Chambre des députés, session de 1899
Enquête sur l’enseignement secondaire. Procès-verbaux des dépositions, t. I, 1899, p. 144-149.
Séance du 25 janvier 1899
Déposition de M. Paul LEROY-BEAULIEU.
M. le Président. — Monsieur Leroy-Beaulieu, vous êtes professeur au Collège de France, et membre de l’Institut ; vous vous êtes occupé surtout de questions économiques. Voulez-vous nous dire dans quelle mesure votre système d’enseignement vous paraît conforme aux besoins nouveaux d’une société qui se transforme ?
M. Paul Leroy-Beaulieu. — Je n’ai pas l’honneur d’appartenir à l’Université, et c’est la seule raison pour laquelle je puis avoir à déposer devant vous, car je partage sur la plupart des points l’opinion qui vient d’être exposée avec tant d’éloquence par M. Perrot. Mais, m’étant beaucoup occupé des questions économiques et financières, mon opinion a pour origine et pour sanction une vie consacrée à un autre genre d’activité.
Je crois comme M. Perrot qu’il y a beaucoup plus de vertu éducative dans les littératures anciennes que dans les littératures modernes et je crois, comme lui également, qu’il peut y avoir plus d’utilité à ce que l’esprit humain traverse successivement et rapidement les différentes étapes par lesquelles a passé l’humanité.
La grande question qui domine tout, en matière d’instruction, c’est la question du latin, bien qu’elle ne soit pas posée ici et qu’il ne soit question que du grec.
C’est à propos du latin que je voudrais vous dire quelques mots, et précisément parce que je suis un homme qui, après avoir quitté le lycée, après avoir fait des études à l’étranger, après avoir été étudiant en Allemagne, ce qui était rare dans ce temps-là, s’est adonné à l’étude des problèmes pratiques, je n’ai jamais éprouvé, quant à moi, qu’avoir fait de fortes études classiques fût une gêne pour comprendre les questions de finance, les questions économiques, les questions coloniales, pour aimer la colonisation et pour en faire. J’avoue que je suis tout à fait confondu quand j’entends des conférences de littérateurs, du plus haut mérite sans doute, mais qui ne se sont jamais occupés de finances, ni de questions économiques, ni de colonisation, déclarer que si on n’apprenait pas le latin les français seraient beaucoup plus aptes à comprendre et à aimer tous ces sujets, auxquels eux-mêmes ont toujours négligé de s’initier. J’ai ressenti, tout au contraire, que de fortes études latines comme on en faisait au temps de mon adolescence (de 1856 à 1862), donnaient à l’esprit une étendue, une vigueur à la fois et une souplesse, qui lui permettent de maîtriser les connaissances dont je viens de parler, qui le rendent apte à bien juger et à réussir dans les problèmes et les applications économiques.
Pour la colonisation, en particulier, je suis d’un avis absolument opposé à celui de ces très distingués et éloquents conférenciers ; moi-même je me suis occupé de la colonisation depuis très longtemps théoriquement, et je m’en occupe aussi pratiquement. Je vais tous les ans, depuis 1885, dans une de nos colonies, la Tunisie, où je dirige un vaste domaine. Je me suis intéressé dans les plus importantes entreprises de l’Afrique et du nord et du sud et du centre. Je crois pouvoir dire que la bonne éducation classique que j’ai reçue a été, pour beaucoup dans mon goût pour la colonisation et que notre province d’Afrique, en tant qu’ancienne province romaine, sur laquelle dès l’enfance, dans Salluste, j’ai lu des descriptions intéressantes, a eu pour moi, de ce seul chef, un attrait dès le premier âge ; cet attrait a duré, s’est même développé et le charme qu’exerce sur moi la Tunisie et l’Algérie se rattache en partie à l’enseignement classique à travers duquel j’ai commencé à les apercevoir.
Cette absolue divergence d’opinion avec d’élégants lettrés qui ne sont guère sortis de leur cabinet est la raison qui m’a fait accepter de déposer devant vous quand votre honorable président m’a fait demander si j’aurais quelque chose à dire à la Commission.
Je ne suis pas universitaire, tout en étant professeur dans un grand établissement de l’État, mais c’est précisément parce que je ne suis pas universitaire et parce que j’ai, sur beaucoup de points, des idées analogues à celles de M. Perrot que je crois qu’une note identique, provenant d’une origine tout à fait autre, peut présenter quelque intérêt.
Je crois, en outre, parlant en économiste, en homme qui étudie les relations et les situations respectives des différents peuples, et recherche leurs chances diverses de succès, je crois qu’il ne faut pas trop chercher à américaniser la France ; je m’occupe surtout de questions économiques, tout en ayant fait en Allemagne, à Bône et à Berlin des études de philosophie pure. L’économie politique et la finance, c’est là, je ne dirai pas ma carrière, mais l’objet principal de mes méditations et de mon activité. J’admire beaucoup les États-Unis d’Amérique, incontestablement ; mais je juge que les peuples ont des vocations différentes qui tiennent à leurs traditions, à leur tempérament, à l’ensemble du milieu où ils vivent, à la race peut-être aussi ; il ne faut pas abandonner ses qualités et ses mérites propres pour chercher à prendre les qualités et les mérites des autres. En général, on ne réussit que dans la première partie de cette tâche, c’est-à-dire qu’on s’appauvrit et se dégrade sans compensation suffisante. Du reste, à propos des États-Unis, il ne faut pas oublier qu’à l’heure actuelle, et depuis déjà quinze ou vingt ans, ce pays fait les plus grands efforts pour créer un enseignement supérieur et un enseignement secondaire classique.
Notamment les hommes d’action qui ont le mieux réussi aux États-Unis, ceux qu’on appelle les milliardaires, quoiqu’aucun d’eux peut-être n’ait un milliard, emploient une partie de ces fortunes considérables qu’il leur arrive de faire à doter des établissements de très haut enseignement, d’enseignement désintéressé. Ce qu’ils fondent, ce ne sont pas des écoles techniques, ce sont des universités sur le modèle de celles de l’Europe.
Quoi qu’on fasse, la France sera toujours, d’après ses traditions et ses antécédents, un peuple distingué et artiste. Je ne crois pas que jamais la France puisse arriver à lutter d’une manière victorieuse dans la généralité des industries communes avec l’Angleterre, avec l’Allemagne et même avec les États-Unis ; ne serait-ce que la pauvreté de son sol, en charbon et en métaux qui la constituent en infériorité à ce point de vue. Cela ne veut pas dire qu’elle doive abandonner complètement ces branches d’industrie, mais elle ne doit pas leur sacrifier les branches où elle excelle et pour lesquelles elle a une vocation éminente, tant par le tempérament du peuple que par la tradition, cette tradition de quatorze siècles qui pèse moins sur nous qu’elle ne nous soutient, en définitive.
La France, quoiqu’on fasse, sera toujours un peu une nation athénienne qui tirera sa supériorité, même au point de vue économique, de ses qualités d’élégance d’esprit, de finesse, de distinction et de raffinement. Tout ce qui peut entretenir en France ces qualités profite indirectement à nos industries. Les industries dans lesquelles nous réussissons le mieux, telles que celles des soieries, par exemple, de l’ornementation, de la décoration, des arts appliqués, non pas toujours du très grand art, toutes ces industries sont plus favorisées, à mon sens, par une éducation classique au sommet que par de simples notions prosaïques. Il n’est pas nécessaire que les hommes qui pratiquent ces industries diverses aient reçu eux-mêmes cette instruction élevée, mais il est bon qu’ils vivent dans un milieu où elle est assez répandue ; ils en ont le contrecoup, la répercussion.
Il y a une autre considération qui, à mon sens, est importante et dont on s’occupe peu : la langue latine a constitué dans le passé, et son influence à ce point de vue n’a pas encore complètement disparu, un lien entre les peuples d’origine européenne, tout au moins entre les classes supérieures de ces peuples. Si tous les peuples civilisés se mettent à abandonner la langue latine comme base générale de l’instruction des classes aisées et des hommes bien doués, on tombera dans le morcellement ou on adoptera une autre langue.
Nous ne pouvons pas avoir la prétention, à l’heure actuelle, prétention que nous aurions eue au siècle dernier ou au siècle précédent, de faire dominer notre langue. Par conséquent la langue qui deviendrait la base de la civilisation serait la langue d’un peuple rival, probablement la langue anglaise, qui est la plus répandue. Je ne vois pas que nous ayons le moindre intérêt, nous autres Français, à abandonner le latin, qui est la base commune des peuples civilisés pour l’éducation, dans une certaine mesure même pour la méthode de penser, et à la remplacer par la langue britannique.
Nous ne devons pas oublier que nous sommes un peuple sinon de souche latine, du moins de langue latine ; tout ce qui ébranle le latin dans le monde, et surtout tout ce qui le détruirait peut nous porter un coup plus sensible qu’aux peuples germaniques, par exemple, ou aux peuples slaves. L’habitude qu’ont les hommes d’une certaine classe, dans le monde civilisé tout entier, d’apprendre le latin, leur rend la langue française infiniment plus facile.
M. Marc Sauzet. — Se sert-on pratiquement du latin en dehors des actes du Saint-Siège ?
M. Paul Leroy-Beaulieu. — Non, mais on l’a appris et on en sait toujours quelque chose. Evidemment, on ne s’en sert plus ; j’ai émis, moi, le regret qu’on ait complètement laissé tomber la langue latine ; on aurait peut- être mieux fait de la conserver comme langue commune scientifique. Cette réflexion peut paraître bizarre de la part d’un homme qui s’occupe particulièrement de questions économiques, de finance et d’affaires ; j’ai écrit un article intitulé : Décadence du latin et avènement du volapuk ; le latin disparaît, mais le volapuk n’arrive pas. (Rires.)
Il est question, toutefois, de fabriquer d’autres langues universelles artificielles, l’une que l’on appelle l’Espérando, par exemple, et qui est fondée surtout sur les idiomes latins. Le sort de ces langues artificielles est malaisé à juger. En tout cas, nous Français, hommes de race latine, nous ne devons pas commettre cette sorte de suicide qui consisterait à donner l’exemple de l’abandon du latin.
Ceci m’amène à vous parler des langues vivantes. Les Français se sont trop tenus à l’écart des langues vivantes. Parmi les hommes qui ont cinquante ans et plus, même parmi ceux ayant une grande distinction et une grande culture d’esprit, on en trouve beaucoup qui ignorent l’anglais et l’allemand, sans parler de l’italien et de l’espagnol.
C’est une grande lacune. Pour la culture intellectuelle complète et pour avoir à sa disposition des instruments de travail et de recherches, il faut savoir l’anglais et l’allemand, l’allemand surtout. Dans la plus jeune génération on commence à apprendre ces langues. Je m’y suis appliqué, quant à moi, surtout au sortir du collège, en visitant les pays étrangers et y faisant des séjours, notamment en Allemagne. C’était très rare alors. Aujourd’hui les jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans qui ont la prétention d’avoir un certain développement intellectuel savent qu’une partie intégrante de ce développement c’est la connaissance de ces deux langues, comme langues de lecture, sinon de parole. Mais cette connaissance de langues vivantes va devenir un problème des plus difficiles.
On pense en général à l’anglais et à l’allemand, parce qu’en effet ce sont les langues des deux plus grands peuples ayant actuellement de l’action sur nous et que leurs littératures sont riches. Mais il y a bien d’autres langues qui sont intéressantes et dont certaines, à plusieurs points de vue, ne doivent pas céder le pas aux autres.
Je dirige un journal économique, l’Économiste français, et à ce titre, je reçois des journaux et des livres de tous pays. Les administrations sont libérales et m’envoient toutes sortes de documents. Eh bien, le nombre de ces langues va croissant. Je reçois des documents en douze ou quinze langues ! Avec l’anglais, l’allemand, l’italien, l’espagnol, le portugais, on peut se débrouiller. Mais il y faut joindre le hongrois, le grec, le tchèque, le danois, le hollandais, le suédois, le roumain, le russe, qui mérite une mention particulière, le japonais, etc. ; il devient impossible de s’y reconnaître. L’esprit de tradition et de particularisme a fait de grands progrès depuis une vingtaine d’années et a ressuscité un grand nombre de nationalités endormies, comme les tchèques, les hongrois, les flamands, et il faudrait être le cardinal Mezzofanti pour se tirer d’affaire.
Quand on parle de l’enseignement des langues modernes, il faut distinguer s’il s’agit de leur vertu éducative ou de leur utilité pratique, et à ce second point de vue, si l’on se préoccupe de l’utilité scientifique et littéraire ou de l’utilité commerciale. C’est ce que ne distinguent nullement la plupart des gens qui discutent sur ce sujet et, faute de cette distinction, ils tombent dans les plus graves confusions.
Je ne crois pas que l’enseignement des langues modernes — et je suis ici de l’avis de M. Perrot — ait la vertu éducative des langues mortes. Les littératures anciennes expriment des idées, des sentiments plus généraux, plus simples, sous une forme plus accessible et plus pure. Au contraire, les littératures modernes exposent des sentiments beaucoup plus complexes, et l’esprit de l’enfant ou de l’adolescent est bien plus intéressé et développé par les ouvrages de l’antiquité.
Si l’on se place au point de vue de l’utilité pratique, on ne peut borner à l’anglais et l’allemand l’enseignement des langues modernes.
Cela ne pourrait se soutenir en tout cas qu’au point de vue littéraire et scientifique. D’autres langues ont et surtout auront des mérites tout aussi grands pour le gros public que, sinon l’anglais, du moins l’allemand. Voici une langue qui a une grande littérature, quoique un peu moins accessible à nos esprits modernes, et qui va devenir une des langues principales du globe : c’est l’espagnol. L’Espagne a beau avoir essuyé toutes les catastrophes dont nous sommes, nous autres Français, plutôt affligés, il ne faut pas perdre de vue que dans vingt-cinq ou trente ans, à plus forte raison dans cinquante ou soixante, la langue espagnole sera la langue parlée par une fraction énorme du monde et précisément l’une des fractions avec lesquelles nous faisons le plus d’affaires.
Chaque peuple a sa clientèle. Nous vendons beaucoup aux Anglais ; mais une partie de ce que nous leur vendons leur est acheté par d’autres peuples et ils ne sont que distributeurs. Au contraire, le monde espagnol est un des premiers clients de la France et aussi un peu le monde italien. Il faudrait donc apprendre l’espagnol et l’italien. J’opine que, au point de vue commercial, pour nous autres Français, étant donné le débouché que notre commerce a, et surtout peut avoir, non seulement dans la péninsule hispanique, mais dans toute l’Amérique du Sud, la connaissance de la langue espagnole peut avoir plus d’importance que celle de l’allemand, qui est surtout une langue scientifique. Il peut, dans trente ou quarante ans, avec le développement du Brésil, en être de même, en partie du moins, du portugais.
Il deviendra aussi très utile à nombre de personnes d’apprendre le russe. Quand on fait des programmes d’instruction et qu’on prépare des enfants, ce n’est pas pour le lendemain, c’est pour une période qui peut être distante d’un quart de siècle, quelquefois de plus.
Je ne crois donc pas qu’on doive faire de l’anglais et de l’allemand la base de l’instruction. Certes, elles ont leur utilité ; d’abord pour les hommes qui ont le loisir ou le devoir d’acquérir une instruction très développée : les savants, les juristes, les médecins, les professeurs ont grand intérêt à apprendre l’anglais et l’allemand. Les commerçants et les industriels ont aussi parfois grand intérêt à apprendre l’anglais, même l’allemand, mais ils en auraient davantage peut-être encore, parfois du moins, à sacrifier cette dernière langue au profit de l’espagnol et du russe.
Cependant il ne faut pas croire que le gros du pays ait plus d’intérêt à savoir les langues vivantes qu’à savoir le latin : sur les 38 millions d’habitants de la France, sur les 10 millions d’adultes, combien y en a-t-il qui auront jamais l’occasion de placer un mot d’allemand ou d’anglais ? Très peu, sauf ceux qui vont à l’étranger comme voyageurs. Par conséquent, l’intérêt pratique à savoir l’anglais ou l’allemand, quoiqu’il soit grand pour certaines catégories d’individus, notamment les esprits cultivés, — je ne dirai pas les intellectuels, puisque ce mot est devenu suspect ; il est vrai qu’on peut le prononcer maintenant, puisque les gens qui se réclament de l’intelligence viennent de se diviser et ont ainsi, aux yeux du public, réhabilité le mot. (Sourires.)
M. le Président. — Vous allez donner une date certaine à notre enquête. (Rires.)
M. Paul Leroy-Beaulieu. — Quoique, disais-je, cet intérêt à savoir les langues vivantes soit grand pour les personnes qui s’occupent de questions générales littéraires ou scientifiques et d’autre part pour un certain nombre, plus limité qu’on ne le croit, de commerçants, cette connaissance n’est pas d’une nécessité certaine ni même d’une utilité grande pour l’ensemble de la population. En ce qui concerne la correspondance commerciale, cependant, il serait bien à désirer que les grandes maisons françaises puissent s’adresser à des Français, sans être obligées de recourir comme cela a lieu généralement à des Suisses. Mais il faudrait pour cela que l’enseignement des langues modernes, laissé à l’option des jeunes gens, portât sur beaucoup plus de langues que l’anglais et l’allemand.
En résumé, quoique économiste, quoique colonial, quoique — je vais encore prononcer un mot suspect — quoique financier, dans une certaine mesure, puisque je traite constamment les questions de finances, je suis partisan de l’enseignement classique comme base de l’éducation des enfants qui ont une intelligence assez développée, très supérieure à la moyenne et apte aux études théoriques, ou bien encore des enfants qui sont dans une situation matérielle leur permettant de faire des études prolongées. Je ne suis pas, au contraire, partisan de cet enseignement pour les personnes qui n’ont pas une situation matérielle ou une intelligence suffisantes. En ce qui concerne les grandes écoles, je ne ferai pas, je l’avoue, toutes les concessions de M. Perrot. Pour le droit notamment, je crois qu’il faut continuer à exiger le latin et ce qui subsiste de grec dans notre enseignement. Quant à la médecine, je ne me prononcerai pas. Je crois bien que cet enseignement ne peut pas être nuisible.
M. Baudon. — Dites : nécessaire.
M. Paul Leroy-Beaulieu. — Tout ce que je pourrai dire, c’est qu’il ne faudrait pas priver l’humanité des services de grands médecins autodidactes qui n’auraient pu recevoir l’enseignement qu’à partir de 15 ou 16 ans et qui se trouveraient un peu en retard pour faire leurs études classiques avant de faire celles de médecine. Mais je crois qu’on peut priver l’humanité de grands avocats. (Rires.) J’en demande pardon à M. le Président. J’ai été moi-même reçu avocat.
M. le Président. — Il semble que l’humanité ne manque pas plus de médecins que d’avocats. (Sourires.)
M. Paul Leroy-Beaulieu. — Il n’y a pas d’inconvénient à priver l’humanité d’un grand avocat, et il pourrait y en avoir à la priver d’un grand médecin.
M. le Président. — Pasteur n’était pas médecin. Cela ne l’a pas empêché de faire ses admirables découvertes.
M. Paul Leroy-Beaulieu. — J’en arrive au baccalauréat. Je crois qu’il y a beaucoup de choses à lui reprocher ; mais je ne vois pas trop comment on pourrait s’en passer. On dira qu’on s’en passe en Allemagne, qu’il est remplacé par des examens de passage d’une classe à une autre. À cela on pourrait faire deux réponses : la première est banale et on rougit presque de l’énoncer. C’est que la France n’est pas l’Allemagne.
Le tempérament n’est pas le même, ni les institutions et les traditions. La seconde réponse est tirée de la liberté de l’enseignement. Mais quand même ces objections ne tiendraient pas, je ne serais pas l’ennemi absolu du baccalauréat. La plupart des personnes qui veulent le supprimer le rétablissent en l’appelant certificat d’études ou autrement encore. C’est une autre étiquette sur la même bouteille.
Le baccalauréat, pour ceux qui ont fait de bonnes études, est une épreuve qui n’est pas bien difficile. Il est très rare que les premiers élèves des classes des lycées échouent. Cela peut arriver. C’est un malheur possible. Même pour ceux qui ont fait de bonnes études il n’est pas mauvais d’en faire une révision complète dans les deux dernières années. Je ne vois pas qu’il soit fâcheux, quand on a mis cinq ou six ans à apprendre toute l’histoire qu’on ait à se la remémorer pendant quelques mois avant un examen qui clôt les études. Quant à ceux qui ont fait de mauvaises classes, c’est peut-être pour eux le seul moyen d’apprendre quelque chose. Beaucoup de jeunes gens n’apprendraient rien s’il n’y avait pas de baccalauréat. Cela les soumet à une épreuve qui n’est pas celle que des éducateurs auraient choisie et qui consiste à s’ingurgiter pendant quelques mois des notions d’ordres divers. Mais encore est-il que cela les fait travailler, mécaniquement peut-être, il en reste toujours quelque chose ; c’est préférable à l’absence absolue d’effort et de notions.
M. Combes, si je ne me trompe, disait que le baccalauréat avait cet inconvénient d’être trop aléatoire et de soumettre les esprits à des épreuves dont le peu de justice parfois pouvait froisser les enfants. Le reproche pourrait porter, s’il s’agissait d’enfants de sept à douze ans. Mais il s’agit de jeunes gens de seize à dix-huit ans. Je ne crois pas que l’aléa de l’examen pour les jeunes gens médiocres et les échecs même que sinon de très bons élèves, du moins d’assez bons peuvent essuyer soient une objection contre le baccalauréat.
En effet, que doit être l’éducation ? Une certaine préparation à la vie. Or la vie, quoi qu’on fasse, comportera toujours un certain nombre de mécomptes, même pour les natures les plus méritantes. Si un élève bien préparé tombe sur une question qui l’arrête ou s’il se trouve dans un mauvais jour, il aura le désagrément d’un échec. Ce sera une préparation à bien d’autres mécomptes qu’il éprouvera plus tard, et je ne vois pas que ce soit un mal, d’autant plus que la conséquence de cet échec sera l’obligation de repréparer l’examen pendant six mois encore. Ce n’est pas un châtiment tel, si immérité qu’il soit, qu’un jeune homme ayant quelques ressources de caractère puisse en être accablé. Je ne suis donc pas d’avis de supprimer le baccalauréat. On pourrait seulement le rendre un peu moins touffu. Il faudrait dégager cette épreuve, de même que l’enseignement, d’ailleurs, des minuties excessives, grammaticales, géographiques, d’histoire naturelle, etc., n’enseigner que les choses essentielles, les grandes lignes et surtout la méthode pour apprendre et juger, s’adresser plus à l’intelligence et moins à la mémoire.
Je dirai, en terminant, quelques mots de l’enseignement moderne. On en a fait une contrefaçon de l’enseignement classique et cela lui enlève toute valeur. Il y a trois catégories de personnes à distinguer, et encore les deux premières se fondent en presque une seule dans la politique : il y a les personnes exceptionnellement douées et il y a celles qui sont dans une situation matérielle qui leur permet d’employer tout le temps nécessaire à une bonne éducation. C’est à ces deux catégories que sont destinées les études classiques. Une autre catégorie peut être bien douée à d’autres points de vue, au point de vue de l’action, par exemple. Celle-là a besoin d’une éducation plus rapide.
Il y a des gens qui, en dehors des études classiques, sont très intelligents : un bon industriel, un bon entrepreneur peut avoir des facultés de caractère et d’esprit supérieures et en elles-mêmes et au point de vue des résultats sociaux à celles de bons élèves de l’enseignement classique. À ces personnes, il faut une instruction rapide, terminée à quinze ou seize ans. Notre enseignement moderne est beaucoup trop prolongé pour donner les résultats qu’on peut légitimement en attendre.
Il faudrait que ce ne soit qu’un enseignement primaire plus développé, où l’on pût étudier les langues modernes au point de vue beaucoup plus de la conversation et de la correspondance usuelle que de la littérature, où l’on ne fît pas de l’étude des œuvres de Shakespeare et de Gœthe l’objet d’un travail prolongé analogue à l’étude que l’on fait ailleurs des œuvres d’Homère ou de Virgile. C’est une méthode qui ne convient pas le moins du monde à cet enseignement, destiné à faire des hommes qui se distingueront dans la pratique de la vie et dans la poursuite de résultats rapides.
Il faudrait donc là un enseignement primaire supérieur. On pourrait conserver le titre, quoiqu’il soit un peu contestable : « d’Enseignement moderne », il prête à la critique en ce sens qu’il semble signifier que l’autre est archaïque et démodé. Cet enseignement nouveau qu’on s’efforce de fonder, sans trop y réussir, doit développer l’esprit du jeune homme, puisque toute espèce d’éducation tend à développer l’esprit, mais dans une autre direction.
L’enseignement classique développe l’esprit dans une direction théorique. Il est fait pour ce qu’on a appelé les professions libérales, qui sont surtout théoriques : l’occupation d’un juriste est une occupation théorique ; l’occupation du médecin est en grande partie théorique. Au contraire un industriel, un commerçant, un entrepreneur ont besoin de développer leurs facultés pratiques.
Je voudrais donc que renseignement moderne se distinguât beaucoup plus de l’enseignement classique. Je voudrais qu’il ne consistât pas seulement dans l’explication approfondie de passages d’Hamlet, de Macbeth, de Faust ou de la Trilogie de Wallenstein, comme on explique Virgile ou Tite-Live. Il faudrait que cet enseignement rendît le jeune homme à la vie pratique dès quinze ou seize ans au plus tard. C’est ainsi qu’on pourrait constituer des cadres commerciaux et industriels solides et progressifs.
Telles sont les explications que je désirais donner à la commission. Si je les ai fournies, c’est, je le répète, parce qu’il me semble nécessaire qu’on ne reste pas sous l’impression des discours ou des écrits de personnes ayant des talents littéraires de premier ordre et qui, s’étant éprises tardivement, en dilettantes, des sujets concernant la vie pratique des peuples, viennent, avec la magie de leur style ou de leur parole, vous indiquer a priori ce qu’il convient de faire pour favoriser la colonisation, les finances, le commerce ou l’industrie, dont elles ne se sont jamais occupées et qu’elles s’imaginent connaître par intuition.
M. le Président. — Monsieur Leroy-Beaulieu, nous vous sommes reconnaissants de votre intéressante déposition.
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