Nicolas Baudeau, Des colonies françaises aux Indes occidentales (suite) (18 juillet 1766). Éphémérides du Citoyen, tome 5, juillet-août 1766.
18 juillet 1766.
N° V.
DES COLONIES FRANÇAISES AUX INDES OCCIDENTALES
Suite du N°. précédent.
Quid censes munera terræ,
Quid maris extremos Arabas ditantis et Indos ?
HOR.
Les peuples de l’Europe et de l’Amérique ne sont pas les seuls qui puissent fournir des essaims à la population de la Louisiane ; l’Afrique et l’Asie concourraient aisément à cet objet important si la compagnie tripartite jugeait à propos de fixer les noirs dans ses vastes possessions.
Quelques-uns de nos lecteurs, familiarisés avec l’idée de l’esclavage perpétuel établi dans nos colonies, vont croire sans doute, à ce premier début, que nous proposons d’introduire à la Louisiane, ou plutôt d’y confirmer et perpétuer ce système si funeste à l’humanité, si contraire au christianisme et aux mœurs de notre Europe.
À Dieu ne plaise que nous soyons jamais les apologistes et les promoteurs de la servitude : il n’est rien de plus horrible à nos yeux que l’orgueil et la cupidité de l’homme qui osa le premier prétendre qu’un autre homme fût son esclave. Nous excusons volontiers aujourd’hui les insulaires américains, séduits par l’usage, et presque subjugués par la nécessité. Le gouvernement les tolère, et paraît même les autoriser jusqu’à certain point : c’en est assez pour nous abstenir de les juger ; mais pour une colonie nouvelle, la voix de l’humanité crie du fonds de notre cœur qu’il serait affreux d’y établir l’esclavage.
Rendons justice à nos compatriotes, et lavons-les, autant qu’il est possible, d’un reproche odieux. La servitude est établie dans l’Afrique et dans l’Asie : le despotisme le plus vicieux et le plus cruel règne dans toutes ces contrées ; mille tyrans y regardent les hommes comme un bétail qui leur est propre, et traitent à découvert la triste humanité comme un des objets de leurs commerce. Les Européens ne font point d’esclaves ; ceux qu’ils achètent sont déjà subjugués et dévoués à toutes les horreurs de l’état servile.
Il est malheureusement trop clair, que les grands et petits despotes de l’Afrique et de l’Asie, continueront longtemps d’opprimer les hommes, et de les vendre sans pudeur comme toute autre marchandise. Rien ne serait plus noble, ni plus avantageux pour les trois nations confédérées, que de sauver l’humanité de cet opprobre.
Nous proposerions donc à la compagnie tripartite d’acheter dans l’Afrique et dans l’Asie, chaque année, des esclaves de l’un et de l’autre sexe, non pour les retenir dans les fers, et les accabler de travaux forcés jusqu’à leur décrépitude, mais pour les transformer en hommes libres, en cultivateurs industrieux, en vrais citoyens de la Louisiane.
Ce commerce honorable est peut-être le plus profitable à faire en ce moment pour la compagnie tripartite ; et voici comment nous le prouvons par un calcul fort simple, qui n’en est pas moins infaillible.
La redevance perpétuelle du cinquième ou du sixième des fruits est un premier produit qui rapportera beaucoup dans la suite à mesure qu’une famille de noirs achetés à prix d’argent, mais rendus libres et possesseurs, étendrait sa culture et sa population. Peut-être même la seule assurance de ce bénéfice devrait-elle suffire à la compagnie tripartite ; ce n’est cependant pas le seul, ni même le plus liquide profit que nous assignions pour la rentrée de ses avances.
Toute la Louisiane occidentale est encore couverte d’arbres magnifiques : on ne peut étendre la culture qu’en les abattant pour défricher ; c’est un objet considérable pour vos colonies insulaires, et pour l’Europe. Les grands bois de construction y sont évidemment trop rares et trop chers ; l’intérêt général exige donc qu’il soit mis le plus d’ordre et d’économie possible dans l’exploitation des forêts qui couvrent aujourd’hui les terres à défricher de la Louisiane. La compagnie tripartite, concessionnaire générale du roi d’Espagne, serait évidemment propriétaire de ces beaux bois de construction, par le titre même de son établissement : son intention étant de céder aux colons d’Europe, d’Afrique, d’Asie et d’Amérique, chacun sa portion de terre en toute propriété, sous la retenue d’un champart, elle est maîtresse de réserver en chacune des concessions particulières, la propriété des arbres qu’il faudra nécessairement détruire pour cultiver la terre.
Il n’est pas à craindre que la Louisiane souffrît bientôt de la trop grande rareté des bois, si sensible depuis longtemps en France ; il faut néanmoins prévenir de bonne heure cet inconvénient très considérable. Nous croyons par exemple qu’il serait avantageux de réserver au roi d’Espagne une quotité du terroir de la Louisiane, comme le quart ou le cinquième en chaque district particulier, pour former un domaine royal ; le tiers de ce domaine pourrait être défriché et subdivisé lui-même en trois parties, pour l’administration ecclésiastique, militaire et civile. Le gouvernement n’aurait qu’à favoriser les premières cultivations (en fournissant aux premières administrateurs des familles noires, qui leur payeraient à perpétuité le cinquième) ; le tiers ainsi mis en valeur pour le roi subviendrait aux frais de l’administration ; les deux autres tiers resteraient en bois, et deviendraient un jour pour le roi d’Espagne une très grande source de richesses, si la colonie prospérait comme on peut le croire.
La compagnie tripartite pourrait donc faire exploiter successivement au moins quatre cinquièmes des forêts qui couvrent aujourd’hui le sol, avant que d’en faire la concession particulière à ses colons. Le prix de ces beaux bois, apportés en Europe ou vendus dans les colonies, rendrait une bonne partie des avances qu’elle ferait en achats de familles noires africaines ou asiatiques, ou en transport, en établissement, en subsistances provisoires, tant de celles-ci que des autres.
La culture de la Louisiane exige en effet de la compagnie tripartite ces avances indispensables : elle ne doit compter pour colons que des familles pauvres des quatre parties du monde ; il faudrait donc nécessairement amasser en chaque division particulière un premier fonds pécuniaire que produirait la mise des actions, qu’on emploierait avec économie à l’enrôlement volontaire des familles blanches, et à l’acquisition des familles noires. Chaque nation, par exemple, pourrait s’imposer la loi d’enrôler par an tel nombre des premières, et d’en acquérir une telle quantité des secondes, que les Noirs formassent seulement la moitié de la population primitive.
Les familles enrôlées devraient être vêtues, équipées, transportées, fournies de tentes, de cabanes, de meubles, d’ustensiles de ménage, d’instruments d’agriculture, et de subsistance provisoire ; chacun de ces articles demanderait un grand détail, beaucoup d’ordre, de bonne foi et d’intelligence de la part des administrateurs. Il est clair que notre plan rendrait nécessairement la compagnie très attentive sur tous ces objets. Les familles enrôlées ou achetées seraient, en quelque sorte, son vrai patrimoine, c’est-à-dire la vraie et l’unique source de son profit. On ne peut pas mettre la conservation des hommes sous une meilleure sauvegarde que celle de l’intérêt d’une grande société de commerce. La compagnie ne tirerait de produits de son immense concession qu’à proportion du nombre des habitants qu’elle y fixerait, des progrès qu’ils feraient dans l’agriculture et de l’aisance qu’ils se procureraient. C’est cette aisance, occasionnée par l’état florissant de leur cultivation, qui serait valoir d’autant le droit de champart et le droit de fret.
On doit donc croire que la compagnie se formerait, ou qu’elle adopterait le plan d’opération le plus sage et le plus avantageux pour l’établissement solide et florissant de chaque famille de cultivateurs par elle enrôlée pour la Louisiane : elle serait obligée de partager en trois époques cet établissement. La première est l’enrôlement ou l’achat jusqu’à l’embarquement pour la colonie : il faudrait des dépôts bien réglés, tant pour les Européens volontaires, que pour les Noirs acquis à prix d’argent. Notre idée serait de diviser à mesure les colons en grosses troupes ou régiments de mille ; les régiments en compagnies de cent ; les compagnies en escouades de dix, avec des préposés à chaque division : nous croyons que cette nouvelle milice agricole devrait être rangée sous trois lignes en chaque escouade. Celle des hommes tenant le centre, chaque chef de famille aurait derrière lui sa femme en troisième rang, et ses enfants rangés par âge en file devant lui ; c’est ainsi qu’on les passerait en revue et qu’on les inscrirait, qu’on leur délivrerait les aliments et la solde, qu’on les embarquerait, qu’on les débarquerait, qu’on les établirait. Chacune des compagnies blanches formerait un village à la Louisiane, en y joignant quatre familles noires, et quatre autres des Américains qu’on pourrait civiliser ; on aurait par conséquent seize familles primitives, pour la portion de la compagnie, outre celles du domaine royal destiné aux frais de l’administration. Dix compagnies ou villages formeraient un district ; mille, une province ; et dix mille, un département.
Nous avons assigné les limites des trois gouvernements de la Louisiane. Celui du nord doit être établi sur la rivière des Missouris, et sur toutes les autres qui s’y jettent ; celui du centre, sur la rivière des Arkansas, et les voisines ; celui du sud, depuis la rivière Rouge jusqu’à la mer. Le premier est destiné par la nature plus particulièrement à la traite avec les naturels du nord-ouest, surtout à celle des pelleteries, à la chasse, et au commerce qui naît de ces objets : les bois y sont forts et vigoureux. Le gouvernement du centre paraît plus propre, suivant nos idées, à la culture sédentaire des denrées comestibles, dont les habitants pourraient aider les colons du sud et les chasseurs du nord.
Il est extrêmement important d’observer que la rivière des Arkansas communique dans le centre même de la Louisiane à la rivière Rouge, par le moyen d’une autre qu’on appelle la rivière Noire, qui a plus de cent lieues de cours navigable partout, en remontant jusqu’à l’endroit où elle se divise en deux branches, dont l’une va tomber dans la rivière des Arkansas : voici l’utilité de cette remarque.
Depuis l’embouchure de la rivière Rouge, les terres qui sont à l’ouest du fleuve Saint-Louis sont absolument plates. Pour peu que l’art aide aux opérations journalières de la nature, rien n’est plus simple que de redresser et creuser un beau canal de navigation, qui est tout tracé jusqu’aux lacs des Tchitimachas, et jusqu’à la baie de l’Ascension : il y en a les trois quarts de perfectionnés par la nature depuis la fourche jusqu’à la mer ; en achevant cet ouvrage si facile, on arriverait donc de la baie de l’Ascension, située à l’ouest du fleuve, jusqu’à la rivière Rouge, sans être obligé de naviguer sur le Mississippi même, et par conséquent, sans avoir aucune crainte de voir susciter des querelles entre nos colons et les Anglais qui sont à la gauche du fleuve.
On voit par là que nous n’adoptons plus la Nouvelle-Orléans pour capitale et pour port de la colonie ; les raisons en sont trop aisées à deviner : nous la plaçons de préférence sur les confins des Atacapas, à l’ouest de la baie de l’Ascension ; nous laissons même inculte pour la chasse et le chauffage tout ce qui reste à l’est de notre canal, tiré de cette baie de l’Ascension à la rivière Rouge, pour éviter tout sujet de rixe et de rivalité. Le pays qui est à l’ouest est magnifique, excellent pour toutes les denrées américaines, arrosé de plusieurs rivières, jusqu’à la baie Saint-Bernard ; la côte s’y défend elle-même.
Dès qu’on peut arriver à la rivière Rouge sans entrer par le fleuve, nous trouvons pour les colons du centre des établissements merveilleux tout le long de la rivière Noire. Elle a deux cents lieues de cours, jusqu’à celle des Arkansas qui lui communique, et les bords de celle-ci sont excellents. Le fleuve n’est donc plus absolument nécessaire pour la communication du centre avec la partie du sud et la mer ; c’est l’objet principal d’où dépend la paix et la sûreté de la colonie. Reste la communication avec le nord et la rivière des Canzes, très belle et très navigable, qui se jette dans le Missouri, étant toute voisine de la rivière Blanche, aussi navigable, qui vient se rendre dans celle des Arkansas : elles forment cette jonction que l’art peut perfectionner aisément, dans un pays tout plat et tout uni, sans pierres ni rochers.
De ce détail très essentiel il résulte qu’on peut établir dans la Louisiane occidentale une navigation intérieure qui joindrait les trois gouvernements du sud, du centre et du nord, sans avoir aucun besoin du fleuve Saint-Louis. Cette navigation si précieuse remonterait depuis environ le trentième degré de latitude, jusqu’au quarante-deuxième au moins, c’est-à-dire plus de quatre cents lieues en ligne directe, hors de tout danger, dans le plus beau pays de la nature. Qu’on juge si c’est là de quoi former une colonie florissante.
Les trois nations confédérées par le pacte de famille, après l’avoir peuplée sans s’épuiser d’hommes utiles, comme nous l’expliquerons plus en détail, profiteraient en deux manières des progrès de sa cultivation. La compagnie tripartite demeurerait propriétaire d’une partie du produit net, en vertu de la redevance territoriale, et du droit de messagerie navale ; mais la totalité des trois peuples recueillerait certainement un bénéfice plus considérable encore du commerce réciproque et de la consommation mutuelle qui naîtrait de leur correspondance.
La suite à d’autres ordinaires.
Laisser un commentaire