Dernières nouvelles de Tocqueville
Œuvres complètes d’Alexis de Tocqueville. Tome XVII, Correspondance à divers, volume 1 sur 3, Gallimard, juin 2021.
En juin dernier, les éditions Gallimard publiaient trois derniers volumes de Correspondance à divers, qui clôturent la grande aventure des Œuvres complètes de Tocqueville, inaugurées il y a déjà plus d’un demi-siècle. Je me contenterai dans ce court article d’évoquer le premier de ces trois volumes.
La grande utilité des correspondances inédites n’est pas à démontrer. Où un auteur célèbre se dévoile-t-il mieux, que dans ses lettres les plus privées ? Où, par conséquent, le lecteur qui veut comprendre la profondeur et la subtilité de son œuvre, a-t-il plus de chance de le saisir au vrai, que dans ces écrits furtifs, qui emportent avec eux les états d’âme, les secrets et les pensées au jour le jour de son auteur ?
Il y a toutefois des circonstances dans lesquelles cette utilité apparaît ou plus forte ou plus faible. C’est quand, par exemple, un auteur est un homme si sincère et si ennemi de toute gloire usurpée, qu’il est exactement le même en privé et en public. C’est encore quand, quelle que soit son honnêteté d’écrivain, il est contraint d’évoluer au sein d’un réseau de sociabilité qui se tient physiquement distant de lui (car alors les grandes controverses se résolvent par la discussion et la postérité n’en voit rien), et qui ne demeure pas toujours en phase avec sa pensée. Il n’est pas rare en effet que des correspondants soient en si parfaite harmonie, qu’ils n’obtiennent ni objections ni arguments : pourquoi en obtiendraient-ils, s’ils le connaissent, le comprennent et l’approuvent ? Mais si les appréciations des évènements ou des principes sont en contradiction, alors le débat peut surgir.
Il s’avère que les sujets d’incompréhensions ou de frictions sont innombrables dès la première moitié de la vie publique de Tocqueville : son choix de carrière et ses ambitions ; son serment prêté au nouveau régime après la révolution de juillet 1830 ; son voyage même aux États-Unis ; son choix d’une Anglaise plus âgée que lui, et sans fortune, pour être sa femme ; la thèse de son grand livre sur la Démocratie en Amérique, qui fait de l’aristocratie une chose du passé et dont le rôle historique est de s’éteindre en silence.
Sur tous ces thèmes, Tocqueville eut l’occasion de s’expliquer en longueur à quelques correspondants de choix, tels que ses anciens amis de jeunesse laissés à Metz, son cercle familial plus ou moins éloigné, ou les hommes que son entrée dans la vie académique parisienne lui a fait connaître.
Le premier volume de la Correspondance à divers rassemble une majorité d’inédits, dont le texte a été établi avec beaucoup d’attention et accompagné de notes explicatives d’un grand intérêt. On y lira avec particulièrement d’attention les longues explications de Tocqueville sur le sens profond de la Démocratie en Amérique, face aux reproches de son milieu, qui le trouve trop zélé démocrate, ou ses prises de position sur quelques sujets majeurs aujourd’hui, et qu’il discute en passant. Je pense par exemple à la belle lettre qu’il écrit à Charles Paul (8 décembre 1833) sur l’esclavage, en opposition aux idées de Charles Dunoyer sur le sujet, ou encore celle à Ferdinand d’Eckstein (8 mars 1838) sur le racisme et l’échelle prétendue des races, qu’il refuse absolument d’admettre.
Partout ce sont des aperçus neufs, des prises de position courageuses et intéressantes, qui complètent l’œuvre par laquelle l’auteur est d’ores et déjà connu. Toutes preuves, s’il en était besoin, que Tocqueville reste pour nous un philosophe de prix, dans lequel il faut puiser.
Benoît Malbranque
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