En décembre 1885, lors de la grande discussion à l’Assemblée sur les questions coloniales, et notamment sur l’intervention au Tonkin et en Annam (Viet Nam), Frédéric Passy choisit à nouveau de prendre la parole pour une exposition longue et détaillée des raisons pour lesquelles, contrairement à la plupart de ses collègues de tous bords, il rejette la politique coloniale de la France. C’est une protestation vibrante et rare d’un authentique libéral, fidèle aux idéaux de ses prédécesseurs, contre la politique de spoliation à l’extérieur qui s’appelle colonisation.
Discours contre la colonisation de la France au Tonkin et à Madagascar
Par Frédéric Passy
CHAMBRE DES DÉPUTÉS
EXTRAIT DU JOURNAL OFFICIEL DU 23 DÉCEMBRE 1885
DISCOURS PRONONCÉ PAR M. FRÉDÉRIC PASSY
Séance du 22 Décembre 1885
DISCUSSION DU PROJET PORTANT OUVERTURE ET ANNULATION DE CRÉDITS EXTRAORDINAIRES POUR LE SERVICE DU TONKIN ET DE MADAGASCAR
PARIS
IMPRIMERIE DES JOURNAUX OFFICIELS
31, QUAL VOLTAIRE, 31
1886
Extrait du Journal officiel du 23 Décembre 1885.
DISCOURS PRONONCÉ PAR M. FRÉDÉRIC PASSY
Séance du 22 Décembre 1885
Messieurs,
C’est sous le poids d’un double anathème, celui de Mgr l’évêque d’Angers et celui de notre honorable collègue M. Paul Bert, que j’aborde cette tribune. Ce poids, je puis affirmer à la Chambre que je le sens tout entier et que jamais je ne suis monté à cette place avec le sentiment d’une aussi grande et aussi lourde responsabilité. Et cependant, comme j’aime les situations nettes, je tiens dès le début à indiquer clairement toute l’étendue de mon crime. C’est quelquefois, vous le savez, le meilleur moyen de s’en faire absoudre. (On rit.)
M. Paul Bert disait hier, vers la fin de son discours, en expliquant, tel qu’il le comprend, le grand courant d’opinion qui a déterminé les dernières élections générales, qu’à l’exception de l’honorable M. Georges Périn personne n’avait jamais osé proposer devant le pays la thèse de l’évacuation. Je parle, bien entendu, d’une évacuation raisonnable et intelligente. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs. — Exclamations au centre.)
M. Georges Périn, s’adressant au centre. Prétendez-vous, messieurs, que j’aie présenté une thèse déraisonnable ?
Jo m’expliquerai là-dessus. (Bruit.) Vous auriez pu le dire le 7 avril, en tout cas !
M. Frédéric Passy. M. Paul Bert a eu peut-être raison quant aux programmes électoraux ; je ne les ai pas tous dépouillés comme lui : il est possible que la nécessité de l’évacuation n’y ait pas été affirmée en termes exprès. Mais il y a tel d’entre nous qui n’avait pas besoin de dire sa pensée dans une circulaire ou une assemblée électorale, parce qu’il n’avait pas attendu le moment des élections pour la dire. Et j’entends, quant à moi, réclamer ici, comme je l’ai réclamé ailleurs, et pendant la période électorale même, vis-à-vis de M. Paul Bert et d’autres, le droit de me ranger à côté de M. Georges Périn comme n’ayant jamais, à cet égard, dissimuléni atténué ma façon de penser. (Très bien !) Et je dis de plus qu’à ce moment on n’aurait guère compris qu’on m’en fît grief.
Les choses ont un peu changé depuis, cela est vrai. Il s’est produit, dans ces dernières semaines, certains courants ou contrecourants…
Voix à gauche. Apparents !
M. Frédéric Passy. … naturels ou artificiels… (Très bien ! très bien ! à gauche et à droite.)
Un membre à gauche. Provoqués.
M. Frédéric Passy. … profonds ou superficiels, je ne l’examine pas. Nous avons reçu certains d’entre nous, de nos amis et d’autres que de nos amis, des adjurations, des prières, des avis pressants, des injonctions même, de nature à nous émouvoir, sinon à nous troubler. On nous a fait en quelque sorte un devoir vis-à-vis des électeurs de ne pas soutenir ici les idées que nous croyons conformes à l’intérêt et à l’honneur du pays.
Je tiens à répondre ici, comme j’ai répondu ailleurs, que, pour ma part, depuis près de trois ans, jamais mon opinion n’a été ni équivoque, ni dissimulée ; que jamais je n’ai hésité à la professer ici et ailleurs ; et que c’est avec cette opinion, avec ces idées, peut-être à cause d’elles, avec elles en tout cas, et par conséquent avec le droit le plus entier de les conserver et de les soutenir, que j’ai été, sans autre programme, sans engagement, sans réserves, renvoyé dans cette Chambre par un nombre de voix qui me donne quelque droit de parler au nom du suffrage de la Seine. (Applaudissements sur divers bancs.)
Et c’est pourquoi, quelque pénible qu’il puisse m’être, vis-à-vis de beaucoup, quelque pénible qu’il me soit dans les circonstances actuelles en particulier, de continuer à soutenir mon opinion, comme je dois au pays la vérité avant tout — ce que je crois la vérité du moins — je persisterai, sans me dissimuler la difficultéde la tâche, à essayer de l’exposer devant la Chambre et devant le pays. (Marques d’approbation sur les mêmes bancs.)
Non, messieurs, ces difficultés, certes, je ne les ignore pas ; et à propos de cette question, dans laquelle je serais disposé à dire que l’on n’a que le choix des fautes… (Très bien ! très bien ! à gauche), que le choix des inconvénients et des périls tout au moins, je dirais volontiers ce que Gambetta disait le jour où ses amis, voyant leur triomphe assuré, furent tentés de croire que le temps des difficultés était passé : « L’ère des difficultés commence. » (Mouvements divers.)
Oui, messieurs, difficultés au point de vuematériel et extérieur, d’abord ; car, vous l’avez vu, c’est depuis la paix que les dépenses et les pertes d’hommes ont été le plus considérables : c’est après le traité, au lendemain du traité, que le général qui commande en chef au Tonkin et dans l’Annam a signalé dans ce traitė, comme plein de difficultés et de dangers, un article qu’il déclare néfaste, celui par lequel la France a pris l’engagement d’assurer la tranquillité du Tonkin. Ce qui parait indiquer, ce me semble, que la « campagne de pacification » dont parlait M. Paul Bert n’est pas complètement terminée, ni même bien facile à terminer.
Difficultés au dedans, ensuite : car nous ne pouvons pas nous dissimuler, quelle que soit d’ailleurs notre opinion, que nous soyons ou non favorables an maintien de l’occupation ou à l’évacuation, que cette discussion a lieu dans des circonstances politiques intérieures de la plus grande délicatesse. Nous discutons ces questions à la veille d’un grand événement national qui nous oblige à la fois à les mener vite, trop vite peut-être, et à les traiter avec beaucoup de mesure et de circonspection. Nous pouvons craindre, quelle que soit la solution à laquelle nous nous arrêterons, d’apporter dans le jeu du mécanisme gouvernemental un trouble que nous ne voudrions pas y apporter. Et, à ce point de vue, je demande à la Chambre, et tout particulièrement au Gouvernement, la permission de leur présenter quelques réflexions, j’oserai dire de leur adresser une prière. (Parlez ! parlez !)
Nous avons jusqu’à présent, messieurs, j’en ai peur, discuté cette grande question de politique coloniale, ou soi-disant telle, sous l’empire de préoccupations qui n’étaient pas toutes tirées du fond de la question.
Sur divers bancs. C’est vrai ! — Très bien!
M. Frédéric Passy. Nous avons été préoccupés de questions de personnes, de questions de partis, de questions de ministères ou de stabilité ministérielle : les envisageant souvent, je me plais à la reconnaître, dans l’esprit le plus élevé et le plus dégagé de tout sentiment intéressé ou coupable, mais enfin, messieurs, exposés, par suite, à subordonner peut-être le principal à l’accessoire ; et nous avons beaucoup moins, permettez-moi de le dire, discuté et voté des questions de politique nationale que nous n’avons disputé et épilogué sur des ordres du jour et des motions de confiance. (Marques d’assentiment.)
Messieurs, au moment où je me trouve dans la pénible nécessité de me séparer, une fois encore, du ministère qui siège sur ces bancs, comme je me suis séparé maintes fois du ministère qui l’a précédé, je demande à la Chambre et je demande au ministère de faire, autant qu’il est possible, abstraction de ces sentiments secondaires et de ces considérations accessoires. Je supplie le Gouvernement de nous apporter des raisons et, pour rappeler une expression de Pascal, de ne pas se contenter d’avoir des moines à sa disposition.
(Très bien ! très bien ! sur divers bancs à gauche.)
Je supplie le Gouvernement de nous dire ce qu’il croit devoir nous demander, de nous l’imposer, s’il le croit nécessaire, et s’il y peut parvenir, au nom de l’intérêt national, mais de ne pas nous forcer la main au nom de sa stabilité, que nous ne voudrions pas atteindre, afin de ne pas nous mettre dans la dure nécessité, dans la cruelle alternative ou de voter contre lui pour ne pas voter contre notre conviction ou de voter contre notre conviction pour ne pas voter contre lui. (Très bien ! très bien !)
C’est dans ces sentiments que je viens ici à mon tour soutenir les conclusions de la commission, peut-être même, comme M. Georges Périn, un peu plus que les conclusions de la commission. C’est-à-dire que, de même que je me suis toujours déclaré, en refusant tous les crédits d’expéditions lointaines, prêt à voter tous les crédits, même bien supérieurs, qui seraient destinés à terminer ces affaires, je ne me refuserai pas à voter des crédits qui seraient présentés comme destinés à pourvoir aux nécessités du présent et à assurer le retrait de nos troupes et la fin de notre intervention dans le Tonkin. (Très bien ! à gauche.)
Mais, si ces crédits avaient malheureusement, comme certaines paroles peuvent le faire craindre, pour signification le maintien, et l’extension par suite, de notre occupation auTonkin ; si c’était un nouveau pas vers cet avenir qui a été dépeint sous de si brillantes couleurs hier par M. Paul Bart et par M. l’évêque d’Angers, mais que, pour ma part, au contraire, je considère, je vais essayer de le justifier, comme un avenir de dangers et de ruine ; s’il en était ainsi, je serais, quoiqu’il m’en coûtât, dans la nécessité de refuser une fois de plus les crédits qui nous sont demandés.
On nous dit, messieurs, qu’il n’est pas possible, et qu’il serait honteux d’abandonner un pays que nous occupons ! Notre honorable collègue, M. l’évêque d’Angers, disait hier, — sima mémoire ne me trompe pas — que cela avait pu être une faute, qu’il ne s’y était pas associé au début, mais que, puisque la chose était faite, il fallait y persister et rester dans le pays.
M. Paul Bert disait, de son côté — je m’expliquerai sur ce point tout à l’heure — qu’il y avait au Tonkin une récolte semée et préparée, et qu’il ne fallait pas y renoncer. Nous verrons, je le répète, quel est le genre de récolte qui nous a ainsi été préparé. Nos honorables collègues disaient tous les deux qu’évacuer, que nous retirer, même avec toute la prudence et toutes les précautions que l’honorable M. Georges Périn viendra vous exposer et vous expliquer ici, c’était un recul, une capitulation ; que jamais la France ne pardonnerait à ceux qui s’en rendraient coupables ou complices ; et que, Gouvernement ou députés, ils devaient s’attendre à disparaître à jamais sous le mépris public.
Messieurs, qu’il soit difficile de se retirer d’une situation dans laquelle on n’aurait pas dû s’engager, je le sais, et c’est précisément pourquoi je disais tout à l’heure que nous n’avons peut-être le choix qu’entre des partis dont aucun n’est bon, dont le meilleur n’a sur les autres d’autre avantage que d’être moins mauvais. Mais, quant à déclarer que pour être difficile cela soit impossible, je vous demande la permission de n’en rien croire.Et pour justifier mon assertion, il me suffira de remettre sous vos yeux les paroles que prononçait, il y a précisément deux ans, en novembre et décembre 1883, M. le ministre de la guerre, qui me fait en ce moment l’honneur de m’écouter, lorsque, dans la commission des crédits du Tonkin d’alors, présidée par notre ancien et éminent collègue M. Ribot, il était posé au Gouvernement des questions sur la nature et l’efficacité des nouveaux renforts et des nouveaux crédits qui étaient alors demandés à la Chambre.
M. le général Campenon disait à ce moment-là que c’était un dernier effort à faire, et il ajoutait : « Si le succès ne répond pas à notre attente, il faudra rappeler nos troupes. » Rappeler nos troupes, messieurs, le mot y est. Et M. le ministre ajoutait encore — pesez ces mots, messieurs — : « Il s’agit de sortir aujourd’hui honorablement du Tonkin. » On pouvait donc, de l’aveu de M. le ministre et du Gouvernement, car M. Jules Ferry était présent et consentant, en sortir honorablement en 1883 ; pourquoi pas en 1885 ? (Très bien ! sur divers bancs.) Ceci, messieurs, est dans le procès-verbal du 28 novembre 1883.
Un peu plus tard, M. le général Campenon revenait sur cette affirmation ; et, dans la séance da 15 décembre, veuillez noter encore ceci, messieurs, M. le général Campenon répondait ainsi à quelques questions qui lui étaient de nouveau posées par le président de la commission : « Le delta de Tonkin est un véritable marais. » Voilà déjà une parole d’une certaine signification en face de certaines affirmations optimistes qui ont été produites à cette tribune dans la séance d’hier comme dans d’autres occasions.
M. Paul Bert. Dans ce marais, il y a deux cents habitants par kilomètre !
M. Frédéric Passy. Je continue à lire : « Il n’y a que faire de 40 000 hommes au Tonkin. »
Il n’y a pas bien longtemps que M. le général Campenon qui, il y a deux ans, trouvait invraisemblable et quelque peu ridicule peut-être la crainte de voir 40 000 hommes au Tonkin, est venu déclarer ici, avec une netteté et une loyauté dont nous le remercions, qu’il y avait 35 000 hommes au Tonkin. Voici comment les prévisions sont déjouées par les événements.
M. le ministre continuait :
« Si nous obtenons rapidement un succès, le problème sera résolu. Sinon, nos sacrifices sont au dessus du but à atteindre. Je ne puis prédire encore ce qui arrivera ; mais, si nous avons un insuccès, il faudra liquider cette affaire ». (Ah ! ah ! très bien ! sur divers bancs à gauche et à droite.)
Voilà, messieurs, l’opinion qu’exprimait, il y deux ans, au sein même de la commission des crédits, le général ministre de la guerre à cette époque, et encore ministre de la guerre en ce moment même.
C’est dans le même procès-verbal— je le retrouverai dans un instant — que, sur cette autre question : « s’agit-il des derniers renforts à envoyer ? », M. Jules Ferry répondait en ces deux mots catégoriques : « Oui, absolument ! » Il n’a pas fallu longtemps pour démentir absolument cette assurance. (Mouvements divers.)
Messieurs, si M. le général Campenon— quoique assurément cette réponse dût lui être pénible— n’hésitait pas à reconnaître que, lorsqu’on s’est assigné à tort on but qu’on ne peut atteindre que par des efforts qui en dépassent la valeur, lorsqu’on est en face d’une entreprise qui a été, pour reprendre les paroles de M. l’évêque d’Angers, « mal conçue, mal préparée et mal dirigée », il faut savoir faire de nécessité vertu, et au lieu de s’obstiner à compromettre les finances ou la force militaire du pays, couper, comme on dit vulgairement, la corde avant qu’elle ne devienne un lien inextricable ; combien, à plus forte raison, pouvons-nous, dans la situation actuelle, nous demander si les efforts ne sont pas au-dessus du but à atteindre, et s’il y a lieu de persister dans de nouveaux sacrifices et dans de nouvelles dépenses d’hommes ! (Très bien !)
La situation, en effet, n’est plus la même. Nous ne sommes plus en guerre ; nous ne sommes plus en face d’échecs àvenger, de troupes engagées et qu’il faut dégager, d’hommes qui sont allés là-bas sur l’ordre et sur la foi de la France et que la France ne peut abandonner comme des naufragés auxquels on n’enverrait pas même un radeau. Non ; nous sommes dans une situation qui a ses difficultés — si elle n’avait pas ses difficultés, nous ne serions pas à discuter ici —, mais qui au moins est nette : nous sommes en paix. Les derniers événements pénibles pour l’honneur national — les événements de Langson — ont été couverts par des traités ; la possession régulière du Tonkin nous est concédée ; nous l’occupons sans contestation de la part de la Chine ; nous en sommes les maîtres. C’est à nous, à nous seuls, à voir, dans notre pleine et entière liberté, en ne prenant conseil que de l’intérêt et de l’honneur de la patrie, si ce territoire, dont nous sommes devenus possesseurs, que nous avons conquis au prix de tant de sang et de tant d’argent, nous devons, parce que nous y avons déjà, comme on le disait encore hier, fait en pure perte des sacrifices, continuer à y faire de nouveaux sacrifices qui seront peut-être encore en pure perte ; ou si nous devons prendre, comme je le disais tout à l’heure, notre parti des sacrifices faits pour en éviter d’autres, couper la corde pour ne pas nous la laisser serrer autour du cou, et faisant cela librement, sans pression de personne, honorablement et dignement disposer de ce dont nous sommes maîtres de façon à dégager au moins l’avenir, puisque nous ne pouvons plus revenir sur le passé. (Très bien ! très bien ! à gauche.)
Messieurs, au point de vue de l’intérêt, M. Delafosse disait hier, dans un discours dont plusieurs parties sont excellentes et ont obtenu le plus vif assentiment de M. Paul Bert lui-même : « On prétend que c’est étroitesse d’esprit de comparer les sacrifices et les profits. » Non, messieurs, non ; calculer, raisonner, mesurer les ressources et les dépenses, se rendre compte de la portée et des conséquences de ses actes, en un mot, ce n’est pas étroitesse d’esprit, bien que l’on puisse quelquefois apporter dans cet examen et ce calcul de ses intérêts, dans cette économie de nos ressources, un esprit de mesquinerie qui confine à la petitesse et à l’avarice. Non, ce calcul, quand on le fait sagement, n’est point bassesse ; c’est bon sens, c’est devoir, alors même qu’il s’agit de sa fortune et de ses intérêts personnels : car, faute de s’imposer la loi de ne faire que ce qu’on peut, on arrive à ne plus rien pouvoir, et, par le grand chemin de ce qu’on appelle générosité et largesse, on va à la ruine. Mais quand il s’agit des intérêts de la nation ; quand il s’agit de la fortune de la nation, c’est-à-dire de tout le monde ; lorsque l’on est de ceux qui tiennent les cordons, non pas de leur propre bourse, mais de la bourse des autres, et des plus pauvres autant et plus que des plus riches ; lorsque l’on puise dans la poche de ceux qui n’ont pas voix au chapitre, qui du moins n’y ont pas directement voix, et que, se laissant entraîner et séduire à ce mirage de l’immensité des ressources d’un grand pays qui semble pouvoir tout faire et tout supporter, on ne mesure pas les sacrifices aux résultats ; lorsque l’on croit que parce qu’on dispose des deniers nationaux on n’est pas obligé à compter et l’on peut se mettre au-dessus de ces vulgaires préoccupations du doit et de l’avoir ; et que par ce laisser-aller on mène la nation à la gêne, au malaise, au déficit, et quelquefois aux conséquences redoutables et aux troubles intérieurs ou extérieurs qui sont la suite de ce malaise et de cette gêne… (Très bien ! très bien ! à gauche) ; alors, messieurs, oh ! alors compter n’est pas seulement prudence et sagesse, c’est nécessité ; c’est obligation absolue, obligation rigoureuse de conscience… (Très bien ! très bien ! Applaudissements.) Et se dispenser de compter sous prétexte qu’il s’agit des ressources de la nation tout entière, c’est tout simplement se mettre au-dessus des responsabilités les plus impérieuses de la plus vulgaire probité. (Nouveaux applaudissements.)
Eh bien, cela étant, voyons donc un peu, et en quelques mots seulement — car je ne suis pas le premier qui l’ait fait, et je ne viens pas le faire pour la première fois — voyons donc ou rappelons un peu, à ce point de vue du doit et de l’avoir, au point de vue de l’intérêt national, ce qu’est cette politique que l’on appelle la politique coloniale, que j’appelle, moi, la politique anti-coloniale ; cette politique d’expansion par les armes, de rayonnement forcé, qui a, à mes yeux, pour principal vice et pour principal défaut d’être précisément le grand obstacle à l’expansion naturelle de l’esprit et du commerce national à travers le monde. (Très bien ! très bien ! et applaudissements à gauche.)
Messieurs, je le dirais tout à l’heure, l’honorable évêque d’Angers réduisait presque hier, dans une partie de son argumentation, ses raisons à celle-ci : « La chose est faite, nous sommes au Tonkin, il faut y rester. Je n’y serais pas allé ; mais on y est : eh bien, profitons de l’occasion pour faire reprendre à notre empire colonial, malheureusement perdu on amoindri depuis le traité de 1763, une grandeur nouvelle. »
Et un peu plus tard, élargissant sa thèse — je tacherai de la retrouver tout à l’heure, car elle est, suivant moi, je lui en demande bien pardon, la partie la plus dangereuse de son discours, d’ailleurs si remarquable —, élargissant sa thèse, dis-je, notre honorable collègue présentait comme une sorte d’obligation impérieuse, de mission donnée par la divinité elle-même au nom de l’humanité aux nations avancées, et à la nation française en particulier, le devoir de s’emparer, fût-ce par la force, et fût-ce au prix des plus grands et des plus sanglants efforts, des pays arriérés, des races tard-venues — ce sont ses expressions — pour les élever par la vertu du sabre et du canon à la hauteur de la civilisation européenne. (Nouveaux applaudissements.)
M. Roque (de Fillol). Par les canons de l’Église !
M. Frédéric Passy. M. Paul Bert disait de son côté, je le rappelais il y a un instant : « La récolte est préparée ; n’y renonçons pas. »
Soit ; mais quelle peut-elle bien être, cette récolte ? Que peut être le profit des colonies en général, et quel peut être en particulier celui de la colonie du Tonkin ?
Messieurs, parmi les regrets qui étaient enveloppés dans les réflexions que j’ai présentées tout à l’heure à la Chambre et au Gouvernement, il y en a un qui m’a été souvent exprimé par plusieurs de nos collègues et que j’ai exprimé et ressenti moi-même : c’est qu’au lieu de traiter incidemment et précipitamment, à propos de questions urgentes et brûlantes, ces grands problèmes de la politique coloniale, nous ne les ayons pas une bonne fois abordés directement pour eux-mêmes, dans une discussion complète, étendue… (Très bien ! très bien ! à gauche), dans laquelle nous aurions débattu le pour et le contre, entendu à loisir les partisans et les adversaires de la politique coloniale, et pris en connaissance de cause des résolutions générales, en dehors des préoccupations particulières qui s’attachent à telle ou telle phase de telles ou telles possessions, comme celles qui sont actuellement l’objet du débat. Nous serions ainsi arrivés à nous faire une opinion sur la direction générale de notre politique extérieure, et non à trancher tant bien que mal des incidents particuliers de tel ou tel point de cette politique. (Assentiment.)
Et j’ajoute que si nous avions pu procéder ainsi, nous serions arrivés à reconnaître, je le crois, ce que M. Lalande, à qui je dois de pouvoir, en ce moment, occuper sa place la tribune, a démontré dans une autre discussion, à savoir : que ces colonies dont on met en avant le commerce ne nous donnent que des débouchés insignifiants, absolument insignifiants, par rapport aux pays avec lesquels nous commerçons sans les avoir en notre possession.., (Très bien ! très bien ! à gauche) ; C’est ainsi que l’Angleterre elle-même ne vend, par tête d’habitant, dans l’Inde, que pour 3 ou 4 francs à peine, tandis que sur des marchés qui ne lui coûtent rien elle vend pour des sommes beaucoup plus considérables. C’est ainsi que nous vendons, nous — voyez le livre de M. Yves Guyot —dans les pays où nous n’avons pas de colonies, pour quinze fois plus que nous ne vendons dans les pays que nous croyons posséder et exploiter sous le nom de colonies, et qui, je ne dirai pas nous exploitent, — car ils n’ont à notre égard aucune espèce de malveillance ou de mauvaises intentions, et ils nous ont donné souvent des preuves du plus honorable et du plus dévoué patriotisme —, mais qui nous coûtent, quand on sait faire le compte, infiniment plus qu’ils ne nous ont jamais rapporté et qu’ils ne nous rapporteront jamais. (Très bien ! très bien !)
Oui, messieurs, si vous faites le total de nos dépenses coloniales, et qu’en regard vous placiez le total de nos importations et de nos exportations, vous arriverez à ne plus trouver si paradoxale cette thèse que M. Paul Bert indiquait hier comme ne manquant, disait-il, ni de grandeur ni d’originalité, à savoir que peut-être bien les pays qui ont des colonies auraient-ils avantage à ne pas en avoir ou du moins à ne pas les avoir à titre de territoires asservis, mais à titre de dépendances libres.
La Suisse n’a pas de colonies, la Norvège n’en a pas davantage… (Interruptions et rires au centre. — Mouvements divers.)
M. Laur. Ne comparez pas la France à la Suisse ! Les nations les plus commerçantes sont celles qui ont le plus de colonies : ainsi, pour le Portugal, la surface de la métropole représente 4,7%, celle des colonies 95,3%…
M. le président. Veuillez faire silence !
M. Laur. Dans les Pays-Bas, la métropole est aux colonies comme 1,8 est à 98,2, et en Angleterre comme 1,5 est à 98,5. La France s’est à peine multipliée par 2 à l’étranger. (Exclamations.)
M. le président. Monsieur, je vous rappelle de nouveau au silence. Vous ne pouvez pas, de votre banc, vous livrer à une discussion économique. Il faut vous faire inscrire, si vous voulez répondre àl’orateur. (Très bien ! très bien ! à gauche.)
M. Laur. Je demande la parole.
M. Frédéric Passy. Je regrette, puisqu’il paraît que j’énonce des affirmations qui ne sont point connues de mes contradicteurs, d’être obligé de leur dire que ce sont là des faits absolument incontestables. Je regrette d’être obligé de direà l’honorable interrupteur que, s’il avait pris la peine de vérifier les faits avant de m’interrompre, il saurait, ce que nous devrions tous savoir ici… (Très bien ! très bien ! à gauche), que de tous les pays du monde, sans en excepter l’Angleterre, celui qui a le commerce le plus considérable, eu égard à sa population, et de beaucoup le plus considérable, c’est la Suisse. La Belgique est dans le même cas et la suit de près. De même, tandis qu’on nous représente les colonies comme absolument indispensables pour avoir une marine marchande, la Norvège, qui n’a pas, que je sache, un empire colonial bien étendu, a, je ne sais plus exactement combien de fois, 18 ou 20, je crois, plus de puissance de transport par tête d’habitant que n’en a la France, qui a des colonies : 95 contre 5. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs.)
De même encore la République Argentine, ainsi que j’ai eu l’honneur de le dire précédemment à cette tribune — dans laquelle nous avons presque autant de Français, et des Français souvent plus industrieux et plus entreprenants, que nous n’en avons au bout de cinquante-cinq ans en Algérie — est pour nous une colonie qui ne nous coûte rien….. (Très bien! très bien! sur divers bancs à gauche), et qui nous rapporte, qui sert à étendre, à répandre au loin le goût de nos marchandises, de nos habitudes, et à propager l’esprit français et la langue française. De même enfin ce Canada, que l’on regrette encore, ce Canada qui, bien qu’il ait été perdu pour la puissance française comme dépendance légale, n’en est pas moins un prolongement de la patrie française et demeure, par l’origine de ses habitants, par leur affection persistante, par leur langue, une véritable annexe de la métropole (Applaudissements sur les mêmes bancs) : une annexe qui ne nous coûte rien, encore une fois, mais qui nous rapporte, et avec laquelle toutes les relations, intellectuelles, morales ou commerciales, sont des relations avantageuses et bienfaisantes. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs. — Bruit au centre.)
Si l’état de la discussion, et la nécessité dela clore demain ou après-demain au plus tard, ne m’obligeaient à resserrer les observations que j’aurais à présenter à la Chambre, je dirais à M. Paul Bert que cette thèse « originale et non sans grandeur » qu’il a présentée comme un paradoxe ou un jeu d’esprit de quelque doctrinaire du laissez-faire, c’est la thèse très ancienne et très terre à terre, quoique très philosophique et très humanitaire, très pratique en tout cas, et très réfléchie, d’un personnage qui ne passe pas pour avoir en général manqué de bon sens et d’esprit de calcul. C’est la thèse de Franklin, qui, au siècle dernier, après après avoir fait le compte de ce que les colonies des différentes nations leur coûtaient et de ce qu’elles leurs rapportaient, concluait en disant que, si la France et l’Angleterre avaient joué leurs colonies à sucre sur un coup de dé, le gain aurait été pour le perdant. Et il ajoutait que, quant à lui, s’il avait eu à leur donner un conseil (assurément bien désintéressé, puisque son pays n’était en aucune façon partie en cause), il leur aurait proposé d’affranchir complètement leurs colonies, de les mettre sous la commune sauvegarde des nations européennes, et de commercer librement avec elles, n’ayant plus alors que des avantages à en attendre au lieu d’inconvénients. (Applaudissements sur divers bancs à gauche.)
Cette thèse, au reste, je l’ai indiquée il y a près de trois ans, à cette place, à l’origine de l’affaire du Tonkin, et j’ai montré à la suite de Franklin d’autres personnages, Arthur Young, Jean-Baptiste Bay, Charles Comte, exposant les mêmes idées. J’aurais pu ajouter à ces noms celui d’un membre éminent du Board of Trade, du bureau du commerce d’Angleterre, M. Porter, établissant, sur deux ou trois articles seulement, sur le sucre entre antres, en 1840 encore, que l’Angleterre faisait avec ses colonies une perte telle que, si elle leur avait donné pour rien tout ce qu’elle leur vendait, en se débarrassant des frais d’administration, d’entretien et d’occupation et en adoptant pour la métropole et pour elles la liberté entière du commerce, elle y aurait eu du bénéfice. Un million sterling de bénéfice ou 25 millions de francs rien que sur le sucre, disait M. Porter ; une pure bagatelle, comme vous voyez. (Interruptions et rires au centre.)
Vous riez de ces calculs, messieurs ! Les Anglais, eux, n’en rient pas tant que cela, ils en profitent. Et si, je le répète, la nécessité de ne pas être long qui s’impose à moi (Parlez ! parlez !) ne m’empêchait pas de mettre sous vos yeux — je le mentionne tout au moins et je vous engage à le lire, puisque vous paraissez ne pas le connaître — le grand discours prononcé, le 8 février 1850, au parlement anglais, par lord John Russell, je vous y ferais voir cette thèse exposée, non plus au nom de la philosophie ou de la philanthropie, ces chimères, mais au nom de la politique, par l’un des hommes les plus avancés, les plus compétents et, à cette époque, les plus influents de l’Angleterre ; il était premier ministre, et c’est la politique officielle, la politique du gouvernement dont il était le chef qu’il exposait.
Lord John Russell, dans ce discours, déclare que la politique anglaise doit avoir désormais pour orientation de mettre, graduellement et aussi rapidement que possible, ses possessions en état de s’administrer elles-mêmes et de se passer d’elle ; et que pour cela il faut leur rendre le droit de commercer librement avec le monde entier et de ne plus subir aucune gêne de sa part ; « de telle sorte, concluait-il, que, quelque chose qui arrive, nous ayons, nous citoyens de ce grand empire, la consolation de dire que nous avons contribué au bonheur du monde. » (Très bien ! très bien ! sur divers bancs à gauche.)
Sont-ce là de vaines paroles ? Il me semble, sans chercher ailleurs, qu’il y a tout au moins une région dans le monde qui, si j’en crois les hommes qui l’ont visitée, serait aujourd’hui la plus florissante partie du globe (c’est l’Australie), qui est dans les conditions que lord John Russell présentait comme l’idéal des colonies libres…
M. Georges Perin. C’est la plus prospère des colonies anglaises.
M. Frédéric Passy. … c’est-à-dire de ces rejetons que la métropole projette autour d’elle, de ces essaims qui vont, portant avec eux les idées, les mœurs, le langage, les habitudes, l’esprit d’attachement au sol natalde la mère-patrie, fonder, comme de nouvelles ruches, de nouveaux établissements qui grandissent à l’ombre du drapeau national, mais par l’initiative et par la liberté.
L’initiative et la liberté, messieurs, ces deux forces sans lesquelles on ne fait rien, disait un autre homme qui a étudié particulièrement la naissance et le développement de ces colonies qui sont devenues les États-Unis de l’Amérique, et dont vous me permettrez de vous citer encore deux lignes, M. Laboulaye. « Le besoin et la certitude de se gouverner soi-même, d’être maître absolu de son travail et de sa vie, voilà, dit M. Laboulaye, les deux conditions de succès de toute entreprise humaine. C’est dans l’extrême liberté et l’extrême responsabilité qu’on trouve l’énergie qui fonde les colonies. Ce sont — ajoutait-il en faisant un retour amer et mélancolique sur sa patrie — les deux seules forces dont jusqu’à présent nous n’ayons pas su nous servir. » (Applaudissements sur les mêmes bancs à gauche.)
Mais, je le répète, messieurs, je ne veux pas, me laissant entraîner sur la pente d’une discussion générale, dont cependant je constate de nouveau la nécessité à cette tribune, m’écarter du sujet actuel, du sujet brûlant de ce débat, ni dépasser les limites de votre bienveillante attention. (Parlez ! parlez !) Je reviens au Tonkin, et je me restreins à la question spéciale qui est en discussion.
Lo Tonkin, messieurs, ce pays qu’on nous a présenté d’abord comme un Eldorado — je ne veux rappeler ni les cartes ni les prospectus qu’on nous a distribués jusque dans cette Chambre —, ce pays, dans lequel on allait tout trouver, où il semblait qu’il suffit de frapper la terre du pied pour en faire jaillir, non des armées comme du temps de César — bien qu’aujourd’hui on ait précisément la prétention de lui demander des troupes prêtes à prendre notre défense contre lui-même —, mais toutes sortes de richesses : houilles, riz, bois, etc. ; ce pays, mais encore faudrait-il savoir quelque chose de certain sur son compte avant de nous livrer à lui en lui livrant nos ressources à nous.
Voix à gauche. C’est cela !
M. Frédéric Passy. Or, que voyons-nous ? Nous voyons ceux qui le connaissent, ou qui croient le connaître, nous donner à son égard les renseignements les plus différents, les plus contradictoires, les plus inconciliables.
M. Camillo Pelletan, rapporteur. Très bien !
M. Frédéric Passy. Il y a cependant certains points qui ne sont ni contradictoires ni contredits. Il y a la fièvre, qui n’a rien d’imaginaire. Il y a la fièvre paludéenne, d’abord ; car il y a le Delta, qui n’est qu’un marais, nous dit le général Campenon, et dans lequel, avec la circonstance aggravante du marais, l’année se divise, comme dans toute la zone torride, en deux saisons, la saison sèche, relativement saine, quelquefois agréable et belle, et la saison des pluies, pendant laquelle il faut s’en aller si l’on ne veut rester à tout jamais pour engraisser de ses os la terre meurtrière.
Il y a la fièvre des bois, ensuite, qui est autrement pernicieuse, celle-là ; tellement pernicieuse qu’il est impossible de pénétrer à quelque distance dans les forêts sans en être en quelque sorte foudroyé. Les indigènes eux-mêmes sont obligés, quand ils doivent pénétrer dans les bois, d’allumer de grands feux pour changer l’air, et aussitôt qu’ils ont donné quelques heures à leur besogne, de se retirer précipitamment, sous peine de rester sur la place. (Bruit au centre. — Très bien ! très bien ! sur divers bancs à gauche.)
Il y a d’autres maladies qui ne sont pas endémiques, nous dit-on, comme le choléra. Pas endémiques pour les indigènes, c’est possible ; j’en doute cependant : mais pour les Européens au moins le choléra est assurément endémique dans toute cette partie du globe, ou, s’il n’y règne pas à perpétuité, il y fait des apparitions assez fréquentes et assez meurtrières, nous venons d’en avoir la preuve cette année même, pour qu’il soit nécessaire de compter avec lui.
On reconnaît une partie de ces inconvénients ; mais on assure qu’ils seront passagers. Le pays, dit-on, pourra, dans un certain avenir, être assaini, cultivé, exploité. Dans quel avenir ? Dans combien d’années, ou de dizaines d’années ?
On a cité, à cette tribune, le livre de M. Vignon sur les colonies ; je ne partage aucunement les idées de l’auteur, mais je ne fais pas difficulté de reconnaître que son livre est bien fait. M. Vignon nous parle de la richesse du Tonkin et de celle d’autres pays ; mais il constate, parce qu’il faut bien qu’il reconnaisse les faits, la mortalité et les autres défauts de ces pays. Aussi ajoute-t-il partout : « Ne nous payons pas d’illusions ; si on s’y prend bien, si on administre mieux, si on supprime, — comme le disait hier l’honorable évêque d’Angers— les militaires, les fonctionnaires, ce qui ne peut se faire cependant, tant que la campagne de pacification n’est pas terminée, — eh bien, un jour viendra, dans quarante ou cinquante ans, où ces pays donneront des résultats. » Je ne dis pas non, je n’en sais rien, et je ne le verrai pas, ni vous non plus, probablement, car d’ici-là, comme dit la fable :
« Le roi, l’âne ou moi, nous mourrons. »
L’honorable évêque d’Angers place ses calendes grecques moins loin ; il nous a dit dans dix ans. Mettons dix ans, si vous voulez ; mettons vingt ans, mettons vingt-cinq ans. Quels seront alors ces résultats ? Qui le sait ? Qui peut le dire ? Qui peut affirmer qu’ils dépasseront les sacrifices qu’il faudra accumuler d’ici là année par année et dont il faudra que les rentrées couvrent et dépassent l’intérêt ? Car lorsqu’on n’obtient pas comme rendement au-delà de l’intérêt du capital engagé, on a fait une mauvaise affaire. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs à gauche.)
Et en attendant ? Messieurs, je veux faire la part aussi belle que possible à mes adversaires, vous le voyez : je ne nie pas le résultat, il peut être très bon, je me garderai de nier comme d’affirmer, mais je dis que c’est l’inconnu, l’indéterminé. Et j’ajoute : en attendant, que se passera-t-il ? Si vous vous le rappelez, messieurs, lorsqu’il y a tout à l’heure trois ans je suis venu, avec plus d’hésitation encore, s’il est possible, qu’aujourd’hui, — mais cependant je l’ai fait, parce que je sentais l’impérieux besoin de remplir un devoir —, lors qu’il y a trois ans, dis-je, je suis monté à cette tribune demander au Gouvernement s’il était bien sûr que ce qu’il nous demandait en hommes et en argent suffirait, s’il avait bien tout calculé, je ne vous ai pas dit, messieurs, ce que j’avais indiqué dans mon bureau, ce que j’ai répété ici depuis, parce qu’il n’y avait plus de danger à le dire ici, je ne vous ai pas dit que, quant à moi, j’étais convaincu qu’il faudrait 40 000 ou 50 000 hommes et 500 millions. J’ai simplement dit que l’on n’était pas suffisamment éclairé et renseigné, que je ne croyais pas le Gouvernement assez sûr de ce qu’il disait, que c’était un saut dans l’inconnu, et que je ne faisais pas de saut dans l’inconnu. J’en dis autant, ni plus ni moins, à cette heure.
Je n’affirme pas que jamais, dans aucun état de cause, le Tonkin ne puisse devenir un pays utilement exploité ; mais j’ai des doutes, des doutes graves. Etil me suffit que j’aie des doutes graves pour que je vous crie encore une fois : Prenez garde, ne faites pas un saut dans l’inconnu ! (Mouvement.)
Et de nouveau j’ajoute : En attendant, que va-t-il se passer ? Qu’allez-vous faire ? Que va-t-on nous demander ?
Vous allez continuer à envoyer là-bas des hommes et des millions, et à courir des risques et des dangers. Et voilà, quant à présent, jusqu’au jour éloigné et problématique de la récolte entrevue par l’honorable M. Paul Bert, voilà la récolte que nous avons semée et préparée : des dépenses d’hommes, des dépenses d’argent, des risques et des dangers.
Oh ! je sais bien ce qu’on nous dit ! Des hommes, combien? 6 000, unebagatelle ! Mon Dieu, messieurs, 6 000 hommes, c’est possible. Est-ce certain ? On a dit 6 000 ; mais on a dit 60 000 aussi. Oh ! je sais bien qu’on a déclaré que c’était une boutade. Eh bien, j’ai peur des boutades : j’ai assez des boutades d’hier, et je ne veut pas qu’on s’expose aux boutades de demain. (Applaudissements à l’extrême gauche et à droite.)
6 000 hommes, 60 000 hommes, donc ; je n’en sais rien : mettons-en 6 000, si vous voulez. N’est-ce rien, s’il vous plaît ?
Messieurs, je ne me rappelle jamais sans émotion les paroles que prononçait à cette tribune, à l’occasion de la discussion de la loi militaire, l’honorable M. Margaine. « Nous avons voté, disait-il, le service obligatoire : cela veut dire que nos enfants sont obligés, quand le pays est menacé, d’aller défendre la frontière et l’intégrité du pays ; cela ne veut pas dire, — et ce n’est pas pour cela que je l’ai votée, ajoutait M. Mergaine —, cela ne veut pas dire que nos enfants soient à la disposition de tel ou tel projet, detelle on telle aventure, de telle ou telle entreprise, qui peuvent être bons ou qui peuvent être détestables… (Très bien ! très bien ! et applaudissements à droite et à l’extrême gauche) pour aller, bien ou mal préparés, trop jeunes…
M. Bergerot. Très mal préparés !
M. Frédéric Passy. … non résistants, non acclimatés, non entraînés, mourir comme ils meurent, malheureusement, dans des proportions trop considérables, de la fièvre ou de la dysenterie, dans les pays lointains. (Nouvelle approbation.)
Et que ce soient 6 000 ou 60 000 hommes, que ce ne soit qu’un millier ou que ce ne soient que quelques centaines, messieurs, c’est du sang de la France, et nous en devons compte à la France comme nous en devons compte aux familles elles-mêmes. (Applaudissements.)
Tout, quand il y a nécessité ; rien, quand il n’y a pas nécessité. (Nouveaux et vifs applaudissements sur les mêmes bancs.)
Et puis, messieurs, l’engrenage, y avez-vous pensé ?
Ah ! le passé à cet égard est fait pour nous engager à réfléchir sur l’avenir. L’engrenage ! Oui ! c’est d’abord un petit crédit, tout petit, et quelques petits navires sans importance pour réprimer des actes de piraterie aux environs de la Cochinchine. Puis, c’est un autre petit crédit, moins petit, mais une misère encore — pas pour les contribuables pourtant — mais enfin une goutte d’eau dans l’immense océan de notre budget : quelques pauvres millions, 5 500 000 francs, et quelques bataillons, 3 000 hommes, pour en finir ! Cela suffira complètement, on en est absolument certain. Absolument, vous savez ; et puis vous savez aussi ce qui est arrivé ?
On a demandé d’autres crédits moins petits, on a demandé l’envoi d’un nombre plus considérable d’hommes, on a même fait des envois de troupes sans nous les demander, et sans nous le dire. Et on est arrivé ainsi aux chiffres que j’indiquais tout à l’heure : les 3 000 hommes sont devenus 35 000 à 40 000 ; et les 5 500 000 fr. sont devenus les 500 millions que j’annonçais, et certainement beaucoup plus, si l’on tient compte de tout : matériel naval à réparer, armes employées et usées, magasins vidés et approvisionnements épuisés, etc., etc. Si vous comprenez tout cela, vous dépassez de beaucoup le chiffre de 500 millions, que je m’étais permis d’avancer.
M. Bergerot. Dites un milliard, et vous serez dans la vérité.
M. Frédéric Passy. Je suis convaincu, en effet, pour ma part, et je n’hésite pas à le dire du haut de cette tribune, que, lorsque les derniers comptes seront réglés, si vous n’atteignez pas le milliard, vous n’en serez pas loin. Vous en approchez déjà. (Applaudissements à droite et à l’extrême gauche.)
Un membre à droite. Sans compter les pensions de retraite à servir !
M. Frédéric Passy. Voilà l’engrenage, messieurs. Eh bien, cet engrenage, je ne veux pas que nous recommencions à nous y livrer.
Mais ici on nous dit qu’il n’y a plus rien à craindre de pareil, et l’on nous parle des bonnes dispositions de la Chine. Nous parle-t-on aussi des bonnes dispositions de l’Annam ? Car, enfin, elle est assez singulière la thèse de nos adversaires. M. Paul Bert, en se prononçant hier avec énergie contre l’évacuation soit immédiate, soit progressive, en combattant d’an autre côté avec une vigueur qui n’a pas encore été égalée, puisqu’il est le seul qui ait, jusqu’à présent, attaqué le projet du Gouvernement, en combattant, dis-je, ici, avec une très grande énergie, comme il l’avait fait dans le 2e bureau, le projet du Gouvernement qu’il a déclaré très mauvais et très dangereux, M. Paul Bert disait : « On est obligé de rester là où le drapeau de la France a étéplanté, n’importe où, n’importe par qui et n’importe à quelle occasion. » — Cela pourrait mener loin, cependant. — « On ne peut pas recaler, ajoutait-il, on ne peut pas abandonner le Tonkin, le drapeau y est. Mais nous devons abandonner l’Annam », disait en même temps M. Paul Bert.
Cependant notre drapeau y est aussi, ce me semble. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche et à droite.)
S’il y a déshonneur et impossibilité d’un côté, je ne vois pas comment il n’y aurait ni déshonneur ni impossibilité de l’autre, et réciproquement. Ce que vous pouvez faire d’un côté, vous pouvez le faire de l’autre ; si vous trouvez toutefois que cela s’accorde avec nos intérêts, et si, dans votre liberté, vous arrivez à cette résolution. Je ne vois pas pourquoi nous serions plus absolument tenus, au nom du drapeau et de l’honneur national, d’occuper à perpétuité le Tonkin que d’occuper àperpétuité l’Annam.
Et pour l’an comme pour l’autre je me demande, encore une fois, s’il n’y a pas certains sujets de préoccupation. Car enfin — je me suis permis de le dire dans mon bureau, répondant déjà à l’honorable M. Paul Bert —, vous nous dites de laisser l’Annam. Mais l’Annam nous laissera-t-il, lui ? Mais cette population, que vous nous avez représentée comme si énergique, si belliqueuse, si habituée au pillage et à l’incursion dans les provinces voisines, cette population à laquelle vous ne voulez pas — parce que vous considérez que ce serait un danger —, confier des armes au nom de la France, êtes-vous bien sûrs qu’elle abandonnera, pour vous laisser tranquilles dans le Tonkin, toutes ses habitudes ?
Êtes-vous bien sûrs qu’elle aura absolument besoin que vous lui donniez des armes au nom de la France et avec son argent, pour en avoir qu’elle puisse tourner contre les garnisons françaises que vous aurez au Tonkin ?
Ne croyez-vous pas qu’il peut y avoir là un danger et que, par conséquent, l’occupation restreinte du Tonkin peut n’être pas une solution meilleure que l’occupation tout entière de l’Annam et du Tonkin ?
Quant au Tonkin, on nous parle aujourd’hui des excellentes dispositions de la Chine. Mon Dieu ! M. Delafosse le disait hier et je ne voudrais pas répéter, en moins bons termes, ce qu’il a dit à ce sujet, — je le rappelle seulement —, nous avons vu, tour à tour, la Chine quantité négligeable dont il n’était pas permis de parler, et grande puissance, avec laquelle, nous disait alors M. le président de conseil, M. Jules Ferry, la France n’avait jamais cessé de traiter comme on traite avec les nations admises dans le concert des grandes puissances. Nous avons vu tour à tour la Chine stigmatisée officiellement du haut de cette tribune comme une nation avec laquelle il était impossible d’avoir aucune espèce de relations suivies et sûres, le modèle de la duplicité et de l’hypocrisie, une puissance sur la parole et même sur la signature de laquelle il était impossible de compter ; et puis nous l’avons vue représentée, comme aujourd’hui, comme une nation ayant les habitudes les plus régulières de la diplomatie la plus civilisée, et sur les bons offices et les dispositions de laquelle, du moment qu’elle a donné sa parole, on peut absolument se fier. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)
Messieurs, est-ce l’un, est-ce l’autre ?…
M. Clémenceau. Cela dépend des jours !
Frédéric Passy…. ou peut-être n’est-ce ni l’un ni l’autre ?
Quant à moi, je ne me permettrais pas de porter un jugement sur le Céleste-Empire, je ne le connais pas plus que ceux qui en ont parlé avec tant d’assurance et de contradiction ; mais je suis porté à penser qu’il ne mérite, suivant le vers célèbre :
Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.
J’imagine que c’est une puissance comme bien d’autres, qui a ses variations ; qui entend plus ou moins bien, suivant l’heure, ses intérêts et ses devoirs ; avec laquelle il est naturel de chercher à se trouver en bons termes et aussi de s’assurer des garanties ; dont on fait bien de ne suspecter en aucune façon les bonnes dispositions tant qu’elles s’affirment et se confirment par des faits, mais vis-à-vis de laquelle on fait bien, en même temps, de garder ces habitudes de prudence et de réserve qu’on doit conserver à l’égard de toutes les nations, même de celles avec lesquelles on a les relations les plus amicales et les plus anciennes, comme cette grande nation anglaise, dont M. Paul Bert disait hier que la brouille avec la France serait pour l’Europe ou plutôt pour le monde un véritable désastre, un véritable crime de lèse-humanité !
Et s’il en est ainsi, je me demande s’il ne peut pas arriver qu’à un certain moment, à une certaine heure, sous l’influence de tel ou tel courant, de tel ou tel conseil, en présence de telle ou telle apparence ou de telle ou telle réalitéde relèvement militaire de ce pays, qui, vous le savez, s’occupe en ce moment même de transformer ses institutions et ses établissements militaires ; je me demande s’il ne peut pas arriver que les relations, qui ont été si mauvaises pendant deux ou trois ans et qui sont si bonnes aujourd’hui, deviennent moins bonnes, et si par conséquent nous avons beaucoup d’intérêt à conserver, à quatre mille lieues de la mère-patrie, ce voisinage qui a tant de points de contact difficiles et qui pourraient devenir tout d’un coup saignants au moment même où nous pourrions être dans la difficulté de nous occuper de nos intérêts lointains. (Marques d’approbation sur les mêmes bancs.)
Et j’ajoute, d’autre part : si les dispositions actuelles de la Chine sont si bonnes, profitons-en pour régler à nouveau à l’amiable cette situation qui, de l’aveu de tous, du général de Courcy comme de l’amiral Daperré, demande à être réglée à nouveau. Messieurs, il est vrai, lorsque nous posons la question sur ce terrain, et lorsque nous disons — ce que je me borne à indiquer, parce que, encore une fois, je veux laisser aux autres orateurs le soin de traiter les points sur lesquels, étant plus particulièrement compétents, ils doivent être entendus de la Chambre —, lorsque nous disons, comme le dira avec plus d’autorité l’honorable M. Georges Périn, qu’il y a lieu de prendre des mesures, de s’entendre avec ces puissances orientales, non pas pour évacuer, comme on l’a dit, par le télégraphe, non pas pour tourner le dos à tout risque, mais pour remettre, dans des conditions possibles et honorables, ce pays dans un état tel que nous ne soyons pas obligés d’avoir constamment notre responsabilité engagée ; lorsque nous disons cela, on nous répond : mais la Chine n’en veut pas, mais ce serait une difficulté pour la Chine.
L’honorable M. Paul Bert le disait hier, en propres termes : « Mais la Chine n’ignore pas combien il lui serait difficile de maintenir et de pacifier ce pays ; elle ne veut pas se charger de toutes ces difficultés et de toutes ces dépenses. »
Ah ! il n’est donc pas si facile à maintenir et à pacifier, ce pays ! (Très bien ! très bien ! à droite et l’extrême gauche.) Ah ! la Chine, qui est à côté, considère qu’il lui serait difficile d’y maintenir l’ordre ; et elle désire que ce soit nous qui venions de 4 000 lieues, à grands frais, pour faire une police qu’elle trouverait trop onéreuse et trop difficile ! Mais alors, je me méfie doublement de l’obligation d’y faire la police et d’y maintenir l’ordre, et je demande qu’avant de l’imposer à jamais à la nation française vous y réfléchissiez, non pas à deux fois, mais à dix fois, mes chers collègues. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.)
Et, après cela encore, je vous demande : Êtes-vous bien sûrs que la Chine soit si peu disposée que cela à se recharger du Tonkin ?
Moi, qui suis naïf et n’y entends pas finesse, je vois qu’elle a dépensé 500 millions, soutenu le guerre pendant plus de deux ans, et fait des sacrifices énormes pour y maintenir son autorité : je me figure que ce n’est pas pour rien, et je ne suis pas bien sûr que dans cette circonstance elle ne fasse pas ce que M. Paul Bert disait hier qu’on aurait dû faire ici, mais ce qu’il n’est plus temps de faire, qu’elle ne cherche pas à rentrer dans la jouissance et dans l’administration de ce pays en évitant de le dire trop haut. Je ne serais pas étonné, par conséquent, qu’une diplomatie intelligente trouvât, d’accord avec l’Annam et la Chine, un modus vivendi, un modus evacuandi, pour dire le mot, qui serait honorable et profitable à tous les intéressés. (Applaudissements sur divers bancs.)
On a reproché à la commission, on me reprochera probablement, — M.George Périn nous lavera tous de ce reproche —, de n’avoir pas expliqué les détails de ce modus evacuandi.Je suis persuadé que personne ne me soupçonnera de vouloir, quoique je sois obligé de combattre le projet du Gouvernement, rien lui dire de désagréable ; mais je maintiens que ce n’est pas le fait d’une commission, c’est le fait de ceux qui négocient, de ceux qui ont des agents sur place, qui peuvent s’entretenir avec les autres puissances, de chercher à savoir et de venir dire, quand ils le savent, ce qui est possible et proposable.
Ce que la commission pouvait faire et ce que la Chambre peut faire, ce qu’à mon avis elle doit faire, c’est de signifier, en votant les crédits, si elle les vote, par la façon dont elle les votera, et, quant à moi, si je le fais ce ne sera que sous cette condition qu’elle entend que ces crédits ne soient pas de nouveaux crédits d’occupation, le point de départ d’engagements nouveaux qui puissent nous amener de proche en proche jusqu’à je ne sais quelles extrémités impossibles à prévoir, mais que ce soient des crédits destinés à préparer la liquidation honorable, pour reprendre le langage de M. le ministre de la guerre, mais la liquidation définitive de cette entreprise. (Applaudissements à droite et à l’extrême gauche.)
Messieurs, j’ai fini en ce qui concerne le Tonkin. Je ne dirai rien de Madagascar, sinon que ce que j’ai dit du Tonkin, à plus forte raison je le dis de Madagascar. Je me suis expliqué il n’y a pas très longtemps là-dessus, et j’ai prononcé un bref discours que je maintiens. Si la discussion vient spécialement sur ce point, je m’y réfèrerai ; mais je ne veux pas allonger le débat, et je laisse de côté ce qui touche à cette affaire, à mon avis bien moins difficile que celle du Tonkin, qui peut être résolue quand on voudra, et qui l’aurait été, qui aurait dû l’être cet été si, de même qu’autrefois on s’était obstiné à vouloir la propriété définitive pour arriver enfin à se contenter de baux renouvelables, on ne s’était pas obstiné cette fois à exiger le mot de « protectorat » au lieu du mot de « haute garantie». (Rumeurs au centre. — Applaudissements à l’extrême gauche et à droite.)
Avant de descendre de cette tribune et de soulager de l’ennui de m’entendre ceux auxquels mes paroles paraissent peser…
M. le président. Personne, monsieur Passy, n’a pu exprimer ces sentiments.
M. Frédéric Passy. J’ai cru les voir se manifester d’une façon parfaitement caractérisée.
À droite. Vous êtes dans le vrai.
Sur divers bancs. Parlez ! parlez !
M. Frédéric Passy. Si jeme suis trompé, je m’en excuse auprès de ceux que j’ai accusés à tort.
Avant de descendre de cette tribune, dis-je,j’ai quelques réflexions qu’il me paraît impossible de ne pas présenter après les paroles ardentes, je dirais volontiers trop ardentes, sous lesquelles ceux qui soutiennent l’opinion que je soutiens en ce moment ont été écrasés par l’éloquence combinée de M. l’évêque d’Angers et de M. Paul Bert. (Rires sur divers bancs.)
On nous a reproché, messieurs, un manque de patriotisme ; on nous a accusés, je le disais tout à l’heure, d’être les ennemis de l’expansion de la race française. On nous a dit que nous voulions enmurer la nation française, l’enfermer dans une sorte de muraille de Chine que nous ne lui permettrions pas de trouer pour la laisser se répandre au dehors. On nous a montré, avec une grande éloquence, ce mouvement d’expansion qui est le résultat inévitable des grandes découvertes de ce siècle, de la vapeur, de l’électricité, de toutes ces choses qui transforment le monde.
On nous a dit : « Les distances disparaissent ; avant peu les races civilisées se seront répandues sur toute la surface du globe ; et malheur alors à celles qui n’auront pas marqué leurs places et n’auront pas pris possession de points décisifs dans les régions même les plus éloignées ! »
Enfin, comme je le rappelais tout à l’heure, on nous a dit qu’il y avait là un devoir d’humanité ; on nous a dit qu’il y avait là une nécessité commerciale, que les marchandises suivaient le pavillon, que les lumières devaient être répandues, dispensées par les races qui les possèdent, afin d’élever jusqu’à elles celles qui en sont privées.
Eh bien, oui, messieurs, je suis de ceux qui croient que les grandes découvertes de ce temps ont pour conséquence nécessaire d’élargir le monde, de porter les peuples à se répandre autour d’eux en se mêlant les uns avec les autres.
Je suis de ceux qui pensent que nos intérêts ne se bornent plus à ce petit coin de terre que nous habitons, et que nous avons besoin de porter au loin et nos produits, et nos idées, et notre langue. Mais c’est précisément parce que telle est ma conviction que je suis et que je reste résolument opposé à la manière dont on entend porter au loin et les marchandises et les idées. (Applaudissements à droite et sur divers bancs à gauche.)
Les marchandises suivent le pavillon ; les marchandises ne suivent pas le canon, car le canon les arrête quand il ne les détruit pas. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.)
Si, alors que des commerçants commencent à s’aboucher les uns avec les autres, sous prétexte qu’il y a des intérêts qui naissent, vous faites intervenir ce qu’il y a, dans sa véritable mission, la défense du droit, de plus respectable au monde, mais de plus redoutable aussi en dehors de sa mission, la force ; si vous faites apparaître le soldat qui doit servir le droit et non pas aller contre le droit ; oh ! alors, loin de les appeler, vous repoussez, vous écartez, vous éloignez les unes des autres ces mains qui commençaient à se rapprocher.
M. Clémenceau. Très bien !
M. Frédéric Passy. Vous effaroucher les commerçants, gens pacifiques ; vous empêcher ces jeunes gens, qui allaient peut-être partir pour essayer d’y chercher fortune, de se rendre dans ces pays parce qu’ils voient qu’ils y seront exposés à tous les hasards, à tous les dangers et — tranchons le mot, la chose est inévitable, et je n’en fais pas un reproche — à l’arbitraire qui suit nécessairement les occupations militaires et les difficultés des campagnes. (Applaudissements à l’extrême gauche et à droite.)
Je dis que je n’en fais pas un reproche aux hommes, mais j’en fais un à la politique ; car enfin, messieurs, un général a pour premier devoir, pour première obligation de sauvegarder la sécurité des troupes qu’il commande, et il n’est pas à même de discuter toujours la légalité des moyens qu’il emploie. Sans compter, comme le disait hier M. Delafosse, que le métier des armes dispose mal au respect du commerce et du travail. Mais je dis que ce n’est pas ainsi que l’on fait avancer les relations d’affaires, que l’on fait avancer la langue d’un pays, que l’on fait accepter ses idées, ses institutions, ses lois. On le fait, je le disais tout à l’heure, en essaimant librement et en laissant s’implanter, grandir, fleurir, fructifier dans les terrains qui sont propices à cette fructification, les germes nouveaux qui ont été jetés au loin par la mère-patrie. Voilà la véritable civilisation ! (Vifs applaudissements à droite et à l’extrême gauche.)
Et puis, l’avouerai-je, j’en demande pardon à Mgr l’évêque d’Angers, mais, en terminant comme en commençant, je tiens à faire une confession complète et sans réticence. (Sourires.) Eh bien, en l’entendant hier partir en guerre avec tant de résolution, d’entrain et d’énergie, je me demandais si véritablement ce n’était pas ce cardinal de Richelieu qu’il citait avec tant de plaisir, ou ce Jules II entrant par la brèche dans les villes conquises, que nous voyions à cette tribune. (Rires et applaudissements.)… Et j’étais tenté de lui appliquer, très respectueusement, le vers de Racine :
En quoi ! Mathan, d’un prêtre est-ce là le language ?
(Nouveaux applaudissements.)
Comment, voilà des peuples que vous voulez bien ne plus appeler des races inférieures, — il n’y a pas longtemps qu’on a consenti à ne plus les appeler ainsi —, mais que vous appelez au moins des tard-venus de la civilisation, des cadets dont d’autres sont les aînés et auxquels ces aînés doivent tendre la main pour leur apporter la richesse et la science. Et ces dons du travail et de la paix, c’est le fer à la main que vous les présentez, que vous les imposez ! C’est dans la flamme et le sang que vous faites éclater à leurs yeux votre supériorité ! Et alors que vous protestez si hautement et si énergiquement, au nom de votre cœur de Français et d’Alsacien, contre les crimes et les fautes de la conquêteen Europe ; alors que vous ne reconnaissez en Europe à aucune puissance le droit d’enlever à une autre un seul lambeau de son territoire, c’est-à-dire de sa chair nationale… (Vifs applaudissements à l’extreme gauche et à droite), vous prétendez non seulement avoir le droit mais le devoir de dominer, d’asservir, d’exploiter d’autres peuples, qui sont peut-être moins avancés que nous dans la civilisation, mais qui n’en ont pas moins leur personnalité, leur nationalité comme nous, et n’en sont pas moins attachés à leur indépendance et à celle de leur sol natal.
Ils sont pauvres, dites-vous, et ils sont faibles. Il y a des régions sauvages, en effet, misérables, ignorantes, où l’homme vit encore caché dans des tanières, comme un demi-animal (ou comme les paysans nos pères du bon vieux temps et dugrand siècle, monseigneur), mais où, tout sauvage et barbare qu’il soit, il ne tient pas moins à sa patrie que nous à la nôtre ; où comme nous — peut-être plus que nous, car il n’a que cela —, il est jaloux de sa liberté.
Il y a, messieurs les gouvernants, des lambeaux de territoire qui, à vos yeux, ne sont rien, car ils sont sans valeur vénale sur notre marché ; dont vous disposez à votre gré dans vos cabinets et dans vos chancelleries ; que vous déchirez comme les chiffons de papier sur lesquels vous inscrivez vos traités et vos ordres ; que vous vous appropriez en vous les faisant céder par d’autres qui n’y ont pas plus de droits que vous, ou que vous faites envahir par vos soldats comme des choses mortes et insensibles. Et ces territoires, c’est la vie même, c’est le corps et le sang de ces pauvres gens, c’est leur Alsace à eux, c’est leur Lorraine à eux. Pour eux, et devant l’humanité comme devant Dieu, elle vaut les nôtres. (Vils applaudissements à l’extrême gaucho et à droite.)
Messieurs, je crois que les grands peuples, en même temps qu’ils sont jaloux de leur indépendance et de leur dignité, doivent être respectueux de l’indépendance et de la dignité des autres. Je crois que les grands peuples, ceux qui ont le bonheur de posséder des capitaux et des lumières, ceux qui ont dans les mains tous les moyens de dompter la nature, de la fertiliser, d’en faire jaillir les trésors qu’elle recèle, au lieu de s’emparer des terres neuves par la force, ont à leur disposition des façons bien autrement économiques et bien autrement sûres de se procurer les avantages que leur promettent ces terres nouvelles ; c’est de gagner à eux par leurs richesses, par leurs lumières, par l’afflux de leurs capitaux, par leur exemple, par les entreprises qu’ils fondent, ceux qui occupent ces pays ; c’est de se faire ouvrir, en le fécondant, ce monde qui les attend ; c’est d’y faire disparaître à la fois et la stérilité du sol et la barbarie des âmes. (Applaudissements à gauche et à droite.)
Messieurs, je mets ces dernières paroles sous le patronage d’un homme que la France s’honore de compter parmi ses plus illustres enfants, ses maîtres les plus éminents et ses patriotes les plus éprouvés ; c’est Michelet. (Très bien ! très bien ! à gauche.)
Après nous avoir rappelé la façon dont les Espagnols qui, pour le dire en passant, ont été perdus par l’Amérique et ruinés par leurs colonies, se sont conduits en Amérique ; après avoir montré ces hommes quel’avidité de l’or a appauvris, que les mines du Nouveau Monde ont empêchés d’exploiter leur sol, qui sont arrivés à perdre les métiers et l’agriculture de l’Espagne pour aller chercher au loin des trésors tachés de sang qui leur ont coulé des mains ; après nous les avoir montrés réduisant en douze années, d’après Colomb lui-même, la population indienne des six septièmes, et en vingt-cinq années, d’après Herrera, d’un million à douze ou quinze mille, Michelet nous dit :
Lorsqu’on étudie les récits des historiens, lorsqu’on voit les peuples civilisés faire leur trouée par la force à travers les parties barbares du globe, lorsqu’on voit les Pizarre, les Cortès et leurs émules créer ces empires lointains qui ont immortalisé leur nom, mais qui ont immortalisé aussi le renom de leur cruauté, (Très bien ! très bien ! à gauche), on éprouve deux sentiments. Le premier, c’est celuide l’admiration pour l’audace, l’énergie, le talent et l’obstination dont l’homme est capable pour maîtriser les éléments, franchir les mers et dominer la planète ; l’on admire la puissance de la nature humaine, même dans ces œuvres que l’on ne peut s’empêcher de détester. Et le second sentiment, c’est celui de l’étonnement en face de la maladresse avec laquelle ces qualités sont employées ; c’est de voir l’homme si inhabile en tout ce qui touche l’homme, venant, navigateur ou explorateur, en ennemi au lieu de venir en auxiliaire ; brisant les jeunes peuples qui eussent été, chacun dans son petit monde, l’instrument spécial ; et incapable de comprendre que les populations indigènes, faites à leursol, acclimatées, adaptées comme les races d’animaux aux terrains qu’elles occupent, sont les instruments naturels — providentiels, monseigneur l’évêque d’Angers —, qui avaient été destinés à féconder et à faire valoir ce sol, et qui n’attendent, comme tous les instruments, que l’impulsion d’une main intelligente pour donner ce qu’ils peuvent donner.
Ces instruments, ces instruments vivants et sacrés, l’homme, comme un maladroit, comme un prodigue qui foule aux pieds les richesses qui lui ont été départies, croit pouvoir les anéantir sans crime et sans dommage. Et à leur place il importe ici l’esclavage des nègres… (Applaudissements à gauche et à droite)… et, à la suite, toutes les calamités, toutes les misères et toutes les infamies qui ont déshonoré et ensanglanté jusqu’à nos jours la libre république des États-Unis elle-même. Ailleurs il fait de ces terres, qu’il n’aurait tenu qu’à lui de fertiliser, des déserts arides et ensanglantés. Et au lieu d’être un ami et un initiateur, au lieu de faire bénir le nom des peuples avancés et de justifier par ses œuvres le droit d’aînesse dont il s’enorgueillit, il sème sous ses pas la crainte, la misère, la stérilité ; il rencontre la guerre et la maladie ; et il recueille la malédiction par-dessus le marché. J’ose concevoir pour la France un autre idéal. (Applaudissements prolongés à gauche et à droite.)
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