Développements de la proposition de loi ayant pour objet d’assurer la liberté des votes dans les élections

(N° 28.)

Chambre des Députés.

SESSION 1844.

DÉVELOPPEMENTS
DE LA
PROPOSITION DE LOI

Ayant pour objet d’assurer la liberté des votes dans les élections,

PAR MM. LEYRAUD, DÉPUTÉ DE LA CREUSE,
GUSTAVE DE BEAUMONT, DÉPUTÉ DE LA SARTHE,
LACROSSE, DÉPUTÉ DU FINISTÈRE.

Séance du 18 mars 1844.

 


Messieurs,

La Charte de 1814 avait rétabli le régime représentatif et relevé la tribune, mais sans étendre l’élection au-delà de la carrière politique.

La Charte de 1830 a fondé l’équilibre des pouvoirs constitutionnels sur des bases plus larges et plus sûres : elle a promis et donné aux citoyens une part active dans les affaires de l’État : aucune époque de notre histoire ne fut marquée par une application plus générale du régime électif.

Ce n’est point assez d’avoir réglementé les formes des élections, il importe à un égal degré d’en assurer la pureté et de maintenir à l’électeur la plénitude de son indépendance ; sans le concours incontesté de cette double garantie, l’élu perd toute puissance morale, la confiance du pays est ébranlée, et les institutions sont en péril.

En effet, si la fraude pouvait impunément envahir les collèges électoraux, le système électif ne donnerait plus qu’une représentation mensongère, et, sous l’apparence de la liberté, conduirait à la réalité du despotisme.

L’indépendance est impossible à celui qui parvient à l’aide de la ruse ou de la violence ; son sort est d’être bientôt absorbé par l’autorité ; et, par la conséquence fatale de semblables choix, nos institutions nationales ne seraient plus qu’un vain simulacre, un mécanisme fournissant au pouvoir absolu des instruments dociles. La constitution perdant son caractère libéral et populaire, les évènements seraient faciles à prévoir : les annales de nos révolutions montrent l’instabilité des pouvoirs infidèles à leur origine.

La sécurité du présent et celle de l’avenir sont donc liées à la pratique loyale du système électif : tous les intérêts seraient sérieusement compromis le jour où électeur cesserait d’avoir pour but l’intérêt général, et pour guide l’inspiration de sa conscience.

Deux causes peuvent agir sur lui en sens opposé. L’indifférence politique, une des plaies de notre temps : vous la combattez en travaillant à faire pénétrer dans les masses les connaissances qui développent dans le cœur du citoyen le sentiment de sa dignité.

En second lieu, l’ardeur des ambitions qui aspirent aux honneurs que l’élection confère, honneurs d’un prix inestimable lorsque la source en est pure.

Mais, nous l’avons dit, de la liberté de l’électeur dépend la valeur du mandat.

La liberté des votes est-elle complètement assurée par la législation en vigueur ? Nous ne le pensons pas ; et la date même du Code pénal nous explique l’insuffisance des moyens actuels de protection, ainsi que l’absence de précautions dont cette liberté demande à être entourée.

En 1810, les droits politiques étaient réduits au néant : quelques faibles vestiges des constitutions républicaines avaient disparu de la constitution consulaire et des constitutions de l’Empire. Le Tribunat n’existait plus ; les maires, les membres des conseils municipaux et départementaux étaient arbitrairement choisis par le gouvernement ; les législateurs, déshérités du titre de représentants du pays, étaient nommés par le sénat, ou plutôt par la volonté unique et souveraine.

Quelle dut être la préoccupation des rédacteurs du code pénal, préparé pour un peuple à qui l’élection était interdite ? Ils cherchèrent à protéger, contre la furie d’un attroupement séditieux, les collèges électoraux composés et dirigés par les préfets pour dresser des listes de candidature que l’on ne daignait pas toujours consulter. Quelle qu’ait été la pensée des art. 109 et 110, ils suffisent à la sécurité des personnes.

Les art. 111 et 112 punissant d’une peine infamante l’altération des scrutins, nous ne demandons rien de plus : il n’en est pas de même de ce qui concerne la vénalité des suffrages. L’article 113 en prévoit le trafic seulement comme devant résulter d’une transaction saisissable et en quelque sorte matérielle : cette interprétation restreinte est positivement donnée par le deuxième paragraphe, qui porte une amende double de la valeur des choses reçues ou promises. Cependant les votes ne s’échangent pas toujours contre des espèces métalliques, des billets de banque ou des actions de compagnie industrielle.

Le mouvement électoral, généralisé par la Révolution de Juillet à de nombreuses fonctions publiques, a éveillé les passions généreuses qui font la vie des pays libres ; en même temps l’on a vu germer de mauvaises et de honteuses passions, cherchant à se frayer un chemin vers la fortune au prix des libertés et des droits du pays : c’est l’inévitable tribut payé à la nature de l’homme.

L’intrigue s’est montrée timide dans la première formation des corps électifs ; elle a grandi par l’insuffisance des lois répressives ; elle menace de supplanter la droiture et le patriotisme.

Les moyens mis en œuvre sont en rapport avec le plus ou moins d’importance du but qu’il s’agit de toucher.

Dans les élections municipales et départementales, de mesquines tracasseries ont inquiété les citoyens paisibles. Quelques-uns ont conçu des doutes sur l’opportunité de nos lois électives. Ils se sont demandé si elles sont en harmonie avec nos mœurs.

Ceci, Messieurs, est un danger que nous signalons à votre prudence ; l’abus prolongé des influences de tout genre l’accroîtrait encore. Elles ont trop souvent faussé les résultats du scrutin, tantôt en dictant les choix, tantôt en réduisant des assemblées de section ou de canton au nombre strictement nécessaire pour former un bureau et rédiger un procès-verbal ; nous ne voulons pas citer d’exemples, les faits sont nombreux et avérés.

Dans les élections politiques, le scandale a eu plus de retentissement et de publicité. Les élections de 1842 en ont révélé l’étendue. L’enquête a montré que vous avez la volonté d’en arrêter le cours ; de récentes décisions ont prouvé que la Chambre persévère dans cette résolution. Mais l’enquête n’a pas eu pour résultat de réparer à moitié le mal qu’elle constate. Telles étaient les conclusions textuelles de l’honorable rapporteur, M. Lanyer ; telles étaient les espérances unanimes de la Commission. Cette perspective consolante semble fuir devant nous ! Loin d’avoir à constater un retour vers la sincérité des manifestations électorales, vous avez reconnu avec douleur que de jour en jour la corruption devient plus ingénieuse et plus hardie ; l’appât de l’argent a cessé d’être le principal moyen de captation : on exploite l’attrait des emplois publics, l’espoir de l’avancement dans les diverses carrières, la crainte d’une destitution ou d’une disgrâce ; on spécule sur les illusions des populations qui se disputent une voie quelconque de communication ; on offre des distinctions honorifiques, des faveurs collectives, des objets d’art. Au moment où les collèges vont s’assembler, on cherche à les éblouir par l’annonce fastueuse de quelque grand travail d’utilité publique, promesse immédiatement commentée au profit d’intérêts plus étroits ; ailleurs, on transforme des gendarmes en messagers de fausses nouvelles.

Parfois le commerce et l’agriculture ont vu leurs vœux prévenus par des assurances que l’évènement n’a pas toujours confirmées.

Messieurs, toutes ces manœuvres se sont succédé depuis quelques années au préjudice de nos libertés légales ; leur succès nous frapperait jusque sur nos bancs d’un discrédit irréparable ; elles ne nous paraissent pas clairement définies par nos lois, elles ne sont pas susceptibles d’être atteintes, quels qu’en soient les auteurs : nous avons cherché les moyens d’y mettre, sinon un terme, du moins un frein salutaire.

Voilà nos motifs pour suppléer par notre initiative à la présentation officielle d’un projet de loi que les opinions les plus divergentes en matière politique auraient sans doute accueilli avec une égale approbation.

Permettez-nous de faire ressortir par quelques explications la pensée de chacune des dispositions que nous aurons l’honneur de remettre successivement sous vos yeux.

Article premier.

« Quiconque aura, dans les élections,

« Acheté ou vendu un suffrage à un prix quelconque, fait l’offre ou la promesse d’un emploi public ou privé, d’une subvention sur les fonds de l’État ou sur ses deniers personnels, ou de tout autre bénéfice en vue d’influencer le suffrage d’un ou de plusieurs citoyens, ou de les déterminer à s’abstenir de voter ;

« Porté atteinte à la liberté des votes par abus d’autorité ou de pouvoir, promesses, offres, dons, ou toutes autres manœuvres ;

« Sera puni de l’interdiction des droits de citoyen, et de toute fonction ou emploi public pendant cinq ans au moins et dix ans au plus : il sera, en outre, condamné à une amende de 100 fr. à 5 000 fr. »

Nous avons dit que de graves délits échapperaient probablement à la vindicte publique si le principe posé dans l’article 113 du Code pénal n’était prochainement développé : on ne saurait être surpris de cette assertion. L’urgence des innovations réfléchies et modérées apparaît à certaines périodes de la vie constitutionnelle.

Elle décline, si le perfectionnement des lois et leur progrès ne se conforment aux besoins de la société.

Les gouvernements absolus sont affranchis de ces exigences : c’est un avantage expié chèrement par la servitude. Sans doute ils ne présentent pas aux ambitions le puissant mobile de l’intérêt personnel ; il n’existe ni mandats populaires, ni candidats avides des suffrages de leurs concitoyens Toute carrière élective étant fermée, point d’offres ou de promesses pour capter des votes, point d’efforts pour empêcher les manifestations favorables aux compétiteurs. En France même, les moyens d’action ont été longtemps fort circonscrits.

Une prospérité croissante et l’affluence des capitaux ont créé, depuis la paix, ces grandes entreprises si dignes d’être encouragées par les représentants du pays qu’elles fécondent, mais sous cette condition qu’elles ne serviront d’échelon à la fortune politique de personne. Par l’effet même du développement des intérêts matériels, un certain nombre de candidats disposent d’emplois lucratifs dans les administrations particulières, d’autres ont longtemps joui d’une large part dans la distribution des emplois de nos administrations publiques. Le souvenir des bienfaits reçus, l’espérance d’avantages non moins séduisants, sont des armes dont il faut interdire l’usage, soit qu’on les emprunte au budget de l’État, soit qu’on les trouve dans ses propres ressources.

L’intimidation s’est introduite aussi dans les mœurs électorales : sans préciser l’époque où le pouvoir n’a vu dans l’exercice du droit d’élire qu’un accessoire des devoirs administratifs ou militaires, nous invoquons la notoriété publique : elle apprend que les fonctionnaires électeurs ont besoin d’une égide ; la leur refuser, ce serait les mettre hors la loi commune. Nul ne peut, sans délit, quelque élevée que puisse être sa position hiérarchique, abuser de son autorité envers un des serviteurs de l’État, soit par la voie des menaces, soit en entravant l’exercice des droits civiques ou politiques, soit en exonérant l’électeur privilégié des dépenses que supporterait l’électeur indépendant.

L’intimidation exercée au profit d’un candidat et par les seuls moyens dont un particulier dispose, n’est pas moins coupable. Il n’est pas permis de circonvenir ni de séquestrer un électeur. Parfois l’intimidation s’exerce à découvert. Dans ces circonstances, lorsque des clameurs intéressées se font entendre autour d’une assemblée électorale ; lorsque des hommes honnêtes mais trompés s’agitent au dedans, le citoyen, qui n’a d’engagement qu’avec sa conscience, a besoin de courage pour résister à l’aveuglement général : il marchera d’un pas plus ferme vers l’urne électorale quand il lira dans la loi des peines sévères contre les fauteurs des machinations qu’il déjoue.

L’interdiction des droits civiques et politiques frapperait le corrupteur dans ses espérances d’avenir : cette disposition a le mérite de priver temporairement. l’électeur vendu des droits dont il s’est montré indigne de conserver la possession.

L’amende atteint le complice, ainsi que le coupable, soit qu’ils aient ou non un droit d’électeur à exercer. Ne sont-ils pas punissables aussi, ces courtiers à gages qui assiègent l’entrée des collèges électoraux, non contents d’avoir porté jusqu’au fond des campagnes la contagion de leurs vices ?

Le minimum de 100 fr. et le maximum de 5 000 fr. laissent aux juges une latitude proportionnée à la confiance qui leur est due. Tout notre projet est coordonné dans cet esprit. En matière d’élections il convient d’apprécier scrupuleusement les circonstances de l’acte incriminé ; de bons offices rendus avec désintéressement, une simple imprudence, l’élan d’une amitié irréfléchie par exemple, ne saurait être assimilé à ces marchés honteux, à ces influences fatales que vous voulez, comme nous, stigmatiser et punir.

Loin de considérer nos définitions comme trop explicites, nous avons la crainte de n’avoir pas embrassé par avance l’ensemble des manœuvres que suggèrera l’esprit d’intrigue et de corruption.

Art. 2.

« Si le délit est imputé à un agent du gouvernement, la poursuite aura lieu sans qu’il soit besoin d’aucune autorisation préalable ; l’inculpé sera traduit directement devant la cour royale, conformément aux articles 479 et 483 du Code d’instruction criminelle ; en cas de condamnation, la peine portée par l’article premier pourra être élevée jusqu’au double. »

Le principe au nom duquel une révolution s’accomplit doit se reproduire dans ses lois. Cet axiome a servi de règle à celle de vos Commissions qui préparait en 1831 la loi électorale ; nous en déduisons une conséquence nécessaire, c’est-à-dire qu’après avoir combiné l’organisation administrative et politique, en lui donnant l’élection pour élément principal, vous êtes amenés par les enseignements mêmes de l’expérience à consolider le régime électif en le préservant des influences délétères. Un principe reste ou retombe à l’état de lettre morte, s’il ne reçoit en temps utile la consécration qu’il attend de la loi.

Il y a eu des abus de pouvoir et d’autorité commis au détriment de la liberté des votes : cela ne serait nié que par les personnes qui seraient restées étrangères aux élections pratiquées depuis trente ans. L’expérience du passé oblige à stipuler pour le présent et pour l’avenir. Or, les fonctionnaires transformés en courtiers d’élections, soit par ordre supérieur, soit de leur propre mouvement, seraient placés au-dessus du droit commun, et braveraient l’action des lois, s’il y avait impossibilité de les poursuivre à moins d’autorisation préalable.

Plusieurs objections nous ont été adressées à ce sujet. On nous demande pourquoi contester aux fonctionnaires de l’ordre administratif des garanties calculées dans l’intérêt général plutôt que dans l’intérêt individuel. On nous reproche de les mettre en état de suspicion permanente, et de livrer aux divers comités formés par les opinions politiques un moyen de désorganiser la puissance publique à un signal donné par les partis. Nous repoussons ce reproche. Loin de créer une exception, nous cherchons à établir une égalité de garanties qui n’existe plus entre les catégories de fonctionnaires attachés aux différents services de l’État.

La loi du 22 frimaire an VIII, qui porte le titre menteur de Constitution de la république française, accordait une sorte d’inviolabilité à l’universalité des agents du gouvernement, tant qu’une décision du conseil d’État n’avait pas autorisé la poursuite ; plus tard il fut décidé qu’un officier de police judiciaire pourrait être directement traduit devant les tribunaux pour atteinte à la liberté individuelle.

Les agents financiers sont poursuivis par action civile directement par le contribuable, en cas de perception illégale ; chaque année, cette disposition est reproduite dans les lois de finances : c’est une conquête de nos devanciers, et nous leur rendons grâce d’avoir profité des temps calamiteux pour affranchir le pays d’une entrave qui a pesé trop longtemps sur le cours de la justice.

La liberté individuelle est précieuse, les charges publiques ne doivent pas être impunément aggravées ; mais l’exercice du droit électoral ne mérite-vil pas des garanties égales ? L’impôt procède de la Chambre des Députés, mais la Chambre des Députés procède du corps electoral, que nous cherchons à élever à la hauteur de sa mission constitutionnelle.

La portée de l’innovation proposée par notre article 2, ne vous est point dissimulée ; nous invoquerons en sa faveur des autorités qui ne sauraient être suspectes, et celle entre autres de l’honorable président de cette Chambre.

Dans un rapport du 5 mars 1835 sur la responsabilité des ministres et des agents du pouvoir, l’honorable M. Sauzet a écrit ce qui suit :

« L’art. 75 de la constitution de l’an VIII est regardé dès longtemps comme incompatible avec la vérité du gouvernement constitutionnel. Les meilleurs esprits en demandaient la réformation même sous la Charte de 1814. Son maintien serait un véritable anachronisme, etc. » (Pages 29 et 31.)

Vous le voyez, Messieurs, nous nous sommes associés à des convictions dignes d’être adoptées par vous. L’autorisation préalable du Conseil d’État équivaut à la négation du principe fondamental ; cela est d’autant plus évident, que le Conseil d’État, primitivement appelé à rendre des décisions, donne aujourd’hui de simples avis qui ne deviennent des actes extérieurs que par le contre-seing d’un ministre. Les attributions de l’an VIII ne sont plus entières. Laisser en vigueur l’art. 75 dans les cas spéciaux que nous avons définis, ce serait donc en réalité déplacer la responsabilité, et substituer celle du ministre à celle du fonctionnaire inférieur. On conçoit qu’un ministre hésite à sanctionner une autorisation de poursuite ; il peut se croire retenu par des ménagements personnels, par le souvenir d’anciens services ; il cédera souvent à une tendance trop générale, celle de compter sur le bénéfice du temps et de l’oubli. Tout cela constituerait un déni de justice dont l’habileté ne serait pas une excuse.

Nous allons pénétrer plus avant dans la question : « Les agents du gouvernement ne peuvent être poursuivis pour des faits relatifs à leurs fonctions qu’en vertu d’une décision du conseil d’État. » C’est l’art. 75.

Dans un acte ou dans une tentative de corruption ou d’intimidation, qui d’entre vous verrait des faits relatifs aux fonctions d’un préfet, d’un sous-préfet ou d’un maire ?

Le gouvernement né de la Révolution de Juillet s’est honoré en prémunissant ses agents contre l’imitation des exemples antérieurs. Les instructions données par M. Guizot et par Casimir Périer subsistent ; les voici :

Circulaire du 29 septembre 1830. (Moniteur, page 1195.)

« Monsieur le Préfet… Assurer l’entière liberté des suffrages en maintenant sévèrement l’ordre légal, voilà toute l’ambition du gouvernement. Comme la Charte, les élections désormais doivent être une vérité.

« Vous sentez quelle scrupuleuse impartialité vous est imposée. Le temps n’est pas si éloigné où la puissance publique, se plaçant entre les intérêts et les consciences, s’efforçait de faire mentir le pays contre lui-même, et de le suborner comme un faux témoin. En excédant ses droits, elle a compromis sa légitime influence. Ce n’est que par une réaction de justice, de probité et de modération, que l’administration peut reconquérir une autorité morale qui fait sa principale force.

« Il faut que les pouvoirs s’honorent pour s’affermir.

« GUIZOT.»

Circulaire du 26 juin 1831. (Moniteur, page 1193.)

« Monsieur le Préfet, un vaste système qui apportait de profondes modifications dans le régime existant, a été appliqué sans efforts : tel est l’empire d’une administration de bonne foi, qu’elle fait respecter la loi parce qu’elle la respecte elle-même.

«  Mais la liberté des élections ne consiste pas seulement dans la protection des droits, elle réside aussi dans le respect des consciences. Je vous le recommandais dans une précédente circulaire à l’égard des fonctionnaires publics, qui ne sauraient être responsables de leur vote devant l’autorité.

« Je réclame de votre impartialité la même sollicitude à l’égard des autres électeurs sur lesquels d’autres influences s’exercent par des manœuvres qui répugnent à cette franchise que nous voulons imprimer aux élections, afin qu’elles soient la constatation de ce qui existe et la meilleure garantie de l’avenir

« Il s’agit, Monsieur le Préfet, d’assurer l’indépendance des suffrages. Le gouvernement respecte et doit faire respecter leur liberté : ce qu’il cherche, c’est le vœu du pays, mais un vœu pur d’influences contraires aux lois et à la sincérité française

« CASIMIR PÉRIER. »

La main qui a tracé ces instructions ne peut ni les désavouer, ni les laisser tomber en désuétude. Que les agents du gouvernement suivent cette ligne de conduite, notre article ne les atteindra pas. S’ils s’en écartent spontanément ou par ordre, ils auront trahi leur devoir et se seront dépouillés du caractère que l’art. 75 a voulu protéger.

Nous proposons de traduire devant la cour royale l’agent du gouvernement qui se serait fait agent de corruption ; nos motifs sont faciles à saisir ; cette magistrature élevée, inamovible, doit inspirer confiance même au milieu du conflit et de l’agitation des partis. L’expérience est faite depuis que les rectifications des listes électorales ont été confiées aux Cours Royales par la loi du 10 juillet 1828.

L’amende pourrait être portée jusqu’à 10 000 fr., parce que l’abus des pouvoirs publics se serait joint à l’abus des influences personnelles ; il faut aussi qu’une large réparation soit exigée de celui qui aura compromis le gouvernement, soit en se disant faussement l’interprète des intentions d’un ministre, soit en exécutant des ordres contraires aux lois faites pour protéger et non pour violer la liberté du vote.

Un mot encore sur la faculté de poursuivre. Les intérêts de l’administration se joignent à ceux de la liberté : un préfet suspect d’avoir pratiqué des influences extralégales, n’est-il pas privé de ses moyens d’influence légitime ? Ne serait-il pas douloureusement affecté s’il voyait un ministre s’interposer entre lui et la partie civile ? S’il ne lui est demandé compte par personne de ses actes dans les élections, les bruits malveillants n’ont pas même de prétexte ; sa prépondérance s’accroît si la partie civile succombe ; enfin, si le délit est constant, qui se plaindrait d’en voir faire justice ?

Art. 3.

« Si l’inculpé est renvoyé de la plainte, la partie civile pourra, selon les circonstances, être condamnée à une amende de 100 fr. à 5 000 fr., sans préjudice des dommages-intérêts.

« Si l’inculpé renvoyé de la plainte est un agent du gouvernement, cette amende pourra être élevée jusqu’au double.»

Abandonner systématiquement un fonctionnaire à l’inimitié des partis, serait chose tellement contraire à nos intentions, que nous avons cherché le moyen d’écarter toute poursuite mal fondée.

Un sentiment d’équité nous a inspiré cette disposition ; le législateur, en veillant avec sollicitude à l’exercice régulier des droits civiques ou politiques, ne perd pas de vue que, pour la société tout entière, l’ordre est un besoin. Et l’ordre serait compromis s’il était licite de troubler sans motifs impérieux la paix et le repos des familles. Nous avons cherché un mode inusité de garantie contre les accusations téméraires : l’irritation d’un esprit malade ne saurait être mis au niveau de la vigilance d’un bon citoyen ; autant il importe d’ouvrir à l’un l’accès des cours d’assises ou des cours royales, afin d’y traîner un agent de corruption, autant il est juste d’engager l’autre dans les liens d’une responsabilité sérieuse : dans l’état de nos mœurs, peut-être par la tradition des préjugés anciens, une accusation pèse sur celui qui en est l’objet. Pour sauvegarder la considération du fonctionnaire ou du citoyen, sans nulle distinction entre eux, nous demandons comme châtiment d’une accusation mal fondée, une amende égale à celle que l’inculpé aurait encourue.

Art. 4.

« Aucune poursuite ne pourra être intentée, si la plainte du ministère public ou de la partie civile n’a été déposée avant que les pouvoirs de l’élu aient été validés, s’il s’agit d’élections à la Chambre des députés, ou, s’il s’agit des autres élections, avant qu’elles soient devenues définitives, soit par l’expiration des délais pendant lesquels les opérations peuvent être arguées de nullité, soit par suite de décisions de l’autorité compétente rendues en dernier ressort. »

Les élections excitent inévitablement une animation passagère ; mais au conflit des opinions succède un calme d’autant plus profond que les compétiteurs auront usé d’armes plus loyales ; c’est par le triomphe des brigues impunies que sont alimentés les ressentiments.

Ces brigues précèdent ou accompagnent les opérations ; quand la lutte finit, elles sont connues ou du moins soupçonnées ; on a vu des exemples de révélations tardives inspirées par les déceptions qui suivent les marchés secrets : la mauvaise foi de celui qui achète punit ainsi la mauvaise foi de celui qui vend ; mais cela fait l’exception et sort de la règle commune. C’est pourquoi nous déclarons non recevable toute plainte postérieure à la validation régulière des pouvoirs ; la sincérité des élections ne semble exiger rien de plus. Les délais de prescription seront variables selon la nature et l’importance des fonctions.

Dans la garde nationale les grades sont acquis lorsque le jury de révision a prononcé, ou bien lorsque l’officier est reconnu.

Pour les conseillers municipaux, d’arrondissement et de département, le conseil de préfecture est tenu de statuer avant le terme de trente-cinq jours.

Pour les députés, il nous paraît impossible d’assigner à la prescription un laps de temps déterminé. L’époque de la vérification des pouvoirs est incertaine ; vous prononcez presque immédiatement, si l’election a lieu pendant la session et dans un département voisin de Paris ; cette vérification se fait attendre lorsque la Couronne use de sa prérogative pour ajourner ou clore vos travaux. Quel que soit l’intervalle entre la décision des électeurs et la vôtre, il serait dangereux, selon nous, de laisser planer l’incertitude des poursuites judiciaires sur le député définitivement admis.

Art. 5

« L’art. 463 du code pénal est applicable aux délits prévus par la présente loi. »

Il s’agit des dispositions révisées en 1832, et que nous avons le dessein de rendre applicables dans leur portée la plus large aux cas spéciaux que notre proposition de loi serait appelée à régir. Ainsi, le minimum des amendes pourrait être abaissé au-dessous de 100 fr. ; l’interdiction des droits politiques prononcée pour moins de cinq ans ; l’exclusion des emplois publics restant séparée, s’il y a lieu, de la dernière de ces peines, que les tribunaux sauraient appliquer cumulativement ou séparément.

Art. 6

« L’art. 113 du Code pénal est abrogé. »

Cette disposition se justifie par l’ensemble de notre travail, et surtout parce que nous proposons de remplacer les amendes égales à la valeur des choses reçues, par des amendes d’une quotité déterminée.

Art. 7

« Celui dont l’élection aura été annulée pour manœuvres, violences ou faits de corruption prévus ou non prévus par la présente loi, et commis par lui ou avec sa participation, ne pourra, pendant la durée de la législature, être élu dans le même collège électoral. »

Faut-il, quand la Chambre annule une élection, et lorsque le collège électoral dont le verdict est ainsi brisé persiste dans la voie funeste où il s’est engagé, faut-il, Messieurs, laisser prolonger indéfiniment un aussi déplorable conflit ? Quelle en serait l’issue ? D’une part, la Chambre dont la conviction a été réfléchie, impartiale, unanime, s’accusera-t-elle, en se déjugeant, d’avoir opprimé, au gré de ses caprices, la souveraineté du collège électoral ? D’autre part, un collège opiniâtre dans ses protestations, et craignant de censurer ses premiers actes, s’il ne les confirme, se tiendra-t-il incessamment en lutte contre la souveraineté du parlement ?

Tel est le problème que nous posons nettement afin de vous déterminer à le résoudre.

Deux sortes d’objections préjudicielles peuvent surgir ; nous les discuterons tout d’abord.

Ces dispositions ne seraient-elles que la reproduction de l’art. 1er ?

Trouvent-elles naturellement leur place dans la proposition à la fin de laquelle elles sont écrites ? Sur le premier point, nous dirons que l’action judiciaire ouverte par les art. 1 et 2 rendrait inéligible non seulement dans le collège où de coupables manœuvres auraient réussi, mais aussi dans tout autre collège électoral : telle serait la conséquence de l’interdiction des droits de citoyen prononcée par jugement, et nous convenons que cette hypothèse se réalisera plus souvent que toute autre. Cependant la corruption, l’intimidation même peuvent être constatés sans poursuites judiciaires, comme sans protestations inscrites au procès-verbal. Si l’annulation est prononcée par suite d’enquête, faudra-t-il laisser cours aux mêmes menées exercées sur les mêmes électeurs pour parvenir aux mêmes résultats, qui, selon nous, seraient une véritable usurpation du mandat législatif ?

Sur le second point, et pour établir la corrélation nécessaire de l’action judiciaire et de l’action politique, nous rappellerons que les tribunaux ne connaissent pas seuls des faits sur lesquels nos préoccupations s’étendent : la Chambre en est saisie par son droit souverain de vérifier les pouvoirs de ses membres. Une attribution aussi précieuse ne saurait rester plus longtemps incertaine. Afin de la maintenir dans son intégrité, nous cherchons à l’appuyer d’une énergique sanction.

Ces deux difficultés étant éclaircies, nous examinerons si l’inéligibilité temporaire constituerait un excès de la puissance parlementaire. À cet égard, nous sommes obligés d’interroger l’histoire constitutionnelle d’un pays voisin.

Le régime électif, faussé ou violenté par les Stuarts, s’est retrempé dans la révolution de 1688. 

Sept ans après l’avènement de Guillaume d’Orange, on reconnut la nécessité de sévir contre la subornation des électeurs : cela montre que les abus auxquels nous voulons mettre un frein sont inhérents aux libertés méconnues par les uns, outragées par les écarts que vous en avez signalés, mais dont les bienfaits surpasseront partout et toujours les inconvénients,

Plusieurs autres bills ont été passés dans le même but sous les règnes de Georges II, Georges III et Georges IV. En statuant sur nombre d’élections contestées, le parlement anglais a édifié un corps complet de législation et de jurisprudence ; les derniers actes sont l’œuvre du cabinet qui eut le courage de dépouiller les bourgs-pourris de leurs prérogatives séculaires. Dans la poursuite et le châtiment des fraudes de toute espèce, lord John Russel, l’un des membres les plus éminents de ce ministère, rencontra l’appui loyal et puissant de son futur successeur, sir Robert Peel : les whigs et les torys firent cause commune pour réprouver la corruption, et pour l’attaquer au nom de la partie publique qui était longtemps restée étrangère à la répression de ces délits.

Indépendamment de l’exclusion prononcée contre un membre convaincu de simonie politique, outre la défense qui lui est intimée de se porter candidat d’un bourg ou d’un comté quelconque, la Chambre des communes peut retirer les franchisses électorales à la fraction du corps politique qui aurait cédé à des suggestions coupables.

Nous empruntons au bill du 10 août 1812 et aux autres bills promulgués antérieurement, ce qu’ils ont de sévère contre l’élu, sans nous prévaloir des mesures qui atteignent les électeurs. Nous n’examinons pas si l’abus d’un droit en motive la confiscation.

Quant à l’inéligibilité dans une circonscription où des manœuvres illicites auraient placé une minorité intègre sous la dépendance d’une majorité aveugle, elle n’a aucune similitude avec les actes violents qui, sous prétexte d’indignité personnelle, arrachaient de cette enceinte un député revêtu d’un caractère inviolable.

La durée de l’inéligibilité aurait pour terme la durée même de la législature. Nous hésitons à croire qu’un acte de cette nature puisse survivre à l’assemblée de laquelle il émane.

La législation anglaise a été présentée comme insuffisante et stérile : si son efficacité n’a pas été absolue, c’est parce que le mal qu’elle attaque tient à des causes qui n’existent point en France : la constitution de la propriété n’est pas la même dans les deux pays ; chez nous le citoyen voit ses intérêts liés à l’ordre et à la prospérité du sol dont la possession n’est plus réservée à un petit nombre de privilégiés. Les grands feudataires anglais disposent encore du sort de leurs tenanciers et de leurs clients ; cependant les élections auraient été marquées par des écarts plus fréquents et plus affligeants, sans les précautions que nous empruntons aux codes et à l’expérience de l’Angleterre.

Messieurs, nous venons demander à la Chambre de prendre en considération une proposition qui a trouvé dans les neuf bureaux d’honorables sympathies ; nos études sont très imparfaites, sans doute, mais elles tracent un système qu’il ne faudrait pas briser en isolant l’une des dispositions des articles avec lesquels nous l’avons coordonnée. Procéder par division en cette circonstance, ce serait mutiler notre pensée, et peut-être étouffer un germe que l’avenir rendra fécond.

Nous avons l’espoir que vous remettrez à la sévérité d’une commission la mission d’examiner dans son ensemble la proposition qui vous est soumise.

Aujourd’hui, nous réclamons votre concours pour repousser de la lice électorale quiconque s’y présenterait en prenant pour auxiliaire la peur ou la cupidité. Prêtons force aux électeurs, afin qu’ils rentrent dans l’indépendance et dans l’intégrité de leurs droits. Les amis sincères de la liberté légale ne craindront pas une fausse application des mesures proposées.

Un simple citoyen sera-t-il accusé de faits commis au préjudice de la liberté que nous avons invoquée ? Aux termes de la loi du 8 octobre 1830, articles 6 et 7, la déclaration de culpabilité ne peut émaner que du jury.

En ce qui concerne les conséquences d’une annulation prononcée par la Chambre, s’il advenait une décision abusive, le triomphe des majorités violentes serait de courte durée : la Chambre juge, mais elle est jugée à son tour.

Désormais, la sincérité des élections est la condition nécessaire du gouvernement des majorités.

Nous venons d’indiquer quelques moyens actifs de travailler au progrès des mœurs constitutionnelles : n’en écartez pas la discussion, Messieurs ; ce serait enhardir la corruption, resserrer les candidatures dans un cercle de fraude, livrer au plus offrant le sort de nos institutions et de nos libertés.

 

***

 

PROPOSITION.

Article premier.

Quiconque aura, dans les élections, acheté ou vendu un suffrage à un prix quelconque ;

Fait l’offre ou la promesse d’un emploi public ou privé, d’une subvention sur les fonds de l’État ou sur ses deniers personnels, ou de tout autre bénéfice en vue d’influencer le suffrage d’un ou de plusieurs citoyens, ou de les déterminer à s’abstenir de voter ; 

Porte atteinte à la liberté des votes par abus d’autorité ou de pouvoir, promesses, offres, dons ou toutes autres manœuvres :

Sera puni de l’interdiction des droits de citoyen et de toute fonction ou emploi public, pendant cinq ans au moins et dix ans au plus ; il sera en outre condamné à une amende de 100 fr à 5 000 fr.

Art. 2.

Si le délit est imputé à un agent du gouvernement, poursuite aura lieu sans qu’il soit besoin d’aucune autorisation préalable ; l’inculpé sera traduit directement devant la cour royale, conformément aux articles 479 et 483 du code d’instruction criminelle : en cas de condamnation, la peine portée par l’article premier pourra être élevée jusqu’au double.

Art. 3.

Si l’inculpé est renvoyé de la plainte, la partie civile pourra, selon les circonstances, être condamnée à une amende de 100 fr. à 5 000 fr., sans préjudice des dommages-intérêts.

Si l’inculpé renvoyé de la plainte est un agent du gouvernement, cette amende pourra être élevée jusqu’au double.

Art. 4.

Aucune poursuite ne pourra être intentée, si la plainte du ministère public ou de la partie civile n’a été déposée avant que les pouvoirs de l’élu aient été validés, s’il s’agit d’élections à la Chambre des députés ; ou, s’il s’agit des autres élections, avant qu’elles soient devenues définitives, soit par l’expiration des délais pendant lesquels les opérations peuvent être arguées de nullité, soit par suite de décisions de l’autorité compétente rendues en dernier ressort.

Art. 5.

L’art. 463 du code pénal est applicable aux délits prévus par la présente loi.

Art. 6.

L’art. 113 du code pénal est abrogé.

Art. 7.

Celui dont l’élection aura été annulée pour manœuvres, violences ou faits de corruption prévus ou non prévus par la présente loi, et commis par lui ou avec sa participation, ne pourra, pendant la durée de la législature, être élu dans le même collège électoral.

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