Horace Say, Des réformes demandées dans le tarif de la poste aux lettres en France (Journal des économistes, août 1842).
DES RÉFORMES DEMANDÉES DANS LE TARIF DE LA POSTE AUX LETTRES EN FRANCE.
La circulation libre et à bon marché des personnes, des choses et des idées dans toute l’étendue du territoire est, pour une société bien organisée, un des besoins les plus importants ; c’est en même temps un puissant encouragement au développement des richesses et aux progrès intellectuels des peuples. On conçoit donc l’intérêt avec lequel on a suivi et étudié depuis deux ans les effets de la réforme opérée en Angleterre dans les dispositions du tarif de la poste aux lettres. Dans la plupart des pays d’Europe, et quelle que soit d’ailleurs la forme de leurs gouvernements, on s’est empressé d’examiner si le grand exemple donné par ce pays pourrait être suivi ailleurs avec avantage. Déjà l’Autriche a pris un parti, qui, s’il n’est pas aussi radical que la réforme anglaise, est cependant un immense pas fait dans la même voie. Les États de la confédération germanique, ceux du moins qui se sont unis en matière de douane, s’occupent de la même question, et l’on est en négociation avec le monopole demeuré héréditaire dans la même famille, celle de La Tour et Taxis, depuis la concession première qui lui en a été faite par Charles-Quint. La France, après avoir si longtemps servi d’exemple, doit maintenant se hâter si elle ne veut pas rester en arrière des progrès qui se font autour d’elle. L’Université avait en effet depuis longtemps ses courriers quand Louis XI organisa d’une manière régulière, et aux frais de la couronne, le service des postes, qui fut ensuite perfectionné sous les administrations de Sully et de Louvois. Il ne s’agit plus aujourd’hui que d’adopter quelques améliorations qui paraissent d’une application aisée, et qui auraient pour effet de faciliter et d’augmenter beaucoup les relations entre toutes les parties du pays. Plusieurs écrivains ont traité déjà ce sujet, soit dans des livres, soit dans des brochures ; les journaux en ont souvent entretenu le public ; de nombreuses pétitions ont été présentées, et elles ont donné lieu à d’intéressantes discussions dans les chambres législatives, notamment à la Chambre des pairs le 1er février 1841, et ensuite à la Chambre des députés le 5 juin dernier, au moment de la clôture de la session. Les demandes des pétitionnaires ont été renvoyées au ministre des finances, recevant de ce fait même un premier appui de la législature, et tout porte à croire, en conséquence, qu’un débat définitif ne tardera pas à avoir lieu. Le moment est donc venu de rechercher quelles sont les questions qui ont été posées, et d’examiner s’il en est qui puissent dès à présent se résoudre en améliorations effectives.
On demande particulièrement le changement de la taxe progressive en une taxe fixe et uniforme pour les lettres simples, quelle que soit la distance parcourue ; la suppression du décime rural ; la réduction sur la taxe des lettres écrites par les soldats à leurs familles ; la suppression d’un port additionnel pour les lettres écrites de ou pour la Corse et l’Algérie ; la diminution de la taxe des lettres venant d’Angleterre ou y allant, et qui est encore de 2 francs ; enfin une diminution notable sur le droit de 5% actuellement perçu sur l’envoi des articles d’argent.
Le premier de ces points est de tous le plus important ; car si l’on adoptait un tarif uniforme et modéré, on donnerait par cela seul satisfaction sur plusieurs des autres demandes, et il deviendrait presque superflu de les discuter. Comme moyen d’exécution, et pour rendre plus facile le recouvrement de la taxe uniforme, on a proposé de faire vendre par l’administration, comme affranchissement préalable obligatoire, soit des enveloppes, soit des papiers timbrés à l’avance, ou de simples cachets, ainsi que cela a été essayé en Angleterre. Mais avant de s’occuper de ces moyens d’exécution, ce qu’il convient d’examiner d’abord, c’est ce qui concerne la taxe uniforme en elle-même.
Une première et grande objection est généralement mise en avant contre toute réforme, c’est la nécessité où l’on est de maintenir dans leur intégrité les revenus publics en présence des besoins du budget. Si l’on invoque en faveur de la mesure l’exemple de l’Angleterre, on l’invoque également comme preuve du danger des innovations ; et avant d’aller plus loin, il convient de jeter un coup d’œil sur ce qui a été fait en ce pays, ainsi que sur les conséquences qui se sont produites.
Jusqu’à l’adoption de la réforme proposée et suivie avec tant de persévérance par M. Rowland-Hill, la taxe des lettres était basée en Angleterre, comme en France, sur la combinaison progressive du poids et de la distance ; mais l’échelle adoptée progressait de manière à rendre les ports de lettres tellement onéreux, que l’on cherchait par tous les moyens à y échapper, soit en envoyant les lettres par des occasions particulières, soit en abusant de la franchise de port accordée à la plupart des fonctionnaires et aux membres des deux chambres. Ainsi la taxe des lettres était en Angleterre un véritable impôt, mal réparti, et par cela même peu productif pour le Trésor. Il y avait, il est vrai, une certaine tolérance quant au poids, puisque toute lettre écrite sur une seule feuille de papier ne comptait que comme lettre simple, quelque étendue que fût cette feuille ; mais cet avantage était plus que compensé par l’esprit fiscal qui faisait taxer arbitrairement à double ou triple port toute lettre qui contenait soit le moindre papier, soit même le moindre compte inscrit en chiffres sur la feuille simple elle-même. Ce mauvais système avait eu pour effet de rendre stationnaire le produit des postes depuis 1814, et cela malgré l’accroissement de la population : c’est ce que M. Rowland-Hill a mis le premier en lumière en présentant un tableau qui montrait la marche progressive de la population, l’augmentation du produit de la taxe sur les voitures publiques, pendant une période de vingt ans, et en même temps l’état stationnaire du produit de la poste aux lettres. Ce produit, qui avait été en 1815 d’une valeur de 38 932 000 francs, n’était encore en 1835 que de 38 508 000 francs, et il pensait qu’on pouvait évaluer le déficit résultant pour le Trésor d’une mauvaise taxation à environ 50 millions de francs par année. Ses propositions de réforme furent donc écoutées, et à compter du 5 décembre 1839 les lettres simples n’ont plus été soumises en Angleterre qu’à une taxe uniforme de 10 c. (un penny).
Cette réforme était radicale, et la taxe à 20 c. eût été déjà une amélioration très grande, et qui aurait moins compromis cette partie des ressources de l’État. Il est difficile de se rendre compte des motifs qui ont fait adopter un chiffre aussi bas ; mais l’un de ces motifs a été sans doute le désir de soulever moins de résistances de la part de ceux qui avaient joui jusqu’alors d’une franchise absolue pour le transport de leur correspondance, et que leur nombre pouvait faire regarder comme ennemis dangereux pour la mesure. Quoi qu’il en soit, l’accroissement du nombre des lettres a été tel, par suite de la modération de la taxe, que les produits de la première année ont dépassé de beaucoup les prévisions, et au lieu d’une perte prévue sur les frais d’exploitation de la poste aux lettres, il y a eu encore un produit notable. Depuis lors la progression du nombre des lettres a été rapide, ainsi que le fait ressortir le tableau suivant, indiquant le nombre de celles qui ont passé par la poste anglaise pendant les trois dernières années :
ANNÉES | Lettres expédiées par la poste centrale de Londres | Lettres expédiées par la petite poste de Londres | Lettres distribuées dans le royaume |
1839 (avant la réduction) | 21 088 000 | 13 278 000 | 75 469 000 |
1840 | 49 309 000 | 20 306 000 | 168 768 000 |
1841 | 68 671 000 | 22 820 000 | 196 500 000 |
Augmentation depuis la réduction du droit | 47 583 000 | 9 542 000 | 121 031 000 |
Augmentation en 1841 seulement | 19 362 000 | 2 514 000 | 27 732 000 |
Augmentation pour Londres en 1841 | 21 876 000 lettres |
Ainsi, par suite de la réforme postale, le nombre des lettres distribuées, soit à Londres, soit dans l’ensemble du Royaume-Uni, a presque triplé en deux ans.
Le revenu de la poste reprend par suite une importance qui grandit dans la même proportion. Consultant le tableau du revenu du Trésor pour le premier trimestre de cette année, et le comparant au premier trimestre de 1841, on voit qu’en même temps qu’il y a eu diminution sur le produit des droits de douane et d’accise, il y a eu au contraire augmentation notable sur le produit des postes.
Elles ont donné pendant le premier trimestre de 1842 3 550 000 fr.
Elles avaient produit pendant le premier trimestre de 1841 2 325 000
Augmentation 1 225 000
soit plus de 50 pour 100 d’une année à l’autre ; et les prévisions de M. Rowland-Hill sur l’augmentation du nombre des lettres et sur le produit devant résulter du bas prix de la taxe se trouvent ainsi dépassées. On peut même entrevoir l’époque où le produit de la poste en Angleterre remontera à ce qu’il était avant la réduction. Il ne faut pas toutefois se dissimuler qu’une masse aussi considérable de dépêches devra occasionner un travail plus grand de la part de l’administration, et par conséquent devra nécessiter le concours d’un plus grand nombre d’employés et une dépense correspondante plus considérable.
En France, le service des postes s’est graduellement amélioré depuis trente ans ; aussi les causes qui ont fait réclamer une réforme en Angleterre sont-elles beaucoup moins fortes de ce côté-ci de la Manche. Depuis 1828, les départs des courriers ont été rendus quotidiens pour toutes les villes pourvues d’un établissement de poste aux lettres ; les malles-postes ont été perfectionnées ; et des voitures plus légères, sous le nom de malles-estafettes, ont été établies pour transporter les lettres à grande vitesse au Havre, à Calais ; enfin le service rural a permis de faire distribuer partout à domicile les lettres que les destinataires étaient auparavant obligés d’envoyer réclamer dans les bureaux de poste. D’un autre côté, et malgré les inconvénients du tarif actuel, les ports de lettres sont beaucoup moins chers qu’ils ne l’étaient en Angleterre avant la réforme : ainsi, une lettre simple transportée à 40 kilomètres coûte en France 20 c., et coûtait en Angleterre 60 c., et transportée à 300 kilomètres, le prix est de 60 c. en France, au lieu de 1 fr. 20 c. qu’il était en Angleterre. Des différences analogues se reproduisaient également sur le port des lettres pesantes. Il n’y a point chez nous, en outre, de ces privilèges et de ces franchises qui établissaient une inégalité si choquante en Angleterre.
Le tarif français a toutefois l’inconvénient d’une progression tellement rapide dans le prix combiné sur la distance et sur le poids, que la correspondance entre les points éloignés du territoire est loin de prendre le développement désirable.
La taxe pour une lettre lourde, lorsqu’elle aurait à voyager d’un bout de la France à l’autre, est un droit prohibitif, et pour des distances moins grandes, le public est encore porté à éluder la taxe en expédiant les lettres sous forme de paquets par les voitures publiques.
La progression pour les distances procède par zones, en comptant la distance directe du bureau de départ au bureau d’arrivée, et le tarif est calculé pour onze zones successives procédant de la manière suivante :
Jusqu’à 40 kilom. (10 lieues). 2 déc. pourlettresau-dessousdupoids de 7 gr. 1/2.
De 40 à 80 kil. 3 décimes.
80 à 150. 4
150 à 220 5
220 à 300 6
300 à 400 7
400 à 500 8
500 à 600 9
600 à 750 10
750 à 900 11
Au-dessus de 900 12
Chaque bureau de poste est considéré comme le centre d’autant de cercles concentriques ayant chacun pour rayon les longueurs qui viennent d’être indiquées ; ainsi cette partie de la taxe est d’un établissement et d’une vérification faciles.
Pour la progression de la taxe à raison du poids, la lettre au-dessous de 7 grammes et demi paye port simple ; de 7 grammes et demi à 10 exclusivement, une fois et demie le port ; de 10 grammes jusqu’à 15, deux fois le port ; de 15 à 20 grammes, deux fois et demie le port ; et ainsi de suite en procédant par augmentation d’un demi-port pour chaque excédant de 5 grammes.
Des exemples montreraient facilement à quel chiffre exagéré on arrive, pour certains transports, par la double combinaison qui vient d’être indiquée. Il suffira de dire que dans beaucoup de cas le port d’une lettre devient aussi dispendieux que le serait la place d’un voyageur dans une voiture publique. Une lettre renfermant un simple mandat et atteignant le poids de 8 grammes est taxée à 30 c. pour aller dans la banlieue immédiate de Paris, ce qui est le prix d’une place dans un omnibus. Pour être transportée de Dunkerque à Bayonne, une lettre lourde pourrait atteindre une taxe qui dépasserait 100 francs.
Dans un travail inédit qu’a bien voulu nous communiquer un homme fort expérimenté dans cette partie, on proposerait un remaniement dans les tarifs pour diminuer le nombre des zones en étendant les rayons de celles qui seraient conservées, et en diminuant en même temps la progression à raison du poids. Ce serait atténuer les inconvénients en conservant le même système ; mais c’est ici que se place la question de savoir s’il ne serait pas à la fois plus équitable envers le public, et plus utile pour le pays, de remplacer ce tarif par une taxe uniforme, quelle que soit la distance, avec augmentation de port seulement à raison du poids.
On s’est même demandé d’abord s’il était juste que les finances de l’État trouvassent une source de revenu dans la taxe des lettres, et s’il ne conviendrait pas au contraire, dans un intérêt de civilisation, de faciliter autant que possible toutes les communications et tous les moyens d’échange pour les idées, en renonçant à tirer un lucre d’un monopole qui n’est mis dans les mains du gouvernement que dans un intérêt de sécurité pour tous ; mais l’objection doit tomber si le prix des transports et du service rendu est maintenu à un taux modéré, et si ce taux surtout est à peu de chose près le même que celui auquel la libre concurrence pourrait l’établir. La concession du privilège à l’État a beaucoup moins en vue un intérêt fiscal que la satisfaction des besoins d’ordre et de sûreté que réclame un semblable service, et elle est donnée surtout pour obtenir la garantie qu’aucune partie du territoire national ne sera privée des avantages dont on veut faire jouir le pays tout entier. Ces conditions étant toutefois accomplies, et les prix étant maintenus dans de sages limites, on aurait tort de se plaindre que les finances publiques continuassent à retirer un certain profit de l’exploitation du privilège. Mais il ne faut pas perdre de vue cependant que toute la portion des rentrées procurées par l’administration des postes en sus des frais d’exploitation, tout le bénéfice, en un mot, doit être regardé comme un impôt, et qu’il convient que cet impôt aussi bien que tout autre soit équitablement et également réparti.
Les frais faits par l’administration sont de deux natures : ceux relatifs aux dépenses générales de l’organisation du service, ce qui comprend tous les traitements et tous les loyers des bureaux, et d’un autre côté les frais qui n’ont rapport qu’au transport proprement dit. Ces derniers sont les moins forts. Le transport d’une lettre sur un rayon plus éloigné du point de départ augmente à peine pour l’administration les frais de quelques centimes, alors que le tarif augmente cependant la taxe de plusieurs décimes, tout l’excédent du port au-delà de l’augmentation réelle des frais forme bénéfice pour le gouvernement ; mais c’est là qu’il y a par cela même impôt, et cet impôt pèse d’une manière d’autant plus lourde sur les contribuables, que la lettre qui leur est adressée vient de plus loin.
Ce système nuit aux relations qui pourraient s’établir entre les départements éloignés les uns des autres ; il cause une interruption dans les relations de famille de ceux qui sont obligés de voyager, et il en résulte à la fois une entrave au développement industriel du pays et même au progrès d’une civilisation plus également répartie. Enfin on a fait valoir contre le système de l’accroissement de la taxe des lettres à raison des distances un argument dont on ne saurait méconnaître le poids : c’est que la centralisation administrative du pays force les communes aussi bien que les individus à recourir constamment au gouvernement central ; une foule de décisions ne peuvent être données qu’à Paris ; il faut les demander, suivre l’instruction des affaires pour lesquelles on les réclame : un échange de lettres devient par cela même nécessaire, et il y a dans ce cas injustice à rendre la correspondance plus onéreuse pour les uns que pour les autres. Toutes ces considérations conduisent à une conclusion favorable à l’établissement d’une taxe uniforme quelle que soit la distance parcourue.
Quant à la fixation de la taxe, deux considérations doivent préoccuper : d’une part, la crainte de priver les finances publiques d’une ressource nécessaire en présence des exigences du moment, et d’un autre côté la nécessité d’adopter une taxe assez modérée pour qu’elle ne soit pas une augmentation de charge pour une partie des contribuables. La taxe anglaise de 10 centimes (un penny) aurait infailliblement pour effet de changer en perte le profit que le gouvernement tire de l’exploitation des postes ; et toutefois, pour ne pas rendre plus onéreux le port des lettres de la zone la plus rapprochée, celle de 40 kilomètres, il faudrait s’arrêter pour taxe uniforme à 20 c., quelle que soit la distance, pour les lettres simples, en ne maintenant d’augmentation sur ce taux qu’à raison du poids ; et cela ne procurerait pas d’amélioration pour cette zone.
La statistique des postes en France constate une progression annuelle et constante dans le nombre des lettres transportées. Ce nombre avait été de 62 millions en 1830, et il a été de 104 millions en 1841.
La moyenne de la taxe d’après le tarif en vigueur a été de 43 c. si l’on prend les lettres en général, et 37 c. 4/10 si l’on ne considère que les lettres simples.
Le produit brut des postes a été évalué pour 1843 à 45 millions 180 000 francs : les dépenses pour le transport des dépêches, le personnel et le matériel, ont été portées à 21 millions, d’où il résulterait un bénéfice de 24 millions 180 000 francs.
L’administration a fait dresser trois tableaux qui montrent d’une manière claire le nombre des lettres transportées, la proportion de celles qui sont soumises à chaque taxe, et les diverses natures de correspondances dont se compose l’ensemble. Ce sera jeter du jour sur le sujet que de reproduire ici ces documents.
No 1. — RÉSUMÉ DES 15 PREMIERS JOURS DE NOVEMBRE 1841.
(tableau non reproduit ici)
No 2. — RÉCAPITULATION ET PRODUITS ANNUELS RESULTANT DU TABLEAU No 1 .
(tableau non reproduit ici)
No 3. — RÉSUMÉ GÉNÉRAL.
(tableau non reproduit ici)
L’exploitation de la poste aux lettres est ainsi en France dans un état favorable auquel il ne faut porter atteinte qu’avec précaution , d’autant plus que le Trésor y trouve une ressource d’environ 25 millions par an ; il s’agit donc d’apprécier si l’établissement de la taxe uniforme de 20 c. pourra donner satisfaction aux intérêts financiers en même temps qu’à l’intérêt immense et incontestable que le pays en général aurait à ce changement. Si le produit remontait au même niveau après la réforme opérée, le résultat serait que le même impôt de 25 millions continuerait à être payé par le pays, mais qu’au moins il serait plus également réparti sur les contribuables, et qu’il permettrait des relations plus actives entre toutes les parties du territoire.
Si l’on voulait pénétrer au fond des choses, on découvrirait peut-être, au reste, que les 25 millions de bénéfice que donne la poste aux lettres ne sont pas la seule charge qui pèse sur les contribuables à raison de ce service ; les impôts n’entrent pas tous dans les coffres du Trésor, et les lois et règlements peuvent occasionner des sacrifices bien autrement importants que les sommes payées aux agents du fisc. Un droit de douane trop élevé, en repoussant certains produits étrangers, occasionne un renchérissement intérieur qui appauvrit la consommation sans augmenter la recette des douanes à la frontière. Et, pour rester dans le sujet qui nous occupe, on peut se demander si une partie des frais de transport des lettres n’est pas actuellement payée indirectement par ceux des contribuables sur lesquels retombent les conséquences de la mauvaise organisation du service de la poste aux chevaux. L’indemnité payée aux maîtres de poste par les entrepreneurs de messageries peut être considérée comme une portion du prix du transport des lettres, puisque les maîtres de poste ne peuvent trouver leur compte à entretenir des relais pour les malles-postes, qu’en percevant cette taxe. L’administration fait ainsi payer indirectement par les voyageurs en diligence une partie des frais nécessités non seulement par le transport des lettres, mais encore par celui des voyageurs en malle-poste. Les droits payés ainsi par les messageries aux maîtres de poste sont aussi forts que les droits payés par eux aux contributions indirectes, et doublent ainsi leurs charges. L’indemnité payée par les messageries monte annuellement à 7 millions ; les seules messageries royales ont payé pour cet objet aux maîtres de poste, en 1841, la somme énorme de 1 168 137 fr. Du reste, ces 7 millions sont fort inégalement répartis ensuite entre les divers maîtres de poste : ce sont justement ceux dont les établissements pourraient se passer de ce secours qui en reçoivent une plus grosse part, et cela a pour effet de faire monter la valeur vénale de leur titre, valeur dont le public paye ensuite les intérêts. Une réforme du système actuel de la poste aux chevaux est donc non moins désirable que celle de la poste aux lettres, et il devient d’autant plus urgent de s’en occuper, que l’établissement des chemins de fer rendra la position de certains maîtres de poste intolérable et ruineuse, malgré les privilèges dont ils jouissent.
Il ne faut pas se dissimuler toutefois que la réforme des abus actuels du régime de la poste aux chevaux, et la suppression de la taxe que les maîtres de poste perçoivent sur les entreprises de messageries, si cette suppression avait lieu, pourraient avoir pour effet d’augmenter les dépenses de la poste aux lettres. Si l’on en revient au principe de la libre concurrence en effet, l’administration de la poste aux lettres devra alors mettre en adjudication, soit l’entreprise du relayage pour ce qui la concerne, soit celle du transport même des dépêches, et il est possible que la dépense soit plus forte qu’elle n’est aujourd’hui ; mais dans ce cas, on se rendrait compte au moins d’une manière plus exacte de la dépense réelle du service. Ce qui est à faire pour la poste aux chevaux ne doit cependant pas faire ajourner ce qui, dès à présent, peut être fait quant à la taxe des lettres ; il faut seulement tenir compte de ces observations pour ne pas fixer la taxe à un taux évidemment trop bas, comme serait celui qui a été adopté pour la taxe uniforme en Angleterre ; et il ne faut pas perdre de vue que le changement de régime de la poste aux chevaux pourrait avoir pour effet de mettre plus franchement à la charge de l’administration le transport de la correspondance, en cessant de faire payer une partie de ce transport par les voyageurs qui se servent des voitures publiques.
S’il faut que la taxe ne soit pas trop basse, il ne faudrait pas non plus que l’uniformité de taxe devînt une entrave aux correspondances actuellement en activité ; il faut enfin que le port des lettres soit maintenu, ainsi qu’il a été dit, au taux imposé pour la zone la plus rapprochée, c’est-à-dire à 2 décimes, et c’est là ce qui est en effet le plus généralement demandé. Il reste donc à examiner quelles pourront être les conséquences de cette fixation.
On voit par la statistique des postes, que le tiers environ des lettres se compose de celles qui ne parcourent que le premier rayon, celui de la taxe à 20 centimes, et pour celui-là, le nouveau système n’amènerait point de diminution dans le produit, sauf ce qu’il pourra y avoir lieu d’examiner relativement aux lettres de Paris pour Paris. La diminution du produit aurait donc lieu pour les lettres parcourant des distances au-delà de 40 kilomètres, et c’est sur celles-là que le déficit pourrait être compensé plus tard par une plus grande activité de correspondance ; on remarque en effet que le nombre des lettres actuellement transportées diminue rapidement en raison du taux plus élevé du port, et lorsque le port de la lettre simple arrive à 1 fr. 20 c., ce nombre devient très faible.
Le rapporteur de la commission des pétitions établissait à la Chambre des députés, dans la séance du 4 juin dernier, que, supposant le nombre des lettres stationnaire après l’établissement de la taxe uniforme à 20 c., le déficit dans le produit serait d’environ 15 millions de francs pour l’année. Mais ce déficit serait en grande partie couvert, dès la première année, par un accroissement considérable dans le nombre des lettres transportées, et tout doit faire penser qu’au bout de peu de temps les recettes reprendraient même leur niveau ordinaire.
On évalue déjà au tiers du nombre des lettres transportées la poste, celles qui, pour échapper à un tarif trop élevé, sont envoyées en fraude par des occasions particulières ; des députés eux-mêmes ont déclaré qu’ont les chargeait d’un nombre considérable de lettres lorsqu’ils venaient à Paris, et l’on en envoie fréquemment aussi par les messageries, sous forme de paquets, dont le port est moins fort que celui d’une lettre. Chacun cependant reconnaît que la poste est le plus sûr des moyens de transport, et, si la réduction de la taxe avait lieu, on renoncerait généralement à la fraude, ce qui augmenterait donc déjà d’un tiers le nombre des lettres soumises au payement régulier du port.
Il faut reconnaître, en outre, que le bas prix serait un puissant encouragement à la correspondance ; et ce qui a été constaté en Angleterre en est la meilleure preuve ; l’on a vu que, dans ce pays, le nombre des lettres a triplé en deux ans. L’administration craint qu’en France les mêmes résultats ne se manifestent pas ; suivant elle, la correspondance se partage en deux classes : les lettres d’affaires et les lettres d’affection ; les premières entrant pour les sept huitièmes dans la masse des correspondances, les dernières pour un huitième seulement. Or, on soutient que le nombre des lettres d’affaires est indépendant de la taxe, et qu’il ne s’accroîtrait que dans une bien faible proportion si cette taxe était réduite à 20 c. ; l’on dit donc que l’on ne devrait attendre d’augmentation que sur la seconde classe, celle des lettres consacrées à la correspondance intellectuelle ou de famille, d’affection ou d’affaires privées. D’après cela, sur un mouvement de 104 millions de lettres par an, c’est une classe de 13 millions de lettres, qui devrait, dit-on, s’élever à 90 millions, chaque lettre étant tarifée à 20 c., pour maintenir les produits dans la proportion croissante dans laquelle ils se trouvent aujourd’hui. L’administration des postes révoque en doute ce développement possible de la correspondance privée.
Les craintes, à cet égard, sont évidemment exagérées ; on a vu déjà que l’abaissement de la taxe porterait à renoncer à la fraude, qui a lieu maintenant sur une si grande échelle ; mais en outre, il n’est pas juste de dire que la réduction de la taxe n’augmenterait pas le nombre des lettres d’affaires ; on doit penser au contraire que l’augmentation serait au moins aussi forte sur cette classe de correspondance que sur toute autre. Quelques banquiers peuvent bien penser qu’ils ne recevraient pas plus de lettres dans un cas que dans l’autre ; mais tous ceux qui ont été mêlés aux affaires de l’industrie, et à celles qui portent sur les marchandises en général, savent au contraire combien on recule souvent devant la dépense des ports de lettres ; on renonce à demander comme à transmettre des avis utiles ; on recommande à ses correspondants de n’écrire que quand cela est absolument nécessaire ; et au lieu d’envoyer les notes d’envoi et les factures par correspondance, comme cela devrait être, on les enferme dans les caisses ou les balles de marchandises, ce qui présente de graves inconvénients ; enfin l’on redoute le chapitre des ports de lettres sur les comptes des banquiers eux-mêmes ; on recule à écrire pour donner avis d’un mandat ; et plus d’une difficulté a surgi dans les affaires, faute d’une lettre qu’un tarif trop élevé avait empêché d’écrire au moment convenable. Le nombre des lettres de toute nature devrait donc devenir beaucoup plus considérable après l’établissement de la taxe uniforme proposée.
La taxe uniforme de 20 c. ne serait applicable qu’aux lettres simples ; mais on a proposé d’élever le poids toléré de la lettre simple de 7 grammes 1/2 à 10 grammes, ou même 15, et de ne plus faire ensuite que deux classes de lettres pesantes jusqu’à 100 grammes, poids au-dessus duquel l’administration des postes ne se chargerait plus du transport. Le poids de 10 grammes serait suffisant, comme limite, pour la lettre simple ; et dans tous les cas, l’augmentation résultant du poids devrait être maintenue dans des limites modérées, afin d’encourager également toutes les natures de correspondance.
Comme moyen d’exécution dans le système d’une taxe uniforme, par analogie à ce qui s’est fait en Angleterre, et pour éviter de voir s’accroître pour l’administration les non-valeurs qui résultent des lettres tombées au rebut, on a proposé de prescrire l’usage d’enveloppes timbrées, ou même de papier timbré, vendus à l’avance par l’administration, ce qui constituerait un affranchissement préalable. L’essai fait à cet égard en Angleterre ne paraît pas avoir réussi. L’affranchissement préalable obligatoire a l’inconvénient de laisser toujours le port à la charge de celui qui écrit, et cela seul est une entrave aux correspondances. Avec l’affranchissement facultatif, au contraire, les deux ports, celui de la lettre comme de la réponse, peuvent être facilement supportés par celui dans l’intérêt duquel seul l’échange de correspondance a pu avoir lieu. D’un autre côté, l’administration a beaucoup plus de peine à contrôler la régularité de la distribution des lettres affranchies ; avec les lettres taxées, les facteurs sont tenus de représenter ou les lettres qu’ils ont reçues en compte, ou l’argent du port : pour les lettres qui ne doivent donner lieu à aucune recette, il est moins facile de s’assurer qu’elles ont été délivrées sans retard. L’usage des enveloppes a en outre l’inconvénient d’empêcher la lettre elle-même de recevoir les timbres de départ et d’arrivée, et ces timbres ont l’avantage de donner l’autorité d’une date certaine aux correspondances : devant les tribunaux, cette authenticité a été souvent invoquée, et de simples lettres ont eu sur des décisions judiciaires la même influence qu’auraient pu avoir des titres régulièrement enregistrés.
Pour ne pas rendre la fabrication des enveloppes trop dispendieuse, on les avait faites, en Angleterre, de façon à ne pas convenir au monde élégant ; on les a remplacées par des espèces de cachets à l’effigie de la reine, et qu’il suffit de coller sur les lettres pour qu’elles soient rendues franches de port à destination ; mais petit à petit il a fallu renoncer à l’idée de faire adopter l’affranchissement préalable comme mesure générale.
Au reste, cet affranchissement n’aurait guère pour effet que de rendre moins onéreuse pour l’administration la masse des lettres qui tombent au rebut, soit comme refusées par les destinataires, soit comme manquant d’adresses suffisantes ; le nombre de ces lettres est considérable, puisqu’il a été de 2 656 139 en 1840 ; mais ce n’est pas cependant au moment où l’on cherche à stimuler l’activité des correspondances, qu’il conviendrait d’enlever au public la facilité de l’affranchissement facultatif. On pourrait seulement essayer de vendre des enveloppes affranchies à l’avance comme facilité de plus, sans que leur usage fût obligatoire ; de semblables enveloppes seraient commodes en particulier pour les lettres de Paris pour Paris.
Si l’on adoptait la taxe uniforme de 20 centimes, il faudrait, pour qu’elle ne devînt une entrave à aucun des services actuellement organisés, qu’elle ne fût point applicable aux lettres qui, dans l’état actuel, sont taxées au-dessous de ce taux. Ces services sont ceux des lettres de la ville pour la ville, et des lettres circulant dans l’arrondissement rural des établissements de poste, qui sont maintenant taxées à 10 centimes, et enfin les lettres de Paris pour Paris, qui payent 15 centimes.
Loin d’augmenter le prix des lettres qui circulent d’un point à l’autre dans Paris, il conviendrait, au contraire, de réduire la taxe à 10 centimes, et même de la mettre à 5 centimes, si l’on voulait qu’elle fût plus en rapport avec les prix qui sont fixés par les nombreuses entreprises particulières qui se sont fondées, dans ces dernières années, pour la distribution des imprimés à domicile.
La taxe des lettres, dans Paris, n’a pas toujours été de trois sous, et la petite poste, comme on l’appelait, ne faisait même pas partie autrefois du service général. Voici ce que contient, sur son origine, un livre publié récemment[1] :
« En 1655, dit Pélisson dans une note marginale d’un livre qui lui a appartenu, M. Velayer, maître des requêtes, avait obtenu un privilège ou don du roi pour pouvoir établir seul des boîtes aux billets au coin des principales rues de Paris. Il avait ensuite établi au Palais un bureau où on vendait, pour un sou pièce, certains billets imprimés et marqués qui lui étaient particuliers. Ces billets ne contenaient autre chose sinon port payé….. le…. jour de….. l’an mil six cent cinquante-trois ou cinquante-quatre. Pour s’en servir, il fallait remplir le blanc de la date du jour et du mois auquel vous écriviez, et après cela, vous n’aviez qu’à entortiller ce billet autour de celui que vous écriviez à un ami et les faire jeter ensemble dans la boîte. Il y avait des gens qui avaient ordre de l’ouvrir trois fois par jour et de porter ces billets à leur adresse. »
Un siècle après le premier essai de M. Velayer, en 1760, un maître des comptes, M. Pierron de Chamousset, organisa d’une manière définitive le service de la petite poste de Paris. Il fut d’abord mis en régie séparée, puis ensuite réuni à la ferme générale des postes. Il y avait alors neuf levées et neuf distributions par jour, et le prix était de deux sous par lettre simple de moins d’une once. Une loi du 21 frimaire an VIII fixa à 10 centimes pour toute la France la taxe des lettres de la ville pour la ville ; et ce fut ensuite une autre loi du 24 avril 1806 qui, par exception, porta à 15 centimes les lettres de Paris pour Paris.
Malgré ce taux élevé, il y a eu, en 1841, 7 545 140 lettres de Paris pour Paris, ce qui, à 15 centimes par lettre, forme un produit de 1 131 770 francs. La réduction à 10 centimes pourrait donc compromettre le produit total tout au plus pour 350 000 francs, et il est hors de doute que le nombre des lettres s’augmenterait rapidement par suite de la modération de la taxe, et compenserait facilement et au-delà ce déficit. Le taux de 5 centimes serait même plus raisonnable, si l’on songe surtout que les entreprises particulières se chargent de distribuer dans Paris les prospectus et circulaires pour 1 centime, et même à 8 francs le mille. Si l’administration, en baissant la taxe, donnait en outre au public la facilité de pouvoir se procurer à l’avance des enveloppes affranchies et proprement faites, le service de la petite poste prendrait un immense développement dans la capitale.
Si l’on se bornait à la réduction à 10 centimes, ce taux resterait le même dans les autres villes, et il continuerait d’être le même également pour les lettres partant des villes pour les simples bureaux de leurs environs. Ce dernier décime ne doit pas être confondu avec le décime rural, dont on demande généralement la suppression.
En 1829, on ne comptait encore que 1 777 bureaux de poste dans toute la France, et la population des villes où ils étaient situés ne dépassait pas alors 6 millions d’habitants ; il restait donc 27 millions d’habitants, répartis dans 36 000 communes, dont 1 400 chefs-lieux de canton, qui se trouvaient, par le fait, privés du bienfait de ces communications journalières. Pour remédier à cet inconvénient, la plupart de ces communes avaient des messagers qui allaient chercher les dépêches ; ils étaient payés en partie par les communes elles-mêmes pour le service de la correspondance administrative, et, pour le surplus, par les particuliers auxquels ils apportaient des lettres. La loi du 3 juin 1829 intervint pour mettre à la charge de l’administration des postes l’établissement de facteurs ruraux chargés de recueillir et distribuer, de deux jours l’un au moins, les correspondances particulières et administratives dans toutes les communes dépourvues d’établissement de poste. Comme compensation de la dépense, il fut établi une taxe additionnelle de 10 centimes sur toutes ces lettres ; et c’est ce décime rural dont on demande aujourd’hui la suppression. La diminution de recettes résultant de la suppression est évaluée à 1 400 000 francs ; mais cette mesure serait un retour au principe d’équité, qui veut que les charges du service public des postes soient les mêmes pour les habitants de l’arrondissement de chaque bureau. Le décime rural supplémentaire pèse plus particulièrement sur la portion la moins riche de la population, sur celle parmi laquelle on doit chercher à répandre de plus en plus l’instruction, sur celle qui fournit le plus de soldats, et dont la correspondance, par cela même, entretient les liens de famille entre l’armée et le pays. L’application de cette taxe supplémentaire donne lieu d’ailleurs à de singulières injustices : ainsi la malle-poste traverse un village qui n’a point de bureau de poste, elle ne peut y laisser les lettres qui sont adressées ; elle les emporte jusqu’à la ville voisine, d’où elles ne reviennent quelquefois que le lendemain matin, avec une taxe extraordinaire qui vient encore injustement frapper une correspondance ainsi retardée.
Toutes les autres améliorations réclamées dans le service des lettres se produiraient d’elles-mêmes, comme conséquence de la satisfaction donnée aux besoins principaux et les plus urgents que nous venons de signaler ; et si la taxe uniforme était adoptée, quelques-unes des demandes deviendraient même sans objet. Ainsi, les lettres parviennent aux soldats sous les drapeaux moyennant une taxe réduite à 25 c., quelle que soit la distance où se trouve le régiment, et l’on a demandé que le même privilège soit accordé à la réponse du soldat pour ses parents : un seul motif a empêché de faire droit jusqu’ici à cette demande, c’est la crainte des fraudes et des abus dont l’administration pourrait être victime ; la taxe uniforme donnerait satisfaction sur ce point.
Enfin, pour que cette esquisse de ce que l’on entend en ce moment en France en demandant une réforme postale ne soit pas trop incomplète, il nous reste à parler du service des articles d’argent. Ce service est distinct de celui des lettres ; mais on a profité du moyen précieux que donnait une administration qui s’étend comme un réseau général sur toute la surface du pays, pour offrir au public la facilité de faire transporter d’un point quelconque à un autre une somme d’argent moyennant un droit proportionnel ; c’est sur la quotité seulement du droit que porte aujourd’hui la réclamation.
Le service des articles d’argent a été institué par édit de Louis XIII du 16 octobre 1627, pour remédier aux abus qui résultaient de l’envoi de pièces de monnaie dans l’intérieur des lettres, et c’est depuis l’année 1703 que le droit sur les dépôts est demeuré fixé à 5 pour cent de la valeur. Jusqu’en 1817 les courriers transportaient les sommes effectives telles qu’elles avaient été déposées ; mais depuis cette époque, on a adopté le mode beaucoup plus convenable des mandats, qui sont une application simple et commode d’un service de banque. Cette branche du service des postes a, comme toutes les autres, pris graduellement de l’importance. En 1817, les sommes déposées ont présenté un total de 6 224 646 fr. ; en 1827, 11 243 335 fr. ; en 1837, de 16 157 871 fr. Le taux élevé du droit empêche que la moyenne de chaque dépôt dépasse généralement 25 fr., et ce service, qui est maintenu à un prix si onéreux, n’est utile cependant qu’à la portion la moins aisée de la population et aux soldats. Il y aurait une utilité publique véritable dans l’abaissement du droit proportionnel. La crainte d’une légère diminution dans les recettes ne devrait pas arrêter, et sur ce point encore, l’exemple de ce qui s’est passé en Angleterre donnerait à penser au contraire qu’il y aurait accroissement de revenu. Dans ce pays, on a abaissé le taux, de 5 qu’il était aussi, à 2 ½ pour cent, et la recette s’est élevée du tiers dès la première année.
On est allé plus loin encore, et l’on s’est demandé si le service des articles d’argent à la poste ne pourrait pas être considéré comme le germe d’une vaste banque nationale, et si l’on ne pourrait pas se servir d’une organisation aussi complète, atteignant si bien par ses ramifications tous les points du territoire, pour doter le pays d’un système général de circulation des valeurs. Un publiciste de talent, M. Léonce de Lavergne, a fait remarquer que les mandats délivrés par l’administration des postes, payables dans tous les bureaux, au choix des porteurs, pourraient remplir facilement l’office de papier-monnaie, circulant longtemps dans le pays avant de se présenter au remboursement, et facilitant ainsi les échanges sur tous les points, et particulièrement dans les régions du pays où les capitaux manquent à l’agriculture et où toute facilité nouvelle peut amener les plus heureuses conséquences. Comme complément de facilité pour les échanges, le même écrivain proposait que l’administration des postes se chargeât des recouvrements sur tous les lieux pourvus de bureaux ; il avait sans doute été conduit à cette idée par ce fait, que beaucoup d’entreprises par souscription chargent déjà les buralistes des postes ou des messageries, de petits recouvrements d’abonnements, moyennant des stipulations particulières entendues à l’avance.
De semblables dispositions ne seraient qu’une extension plus grande des services déjà existants, et par cette raison pourraient être le résultat d’un simple arrêté ministériel ; mais on ne saurait se dissimuler qu’elles pourraient avoir de graves conséquences, et que l’administration engagerait trop loin sa responsabilité, si elle ne recourait pas à la législature avant de s’aventurer dans un semblable système.
N’y aurait-il pas à craindre de voir alors le service de banque envahir et absorber, en quelque sorte, le service de la correspondance et le compromettre ? Le service des recouvrements entraînerait une responsabilité qui nécessiterait des employés plus rétribués, versant de plus gros cautionnements. Si ce service se bornait à l’encaissement des bons ou des mandats non négociables, avec remise pure et simple aux déposants de ceux qui n’auraient pas été payés, cela ne donnerait pas satisfaction à tous les besoins de la circulation, et si l’on prenait, au contraire, à l’encaissement les billets à ordre, ce serait contracter l’engagement de faire protester en temps convenable en cas de non-payement, et de remplir certaines formalités, faute desquelles l’administration ou ses agents deviendraient responsables envers les tiers. Or, dans ce cas les tribunaux commerciaux deviendraient compétents, les agents du pouvoir seraient distraits de leurs juges ordinaires, les juges administratifs. Enfin, il faudrait que le droit d’encaissement fût réduit à un demi pour cent, et ce serait un brusque et grave changement qui amènerait probablement un accroissement d’affaires tel que le personnel deviendrait partout insuffisant.
D’un autre côté, l’émission de bons de la poste, payables sur tous les points de la France et circulant comme papier-monnaie, pourrait avoir des conséquences dangereuses pour l’administration. Dès qu’il y aurait des capitaux à faire arriver rapidement sur un point quelconque du territoire, on s’empresserait de rassembler les bons de la poste pour les présenter dans un moment inopportun dans des bureaux qui manqueraient de fonds pour les acquitter. Et d’un autre côté, si ces bons, acquérant confiance dans le public et rendant tous les services qu’on semble en attendre, venaient à se répandre et à se multiplier au point de se substituer en grande partie à la monnaie, les valeurs monétaires effectives viendraient se concentrer dans les caisses du gouvernement et lui créeraient de véritables embarras. Pour qu’un pays gagne à l’usage d’un papier-monnaie, il faut que le capital qui devient libre sous une forme métallique soit occupé d’une autre manière, et il faut en même temps qu’il puisse revenir au premier appel pour soutenir la valeur du papier par un remboursement toujours possible, autrement on s’expose à des crises déplorables. Mais pour employer les capitaux sans les consommer définitivement, le gouvernement est un très mauvais entrepreneur d’industrie. Déjà, chez nous, on lui donne une charge dangereuse en lui versant avec une abondance toujours croissante les fonds des caisses d’épargne ; il faut se garder de pousser dans la même voie en transformant la poste en une banque générale du pays. Si la centralisation est utile à l’unité nationale, il faut cependant savoir la contenir dans de justes bornes, et s’arrêter sur une pente qui conduirait à charger le gouvernement de toutes les affaires du pays, c’est-à-dire à un système de communisme universel.
Ce serait sortir, au reste, de notre sujet que de nous occuper ici des moyens d’organiser et de lier entre elles les banques départementales : une plume plus exercée traitera sans doute prochainement, dans ce recueil, cette matière importante, et nous nous bornerons à dire, en attendant, que la réduction à 2 et demi ou même 2% de la taxe dont sont frappés maintenant les articles d’argent confiés à l’administration des postes, serait déjà d’un grand avantage pour une classe nombreuse et intéressante de la population, et qu’il est à peu près certain qu’il n’en résulterait aucune décroissance notable dans les revenus, si même les produits de ce service ne devenaient pas promptement plus forts qu’ils n’ont été jusqu’à ce jour.
En résumé, les questions qui touchent à une réforme postale ont été suffisamment étudiées, les discussions ont été assez complètes, et les expériences ont été assez concluantes en Angleterre pour que l’on puisse passer chez nous à une application immédiate. La réforme consisterait essentiellement en quatre points, qui amèneraient à leur suite d’autres améliorations ; ces points principaux seraient : l’établissement d’une taxe uniforme de 20 c. par lettre simple, quelle que soit la distance parcourue dans l’intérieur du pays ; la suppression du décime rural supplémentaire ; la réduction à 10 c. du port des lettres de Paris pour Paris, taux qui existe déjà dans les autres villes de France ; enfin réduction à 2 et demi, ou mieux encore à 2% de la taxe sur les articles d’argent déposés à la poste.
En fixant une taxe uniforme pour la lettre simple, il y aurait à fixer le poids au-dessus duquel une lettre perdrait cette qualification, et l’on hésite entre 10 ou 15 grammes. L’administration devra éclaircir cette partie de la question par une série d’expériences sur le poids des correspondances actuellement transportées, et il y aura à voir s’il y a lieu d’établir un seul ou deux degrés pour les lettres pesantes, en déclarant qu’au-dessus de 100 ou 125 grammes la poste ne se chargerait plus du transport.
Avec ces réductions, le gouvernement continuerait à jouir de l’avantage de faire transporter gratuitement sa correspondance administrative, et continuerait à tirer, vraisemblablement en peu de temps, du monopole qu’il exerce un revenu égal, sinon supérieur, à celui qu’il a obtenu jusqu’à présent.
Les autres améliorations viendraient ensuite d’elles-mêmes. L’administration des postes s’est montrée progressive en France, et elle continuera sans doute à agir d’après les mêmes principes. Des négociations suivies avec les pays étrangers rendront plus faciles et moins dispendieuses les correspondances avec le dehors. Des départs seront rendus plus fréquents ; on évitera les séjours trop longs que font encore quelques correspondances, comme par exemple celui des lettres qui, arrivées le matin à Paris, ne continuent leur route que le soir. Déjà l’administration profite des chemins de fer existants pour faire transporter ses dépêches : plus tard, cette partie du service recevra plus de développement, et la rapidité des communications par lettres dépassera tout ce que l’on pouvait prévoir. Les lettres pourront être reçues jusqu’au départ des convois, et des wagons disposés à cet effet recevront des employés qui s’occuperont du triage et de la distribution des lettres, tout en franchissant rapidement les distances. Toute perte de temps sera ainsi évitée ; les transactions entre les habitants des parties diverses du territoire deviendront presque aussi faciles qu’entre les habitants d’une même ville, et cela seul sera déjà un puissant encouragement donné à la production des richesses.
L’instruction fait de rapides progrès en France ; le gouvernement, les villes, beaucoup de villages même, font de grands sacrifices pour que les enfants des deux sexes et les adultes illettrés apprennent à lire, à écrire, à compter ; la ville de Paris seule consacre annuellement plus de 1 200 000 francs à l’instruction primaire. N’est-il pas juste, n’est-ce pas même acquitter une dette, après avoir enseigné à écrire aux classes les moins fortunées de la société, que de les mettre à même de profiter ensuite de l’instruction qu’on leur a donnée, pour correspondre, sans trop de dépense, soit sur des affaires d’intérêts privés, soit même pour entretenir entre les membres de chaque famille des rapports de souvenir et d’affection, qui, jusqu’à présent, n’étaient que trop interrompus par la moindre séparation.
Il y a donc dans la question d’une réforme postale non seulement un intérêt majeur et immédiat de développement matériel et économique, mais encore un intérêt immense de moralisation. Le pays s’en préoccupe avec raison, et l’administration ne fera que se montrer conséquente avec elle-même en acceptant pour notre pays les améliorations que l’exemple des pays voisins permet de réaliser avec connaissance de cause quant aux moyens, et certitude quant aux résultats.
HORACE SAY.
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[1] Du service des postes, et de la taxe des lettres au moyen d’un timbre. Paris, 1838.
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