Discours sur le droit de guerre et de paix (1790)

« Nul, proclame Volney en 1790, n’a le droit d’envahir la propriété d’un autre peuple, ni de le priver de sa liberté et de ses avantages naturels ; toute guerre entreprise par un autre motif et pour un autre objet que la défense d’un droit juste, est un acte d’oppression qu’il importe à toute la grande société de réprimer, parce que l’invasion d’un État par un autre État tend à menacer la liberté et la sûreté de tous. » Par ces motifs, il propose à l’Assemblée Nationale de décréter cet article constitutionnel : « Que la nation française s’interdit de ce moment d’entreprendre aucune guerre tendante à accroître son territoire actuel ».

 

 

DISCOURS DE VOLNEY SUR LE DROIT DE GUERRE ET DE PAIX

 

(Séance du 18 mai 1790 — Archiv. Parlem., XV, 575 et suiv.)

 

Lorsque la discussion actuelle s’est ouverte, la question était posée d’une manière si vague qu’il n’était pas possible d’y donner une réponse précise ; car si par ces mots exercice du droit de la guerre, on entend le pouvoir illimité de faire tout ce qu’entraîne dans son acception vulgaire ce droit effrayant, tout homme raisonnable devrait dire non ; si au contraire l’on entendait un pouvoir défini par des lois posées, par un accord avec la puissance législative, personne ne pourrait s’y refuser. Cette équivoque, en suscitant la contradiction, en a fait naître l’heureux effet ordinaire : et malgré son extrême complication, cette question majeure, circonscrite en partie par la nature des choses, en partie par vos propres décrets, s’est d’elle-même partagée en deux termes extrêmes, dont les inconvénients développés vous ont fixés dans le terme moyen où se plaisent la raison et la vérité.

D’un côté, vous avez senti que si l’on donnait au pouvoir exécutif la faculté d’entreprendre arbitrairement toute guerre, sans le concours du pouvoir législatif, l’on détruisait tout équilibre, toute harmonie, toute liberté, et on lui donnait de fait la faculté d’établir l’impôt, puisqu’une fois engagé l’on ne pouvait plus le refuser.

D’autre part, vous avez observé que la guerre, étant une action qui exige de la rapidité et de l’unité, un corps d’assemblée délibérant contradictoirement ne pouvait être chargé de sa conduite et qu’en certains cas, l’État attaqué inopinément exigeait d’accorder une assez grande latitude de pouvoir provisoire pour sa défense.

Par ce contraste, vous avez été conduits à la distinction d’un cas offensif et d’un cas défensif, dont se compose réellement la question ; vainement vous a-t-on allégué des connivences d’hospitalité qui masqueraient les apparences : vous n’en avez que mieux démêlé la nécessité de séparer l’acte solennel de la déclaration en forme qui n’a point de remède, des sujets de plaintes qui, d’abord réprimés, peuvent être négociés et accommodés.

On vous a parlé des prérogatives usitées des monarques : mais vous avez senti que les nations ne sont pas créées pour la gloire des rois et vous n’avez vu dans les trophées que de sanglants fardeaux pour les peuples.

On vous a cité la sagesse d’une nation voisine : mais vous avez senti que la Constitution anglaise, fondée il y a cent ans, quand le fanatisme, l’ignorance, la barbarie féodale couvraient toute l’Europe, n’avait pu atteindre une perfection dont nous-mêmes aujourd’hui ne nous flattons pas.

On vous a exagéré des besoins de diligence qui exigeraient le despotisme de l’autorité et ne souffriraient pas les discussions de la place publique : mais vous ne vous êtes pas laissé abuser par de faux exemples. Vous avez senti que nous n’étions plus au temps de ces petites républiques dont tout le domaine se traversait en quelques heures, et les assemblées nationales de France ne sont pas le forum de Rome ou d’Athènes.

Enfin, l’on vous a célébré les avantages des rites mystérieux de la diplomatie et les inconvénients de la publicité. Mais vous vous êtes rappelé que c’est avec cet esprit de mystère que, de tout temps, l’on vous a joués ; que c’est avec cet esprit de mystère que l’on voulait vous dérober le brigandage de vos finances, et vous avez senti que lorsque le voile a été levé sur cet objet, aucun autre ne peut le conserver. Oui, Messieurs, vous laisserez le mystère à cette diplomatie tracassière qui, n’ayant pour objet que des intérêts de maison et de famille, pour leviers que des passions d’individus, pour moyens que des corruptions, des intrigues, a besoin des ténèbres pour y faire jouer les fantômes de puissance dont se masque sa faiblesse. Jusqu’à ce jour, l’Europe a présenté un spectacle affligeant d’orgueil apparent et de misère réelle ; on n’y comptait que des maisons de princes et des intérêts de famille. Les nations n’y avaient qu’une existence accessoire et précaire. On possédait un empire comme un domaine. On portait en dot des peuples comme des troupeaux. Pour les menus plaisirs d’une tête, on ruinait une contrée. Pour les pactes de quelques individus, on privait un pays de ses avantages naturels. La paix du monde dépendait d’une pleurésie, d’une chute de cheval. L’Inde et l’Amérique étaient plongées dans les calamités de la guerre pour la mort d’un enfant, et les rois, se disputant son héritage, vidaient leur querelle par le duel des nations.

Vous changerez, Messieurs, un état de choses si déplorables ; vous ne souffrirez plus que des millions d’hommes soient le jouet de quelques-uns qui ne sont que leurs semblables, et vous rendrez leur dignité et leurs droits aux nations. La délibération que vous allez prendre aujourd’hui a cette importance qu’elle va être l’époque de ce grand passage. Aujourd’hui, vous allez faire votre entrée dans le monde politique. Jusqu’à ce moment, vous avez délibéré dans la France, et pour la France ; aujourd’hui vous allez délibérer dans l’univers et pour l’univers. Vous allez, j’ose le dire, convoquer l’assemblée des nations. Il est donc d’une haute importance d’établir d’une manière imposante l’opinion que les peuples doivent concevoir de vos principes et de vous ; et la manière dont les grandes idées de philosophie politique se sont emparées, en moins de trois jours, de tous les esprits de cette Assemblée, m’est le sûr garant de la sagesse du décret que vous allez prendre. C’est en tâchant de remplir les vues que vous-mêmes m’avez indiquées, que jai rédigé un projet que j’ai l’honneur de vous soumettre :

« L’Assemblée nationale, délibérant à l’occasion des armements extraordinaires de deux puissances voisines qui élèvent les alarmes de la guerre ;

« Dans cette circonstance où pour la première fois, elle porte des regards de surveillance au-delà des limites de l’Empire, désirant de manifester les principes qui la dirigeront dans ses relations extérieures, elle déclare solennellement :

1° qu’elle regarde l’universalité du genre humain comme ne formant qu’une seule et même société dont l’objet est la paix et le bonheur de tous et de chacun de ses membres ;

2° que dans cette grande société générale, les peuples et les États considérés comme individus, jouissent des mêmes droits naturels et sont astreints aux mêmes règles de justice que les individus des sociétés partielles et secondaires ;

3° que par conséquent nul n’a le droit d’envahir la propriété d’un autre peuple, ni de le priver de sa liberté et de ses avantages naturels ;

4° que toute guerre entreprise par un autre motif et pour un autre objet que la défense d’un droit juste, est un acte d’oppression qu’il importe à toute la grande société de réprimer, parce que l’invasion d’un État par un autre État tend à menacer la liberté et la sûreté de tous.

Par ces motifs, l’Assemblée nationale a décrété et décrète comme article de la Constitution française : « Que la nation française s’interdit de ce moment d’entreprendre aucune guerre tendante à accroître son territoire actuel ».

 

(La séance est levée à 4 heures)

 

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