en 1789, que l’espèce humaine soit destinée à goûter même sur cette terre des jours meilleurs que tous ceux qui lui ont été jusqu’à présent départis, l’organisation matérielle des sociétés doit, aussitôt que possible, faire au crédit une place fort ample ; toute extension raisonnable du crédit sera un service rendu à la cause du bien, à la morale publique, à l’ordre et à la liberté.
« Le crédit recèle en lui une grande puissance de conciliation ; il tend, en effet, à établir une association entre le riche et le pauvre, entre celui qui a reçu de ses pères ou a tiré de son travail un beau patrimoine, et celui qui débute dans la vie sans autre ressources que son intelligence, sa moralité et son application. Au pauvre, il permet de travailler et d’arriver à son tour à l’aisance ; au riche, il assure une part dans les bénéfices du travail ; car, encore une fois, messieurs, le crédit suppose toujours le travail, et l’idée de crédit implique cette autre, que la somme avancée soit employée utilement, c’est-à-dire serve d’instrument de travail[1]. Prêter de l’argent contre une promesse de remboursement avec intérêt, c’est supposer que l’argent prêté produira, dans les mains auxquelles on le confie, un revenu plus fort que l’intérêt qu’on attend. Si cet argent n’était pas consacré au travail, il n’y aurait aucun revenu, et l’intérêt versé serait une destruction de capital au lieu d’être le signe d’une création.
« Il est impossible de séparer l’idée de crédit de celle de travail ; de même qu’il faut toujours accoupler celle de travail ou de production à celle de consommation ou de débouché. Crédit, travail, consommation, sont trois termes corrélatifs qui s’enchaînent par un lien indissoluble. Ce sont trois forces de natures diverses qui se répondent et doivent se balancer ; et l’économie politique, sous peine de graves erreurs, doit aviser sans cesse à la pondération de ces trois pouvoirs.
« Depuis le commencement des temps historiques, une évolution s’accomplit qui élève graduellement la condition des hommes industrieux. Car vous savez que, dans les sociétés antiques, l’homme voué à la production, celui qui représentait nos grands manufacturiers, ces riches filateurs, ces puissants maîtres de forges, tout aussi bien que le dernier des manouvriers, était réduit en esclavage. Il en était de même de l’immense majorité des cultivateurs, aujourd’hui chez nous propriétaires du sol qu’ils mettent si bien en valeur. Tous ces hommes, aujourd’hui, s’appartiennent à eux-mêmes. Une bonne constitution du crédit affermira leur indépendance. J’aurai à vous montrer aussi comment le crédit peut fournir à l’industrie de puissants éléments d’organisation, de ceux que la liberté avoue sans restriction ni réserve.
« Maintenant, je ne puis m’empêcher de vous communiquer une pensée qui se présente naturellement à l’esprit de qui étudie l’histoire du crédit, comme, au surplus, toute autre branche de l’histoire. C’est que les passions humaines, lorsqu’elles sont déchaînées pour le mal, montrent souvent la puissance de certains ressorts qu’il ne s’agit plus ensuite que de mettre au service de bons sentiments pour leur donner une fécondité voisine du prodige. Tant il est vrai que le génie du mal, asservi aux desseins bienfaisants de la Providence, apporte pour leur accomplissement le tribut de ses efforts, alors qu’il s’acharne le plus à les contrarier, et qu’il semble avoir le mieux réussi à attirer des fléaux sur les sociétés humaines.
« Ainsi, c’est la guerre qui a le mieux enseigné tout ce que pouvait le crédit public. Tout ce qu’il recélait de ressources en ses flancs, c’est la guerre qui l’a révélé. Il a fallu la guerre pour apprendre aux nations quels avantages elles ont à espérer du crédit pendant la paix, et ces avantages sont vraiment extraordinaires.
« La guerre est pour les nations une immense débauche où tout déborde. Tout, chez l’homme, est surexcité alors. Toutes les facultés prennent l’exaltation du délire ; les muscles eux-mêmes en reçoivent une tension extrême et y acquièrent une trempe inconnue. Au sein de la guerre, l’amour de la patrie, l’un des plus nobles et des plus doux attributs de l’âme, se manifeste par la dévastation et le carnage. La guerre inspire à l’homme au plus haut degré le sublime sentiment du sacrifice, mais elle ne l’élève à cette hauteur que pour qu’il en retombe avec un plus impétueux élan, afin d’assouvir une haine sauvage. La guerre, troublant l’harmonie des éléments divers que le Créateur avait divinement associés pour composer la nature humaine, produit les contradictions les plus monstrueuses. Alors les nations déploient des ressources sans pareilles et la plus admirable ardeur dans le but de détruire tout ce qui honore le plus la civilisation, une fécondité inouïe afin d’exterminer ; elles se parent de leur plus imposante majesté pour se livrer à tout ce qui, dans la vie privée, imprimerait la plus honteuse flétrissure. Alors l’homme semble un demi-dieu dominé par des appétits infernaux. Rien, aussi bien que la guerre, ne fait comprendre cette parole de Pascal, que l’homme est moitié ange et moitié bête.
« C’est donc de la guerre qu’est sorti le crédit public ; c’est au profit de la guerre que les États se sont habitués à contracter des emprunts énormes, auxquels il aurait semblé que jamais les peuples n’eussent pu subvenir. C’est à la guerre qu’on est redevable ainsi d’un instrument qui sera désormais admirable pour multiplier les biens de la paix. Ainsi, peut-être, si l’on pouvait remonter dans l’histoire jusqu’à l’époque où fut forgé le premier morceau de fer, on trouverait que ce métal, qui forme le soc de la pacifique charrue, et qui fournit au travail la plupart de ses engins créateurs, fut inauguré sur la terre par un combat à mort, et que son premier usage fut de répandre le sang.
« Je dis, messieurs, que la guerre a fait contracter aux peuples des emprunts énormes, l’expression n’est pas forcée. Imaginez que l’Angleterre seule, dans sa lutte corps à corps contre la Révolution française, a emprunté la somme effrayante de 16 milliards, sans compter des impôts inouïs.
« Si les autres gouvernements n’en ont pas fait autant, c’est que les moyens d’emprunt leur manquaient. Négocier des emprunts avec les détenteurs des capitaux leur eût été impossible. Ils manquaient de crédit ; ils n’inspiraient pas de confiance aux capitalistes. Mais, à défaut d’emprunts consolidés, ils eurent recours à des emprunts subreptices, frauduleux. Ils inondèrent leur territoire des flots d’un papier-monnaie que le public a accepté comme argent comptant, de gré ou de force, et qui ensuite s’est réduit à rien ou presque rien. Il suffit ici de nommer les assignats français, les vieux billets de banque de l’Autriche, les roubles en papier de la Russie. Mais l’Angleterre, qui avait su et pu adopter la forme plus régulière du crédit, a été de tous les États le seul qui n’ait jamais vainement demandé à emprunter. Au milieu de l’épuisement général de l’Europe, quand de toute part les nations haletantes demandaient merci à leurs princes, l’Angleterre a pu continuer ses sacrifices. La pompe aspirante du crédit, alimentée par les produits d’une industrie infatigable, versait toujours à la Trésorerie ce qu’on réclamait d’elle, et c’est ainsi seulement que l’Angleterre put enfin, à l’inconsolable douleur de notre patrie, messieurs, contempler, terrassé devant elle, le géant des temps modernes, celui auquel des panégyristes trop pressés avaient appliqué le mot de la Bible sur un autre conquérant, que la terre s’était tue devant lui.
« Aujourd’hui, cependant, la scène change. La fièvre militaire s’est calmée. Les peuples qui comptent le plus dans le monde, ceux qui donnent l’exemple, et qui, au besoin, sauraient faire prévaloir leur volonté, ont établi chez eux des formes de gouvernement où les sentiments belliqueux, auxquels les Européens sont trop enclins, se trouvent contrebalancés par la puissance toujours croissante des intérêts pacifiques. Après avoir pris un bain de sang pendant vingt-cinq années, les peuples de l’Europe ont eu horreur d’eux-mêmes, et la pensée de leur fraternité s’est vivement réveillée en eux. Désormais, aussi avant que les regards peuvent plonger dans les nuages de l’avenir, la paix peut être considérée comme la condition normale des peuples : je n’ose pas dire comme leur état permanent ; le passé nous interdit cette douce espérance. Le régime représentatif, gage du meilleur emploi des ressources publiques et garantie de la paix, semble être la destination vers laquelle gravitent, en suivant chacune leur chemin, toutes les nations civilisées.
« Mais le régime représentatif n’a pas été institué pour que les États, sous son abri, s’abandonnassent à l’inaction. La paix qui convient à nos remuantes nations de l’Europe, n’est pas une tente dressée pour le sommeil. Pour elles, la paix ne saurait être le repos : c’est l’activité des sociétés tournée vers la production ; c’est l’énergie de la civilisation ; ce sont ses forces immenses et ses lumières : c’est son audace même employée à lutter contre la nature, à lui dérober le secret de ses lois et à l’asservir à nos besoins. Cette lutte et cette domination sont peut-être, au premier abord, moins enivrantes pour notre orgueil que des triomphes vivement disputés et chèrement payés, sur nos semblables, comme peut les procurer la guerre ; mais à la longue, la paix, la grande paix qui consacre de généreux et puissants efforts à élever le genre humain, à purifier la nature humaine et à maîtriser l’univers, n’est pas moins majestueuse que la guerre en ses jours des plus éclatants succès.
« Cette paix bienfaisante et noble, calme et sereine en son énergique activité, vient de nos jours revendiquer à son profit l’usage de l’instrument du crédit inventé par la guerre. Elle veut s’en servir pour accélérer et étendre ses entreprises, les unes utiles, les autres grandioses. Elle le réclame afin de mieux révéler sa puissance, sur laquelle l’esprit humain a besoin d’être édifié, non moins que sur sa douceur, et ses charmes ; car les hommes ne se soumettent volontiers qu’à ce qui est fort. Comment contester aux États la faculté d’emprunter pour se livrer à ces améliorations variées qui sont destinées à transformer les conditions de l’existence matérielle des populations, à métamorphoser les rapports des provinces, des empires et des continents, à établir la solidarité de toute la famille humaine, à mettre les hommes en possession de tout ce que peut rapporter notre globe terrestre, quand la guerre est libre d’ouvrir des emprunts pour renverser et pour anéantir ?
« N’hésitons donc pas à le dire, messieurs, la paix doit faire usage du crédit sans crainte, mais non sans réserve ; entre ses mains, il faut le remarquer, le crédit se présente avec de tout autres caractères que lorsque c’est la guerre qui s’en sert. Les partisans des économies, justement effrayés des conséquences de l’emprunt lorsqu’il a une destination militaire, doivent, quand il s’agit de la paix, se sentir complétement rassurés. La guerre, en effet, ne se contente pas d’emprunter pour aller dévaster les provinces de l’ennemi, et anéantir, au bruit des fanfares, en gagnant ainsi de la gloire, ce que des hommes nos semblables ont eu tant de peine à produire. La guerre, éminemment destructive de sa nature, détruit même ses propres instruments. Les emprunts que la guerre a contractés sont par elle consommés sans qu’il en reste rien ; au contraire, les emprunts qui seraient destinés aux œuvres de la paix seraient des emprunts féconds ; car les capitaux ainsi employés ont le don de se reproduire. Judicieusement appliqués, les emprunts de la paix enrichiraient l’État et lui rapporteraient au-delà des sacrifices qu’ils nécessiteraient. C’est la différence de la production à la destruction, de la création au néant, de la vie à la mort.
« Les institutions publiques de crédit industriel, de même que le crédit des États, dont je vous entretenais tout à l’heure, sont venues au monde sans qu’on les eût annoncées à l’avance. Elles ont semblé naître du hasard, provoquées par cet instinct qui porte toujours les hommes à se mettre au-dessus des maux qui les menacent. De la sorte, nous trouvons encore ici la preuve de ce que j’exprimais tout à l’heure, que le mal semble avoir pour mission de susciter le bien, et que l’homme n’avance sur la terre que comme le coursier auquel il faut que l’éperon déchire les flancs pour qu’il sente s’éveiller son ardeur. Dans le Moyen âge, quand le commerce eut été restauré, ce fut la peur des voleurs, sentiment assurément bien vulgaire, qui, plus que toute autre cause, détermina les commerçants de quelques villes florissantes, de Venise, de Genève, de Hambourg, de Nuremberg, d’Amsterdam, à remettre en un lieu sûr, sous la garde de la force publique, le numéraire dont ils étaient les détenteurs. Ainsi naquirent les banques de dépôt, qui devinrent ensuite des banques d’escompte, c’est-à-dire faisant des avances au commerce, puis des banques de circulation, c’est-à-dire émettant des billets. De même pour les crédits sous la forme la plus individuelle, s’exerçant en dehors d’institutions publiques. Ce fut l’esprit de spoliation dont étaient animés alors les gouvernements et les seigneurs féodaux, qui contraignit une masse d’hommes persécutés, les juifs, à imaginer, comme une précaution contre la violence, dans la transmission des valeurs d’un point à un autre, la lettre de change, devenue aujourd’hui l’un des pivots des opérations de crédit.
« Le crédit industriel peut demander, non sans quelque fierté, d’être jugé par ses œuvres. L’assistance qu’il a fournie à la production est déjà surprenante, et les facilités qu’il a données à l’homme dans ses combats contre la nature, sont dignes d’exciter l’admiration et la reconnaissance.
« Je n’en citerai qu’un exemple, le plus éclatant de tous. Il y a un demi-siècle, l’Angleterre possédait sur le continent américain treize modestes colonies, qui, ensemble, comptaient à peine deux millions et demi d’âmes resserrées entre la mer et les monts Alleghanys, sur la longue rivière d’un littoral au terroir sablonneux et pauvre. On savait, par les rapports de quelques voyageurs auxquels une poignée de nos compatriotes, soldats et missionnaires, avaient montré le chemin, qu’au-delà des monts se déployaient des terres plus fertiles ; on n’ignorait pas non plus que cet immense territoire qui s’étendait par-delà les montagnes, à l’ouest, était coupé des fleuves les plus magnifiques et les plus commodes pour la navigation. L’Ohio s’appelait alors la Belle-Rivière, et le Meschascebé ou Mississipi était qualifié, comme aujourd’hui, de Père-des-Eaux ; mais ceux qui étaient allés visiter ces excellentes terres, ou se confier sur une pirogue au cours de ces fleuves majestueux, étaient à bon droit réputés intrépides, et on les comptait. Ce bel et vaste domaine, qui semblait promettre à l’homme une ample rémunération de ses labeurs, et que la nature paraissait avoir destiné à former le siège d’un magnifique empire, demeurait le patrimoine incontesté et inculte de tribus sauvages ennemies du travail, et par conséquent misérables sur ce sol si riche, dont elles partageaient la domination avec la panthère et avec le serpent à sonnettes. Disposés en avant des vallées intérieures de l’Amérique, comme le seraient sur le front d’une place forte des enceintes successives étagées les unes derrière les autres, les monts Alleghanys, avec leur longueur de cinq cents lieues et leur largeur de cinquante ou soixante, opposaient aux velléités envahissantes de la population du littoral une barrière qu’on supposait à peu près insurmontable.
« Aujourd’hui, le voyageur, qui, du littoral, s’avance vers l’ouest, rencontre à perte de vue des villes populeuses et bien bâties, d’élégants villages dont en Europe je n’ai vu les pareils que sur la scène de l’Opéra, des champs couverts d’une riche culture. À ses regards s’offre une population robuste, dont l’extérieur annonce un bien-être extraordinaire, et qui est à un degré remarquable familière avec tout ce qui, dans les connaissances humaines, est immédiatement applicable à la production de la richesse. Il marche devant lui des centaines de lieues et des centaines encore, et c’est toujours le même tableau. Toujours et partout, sur les lacs et sur les fleuves, des navires splendides que la vapeur met en mouvement, aussi nombreux que les plus célèbres flottes dont l’histoire ait gardé le souvenir ; de fleuve à fleuve, d’un lac à un autre, et de chaque métropole aux villes voisines, ces constructions dispendieuses que nous sommes habitués à considérer comme les apanages de la civilisation la plus perfectionnée, je veux dire des canaux et des chemins de fer, que ce peuple a exécutés, dans un délai de trente ans, en quantité égale à tout ce qu’en possède aujourd’hui l’Europe qui travaille à sa viabilité depuis des siècles. La surface qui a été ainsi appropriée à la civilisation couvre la majeure partie d’un demi-continent. Elle égale quatre ou cinq fois la superficie de notre France, qui compte pourtant parmi les grands empires ; or, si vous recherchez les causes auxquelles doit être attribué ce qu’il est permis d’appeler cette seconde création, vous trouverez que sans doute les avantages naturels du pays, la fertilité des terres, la multiplicité et la grandeur des fleuves ont puissamment aidé à l’accomplissement de cette belle œuvre. Pareillement il vous sera impossible de ne pas rendre hommage à la passion intelligente pour le travail dont ce peuple est animé ; ce sont vraiment les plus habiles défricheurs et les plus infatigables pionniers qu’on ait jamais vus sous le soleil. Mais dans cette laborieuse conquête sur la solitude, le crédit, messieurs, est en droit de revendiquer une bonne part.
« Le crédit a exercé une influence magique sur les déserts du Nouveau-Monde ; c’est lui qui multipliait les instruments du travail entre les mains de ces pacifiques conquérants. C’est lui qui faisait servir aussitôt à une nouvelle entreprise les fruits de l’entreprise de la veille ; c’est lui qui, par un tour de force périlleux souvent, faisait concourir à exciter la production du jour, la productive activité du lendemain lui-même. La preuve de cette influence du crédit est écrite en toutes lettres sur toutes les pages de l’histoire moderne de l’Amérique du Nord. Un Européen, pour qui l’idée de banque se lie à celle d’une capitale commerciale, est tout surpris de rencontrer en Amérique des institutions pareilles dans de petites villes dont on ferait chez nous des chefs-lieux de canton, et quelquefois même dans des localités dont le terrain n’a été encore qu’à demi dérobé à la forêt primitive. Je n’oublierai jamais certain embryon de ville situé sur les bords du Schuylkill, au milieu de mines de charbon, à une quarantaine de lieues de Philadelphie. Ç’avait été une ville projetée à une époque de spéculation sur les mines, et c’était à peine un village. Port Carbon, c’est son nom, se composait, lorsque je le visitai, d’une trentaine de maisons éparses, conformément à l’alignement de la cité future. On ne s’était pas donné le temps de déraciner les arbres ; on les avait brûlés sur pied, et leurs souches charbonnées montraient la tête tout autour des maisons. Du milieu de cet échiquier de colonnes tronquées toutes noircies, l’édifice qui s’élevait le plus remarquable, après l’église toutefois, était une banque.
« En m’exprimant ainsi sur les services que le crédit industriel a rendus en Amérique, je n’ai point la pensée de recommander à l’imitation de l’Europe le système des banques américaines. Si l’Amérique a habilement usé de crédit, elle a fini par en abuser étrangement. L’Amérique du Nord, terre vierge où tout était à faire, à commencer par la population elle-même, a été jusqu’à ce jour en cours de défrichement. Ses habitants se sont acquittés de cette tâche avec un rare bonheur, parce qu’ils y apportaient une persévérance extrême, un indomptable courage. Mais pour cette œuvre spéciale, il a fallu à ce peuple des institutions spéciales aussi, en matière de crédit tout comme en matière politique. Dans l’Amérique du Nord, la civilisation, encore à son début, s’est trouvée tout entière dans des conditions provisoires. L’empreinte du provisoire a dû s’y montrer partout ; tout a dû y avoir une couleur locale et un cachet spécial. Dans les entreprises matérielles et dans les institutions de toute espèce destinées à les activer, presque tout, chez ce jeune peuple, a été aventureux, parce que tel est le caractère propre à la jeunesse qui s’essaye. Je n’ai point à indiquer ici ce que je puis pressentir pour l’avenir politique de l’Union américaine ; mais quant aux institutions de crédit industriel, je tiens pour certain qu’elles ne sauraient plus subsister en Amérique sous la forme qu’elles avaient affectée jusqu’à ce jour pendant l’enfance de cette société, et, sur ce point, je pourrais invoquer l’opinion présente des Américains eux-mêmes, car elle est à peu près unanime. L’Amérique du Nord organisera prochainement son crédit, on doit le croire, d’après des idées plus conformes aux besoins d’une société assise. Mais ici, ce que j’ai entendu vous recommander, ce n’est point telle ou telle forme déterminée des institutions de crédit ; c’est le principe du crédit lui-même ; c’est la pensée de faire contribuer au perfectionnement et à l’agrandissement de la production, avec toute l’énergie dont ils sont capables, les capitaux créés par le travail antérieur.
« Dans l’antiquité, le plus fameux des conquérants a pu un jour, dans l’enivrement de sa gloire, exprimer le regret qu’il ne restât plus rien à conquérir. Ce mot d’Alexandre le Grand pourrait être exact à la guerre ; les conquêtes militaires, en effet, sont bornées par leur nature même ; elles ont une limite assignée d’avance, et qu’au surplus nul n’a jamais pu atteindre, car l’empire universel n’a encore été que la vaine utopie de quelques puissants souverains. À la guerre, une conquête de plus affaiblit le conquérant, parce qu’à obtenir elle coûte un sacrifice, et à conserver elle l’oblige à diviser ses forces. Mais cette orgueilleuse récrimination du grand Alexandre contre le destin est une plainte de guerrier qui, heureusement, ne peut plus trouver place dès qu’il s’agit des conquêtes de la civilisation, de celles qui s’opèrent par l’intelligence ; et celles de l’industrie sont dans ce cas, messieurs, car l’industrie est la domination de l’esprit humain sur le monde matériel. Plus l’intelligence conquiert, et plus elle a à conquérir ; c’est une marche ascendante où l’on n’arrive jamais au point culminant. Par l’enchaînement intime de toutes les lois de la nature, les découvertes en amènent d’autres à leur suite, et non seulement celles-ci en entraînent de nouvelles, mais elles en font pressentir et désirer d’autres encore. Ainsi, plus on avance, et plus l’horizon qui borne la vue recule, de manière à laisser voir un espace plus vaste ; plus même on acquiert la confiance et la conviction qu’au-delà de ce qui est visible il reste bien davantage à découvrir.
« C’est ce sentiment que le plus illustre des philosophes de la Grèce exprimait avec bonheur par une formule modeste qui contraste singulièrement avec celle du belliqueux Alexandre. À la suite de toutes ses recherches et de toutes ses veilles, quand il se fut approprié tout ce qu’avait recueilli la science, et qu’il y eut ajouté de son propre fonds : « Ce que je sais, dit Socrate, c’est que je ne sais rien. »
« Cette différence d’extension possible entre les conquêtes de la guerre et celles de la paix provient de ce que seul le domaine de l’intelligence est indéfini. Le monde lui-même n’est pas une prison assez vaste pour que l’esprit humain puisse toujours y tenir.
« Ce n’est pas sans motif que je vous présente ces réflexions à propos du crédit. De notre temps, l’économie politique, lorsqu’elle fait son roman, car qui n’a pas le sien ? suppose que le genre humain est au moment d’entrer dans une voie où il consacrera tous ses efforts à un magnifique ensemble d’œuvres pacifiques, à lever le voile qui recouvre les mystères de la nature, à maîtriser le monde matériel afin de l’exploiter et de l’embellir pour son propre usage. Or, si telle est la carrière où les hommes sont disposés à se jeter, pas un des instruments que maniera le genre humain ne lui rendra des services comparables à ceux du crédit, pas un n’aura pareil effet pour justifier cette idée consolante pour l’homme qui aime son semblable et qui croit à la perfectibilité des sociétés, que dans la civilisation, sous les auspices de la paix, il y a de plus en plus à conquérir, au rebours du mot d’Alexandre. Et lui-même, le crédit, est un exemple à citer à l’appui de cette espérance ; car, dans la production, le crédit organise toutes les forces déjà acquises pour les faire servir à des acquisitions nouvelles. Par lui, dans la sphère de son action, tout progrès accompli devient aussitôt le mobile d’un progrès futur. »
MICHEL CHEVALIER.
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[1] Je parle ici du crédit industriel, et fais abstraction des emprunts des États, qui ont eu le plus souvent et peuvent avoir dans de graves circonstances une destination toute différente.
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