Après Vincent de Gournay et la poignée d’auteurs qu’il mit à l’œuvre sur ce thème, les Physiocrates furent de grands défenseurs de la liberté du travail, condamnant le système des corporations et les innombrables règlements qui entravaient l’activité productive en France. Dans un chapitre de sa Première introduction à la philosophie économique (1771), Nicolas Baudeau reprend cette critique des règlements et défend dans toute sa rigueur une politique de liberté du travail.
Première introduction à la philosophie économique
Par Nicolas Baudeau
Extrait sur la liberté du travail (édition de 1771, p. 197-209.)
… Tout le monde trouve aujourd’hui, sans doute, qu’il était souverainement absurde, par exemple, de s’opposer à l’établissement de l’imprimerie, sous le prétexte que trois ou quatre ouvriers feraient par cette invention, dans l’espace d’un mois, dix fois plus d’exemplaires d’un livre, que deux mille des copistes employés alors n’en pouvaient faire en trois ou quatre mois d’un travail très assidu ; qu’il n’était pas plus raisonnable de condamner l’invention du métier qui fait les bas et les autres ouvrages de bonneterie, par la raison qu’il épargnait neuf dixièmes des ouvriers tricotant à l’aiguille.
Cependant, toutes les sociétés policées de notre Europe moderne, sont encore infectées d’ordonnances systématiques très multipliées, qui n’ont pas d’autre base que le principe des détracteurs de ces deux inventions, ni d’autre effet que celui qui eût résulté de leur abolition, si les préjugés et l’intérêt personnel eussent pu les étouffer dans leur naissance. Borner les jouissances, empêcher leur multiplication, leur variété, c’est ce qu’opèrent sans cesse les règlements, les privilèges exclusifs, les prohibitions, les formalités, les exactions de mille et mille espèces, sous le joug desquelles gémissent partout l’émulation et l’industrie des manufacturiers et des artisans.
C’est un spectacle étrange à considérer dans les États règlementaires, que le combat continuel de l’émulation et de l’industrie contre les ordonnances et les privilèges. Les espionnages, les défenses, les procès, les saisies, les amendes, les confiscations, les emprisonnements, qui sont les suites journalières de ce système règlementaire, auraient dû ce semble en désabuser depuis longtemps les hommes de bonne foi.
De quel droit, s’il vous plaît, par quel motif et pour quelle utilité décidez-vous que telle ou telle sorte d’ouvrage de durée sera faite de telle manière, et non de toute autre, par telle personne et non par toute autre ? Car ou je trouverai mon plaisir et mon avantage à jouir ainsi, ou je le trouverai à jouir autrement, moi légitime possesseur d’un bien acquis par mon travail quelconque, et qui puis l’employerà mon bien être. Si je trouve mon plaisir et mon avantage à consommer tel ou tel objet, à faire travailler pour moi tel ou tel ouvrier, et à le faire travailler ainsi, vos règlements et vos privilèges lui sont très inutiles. Si je ne l’y trouve pas, si je le trouvais au contraire, dans l’objet que vous prohibez, dans la personne que vous excluez, vous violez évidemment ma liberté, ma propriété ; vous empêchez, vous restreignez mes jouissances. Or c’est là précisément le mal moral, le délit, l’usurpation, c’est précisément ce que l’autorité doit empêcher.
Pour qu’il y eût justice dans les règlements et privilèges, il faudrait supposer que la forme règlementaire est infailliblement et toujours la plus agréable aux consommateurs ; que l’ouvrier privilégié est infailliblement celui qui leur convient le mieux ; alors le règlement et le privilège ne seraient qu’inutiles.
Mais toute dispute, toute contravention aux règlements, tout acte qu’on appelle fraude, est une preuve évidente qu’il y a des consommateurs qui veulent d’autres matières que celles du règlement, d’autres ouvriers que ceux du privilège, d’où il suit que l’un et l’autre établissement n’a pu être fait qu’au préjudice des libertés de ces consommateurs et de leurs propriétés ; d’où il suit qu’il empêche les jouissances légitimes, et qu’il porte par conséquent le caractère ineffaçable de réprobation économique, n’étant appuyé sur aucune base que des volontés arbitraires et aveugles, non sur l’autorité qui doit être protectrice et garante de ces propriétés, de ces libertés, violées par les règlements.
C’est néanmoins sous le faux prétexte de procurer, d’assurer, de varier et multiplier les jouissances, qu’on a mis en usage tant d’ordonnances, tant de corps et communautés avec des distinctions, des privilèges, des exclusions, des formalités, des taxes, et d’autres vexations de tout genre, inséparables de ces corporations ou jurandes.
Voici quel est l’effet de ces établissements systématiques si multipliés chez la plupart des peuples de l’Europe.
Dans l’état de liberté générale, d’immunité parfaite, les habitations, les meubles, les vêtements, les bijoux de toute espèce seraient fournis à tous les consommateurs, par tout manufacturier, par tout ouvrier quelconque (sans nulle distinction) qui saurait, qui voudrait et qui pourrait en faire les avances, les préparatifs ou le travail immédiat, en donnant, soit aux matières premières, soit aux ouvrages mêmes la forme et le goût le plus convenable aux volontés, aux moyens, aux dispositions actuelles du consommateur qui voudrait jouir.
Sous l’empire des ordonnances règlementaires et restrictives, premièrement on est obligé de donner aux matières préparatoires, et souvent même aux ouvrages une forme déterminée, qu’on a quelquefois voulu rendre comme invariable, en poussant jusqu’à la superstition l’absurdité du règlement. Cent et cent manières différentes, souvent meilleures, moins chères, plus commodes, plus agréables aux consommateurs, sont réprouvées uniquement parce qu’elles ne sont pas autorisées.
Secondement, il n’existe dans un grand État, dans une province, dans une ville, dans un gros bourg, qu’un certain nombre d’ouvriers en chef, qui puissent donner ces formes autorisées, soit aux matières, soit aux ouvrages même.
Troisièmement, il n’est pas même permis à tout homme qui le peut et qui le veut, de servir à ces maîtres privilégiés de manœuvre ou de compagnon, il faut encore avoir rempli des formalités, avoir subi des taxes, et s’assujettir habituellement à diverses contraintes.
Ce qu’il y a de pis, c’est que les exactions très répétées et très multipliées, opèrent à la fin une forte surcharge ; c’est que les formalités sont en grand nombre, c’est que les maîtres tiennent le plus qu’ils peuvent les ouvriers ou simples compagnons dans la dépendance, et dans une espèce de servitude ; c’est qu’ils s’attribuent le privilège exclusif d’instruire des apprentis, et qu’ils les instruisent mal, prolongeant exprès leur institution, et la rendant la moins prompte, la moins parfaite qu’il leur est possible.Enfin, c’est que les chefs des corps et communautés, ayant une espèce de pouvoir, s’en servent pour autoriser et perpétuer des abus qui tournent au désavantage du public en plusieurs manières différentes.
Somme totale, l’esprit général des règlements et des corps privilégiés est donc uniquement et manifestement de réprimer et de rendre même en quelque sorte criminelle l’émulation de procurer (par un plus grand savoir, par de meilleures épargnes des faux frais, et par de plus fortes avances faites dans de plus beaux ateliers) plus de jouissances à meilleur marché. Exclure ainsi les choses ou les personnes quelconques, accumuler les formalités, les pertes de temps, les faux frais et les vexations, c’est donc évidemment éteindre l’émulation, et lui retrancher par avance tous les moyens de prospérer.
Liberté, liberté totale, immunité parfaite, voilà donc la loi fondamentale ; savoir, vouloir, et pouvoirélever un atelier, voilà le seul caractère naturel qui doit former la distinction entre les manufacturiers ou les ouvriers en chef et leurs simples manœuvres. L’industrie de celui qui fournit, et la volonté de celui qui consomme ; voilà le seul règlement naturel de tous les ouvrages possibles et imaginables.
Laissez les faire, comme disait un célèbre Intendant du commerce de France[1] : voilà toute la législation des manufactures et des arts stériles, tout le reste n’est que système incapable de soutenir les regards de la philosophie, et l’épreuve de la justice par essence.
Qu’on les laisse faire, c’est la vraie législation, c’est-à-dire, la fonction de l’autorité garantissante. Elle doit d’assurer à tout homme quelconque cette portion précieuse de sa liberté personnelle, d’employer son intelligence, son temps, ses forces, ses moyens ou ses avances, à donner aux productions de la nature, dont il sera le légitime acquéreur, la forme qu’il jugera convenable, soit pour ses propres jouissances, soit pour celles d’un autre homme avec lequel il espérera faire quelque échange agréable à l’un et à l’autre.
Il est d’une suprême évidence qu’on ne peut violer cette liberté personnelle de l’homme qui travaillerait, sans qu’on blesse en même temps les propriétés et les libertés des hommes qui jouiraient de son travail ; c’est à quoi la plupart des administrateurs ne font pas attention. Les guerres continuelles que les règlements excitent entre les ouvriers leur semblent indifférentes pour tout le reste de la société : ils imaginent qu’il ne s’agit que de l’intérêt de tel ou de tel ouvrier.
C’est par cette erreur que la plupart des tribunaux d’Europe se sont laissés séduire. Des compagnies qui se seraient fait le plus grand scrupule de décider une question d’une pistole contre un particulier, sans qu’il eût été partie dans la cause, et qu’il eût pu faire entendre ses raisons, ont cru mille et mille fois qu’il leur suffisait de consulter les maîtres de telle ou telle profession, pour adopter tels ou tels règlements exclusifs des choses ou des personnes ; ils n’ont pas pris garde qu’ils sacrifiaient là d’un trait de plume la liberté de plusieurs milliers d’hommes nés et à naître, non seulement comme travailleurs, mais encore comme jouissants ou comme consommateurs ; ils n’ont pas pris garde qu’ils les jugeaient sans les entendre, et leur faisaient d’avance une espèce de crime d’un usage très légitime de leurs facultés et de leurs propriétés.
Heureusement notre siècle se corrige de cette antique barbarie : des princes philosophes, de grands ministres, d’habiles administrateurs du second ordre, des magistrats et des tribunaux entiers éclairés sur les vrais principes, ont adopté pour législation, ce mot sublime laissez-les faire, qui mériterait d’être gravé en lettres d’or sur une colonne de marbre, dont il faudrait orner le tombeau de son auteur, en brûlant au lieu d’encens au pied de son image placée sur cette colonne, les recueils énormes, sous le poids desquels gémissent dans notre Europe les manufactures et tous les arts, qui nous logent, nous meublent, nous vêtissent ou nous amusent.
La puissance souveraine de l’État, protectrice des propriétés, doit donc procurer aux ouvriers qui façonnent, et aux consommateurs qui veulent jouir, liberté parfaite, immunité totale ; c’est la justice ou le devoir de l’autorité garantissante.
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