Nicolas Baudeau, Des colonies françaises aux Indes occidentales (suite) (7 juillet 1766). Éphémérides du Citoyen, tome 5, juillet-août 1766.
7 juillet 1766
N° II.
DES COLONIES FRANÇAISES AUX INDES OCCIDENTALES.
(Suit. voy. Tom. III. No. IV. p. 49.).
Quid censes munera terræ,
Quid maris extremos Arabas ditantis et Indos ?
HOR.
Rien n’était plus inutile, plus embarrassant, plus dispendieux pour l’État, que les établissements du Canada, semés en petit nombre sur les rives du fleuve Saint-Laurent et des lacs supérieurs ; nous en avons expliqué les raisons.
L’inutilité résulte de la nature même du climat et de ses denrées, qui sont parfaitement semblables à celles de la France septentrionale. Il n’est pas besoin d’établir des colonies sur un autre hémisphère, pour se procurer des récoltes semblables à celles de la métropole : il vaut bien mieux dépenser à l’amélioration de ses anciennes provinces une portion des sommes qu’exige l’entretien de ces domaines éloignés. La dixième partie des frais que le gouvernement a faits pour le Canada pendant un siècle et demi, eut produit dans le royaume même, dix fois plus de vraies richesses, de force et de population.
L’embarras est, partout, la suite nécessaire de l’éloignement. Les règles de la bonne politique veulent que l’administration veille avec plus de soin à la conservation des colonies, qui sont autant de vraies provinces de l’État, d’autant plus exposées, et par conséquent plus difficiles à garder, qu’elles sont plus éloignées des forces centrales. En calculant sur ce premier principe, on aurait pu regarder le Canada comme le plus avantageux des établissements d’outre-mer ; c’était le plus voisin et le plus à portée du royaume. Mais cette facilité naturelle était malheureusement trop compensée par la situation même des postes qui formaient la colonie. Établis sur la seule rive gauche d’un fleuve difficile à remonter pendant près de deux cents lieues, et sur la seule droite pendant une autre pareille distance, non seulement ils étaient prodigieusement éloignés l’un de l’autre, mais encore les rivaux naturels qui ne cherchaient qu’à nous gêner et nous détruire possédaient l’embouchure du fleuve et nous resserraient de plus en plus. Ajoutez toutes ces difficultés aux inquiétudes causées par des sauvages aguerris, volages et souvent mutinés, et vous vous formerez une idée des embarras que causait au gouvernement la conservation de cette colonie.
Les dépenses ont été excessives : les citoyens qui s’intéressent aux grands objets du bien public n’ont pu voir qu’avec frayeur les détails qu’en ont mis au jour le sieur Bigot et ses complices. La position des divers établissements les rendait nécessairement très coûteux, même sous une administration sage et honnête. Combien de millions y ont été consumés par les horribles déprédations dont on a vu les preuves ? La plupart des fraudes tenaient à des abus invétérés ; et s’il fallait évaluer les sommes englouties dans ce gouffre sans fonds, on serait étonné d’y trouver plus que la valeur de dix des meilleures provinces du royaume.
Nous ne sommes pas assez injustes pour englober dans la même censure l’établissement de la Louisiane ; bien plus profitable, bien moins difficultueux, bien moins ruineux pour le Trésor public. L’utilité de cette autre colonie résultait de la nature du sol et de l’espèce des denrées à y recueillir ; tous les objets qui rendent précieuses nos îles de l’archipel américain se trouvaient aux embouchures du Mississippi et des autres rivières voisines ou affluentes. Le coton, le sucre, le tabac, le cacao, la soie et l’indigo, pouvaient s’y recueillir avec abondance. Les denrées européennes s’y naturalisaient aussi avec le plus grand succès, nos grains et nos légumes y réussissaient, surtout dans la partie septentrionale ; tout ce pays immense est encore couvert des plus magnifiques et des meilleurs bois de construction ; le chanvre, le fer et le cuivre n’y manquaient pas non plus ; ajoutez des vignes naturelles, dont on aurait pu faire de très bon vin, avec une espèce de myrthe qu’on aurait facilement multiplié, qui fournit de la cire verte très agréable à brûler ; par-dessus tout un air et un climat très sain, et vous aurez une idée de cette colonie.
Par une de ces fatalités inconcevables, qui portait depuis un siècle dans tous nos établissements français un germe de destruction, la Louisiane avait été subordonnée, ou pour mieux dire sacrifiée au Canada ; le bon sens et la politique, disaient précisément le contraire : si la la chasse et la traite des pelleteries étaient un objet à ne pas négliger, ainsi que les bois du nord, il était facile de lâcher la bride aux aventuriers français qu’on appelait coureurs de bois, qui trafiquaient, chassaient et guerroyaient avec les nations sauvages. C’était au poste des Illinois qu’on aurait pu établir le point central. Ce fort une fois assis avec toute la consistance requise, sur les bords du fleuve Saint-Louis, à plus de trois cents lieues au nord, étant alimenté par la navigation continuelle et très libre du Mississippi, aurait pu répandre en demi-cercle autour de lui, dans toutes les parties septentrionales, les traites les plus avantageuses ; tandis que dans l’espace intermédiaire, le long du fleuve même, et à la droite autour des grandes rivières qui viennent s’y jeter, on aurait pu recueillir à peu de frais une quantité prodigieuse de vivres, nourrir un bétail innombrable de bœufs sauvages qu’on y trouvait par milliers, y faire des chasses admirables en gibier de toutes espèces, et la meilleure pêche possible. La partie méridionale, ainsi nourrie par celle du milieu, de même que la partie supérieure, aurait perfectionné la culture des denrées américaines pour en fournir le royaume.
Afin de mieux sentir la solidité de cette correspondance, il faut savoir que le fleuve Saint-Louis ou Mississippi a près de cinq cents lieues de cours, du nord au midi ; que les Anglais ne nous avoisinaient en aucune manière à l’embouchure, les Espagnols de la Floride étant établis entre eux et nous en cette partie ; qu’ils n’en approchaient un peu qu’à près de trois cents lieues vers le nord, sans rien prétendre aux rives gauches du fleuve même. Enfin que la partie de la droite est une plaine immense de plus de cent lieues de large, sur plus de trois cents de long, arrosée par une multitude de belles rivières, couverte de bois superbes, et de prairies charmantes, remplie de toute espèce de gibier, et propre à la production de toutes les denrées d’Europe.
Ce magnifique empire, habité par un petit nombre de naturels doux et sociables, qui nous aimaient comme leurs frères, n’a pour tous voisins que les Espagnols du Nouveau Mexique, une longue chaîne de montagnes entre deux. Les Anglais les plus proche en étaient à plus de deux cents lieues, et derrière une autre chaîne de montagnes qui séparait leurs colonies des vastes pays situés à la rive gauche du fleuve.
On voit par cette position que la colonie de la Louisiane était aussi facile à défendre qu’elle était profitable. Il est vrai qu’on y avait fait de grandes fautes, et c’est en partie ce qui doit nous empêcher de la regretter, depuis que le roi s’est déterminé par des considérations supérieures à céder une portion de ce vaste territoire aux Anglais et l’autre aux Espagnols.
La première difficulté qu’on s’est donnée de gaieté de cœur, était l’embarras de rencontrer juste l’unique et périlleuse entrée du fleuve Saint-Louis. Sa situation seule dans le golfe du Mexique la rendait assez mal aisée à deviner ; les vases et les petites îles que forment sans cesse le limon du fleuve augmentaient la difficulté. Mais pourquoi s’y jeter ? À la gauche de cette embouchure était un grand et magnifique port, ou plutôt un golfe paisible, qu’il était presque impossible de chercher en vain, dont l’accès était aussi facile pour les nationaux, que la défense contre les ennemis, et qui offrait plusieurs beaux ports au lieu d’un.
Le premier établissement de la Louisiane avait été placé dans cette situation si naturelle et si avantageuse ; mais la vivacité française qui confond tout, l’avait fait abandonner. La communication de tout ce golfe de la Mobile avec le fleuve de Saint-Laurent était visible et palpable ; mais parmi tous les emplacements qu’on aurait pu prendre pour un fort, on avait fait un mauvais choix en préférant le Biloxi ; on en a conclu qu’il fallait abandonner presque toute cette partie, pour attirer tout l’établissement à la Nouvelle-Orléans.
Il est vrai que les bords du Mississippi étaient les plus propres aux travaux de la cultivation, et par conséquent au commerce et au cabotage ; les ports pour les grands navires et pour les forces militaires pouvaient rester à l’est. Elles n’en auraient pas moins assuré toute la colonie ; mais tel est notre génie français, nous voulons tout ou rien. Un port et une forteresse ont été jugés par la stérilité du sol sur lequel ils étaient établis. On a mis la capitale dans un endroit fertile, mais de difficile abord et peu propre à contenir une marine puissante, bien disposée pour l’attaque et la défense. Par ce même principe on a négligé toute la côte occidentale, quoique pleine de rivières, et couverte de bois de construction. La Louisiane subordonnée au Canada n’était qu’un accessoire presque oublié, jusqu’aux derniers temps où le gouvernement, plus éclairé, s’est chargé d’y veiller par lui-même.
S’il avait été fait pour cet objet avec intelligence la vingtième partie des dépenses qu’on a prodiguées en Canada, le roi eut eu la meilleure et la plus belle des colonies de l’univers à tous égards. Mais il était écrit que le Français perdrait par sa faute tout le continent de l’Amérique septentrionale.
Une des causes qui a le plus contribué à la perte de la Louisiane, c’est le discrédit occasionné par les folies du fameux système, sous la régence. On prit cette province sous le nom de Mississipi, pour en faire une espèce de personnage de théâtre, dans l’agiotage des actions. L’étranger qui gouvernait alors fut bien aise de faire illusion, et l’esprit français le servit d’abord au-delà de ses espérances ; le Mississippi fut un pays d’or et de diamants aux yeux du peuple. Pendant que cette fausse opinion s’accréditait, on pensait réellement à le peupler. Mais quel système fut formé dans la spéculation, et comment fut-il exécuté dans la pratique ? Tirons le voile sur ces horreurs. Il était bien difficile qu’une si belle contrée ne ressentît pas longtemps les funestes effets de toutes ces manœuvres ; de là vient l’état de langueur, dont le dernier ministère n’a pu le tirer dans les embarras d’une guerre longue, sanglante et malheureuse. C’était beaucoup, sans doute, de pouvoir la conserver, et de s’en faire un objet de compensation dans le traité de paix, sans cependant renoncer entièrement aux avantages qu’on en peut tirer pour nos îles.
Il est certain que les Espagnols étant maîtres de ce vaste et très excellent pays, quoi qu’il ait fallu les réduire à la rive droite du fleuve Saint-Louis ou Mississippi, peuvent encore en faire une colonie très puissante, très redoutable pour eux, et très avantageuse pour le soutien de nos îles américaines.
Les rivières de Moigona, de Missouris et des Canses, celles de Saint-François, des Arkansas, ainsi que les rivières Noire et Rouge, peuvent facilement être jointes ensemble par des communications intérieures hors du fleuve. La côte entre la baie de l’Ascension et celle de Saint-Bernard offre de grandes ressources. Ce pays peut être partagé en trois parties, l’une au nord des Missouris, pour la traite et la chasse avec les sauvages ; on y trouve en abondance les castors et les autres fourrures en s’enfonçant vers la partie du nord-ouest, toujours à la droite du fleuve Saint-Louis. Depuis le Missouri jusqu’à la rivière Rouge, tout du long de celle des Arkansas et des eaux affluentes, est le plus beau pays de la nature, un ciel admirable, de vastes plaines, des coteaux délicieux, couverts d’antiques noyers, de vignes, de myrthes à cire, et d’autres arbres de toute espèce ; c’est une vraie terre de promission qui n’a pour habitants dans l’étendue de plus de 2000 lieues carrées, que quelques naturels doux, honnêtes, industrieux, que nous appelons sauvages, et qui le sont mille fois moins que les nations d’Europe. Cette province du centre, cultivée par une peuplade médiocre de Français et d’Espagnols, fournirait très abondamment de vivres les coureurs de bois du nord, et les planteurs des denrées américaines établis dans le sud. Depuis la rivière Rouge jusqu’à la mer, le sol est très propre aux denrées des îles que nous avons spécifiées.
Trois grands inconvénients ont dû forcer le ministère à céder cette province à l’Espagne. Premièrement la colonie, jusqu’à présent, avait été faible et languissante, depuis les fautes énormes qu’on avait commises dès le commencement, et sous la régence, qui n’avaient jamais été bien réparées. Secondement, la conservation devenait de jour en jour plus embarrassante, par la proximité des Anglais : les deux nations trop irritées ne pouvaient se souffrir à portée l’une de l’autre dans l’Amérique septentrionale. Troisièmement enfin, ce pays paraissait de plus en plus d’un difficile abord pour notre marine guerrière et marchande, surtout depuis que les Anglais s’obstinaient à vouloir la presqu’île de la Floride, et toute la côte orientale.
Le ministère en a donc fait un usage très avantageux, en le faisant servir à l’acquisition du bien le plus désirable de tous, de la paix qui nous était si nécessaire ; il a coupé par la racine même tous les germes des dissensions interminables, en transférant les établissements français du continent de l’Amérique septentrionale, dans celui du midi, où les Anglais n’ont rien. Nous ferons voir aisément que la bonne politique peut y trouver tous les vrais avantages de l’autre, sans y rencontrer ni les mêmes difficultés, ni les mêmes dangers ; et d’ailleurs le continent de la Louisiane occidentale étant resté par la même sagesse aux Espagnols confédérés avec nous par le pacte de famille, nous indiquerons le parti qu’on en pourrait tirer encore en faveur des deux nations.
La suite à l’ordinaire prochain.
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