Dans sa réunion du 5 mai 1909, la Société d’économie politique étudie la nature du droit de grève et les limites qu’il convient éventuellement de lui apporter. Si, passé le délai obligatoire, le droit de cesser le travail paraît juste, les destructions et les violences qui accompagnent couramment les grèves sont des délits qui doivent être réprimés. Dans le cas de la grève des fonctionnaires ou d’employés d’une entreprise en situation de monopole, la question se pose de savoir si le tort causé au public, laissé démuni, ne justifie pas l’interdiction de la grève.
De la nature du droit de grève
Société d’économie politique, 5 mai 1909
Après avoir consulté les membres de la Société, M. Frédéric Passy a mis en discussion le sujet inscrit à l’ordre du jour :
DE LA NATURE DU DROIT DE GRÈVE
M. F. Souchon, qui s’était chargé d’exposer le sujet, a reconnu qu’on avait beaucoup écrit sur cette question d’une actualité si aiguë, presque poignante, et il a avoué qu’en précisant ses idées en vue de la communication qu’il devait faire à la Société, il avait été frappé des simplicités que cette question présente quand on l’étudie au point de vue juridique. L’orateur a dit que pour lui, la question se posait comme dominée toute entière par une opposition entre la conception vulgaire du droit de grève et sa nature juridique. Dans l’opinion qui devrait être éclairée, le droit de grève est quelque chose qui est chaque jour plus étendu et plus vague. Plusieurs faits le prouvent.
S’agit-il de savoir si les fonctionnaires ont le droit de grève ? On a la leçon réaliste de faits, qui sont d’hier. Le gouvernement ne les a ni révoqués, ni menacés de révocation. Il a traité avec leurs délégués, il leur a promis des concessions. Ces fonctionnaires ont rédigé en rentrant une affiche dans laquelle ils prétendaient ne pas obéir à leur chef légal. On a jugé que c’était un fait de grève qui ne méritait pas de sanction. Ou les mots n’ont plus aucun sens, ou c’est la reconnaissance du droit de grève pour les fonctionnaires, probablement pour tous ceux d’entre eux qui se mettront en grève.
Les ouvriers quittent le travail sans se soucier du délai-congé, sans se soucier des engagements qui les lient et de ceux que le patron a pu souscrire en prenant les leurs pour base. On coupe la lumière électrique, au moment même où l’employeur en a besoin et alors qu’on s’était engagé à la fournir. On quitte des machines sans se préoccuper si cet abandon peut compromettre la sécurité. Des ouvriers agricoles quittent le travail une fois le blé coupé ou le foin fauché alors qu’il reste à rentrer la récolte abattue et que ce manque de soins peut la compromettre irrémédiablement. On a vu, au cours de grèves agricoles, des ouvriers de ferme emporter les seaux qui devaient servir à abreuver les bestiaux, pour empêcher le ravitaillement de ces animaux. Dans l’opinion commune, ces faits sont des faits de grève ; aucune poursuite n’est exercée et le patron reprend l’ouvrier, la grève terminée, sans rappeler le passé. En 1904, dans les grèves de la viticulture méridionale, on vit des grévistes empêcher non seulement les ouvriers, mais même les propriétaires d’aller aux vignes et le Président du Conseil d’alors déclara que c’était une grève modèle.
On ne prévient pas de tels faits : on ne les réprime pas davantage, car l’amnistie est la règle et l’orateur a rappelé entre autres, qu’après les émeutes de Draveil, il avait suffi qu’un projet d’amnistie fût déposé pour qu’on ne punît pas les émeutiers poursuivis pour avoir tiré sur la troupe. On se trouve, somme toute, en présence d’une conception dans laquelle le droit de grève est quelque chose d’indéterminé, d’illimité devant quoi tout s’incline, même la loi.
En face de ce préjugé de fait, l’austère réalité juridique est quelque chose de tout à fait modeste. Le mot grève n’est pas prononcé dans les codes civil et pénal. Il n’y apparaît que de façon négative parce qu’une loi de 1864 a supprimé le délit de coalition. En l’absence de textes spéciaux concernant les faits de grève, il faut voir où nous conduit le droit commun qui alors doit s’appliquer à eux.
Il convient de distinguer la législation pénale et la législation civile.
Pour la législation pénale, tous les attentats à la personne, aux choses, sont condamnables ; il n’y a pas d’immunité de grève. Par contre, il y a les articles 414 et 415 du Code pénal si souvent dénoncés comme un legs insupportable de la vieille législation et ce qui est la vérité juridique, c’est pour la grève une sévérité spéciale. Nous voilà loin de l’opinion vulgaire.
Pour le droit civil, les faits se présentent avec plus de complexité. D’assez nombreuses questions se posent ; mais l’orateur ne s’est arrêté qu’aux deux problèmes les plus vivants : 1° celui de savoir si l’ouvrier lié par un délai-congé peut être poursuivi s’il se met en grève immédiatement ; 2° celui de savoir si le patron est tenu de reprendre, le conflit fini, l’ouvrier qui a fait grève.
Pour résoudre ces questions, on fait d’ordinaire de l’analyse juridique, on se demande si la grève est une suspension ou une rupture du contrat de travail. Quelque opinion qu’on ait à ce sujet, il convient de déclarer que l’ouvrier qui a accepté un délai-congé ne peut pas partir immédiatement ; il a contracté une obligation, il ne l’exécute pas, il doit des dommages-intérêts ; c’est très simple. Dans le second cas, on dit s’il y a rupture du contrat de travail, le patron n’est pas obligé de reprendre l’ouvrier qui s’est mis en grève, tandis que si l’on admet qu’il n’y a que suspension, il doit, au contraire, le reprendre. Cependant, comme il était tenu de travailler et qu’il a manqué à cette obligation, son renvoi est légitime. Le renvoi pour un fonctionnaire, c’est la révocation et celle-ci est une solution à laquelle rien ne s’oppose en droit.
Arrivé à ce point de ses explications, M. Souchon a dit à ses auditeurs qu’ils devaient avoir contre lui une objection grandissante : « quelle étrange science que ce droit qui conduit si loin des réalités, devez-vous vous demander ? » a-t-il ajouté. Je me suis borné, a-t-il répondu, à rappeler les règles qui sont fatalement les règles de toutes les lois, car une loi ne peut pas dire : il y a deux sortes de crimes, il y a deux sortes d’obligations ; celle de la grève et celle qui n’est pas de la grève. Et il n’est jamais inutile de dire le droit et de dissiper les obscurités.
M. Barthélémy, professeur de droit administratif à la Faculté de Droit de Paris, a remarqué que le hasard des études administratives et le malheur des temps avaient conduit les administratifs à rejoindre les économistes, la question de la grève des fonctionnaires les ayant rapprochés. La grève, a-t-il dit, ressemble singulièrement à la guerre, et si, comme elle, elle peut être permise, elle n’est pas, cependant, une institution désirable, et il a montré que nous avions eu une législation prohibant la grève, que nous en avons une qui la permet seulement et que nous marchons vers une troisième qui l’organise au risque de détruire l’industrie. On applique aujourd’hui la loi de demain, qui n’est ni précise, ni claire, et c’est de cela que nous souffrons.
Faisant un bref historique du droit de grève, l’orateur a rappelé, qu’au lendemain de la Révolution, voulant rétablir la liberté du travail, on avait eu peur de toute association. L’industrie libre a alors poussé, remplaçant l’industrie organisée et stérile. Plus tard, on a pensé qu’on pouvait accorder la liberté non seulement de ne pas travailler, mais encore de s’entendre avec son voisin pour ne pas travailler, et il y a quelque chose de sain et d’utile dans ce droit, qu’ont tous les ouvriers d’une même profession de s’entendre pour ne pas travailler ; mais ce droit s’est transformé et il y a eu une évolution sociale qui l’a déformé. L’orateur a montré comment, sans savoir au juste ce qu’ils font, les ouvriers s’unissent en syndicats, s’en remettent au grand homme de cet organisme, de décider ce qu’il jugera de leur intérêt et s’engagent à le suivre. Le jour où le syndicat par ses meneurs décide la grève, l’ouvrier fera grève, il en a pris l’engagement ; or, le mot d’ordre, en de telles conditions, est donné presque toujours par des hommes qui n’ont d’autre but que de se mettre en vue et qui ne sont pas les meilleurs parmi les ouvriers.
Après des considérations très intéressantes sur ce sujet et la loi des majorités, l’orateur a exposé que la loi actuelle sur le droit de coalition, adoptée aux environs de 1860, a été la résultante d’idées qui s’appliquaient à un état social aujourd’hui profondément modifié. À cette époque, les individus s’éclairaient encore avec des bougies ou des lampes, aujourd’hui on a le gaz ou l’électricité distribués par d’importantes usines. Il y avait encore le porteur d’eau, on a maintenant l’eau municipale. On se servait de voitures particulières, on a des tramways, etc. Un très grand nombre de nos besoins sont satisfaits par des moyens qui exigent l’utilisation de forces collectives, au lieu des forces individualistes d’autrefois. Il faut faire appel à de grands services publics qui n’obéissent pas à la loi de la concurrence, dont les prix sont fixés administrativement, dans un cahier des charges. Nous devenons de plus en plus les esclaves des services publics ou de leurs succédanés, les concessionnaires. Cette évolution a eu sa répercussion sur la grève qui n’a plus le même caractère dans une industrie monopolisée que dans une industrie soumise au régime de la libre concurrence ; la grève devient, dans ces conditions, un instrument de révolution. La grève possible sous un régime de liberté, ne l’est pas sous un régime de monopole. M. Berthélemy a été ainsi amené à parler de la grève des fonctionnaires et, comme M. Souchon, il a regretté d’être obligé de constater que le droit de grève actuel tel qu’il ressort de la loi, est très loin de celui qui est pratiqué, tout en réalité étant aujourd’hui permis quand il y a grève. Entre autres moyens de réparer le mal et en forme de conclusion, l’orateur a exposé qu’il faudrait insérer dans la Constitution un petit article interdisant toute amnistie pour des faits qui ne seraient pas vieux de dix ans, et qu’on eût des magistrats pour appliquer les lois.
Après ces deux exposés qui ont été très applaudis et qui sont ici trop imparfaitement résumés, M. Bellet a donné lecture de la lettre suivante, que lui avait le matin même adressée M. Levasseur :
« Mon cher Collègue,
« Tous les mois, je regrette que ma santé ne me permette pas d’assister au dîner et de prendre part aux discussions de la Société d’Économie politique.
« Je le regrette particulièrement aujourd’hui, parce que j’aurais aimé à entendre M. Souchon et peut-être même à soumettre mon opinion personnelle à mes collègues.
« J’ai eu l’occasion, il y a peu d’années, de faire connaître cette opinion dans une discussion de l’Académie des Sciences morales et politiques et je l’ai exposée dans mon dernier ouvrage, Questions ouvrières et industrielles en France, au chapitre des grèves et syndicats. Dans Salariat et salaires, dont j’ai les épreuves sous les yeux, j’ai écrit :
« La grève est-elle une rupture du contrat de travail ? Les opinions des jurisconsultes sont partagées sur ce point. Nous inclinons à croire qu’elle est une rupture, puisque les ouvriers, en se mettant en grève, déclarent qu’ils ne veulent plus travailler aux conditions qui étaient celles de leur contrat.
« Y a-t-il un droit de grève ? Question d’école qui n’a pas une grande importance. À notre avis, il n’y a ni droit de coalition, ni droit de grève ; un tel droit n’est inscrit dans aucune loi non plus que le droit de travailler ou de ne pas travailler. Il y a simplement un acte licite. Il serait abusif de prétendre qu’il existe un droit spécial parce que des ouvriers, en se mettant en grève, n’observent pas le délai-congé et que, cependant, ils ne sont pas poursuivis pour cette infraction à la règle de leur métier, tandis que les patrons qui renvoient soudainement des ouvriers sans observer ce délai sont passibles de dommages-intérêts. La différence existe, en effet, et on la tolère jusqu’à ce qu’un arrangement légal vienne quelque jour résoudre la question : c’est déjà beaucoup et il serait inique de consacrer par la législation ou par la jurisprudence une telle inégalité. »
« Depuis la loi de 1864, en effet, la coalition n’est plus un délit. C’était juste et c’est bien. Mais depuis la suppression de l’article 416 du Code pénal par la loi de 1884 — suppression contestable — certains actes ont cessé d’être délictueux qui frisent la violence morale et qui, parfois, dégénèrent en véritables violations de la liberté et de la propriété. C’est le droit, disent les fauteurs de grève. Or, comme la limite du fas et néfas est très difficile à fixer, je crois qu’il n’est pas nécessaire de couvrir d’un prétendu droit et d’encourager indirectement ainsi des iniquités bien dommageables à l’ordre social.
« Veuillez agréer, etc. »
M. Limousin a insisté sur le tort que les grèves font aux tiers, que les grévistes soient des fonctionnaires ou des ouvriers d’une industrie privée, et il a signalé tous les inconvénients qui résulteraient, par exemple, d’une grève de boulangers. Pour lui, le droit de grève est une violation du contrat social. L’ouvrier, cependant, ne peut agir qu’à la condition de se coaliser et il a rappelé à ce propos des souvenirs personnels concernant l’élaboration de la loi de 1884 sur les syndicats, élaboration au cours de laquelle on n’a pas prévu les abus que cette loi pourrait engendrer ; on a considéré le côté électoral qui est cause d’une grande partie de nos maux, et à ce propos l’orateur a préconisé pour mettre fin au favoritisme de l’heure présente, la non réélection des députés. Il serait nécessaire, a-t-il dit, de supprimer le droit de grève, mais comme on ne peut enlever aux gens le droit de se défendre, il faudrait donner aux ouvriers un autre moyen de défense, créer, par exemple, des arbitres pour concilier les citoyens dans les conflits.
M. Colson s’est montré de l’avis de M. Souchon. Il croit que dans les rapports de l’employé avec le patron, que ce patron soit l’État ou un particulier, le renvoi est une sanction suffisante. Si on ne peut renvoyer tout le monde, il y a les meneurs, il y a les premiers partis qu’on peut renvoyer ; et si on renvoie en remplaçant immédiatement l’employé renvoyé de façon à bien faire sentir qu’il ne faut pas songer à rentrer, le renvoi est une arme qui aura quelque efficacité.
Mais, comme l’a fait remarquer M. Limousin, il y a les tiers qui sont lésés par la grève et qui, eux, ne peuvent user du renvoi et le droit commun, pense M. Colson, ne suffit pas, car les dommages-intérêts sont fort aléatoires, les gens ou syndicats qu’on pourrait poursuivre étant, en général, insolvables. Il n’y a pas d’autre ressource, croit l’orateur, que de recourir au droit pénal. Celui qui fait du tort à autrui sachant qu’il ne pourra le réparer relève de la loi pénale. C’est ainsi que l’individu qui se fait servir un repas dans un restaurant sachant qu’il n’a pas de quoi le payer, relève de la Correctionnelle et est poursuivi pour grivellerie. Celui qui cause du dommage à toute une population sachant qu’il n’a aucun moyen de le réparer doit tomber pareillement sous le coup de la loi pénale.
Dans les pays anglo-saxons, il y a l’injonction du juge qui transforme en délit quelque chose de licite. Du jour où cette injonction est faite on tombe sous la loi pénale pour violation de l’injonction. On pourrait recourir à quelque chose d’analogue, car il est nécessaire de limiter le droit de grève. Ce qui est grave dans le cas du fonctionnaire public qui fait grève, c’est qu’en désorganisant un service auquel l’initiative privée ne peut pas pourvoir, à cause de son caractère collectif, il cause aux tiers un dommage que ceux-ci ne peuvent éviter, et que, lui, ne peut réparer. De même, les grèves dites de sympathie, dont l’objet essentiel est d’accroître la désorganisation sociale, et à plus forte raison tout essai de grève générale, dont cette désorganisation est le but, devraient constituer un délit. Comme la distinction entre le cas où le dommage causé aux tiers est la conséquence accessoire de l’usage que les grévistes font de leur droit et celui où il devient tellement grave, que l’usage de ce droit cesse d’être légitime, est une question de fait plutôt qu’elle n’est susceptible d’une définition légale. M. Colson pense qu’il serait bon de s’inspirer du système anglo-saxon qu’il a rappelé. C’est dans un droit d’appréciation donné aux tribunaux que paraît être la solution.
M. Courcelle-Seneuil reprenant l’idée exprimée par deux des précédents orateurs concernant les tiers qui souffrent des grèves a dit que ces tiers avaient, en l’espèce, quelque chose à faire. Alors que les pouvoirs publics laissent impunis des faits qui sont des délits ou des crimes de droit commun, les tiers doivent intervenir. On ne dit pas assez communément et assez haut que quand des grévistes commettent des actes de malfaiteurs, usent de violence à l’égard de ceux qui veulent travailler, endommagent des machines, brisent, pillent ou brûlent usines ou maisons, ils sont des malfaiteurs et relèvent du droit commun.
M. Frédéric Passy n’a pas voulu résumer la brillante discussion qui venait d’avoir lieu ; il s’est borné à féliciter chaleureusement les orateurs qui y avaient pris part, puis il a donné son avis sur le droit de coalition qui, selon lui, ne saurait être contesté ; c’est un bien que la loi l’ait reconnu et il a été de ceux qui, autrefois, ont réclamé cette reconnaissance. Mais le droit de coalition ne comporte pas le droit de détruire des usines, de commettre des attentats contre les personnes, de désorganiser la vie sociale. Dans ces cas, il y a délit ; il y a crime ; et dire que c’est un fait connexe au droit de grève ne saurait être une excuse. Faisant allusion aux événements présents, M. Frédéric Passy a commenté éloquemment le mot de Turgot : « Le gouvernement s’est fait lui-même le plastron de tous les mécontentements publics et privés », et il a conclu que tout ce qu’on voyait, devait conduire à la restriction de l’intervention de l’État dans les affaires publiques et privées. Théoriquement, c’est la faillite de l’État, en fait, c’est peut-être le contraire qui se produira demain, a-t-il ajouté, mais le spectacle qui nous est donné justifie tout ce qui a été si souvent dit par les économistes libéraux et aux discussions même de la Société d’Économie politique.
La séance a été levée à 11 heures.
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