Dans la France de la seconde moitié du XIXe siècle, la liberté du travail reste encore très incomplète ; la faute, notamment, à des barrières maintenues à l’entrée de certaines carrières, par différents diplômes et le passage préalable dans certaines écoles. Nul n’est avocat, médecin, militaire, etc., de son propre aveu, ou même en prouvant sa capacité : c’est la société mandarinale dénoncée par Jean-Gustave Courcelle-Seneuil.
DES PRIVILÈGES DE DIPLÔME ET D’ÉCOLE
Extrait du Journal des Économistes (Février 1875)
Nous avons parlé plusieurs fois de la nécessité de supprimer chez nous les privilèges de diplôme et d’école, sans insister sur les considérations qui nous avaient conduit à cette conclusion. Il nous semblait qu’entre économistes il n’y avait ni discussion ni doute possible à cet égard, pas plus qu’il n’y en eut, à la fin du siècle dernier, lorsque l’Assemblée constituante décréta l’égalité des droits et la liberté du travail.
Mais nous nous apercevons, au contraire, que si personne ne prend hautement la défense de ces privilèges, c’est parce que personne ne les sent compromis ou même attaqués dans l’opinion publique. Bien qu’ils aient perdu en grande partie leur ancienne popularité, ils sont encore vivants et forment pour ainsi dire le cœur d’une organisation sociale dont on sent les défauts sans s’en rendre compte et que l’on n’ose guère considérer dans son ensemble. Il convient donc d’insister, sans se dissimuler qu’en demandant l’abolition de ces privilèges, on indique une longue campagne à faire sur une question qui est bien véritablement pour la France la question sociale par excellence, celle à laquelle se rattachent toutes les autres.
I
Lorsque nous avons touché cette question[1], des hommes instruits et estimables nous ont dit quelquefois : « Vous vous trompez ; il n’y a pas de privilèges de diplôme et d’école, puisque tout le monde est admis a concourir pour les grades universitaires et pour les écoles polytechnique, militaire, de marine, forestière, etc. D’ailleurs, on peut être officier dans les armées de terre et de mer sans avoir passé par les écoles militaire et de marine ; on peut être ingénieur de l’État sans avoir passé par l’école des ponts et chaussées, forestier sans avoir passé par l’école forestière. Donc, encore une fois, il n’y a pas de privilège. »
Si l’on veut soutenir que le privilège n’est pas absolu, qu’il n’y a pas monopole parfait et complet au profit des élèves sortant de telle ou telle école, nous en conviendrons volontiers. Mais il y a un privilège positif et très réel, c’est-à-dire un arrangement artificiel qui attribue à certaines personnes des avantages considérables sur leurs concurrents, sans que ces avantages résultent d’aucun mérite actuel. C’est exactement comme en matière de douane. À côté de la prohibition absolue qui arrête à la frontière les marchandises étrangères, il y a les droits élevés, qui les empêchent d’entrer ou ne leur permettent d’entrer que par petites quantités. Les droits élevés, comme les prohibitions, constituent un avantage au profit du producteur indigène, avantage dont le consommateur paie les frais. De même les privilèges de diplôme et d’école assurent à ceux qui les possèdent des avantages positifs sur ceux qui ne les possèdent pas. Il en était de même de tous les privilèges qui, sous l’Ancien régime, attentaient à la liberté du travail.
Prenons un homme de quarante ans et supposons que, pour un motif quelconque, il veuille devenir commerçant, industriel, agriculteur, ou passer d’un emploi industriel à un autre. Il le peut sans rencontrer sur son passage aucun obstacle artificiel : il se présente librement dans un concours ouvert, et, s’il prouve son mérite, il réussit. Là point de privilège.
Supposons maintenant que cet homme veuille devenir avocat ou magistrat ; on lui objectera qu’il n’est pas licencié en droit. « Qu’importe ? dira-t-il peut-être, je sais tout ce qu’a besoin de savoir l’avocat ou le juge, et, si vous en doutez, examinez-moi. » — « Non, lui répondra-t-on ; il vous faut le diplôme de licencié. Il suffit, pour vous le procurer, d’obtenir d’abord celui de bachelier ès lettres, de faire constater par des inscriptions que vous avez été présent pendant trois ans à la Faculté de droit, que vous avez subi avec honneur tels ou tels examens. Il n’y a d’ailleurs chez nous aucun privilège ; nous sommes libres, égaux devant la loi, que c’est plaisir de contempler notre état social. » Convenez qu’une telle réponse ressemblerait fort à une plaisanterie.
Vienne de même un Brunel ou un Stephenson qui, après avoir exécuté à l’étranger des travaux admirés de tous, prétende entrer dans le corps des ponts-et-chaussées pour surveiller le pavage des rues de Paris ; on haussera les épaules sans lui répondre. On ferait le même accueil au militaire qui aurait, comme Selves, occupé les emplois les plus élevés et gagné des batailles et qui prétendait chez nous au grade de capitaine. Il y a donc un privilège positif, incontestable.
Il est vrai que tous les Français peuvent concourir pour les privilèges dont nous nous occupons, et cela suffit aux passions égalitaires, toujours plus ardentes qu’éclairées. Là, disent-elles, il n’y a pas de castes ; à merveille. Il n’en est pas moins certain que, dans toute carrière où l’on entre par le diplôme et l’école, ceux qui ont passé dans l’adolescence par les épreuves du diplôme ou de l’école ont sur leurs concurrents un avantage tout artificiel, dont les effets se prolongent pendant toute leur vie.
Ces privilèges se trouvent aggravés et multipliés en quelque sorte par un principe bien plus respecté qu’aucun article de foi : c’est celui qui, dans la hiérarchie des fonctions publiques, exige qu’on passe par les fonctions inférieures pour arriver aux fonctions supérieures. Ce principe constitue, lui aussi, des privilèges ; mais on y est tellement habitué qu’on ne les aperçoit pas. On ne voit aucune différence entre les privilégiés et les non privilégiés, parce que les regards ne portent que sur la distance qui sépare un grade du grade inférieur ou du grade supérieur. Mais le privilège n’en existe pas moins.
Il y a là, sans contredit, des privilèges absolument contraires au principe de la liberté du travail, que tout économiste, par conséquent, peut condamner comme injustes, a priori et sans autre examen. Toutefois on pourrait essayer de les défendre en vertu d’un principe plus large et supérieur, celui de l’utilité publique. C’est à ce point de vue qu’il convient de les examiner.
II
Étudions d’abord le privilège le plus étendu et le plus inoffensif en apparence, celui du baccalauréat ès lettres. C’est l’objectif’ de toutes les familles aisées et d’un grand nombre de familles pauvres, qui y voient la clé, en quelque sorte, des professions les plus recherchées, parce qu’on les répute plus nobles que les autres et dirigeantes, et que l’exercice de ces professions constitue une véritable supériorité sociale.
Quels sont les conditions et les effets de ce privilège ?
La première condition pour l’obtenir est de passer par un examen. Cet examen a un programme dont la forme a varié bien souvent depuis soixante ans, mais dont le fond est resté le même et comprend en réalité les matières de l’enseignement des lycées. Le premier effet du privilège, c’est de soumettre tous les jeunes gens qui y prétendent à un enseignement uniforme, dont l’État détermine les programmes. Cette uniformité est-elle un bien ou un mal ?
Nous croyons qu’elle est très fâcheuse, car, quel que soit le programme de cet enseignement, et lors même qu’il serait infiniment supérieur à ce qu’il est, il serait toujours imparfait par quelque côté. Or, si tous les jeunes gens reçoivent le même enseignement, ils seront fatalement atteints de la même imperfection et ne pourront se corriger les uns par les autres.Si, par exemple, l’enseignement est trop exclusivement littéraire, il fomentera chez tous ceux qui le recevront des habitudes de contemplation oisive, le culte du mot bien dit, de la phrase bien tournée, sans égard aux idées qu’exprime le mot ou la phrase. Si on leur enseigne une philosophie de convention, ils ne soupçonneront pas qu’il y en ait une autre. Si on leur enseigne une histoire falsifiée et mensongère, fondée sur un point de vue puéril de la destinée humaine, ils demeureront presque tous persuadés que cette histoire est véritable.
En un mot, comme l’enseignement est en quelque sorte le moule qui donne une forme aux idées des générations qui s’élèvent, toute imperfection dans l’enseignement a pour effet nécessaire une incorrection plus ou moins considérable dans les habitudes ou le jugement des jeunes gens, une sorte de manie plus ou moins grave. Avec un enseignement varié, ces déviations ne seraient pas les mêmes chez tous les jeunes gens et ils se corrigeraient les uns par les autres, comme on le voit dans les maisons d’aliénés où l’on se garde bien de réunir les sujets chez lesquels la maladie a la même forme; mais avec l’enseignement uniforme, il n’y a pas de correction possible : l’erreur des gouvernements peut affoler toute une suite de générations et la nation elle-même. Lorsque les choses sont à ce point, la correction ne peut plus venir que du dehors ; — et elle coûte cher, si elle n’est pas mortelle.
L’uniformité d’enseignement est donc par elle-même un grand mal, inséparable du privilège. En effet, tant que le privilège du diplôme existe, l’uniformité est nécessaire, et c’est en vain qu’on décrète la liberté de l’enseignement. Comment cette liberté peut-elle exister, si la distinction sociale est attribuée à tel enseignement et si ceux qui ne l’ont pas reçu se trouvent exclus des carrières les plus honorées ? « Comment, dit M. Jules Simon, les jeunes gens ne voudraient-ils pas être bacheliers ? Leurs pères ne leur commandent. Et comment les pères ne le commanderaient-ils pas ? La société les contraint à exiger cela de leurs enfants ; elle ne reconnaît pour siens que les bacheliers. Ce n’est pas qu’on ait coutume de se glorifier dans le monde du titre de bachelier ; mais il y a une infinité de degrés qu’on ne peut franchir sans lui. Un père qui n’a pas de fortune et qui ne se préoccupe pas de faire de son fils un bachelier, le condamne à n’être jamais ni professeur, ni avocat, ni magistrat, ni auditeur au conseil d’État, ni employé au ministère des finances, ni médecin, ni élève de l’école de Saint-Cyr et de l’école polytechnique ![2] »
En fait, tant qu’il y aura un privilège à l’entrée des professions les plus enviées, l’enseignement par lequel on y parvient sera recherché à tout prix, et tout autre enseignement, fût-il mille fois meilleur, qu’on offrira aux familles, sera dédaigné. La liberté de l’enseignement ne sera qu’une chimère, tant que le privilège attaché au diplôme de bachelier ne sera pas aboli.
Le second effet du privilège, c’est de corrompre l’enseignement qui y conduit.
En effet, l’examen par lequel on l’obtient domine tout l’enseignement secondaire dont il devient l’objectif et la fin. On met des enfants au lycée, ou ailleurs, non en vue de l’instruction qu’ils y reçoivent, mais afin qu’ils deviennent bacheliers. Les familles n’ont plus d’autre but et ne peuvent guère en avoir d’autre.
Voilà donc les enfants, les jeunes gens livrés aux études qui conduisent au diplôme désiré. Peut-être ceux qui dirigent ces études auront des vues plus élevées et songeront à donner un enseignement utile par lui-même, propre àcultiver, à développer l’esprit et le caractère des élèves, à les préparer à la vie. Sans doute, prenant au sérieux le programme, ils imposeront de fortes études aux sujets qui leur sont confiés. À quoi bon, en effet, répandre sur toute la jeunesse d’un pays un enseignement uniforme, si ce n’est parce qu’on le considère comme excellent ou du moins parce qu’on désire propager certaines idées, certains sentiments, certaines habitudes ?
Cependant, chose bien étrange au premier abord ! On ne trouve pas ces préoccupations élevées chez ceux qui enseignent. Leur but est celui des familles, faire des bacheliers. Et il ne peut guère en être autrement, car si les lycées faisaient moins de bacheliers que les institutions privées ou que les collèges de jésuites, ils seraient délaissés. Il en est de même des collèges privés laïques ou congréganistes. Tous, bon gré malgré, subissent la loi que leur impose la concurrence et tâchent d’approprier l’offre à la demande. Ainsi le privilège, établi sous prétexte d’assurer de bons services dans telle ou telle profession, devient pour tout le monde la fin même de l’enseignement. Sur ce point, le témoignage unanime des écrivains les plus autorisés ne nous permet de concevoir aucun doute. On peut voir, par exemple, dans les livres de M. Cournot et de M. Jules Simon, comment on est conduit, par la puissance du privilège, à transformer l’enseignement sérieux en préparation.
« On s’habituera, dit M. Cournot, à négliger dans le cours des études tout ce qui ne saurait être représenté dans l’examen final, et le degré d’importance qu’on attachera à d’autres choses sera fixé, non en raison de leur valeur intrinsèque ou de leur utilité pédagogique, mais en raison de leur influence sur l’épreuve finale, telle qu’elle résulte des règlements en vigueur, et telle que l’observation l’a bien vite fait connaître. De cette manière, tous les établissements d’instruction secondaire seront contraints d’imiter les procédés des préparateurs, et les établissements soumis à la direction la plus consciencieuse ou les plus contenus par une surveillance officielle, ne seront pas ceux qui s’achalanderont le mieux par leurs succès dans l’épreuve qui fait la principale, sinon l’unique préoccupation des familles. Vainement l’autorité imposera-telle des programmes d’études en expliquant bien qu’on ne doit pas les confondre avec les programmes d’examen : il faut que ceux-ci maîtrisent les autres et deviennent effectivement les régulateurs des études »[3].
Voilà où aboutit, grâce au privilège, cet enseignement qui « prélève dix ans de vie sur quiconque est ou veut être un bourgeois. »
Voyons maintenant quelles garanties présente à la société cet examen final, décisif, dont le succès est le prix de dix ans d’efforts pour chacun de ceux qui s’y présentent.
Il semble que ce soit chose fort simple de constater dans un examen si le candidat possède ou ne possède pas telles ou telles connaissances exigées par le programme. Mais, dans la pratique, les difficultés apparaissent bientôt, toujours grâce au privilège.
En effet, lorsqu’une famille a soutenu pendant dix ans les études d’un enfant, lorsque tous les vœux, tous les projets amassés sur la tête de cet enfant sont fondés sur le succès dans l’examen du baccalauréat, on n’y renonce pas facilement. Celui qui échoue dans une première épreuve, en tente une seconde, une troisième. Comment consentirait-on à perdre dix ans de vie ? Comment renoncerait-on à cette supériorité sociale si longtemps espérée et rêvée ? On s’obstine donc à bon droit et cette obstination naturelle, légitime même dans une certaine mesure, finit le plus souvent par triompher.
En premier lieu, dans tout examen, la part du hasard est toujours assez grande. Le candidat se trouve en état de répondre à une seule question et c’est peut-être celle qui lui est adressée, ou de répondre à toutes les questions excepté celle qui lui est adressée. Plus le programme est étendu, plus la part de l’aléatoire est considérable. Il suffit donc de multiplier les chances de succès pour arriver à l’obtenir.
Ces chances augmentent encore par le sentiment que la persistance du candidat finit par inspirer à ses juges. En voyant cette obstination, ceux-ci pensent aux dix ans perdus pour arriver au jour de l’épreuve, aux sacrifices faits par la famille, à l’immense étendue du programme sur lequel il n’y a peut-être pas un candidat sur mille qui pût répondre sûrement ; ils pensent aussi au grand nombre de candidats qui, sans avoir précisément plus de mérite que celui qu’ils examinent, ont obtenu pourtant ce diplôme si envié… et ils cèdent.
Nous ne parlerons pas ici de l’industrie des préparateurs, qui consiste à étudier dans tous les détails l’art de passer un examen et de le passer avec succès au moyen de quelques phrases ; à étudier, par exemple, le faible des examinateurs et celui de chacun d’eux, et de préparer les jeunes gens en conséquence, de façon à procurer le privilège désiré au prix de la moindre science possible.
Dès que le privilège devient l’objectif de l’enseignement, celui-ci baisse par une nécessité fatale. Car l’étude et le travail ne sont plus les seuls moyens d’arriver au but ; il y en a d’autres que l’on préfère parce qu’ils sont moins pénibles ; on finit par ne voir dans l’étude que l’effort qu’elle coûte, la peine qu’elle impose, et l’on s’en éloigne avec dédain. Une fois que ce mépris du travail et du savoir réel a pénétré la jeunesse tout entière, il est impossible de la ramener à une appréciation plus exacte et plus saine ; les habitudes paresseuses, une fois formées, l’emportent fatalement, et les juges des examens sont forcés de céder à la double prétention d’obtenir le privilège et de ne pas étudier. Toutes les mesures réglementaires ont été impuissantes à arrêter cette décadence. M. Cournot, qui les a fort bien étudiées, dit avec vérité : « N’importent la nature des épreuves et les dispositions personnelles des juges, le diapason des juges fléchit nécessairement avec le diapason des candidats. Quand la proportion des ajournements a atteint le chiffre de 50 ou 55%, les juges sentent bien qu’il faut s’arrêter, et qu’on ferait casser la corde en voulant la tendre davantage. Ils admettent en gémissant, vu la dureté des temps, des candidats dont ils rejetteraient la moitié, s’ils ne se sentaient les mains liées. Il faut aussi tenir compte, au malheureux candidat, de la persévérance avec laquelle il s’est présenté quatre, cinq, six fois à l’épreuve. En face d’une volonté si tenace, d’arrangements de famille qui paraissent tellement arrêtés, il faut bien finir par lever un veto qui, après tout, dans de pareilles conditions, ne peut être qu’un veto suspensif. Quand les choses en sont à ce point, il est clair que, plus l’épreuve écrite aura écarté de candidats, plus il faudra se montrer indulgent dans l’épreuve orale, et, en général, que toute mesure prise pour tendre une corde qui paraît trop relâchée, forcera à en relâcher d’autres. On verra ainsi la proportion moyenne des admissions aux ajournements varier fort peu, nonobstant la succession des régimes et la diversité des combinaisons réglementaires »[4].
Ainsi, en définitive et en réalité, de l’aveu des hommes que leur position, leurs lumières et leur caractère autorisent le plus à dire la vérité, les épreuves par lesquelles on conquiert un privilège aussi important que celui du baccalauréat ès lettres sont dérisoires et ne donnent aucune garantie de la capacité du privilégié. C’est vraiment bien la peine d’occuper tant de professeurs et de maîtres d’études, et d’absorber dix ans de la vie de tant de jeunes gens, de les priver des exercices du corps et souvent de la santé, pour aboutir à ce résultat de leur inspirer du mépris et de l’aversion pour l’étude, de leur donner un titre de savant lorsqu’ils ne savent rien et un privilège qu’ils n’ont pas mérité !Quelle triste leçon de morale pratique ! Car, que ferait-on de plus si l’on voulait corrompre les jeunes gens, ceux qui les enseignent et, en définitive, la nation entière ?
Si nous passons maintenant à l’étude des concours par lesquels on entre aux écoles qui confèrent privilège, nous trouvons les mêmes tendances, les mêmes abus. Le hasard d’abord. Que nous dit M. Jules Simon ? « La santé du candidat, et même celle du juge, non seulement leur santé, mais leur disposition actuelle, leur humeur ; le hasard des questions posées, car on peut savoir toutes les questions hormis celle-là, ou savoir celle-là et ignorer la plupart des autres ; la manière de les poser, car il dépend de l’examinateur de faire un problème difficile de la question la plus simple. Qui peut penser à tout cela et ne pas convenir que le concours… ne vaut guère mieux que le hasard pour le choix entre les capables[5] ? » Que nous dit M. Cournot ? « Une lutte s’établit entre les examinateurs et les préparateurs, lutte dans laquelle l’avantage doit finir par rester à ceux qui l’emportent par le nombre, par la continuité des moyens d’action, et que stimule le vif aiguillon de l’intérêt privé »[6]. En effet, et en un mot, partout où l’intérêt privé se trouve en lutte avec un intérêt d’ordre public ou réputé tel, c’est le premier qui l’emporte. Aussi, malgré l’augmentation du nombre des concurrents et la multiplicité des précautions réglementaires, le niveau des études tend à baisser dans les écoles privilégiées, tout comme entre les candidats au diplôme de bachelier. Le privilège énerve et corrompt l’enseignement, qui devient corrupteur pour la jeunesse.
« Cette éducation, qui ne mérite pas d’être ainsi appelée, dit avec raison M. Jules Simon, abaissée à n’être qu’une préparation, un bourrage, qui tend uniquement à faire un élève de Saint-Cyr ou de l’École polytechnique, à gagner tant bien que mal un diplôme de bachelier, qui ne vise que cela, qui sacrifie tout à cet objet, non seulement ne grandit pas beaucoup l’élève qui réussit, mais elle perd celui qui échoue. Elle le laisse sur le pavé, plein de vanité, incapable, tout vide ; car cette science, qui ne lui a pas même servi à passer un examen, sortira en quelques semaines de sa mémoire, et elle ne vaut pas la peine d’être pleurée. Ce n’est pas impunément qu’on se rend passif pendant dix ans de sa vie, qu’on éreinte son corps par l’immobilité, et son jugement par l’inertie »[7].
Voilà les résultats généraux et constatés des privilèges que nous combattons, et qu’il est inutile d’examiner en détail, dans leurs différences. Nous ne les considérons ici que dans leurs caractères communs et dans leurs effets sur l’esprit de la nation.
En définitive, tous ces privilèges sont fondés sur un sophisme spécieux : « Il faut, dit-on, donner à la société, dans certains services, des garanties de la capacité de ceux qui les rendent. » Nous venons de constater par les témoignages les plus autorisés que ces garanties n’existent pas actuellement : un peu de réflexion nous montrera qu’elles ne peuvent pas exister, et que si le privilège assure quelque chose, c’est bien plutôt l’incapacité.
En effet, pour obtenir le privilège, il faut passer par des examens et des concours analogues à ceux que nous connaissons, qui ne portent et ne peuvent porter que sur l’instruction. Nous avons vu que, par la nature des choses, ces examens et concours tendaient à faire de l’instruction un simple exercice de mémoire, à écarter l’instruction positive et sérieuse, à donner à l’esprit de mauvaises habitudes.
Mais, en admettant que ce vice pût être corrigé, les examens et concours n’en seraient pas moins vicieux, car ils ne constateraient jamais que l’instruction des candidats ; ils ne sauraient constater la valeur de leur caractère et de leur jugement. Or, ce sont surtout le caractère et le jugement qui font l’homme, au témoignage de quiconque a vécu et administré quoi que ce soit.
On répondra sans doute que non seulement le caractère et le jugement ne peuvent faire l’objet d’un examen ou d’un concours tels que ceux que nous connaissons, mais qu’à l’âge où l’on se présente à ces examens et à ces concours, le caractère et le jugement ne sont pas encore formés. Nous en convenons, et c’est justement pour cela que l’on doit, sans exception ni réserve, condamner les privilèges conférés dès l’adolescence à des sujets qui sont encore en formation ; car, non seulement ces privilèges sont accordés sans mérite, mais ils portent ceux qui les ont obtenus à ne pas mériter ; ils écartent d’eux pour l’avenir la concurrence de ceux dont les facultés se sont développées plus tard ou qui ont étudié autrement qu’eux. N’est-ce pas inviter les privilégiés à la paresse et les priver du stimulant qui pourrait être le plus utile pour l’éducation de leur jugement et de leur caractère ?
Le privilège, mauvais par lui-même, devient d’autant plus mauvais qu’il est obtenu à un âge moins avancé, parce qu’il affaiblit de meilleure heure les effets salutaires du concours. C’est vraiment une étrange manière de rechercher la capacité, que de la chercher par un tel régime, qui non seulement est impuissant à la constater, mais qui fait obstacle à ce qu’elle existe !
III
Les privilèges de diplôme et d’école ont donc les effets les plus déplorables sur ceux qui y aspirent et, par suite, sur l’enseignement, sur ceux qui en jouissent et sur les services qu’ils rendent. Quel effet doivent-ils produire sur ceux qui en portent le poids, sur la masse des citoyens privés par la pauvreté de l’enseignement secondaire ? Le découragement, l’envie, la haine. On est découragé, parce qu’on se sent exclu injustement d’un concours auquel on aurait droit de participer. On éprouve l’envie et la haine qu’inspirent le succès sans mérite, et l’orgueil sans capacité auquel les institutions du pays ont procuré une supériorité sociale tout artificielle et qui n’est pas du tout justifiée par l’utilité publique. Sans voir distinctement en quoi consiste le privilège, les non-privilégiés le sentent et le détestent.
C’est que, malgré qu’on puisse dire, ils comprennent bien que les privilèges de diplôme et d’école constituent une classe séparée de la nation, une aristocratie dans le mauvais sens du mot. Il n’y a pas de caste, puisque les avantages artificiels ne résultent pas de la naissance seulement, mais il s’en faut de bien peu de chose quand le privilège commence à quinze ans et que ses effets durent toute la vie. Les privilégiés forment un corps à part, animé d’un esprit particulier, un mandarinat en tout semblable à celui de la Chine, dont les titres, éparpilles dans des lois et des règlements divers, sont inscrits très clairement dans l’opinion. Sans doute, grâce aux troubles politiques et à la confusion qui en résulte, on peut arriver très haut sans privilège par les relations, par l’intrigue et l’esprit de parti. Nous avons vu un homme qui n’a jamais pu ou voulu être bachelier devenir ministre de l’instruction publique. Mais ce fait isolé a été considéré comme un grand désordre. Tout le monde d’ailleurs regarde les fonctions soumises au privilège comme supérieures, et les fonctions libres comme inférieures. Qui, dans nos assemblées politiques, n’accorde aux privilégiés une autorité qu’il refuse aux non-privilégiés de l’école et du diplôme ? Un avocat, un médecin, un ingénieur, un militaire peuvent parler de tout, même de ce qu’ils ignorent le plus avec chance d’être écoutés : il n’en est pas de même des agriculteurs, des industriels et des commerçants, qui, n’étant pas privilégiés, sont censés ignorer tout ce qui est en dehors de leur profession.
Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que lorsqu’on a voulu semer la division dans la société française et y découvrir des classes ennemies, on soit allé ressusciter la vieille et désormais inexacte distinction des riches et des pauvres, puis exciter l’un contre l’autre l’entrepreneur et l’ouvrier, prenant ainsi pour une distinction de classes la différence d’emploi dans la même fonction, tandis qu’on n’apercevait pas la classification odieuse que nous signalons. Cela prouve bien que ceux mêmes qui se disent et se croient novateurs savent mieux répéter qu’observer. Ils ont posé une question sociale qui n’existe pas et méconnu la véritable question sociale.
En effet, si les ouvriers, les salariés, les pauvres en général ont à se plaindre de notre organisation sociale, c’est surtout parce qu’elle les exclut de fait des professions les plus enviées. Qu’un ouvrier veuille, après avoir été fendeur de bois, comme Lincoln, devenir, comme Lincoln, avocat, puis président de la République, il ne pourra y parvenir. Il sera repoussé d’abord par les règlements relatifs aux inscriptions, par les privilèges de diplôme, et enfin par le mépris de l’ordre des avocats pour ceux qui ont exercé des fonctions industrielles. Aussi, en fait, l’ouvrier ne devient en France ni avocat, ni médecin, ni fonctionnaire public. Ce sont des professions bourgeoises, réputées supérieures à celles d’entrepreneur d’industrie, comme à celle d’ouvrier. Il y a là une classification bien marquée, aussi odieuse qu’injustifiable.
Lorsque l’on réfléchit sur cette question des privilèges de diplôme et d’école, on s’aperçoit bien vite qu’elle se rattache àtous les abus dont on se plaint, et qu’il est impossible de faire une réforme sérieuse, c’est-à-dire durable et féconde, tant que ces privilèges existeront. Comment, par exemple, réformer l’enseignement, tant que les privilèges lui imposeront l’uniformité et le feront dégénérer en préparation ? La chose nous semble absolument impossible. Et tant que cette réforme ne sera pas faite, on préférera la science des mots à celle des choses, la mémoire au raisonnement ; on conservera tous les préjugés de la spécialité.
Si, au contraire, les privilèges sont supprimés, les problèmes se simplifient. L’enseignement classique ne procurant plus à ceux qui l’ont un avantage artificiel, se trouve réduit à sa valeur intrinsèque : on le recherche ou on le délaisse, selon qu’on le juge favorable ou défavorable, au jugement des jeunes gens et des familles ; on peut le corriger, le modifier de mille manières, parce qu’alors la liberté de l’enseignement devient une réalité. Sous ce régime, l’initiative privée ne tarderait pas à montrer, par l’expérience et les résultats, quel est celui qui convient le mieux aux sociétés modernes.
IV
L’opinion est très peu préparée à cette réforme importante. Tout le monde sent le mal, mais bien peu voient en quoi il consiste ; et la plupart même de ceux qui le voient, se refusent à dire leur opinion tout entière, de peur de se trouver seuls. On convient volontiers que notre enseignement secondaire est détestable, méprisé de ceux qui le donnent et de ceux qui le reçoivent. Cependant on n’ose, on ne sait le réformer. Les tentatives dont nous avons été témoins depuis quarante ans (et elles ont été nombreuses), qui avaient pour but de l’améliorer, ont toutes échoué sans aucune exception.
Pourquoi ? Parce que toutes ces tentatives laissaient subsister le privilège du bachelier ès-lettres ; elles tendaient, pour la plupart, à étendre le programme du baccalauréat. Or, comme le temps et les facultés des élèves restaient les mêmes, l’extension du programme imposait plus rigoureusement le sacrifice de tout ce qui ne conduisait pas droit au but, au diplôme. Ainsi on a développé l’enseignement de l’histoire, mais il a fallu se limiter à des noms et à des dates, à l’énoncé très sommaire des principaux événements. On a introduit l’histoire naturelle ; vite on est tombé dans les nomenclatures. Pour éviter l’économie politique qui s’imposait, on a voulu enseigner la statistique, non la statistique comparée et intelligente, mais le détail des chiffres, et nous avons vu demander à un candidat « combien il y avait de moutons dans le comté d’York. » On s’est plaint de l’insuffisance des études géographiques, et aussitôt on a imposé aux élèves d’apprendre en détail le cours des moindres rivières et la succession des stations de chemin de fer. À mesure que le programme s’étendait, l’enseignement s’abaissait davantage, les questions des examinateurs devenaient plus minutieuses, jusqu’à devenir de simples colles, pour parler l’argot des écoliers. Maintenant on a supprimé le programme et divisé les épreuves ; nous ne croyons pas qu’on réussisse mieux que par le passé.
On a demandé la liberté de l’enseignement secondaire, et elle a été décrétée. Les effets du nouveau régime ont pu être favorables ou défavorables à tel ou tel établissement d’enseignement ; ils ont été nuls pour tout ce qui touche à l’intérêt public. L’enseignement n’est devenu ni plus abondant, ni meilleur. Pourquoi ? Parce qu’il fallait toujours aboutir au diplôme.
Peut-être obtiendrait-on, à la longue, de meilleurs résultats de la liberté dans l’enseignement supérieur. Mais, lorsqu’on agite cette question, on n’a pas en vue précisément la liberté ; on tend à quelque chose de très différent, à l’attribution aux facultés congréganistes du pouvoir de conférer les grades universitaires.
Si le grade universitaire n’était que ce qu’il devrait être, un titre nu, une sorte de marque de fabrique, comme les diplômes de l’école des arts et métiers, de l’école d’architecture, de l’école de commerce, il n’y aurait lieu d’élever aucune objection. Mais ces grades confèrent un privilège civil et ne sont recherchés que pour ce privilège.
La question, posée franchement, est donc de savoir s’il convient de remettre à des établissements particuliers le pouvoir de conférer un privilège civil, qui assure des avantages positifs et viagers à ceux qui l’obtiennent, ou si ce pouvoir doit être réservé au gouvernement.
Posée en ces termes et dégagée de tous les nuages dont la couvre une controverse qui ne se distingue ni par la clarté, ni par la bonne foi, cette question n’est guère susceptible de discussion. Si l’on admet, en effet, qu’il est nécessaire, dans notre ordre social, d’avoir des privilèges et des privilégiés, il convient de conserver, autant qu’il est possible, l’égalité du concours entre ceux qui prétendent obtenir un avantage sur leurs concitoyens ; or, la meilleure condition pour conserver cette égalité dans la mesure du possible, c’est que tous les concurrents soient examinés sur le même programme et jugés par les mêmes juges. Il est évident d’ailleurs qu’une exception au droit commun aussi énorme que celle qui résulte des privilèges de diplôme ne peut être prononcée que par les agents du pouvoir souverain et que les avantages civils qui résultent de la possession du diplôme ne peuvent être régulièrement conférés que par l’autorité civile.
Supposez que l’on accorde à des facultés privées, congréganistes ou autres, ce qu’on appelle la collation des grades universitaires, et ce qui est en réalité la collation de privilèges civils, il s’établira aussitôt une concurrence entre ces facultés et celles de l’État. — Tant mieux, dira-t-on ! — Oui, s’il s’agissait de savoir quel des concurrents donnera le meilleur enseignement. Mais il s’agira de toute autre chose, de savoir lequel des concurrents aura le plus grand nombre d’élèves. Or, il est évident que ce sera celui qui recevra le plus de gradués, de bacheliers, par exemple. Ce sera donc celui chez lequel on obtiendra les grades avec le plus de facilité, c’est-à-dire avec le moins de travail.
On concourra pour savoir qui recevra bacheliers les sujets les plus ignorants qu’il sera possible. Ce serait peut-être, dans l’état de nos mœurs, le moyen le plus pratique et le plus sûr de ruiner la considération dont jouit encore l’enseignement universitaire, et en se plaçant à ce point de vue on pourrait se féliciter de voir la collation des grades attribuée aux facultés congréganistes. N’allons pas jusque-là. Constatons seulement que cette innovation serait le meilleur procédé que l’on pût employer pour abaisser l’enseignement, déjà si abaissé.
Mais, si vous supprimez les privilèges attachés aux grades universitaires, la question change d’aspect, et vous reconnaissez aussitôt l’utilité qu’il y aurait à attribuer aux facultés privées le pouvoir de conférer les grades universitaires. Alors, en effet, l’objectif de la concurrence serait changé : il s’agirait de savoir lequel des concurrents donne l’enseignement le meilleur, le plus utile à ceux qui le reçoivent, c’est-à-dire celui que préfère en définitive la société. La concurrence n’étant plus viciée par aucun privilège, aurait dans l’enseignement les effets excellents qu’elle a dans l’industrie et dans le commerce : la préférence étant assurée au plus digne, chacun s’efforcerait de mériter cette préférence, et l’enseignement se perfectionnerait dans toutes ses parties, sans que le législateur eût besoin de s’en occuper.
Qu’on abolisse les privilèges attachés aux grades universitaires et qu’on accorde aux facultés privées, congréganistes ou autres, le pouvoir de les conférer : ce sera une réforme excellente. Mais tant que les grades universitaires seront entourés de privilèges civils, c’est l’État, l’État seul qui peut les donner, si l’on veut conserver un peu de logique dans les lois et un peu de travail utile dans les études.
V
Venons maintenant à la pratique. Comment abolir les privilèges de diplôme et d’école ? Est-il possible de les supprimer simplement et d’un trait de plume, à un jour donné, comme l’avait fait la Révolution ? Nous le croyons, pour notre part, et nous sommes persuadés que les services rendus actuellement par les professions privilégiées ne perdraient rien au régime de la liberté. Mais les préjugés inspirés et nourris par l’habitude du privilège ont aujourd’hui tant de force dans notre malheureux pays, qu’on oserait à peine conseiller au législateur le plus hardi de rétablir simplement le droit commun, qui est la liberté du travail et l’égalité du concours. Il faudrait certainement capituler avec le préjugé pour certaines professions, celles de médecin et de pharmacien, par exemple, et pour les fonctions publiques tout au moins.On peut le faire en donnant à la raison un commencement de satisfaction, sans sacrifier aucune des « garanties que la société est en droit d’exiger, » comme disent les autres.
Puisqu’il y a des gens, et en grand nombre, qui s’effraient à l’idée que les carrières de médecin et de pharmacien soient ouvertes à tous, et qui croient que le régime actuel les garantit de quelque chose, il serait bien facile de substituer aux examens de diplôme les épreuves professionnelles que l’on jugerait les plus convenables, à l’entrée dans la carrière, mais non auparavant. Qu’on exige de celui qui se propose d’exercer la profession de médecin ou celle de pharmacien la preuve qu’il possède les connaissances réputées nécessaires à l’exercice de sa profession ; soit, puisqu’on y tient absolument ; mais pourquoi exiger de lui au préalable un diplôme de bachelier ès lettres ou ès sciences, les inscriptions et le reste ? Nous n’y voyons d’autre motif que le désir de suivre la routine.
Quant aux fonctions que l’on appelle publiques, nous avons exposé, dans un travail antérieur[8], le système de garanties qui, dans notre opinion, pouvait leur être appliqué le plus utilement. C’est un point sur lequel nous n’avons pas à revenir.
En conclusion, il nous semble qu’on pourrait, sans difficulté pratique de quelque importance, abolir dès aujourd’hui les privilèges attachés aux grades universitaires, et surtout les plus répandus, ceux des bacheliers ès lettres et ès sciences, en remplaçant toutes les exigences actuelles par des épreuves professionnelles, pour les professions libres où l’on croirait que cette épreuve est nécessaire et pour les fonctions publiques. Cette solution préparerait les esprits à la solution rationnelle qui veut une liberté complète dans les professions libres.
Mais un obstacle redoutable s’oppose à ce qu’on adopte même la reforme mitigée et inoffensive que nous proposons. On prévoit, non sans raison peut-être, que si les études classiques cessaient d’être encouragées par des privilèges, elles seraient abandonnées par les jeunes gens et périraient, au grand dommage de ceux qui en vivent. Le mandarinat universitaire serait détruit ! Comment songer sans frémir à un évènement pareil lorsqu’on a pour objectif l’intérêt d’une corporation et qu’on a pris l’habitude de ne songer en aucun cas à l’intérêt social ?
Verrait-on cette catastrophe ? Nous ne savons. Assurément elle serait possible ; mais nous n’oserions affirmer qu’elle aurait lieu nécessairement. Il est même probable que les mœurs soutiendraient longtemps encore l’université, à laquelle il suffirait, pour se maintenir, de travailler un peu et de suivre l’opinion. Quant à l’enseignement classique, dont les intérêts ne doivent pas être confondus avec ceux du mandarinat enseignant, on peut sans peine prévoir quel serait son sort. Il est certain que cet enseignement, qui n’est aujourd’hui qu’une préparation stérile ou funeste autant que laborieuse, devrait se transformer, sous peine de périr. Mais ce serait un très grand bien pour la société en général et pour les vraies études classiques. Si celles-ci ont une valeur intrinsèque elles survivraient assurément ; sinon, elles périraient sans doute. Il nous semble probable qu’elles se conserveraient et s’élèveraient en se perfectionnant. Les établissements où on les donnerait seraient fréquentés par un moindre nombre d’élèves, mais ceux qui les fréquenteraient étudieraient autrement et mieux que ceux qui les remplissent aujourd’hui, et, en dernière analyse, ceux qui en profiteraient seraient plus nombreux et plus instruits qu’ils ne le sont de notre temps.
Alors, en effet, chacun s’adonnerait à l’étude pour elle-même, et non pour un titre aussi vain que nécessaire, tandis qu’aujourd’hui presque personne ne recherche l’instruction pour elle-même, ni même pour l’aptitude intrinsèque qu’il peut en retirer dans l’exercice d’une profession ; on ne songe qu’au privilège, et ce qui le prouve, c’est l’abandon où on laisse, dans les lycées et ailleurs, tout enseignement facultatif. Le privilège a corrompu, sous ce rapport, les professeurs, les jeunes gens et les familles à un degré incroyable. Lorsque M. Duruy établit ce qu’on appelle l’enseignement secondaire professionnel, destiné aux professions libres, on prédit qu’il ne réussirait pas avant de savoir s’il serait bon ou mauvais, tout simplement parce qu’il n’avait pas de sanction, comme ils disent, c’est-à-dire parce qu’il n’aboutissait pas à un privilège. On n’accourut à cet enseignement qu’autant qu’il conduisait aux fonctions de professeur.
Cette corruption de l’opinion ne doit pas effrayer, puisqu’elle tient au privilège et doit disparaître avec lui. On sait trop que tout privilège ressemble, à cet égard, à l’esclavage, le plus grand de tous : il crée des mœurs qui rendent son existence intolérable et sa réforme infiniment pénible et difficile ; on ne peut le supporter, et on n’ose le supprimer. Le privilège des bacheliers ne fait pas exception et produit les mêmes effets que tous les autres.
VI
Récapitulons et concluons :
Il y a des privilèges attachés aux grades universitaires et aux examens de sortie de certaines écoles, au profit de certains adolescents admis à exercer certaines professions, à l’exclusion de tous les autres, ou tout au moins avec beaucoup plus de facilité et de chances de succès que tous les autres.
Ces privilèges sont contraires aux principes de la liberté du travail et de l’égalité dans le concours, sur lesquels repose la société moderne. Ils créent une classe et presque une caste, dont la supériorité est tout artificielle, admise à jouir sans mérite, à avancer sans subir l’épreuve de la concurrence, à vivre et à se développer contre la justice, par conséquent.
Ces privilèges sont accordés sur des examens ou concours qui ne donnent aucune garantie de la capacité des privilégiés, et qui attestent tout au plus que leur mémoire a été cultivée à un certain degré. Les examens et concours ne peuvent être réformés. C’est une vérité constatée par l’expérience et qu’il était facile de prévoir, si l’on eût songé qu’à l’âge où les jeunes gens passent par ces examens et ces concours, la mémoire est la seule de leurs facultés qui puisse avoir été développée.
La réforme est impossible pour un autre motif : parce que les examens et concours que nous connaissons ne peuvent constater que le savoir mnémonique du sujet, sans toucher aux pièces importantes, qui sont le caractère et le jugement.
Ces privilèges, comme tous les autres, fomentent la paresse et la vanité chez ceux qui en jouissent, le découragement et l’envie chez ceux qu’ils excluent. Ils tendent, par conséquent, à détruire l’émulation utile et à semer la division entre les citoyens.
En outre, ils corrompent l’enseignement, dont ils excluent toute initiative individuelle en lui imposant l’uniformité. Ils le corrompent encore en le faisant dégénérer en préparation vaine, non, comme on l’a cru, par accident ou imperfection de régime, mais par une nécessité fatale, de telle sorte que tous les efforts faits par les ministres pour étendre et élever l’enseignement ont abouti à sa diminution et à son abaissement.
Les privilèges empêchent que la liberté de l’enseignement porte ses fruits naturels et, tant qu’ils subsistent, l’attribution à des facultés d’origine diverse du pouvoir de conférer les grades universitaires n’aurait pour résultat que de précipiter la décadence et la ruine des études. Au contraire, si les privilèges étaient supprimés, la liberté dans la collation des grades pourrait avoir les meilleurs effets.
Malgré ces énormes inconvénients, l’abolition des privilèges de diplôme et d’école est une réforme très difficile, parce qu’elle n’est pas encore préparée dans l’opinion et n’a pas été, à proprement parler, mise en discussion. Il convient donc d’examiner comment, tout en réservant le principe, on pourrait utilement capituler avec la routine.
Nous concluons en proposant de substituer aux épreuves exigées pour obtenir les privilèges actuels des épreuves professionnelles à l’entrée des carrières que l’on voudra voir privilégiées, en désirant que ces carrières soient aussi peu nombreuses que possible.
Nous proposons surtout l’abolition immédiate et totale des privilèges préliminaires, destinés à être suivis et complétés par d’autres, l’abolition de ceux attachés aux diplômes préparatoires de bachelier ès lettres, ès sciences, en droit et tout le régime des inscriptions.
Ces conclusions ne satisferont pas l’économiste logicien, qui veut la liberté complète de toutes les professions rémunérées librement par les particuliers. Aussi ne les présentons-nous pas comme une réforme définitive, mais seulement comme le minimum nécessaire, absolument nécessaire, si l’on veut arrêter la décadence de l’enseignement et de la civilisation.
COURCELLE-SENEUIL.
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[1] Voyez le Journal des Économistes de novembre 1872 et février 1873.
[2] La réforme de l’enseignement secondaire, p. 17.
[3] Des institutions d’instruction publique en France, p. 181.
[4] Des institutions d’instruction publique en France, p. 182.
[5] Réforme de l’enseignement, p. 28.
[6] Cournot, Des institutions d’instruction, p. 182.
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