De l’utilité des discussions économiques

DE L’UTILITÉ DES DISCUSSIONS ÉCONOMIQUES

Lettre à M. Rouxelin, Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences et Belles-Lettres de Caen

[Journal de l’Agriculture, du commerce et des finances, juillet 1766.
— Reproduit dans le Recueil de plusieurs morceaux économiques, 1768.]

 

Monsieur,

La science économique a donc enfin pénétré dans le sanctuaire des muses : l’Académie célèbre dont vous êtes l’organe, accueille ses principes et travaille à les répandre. Elle n’a pas pensé qu’il fût étranger à ses travaux de prendre part à la fameuse question de la concurrence dans la navigation pour la voiture de nos grains, qui depuis plus d’un an s’agite au tribunal du public : vous lui avez mis sous les yeux les moyens respectifs avec une lumière et une précision qui ne laissent rien à désirer ; s’il restait même quelques nuages sur cette question, vous avez achevé de les dissiper par cette allégorie ingénieuse, dans laquelle en rapprochant les objets et en resserrant dans un moindre espace l’organisation intérieure d’une société particulière, vous avez établi et fixé les idées sur le véritable intérêt d’une nation par rapport à la valeur des denrées, à la source du revenu, à l’exercice du commerce, aux effets de sa liberté, etc., etc.

L’académie n’a pas voulu profiter seule d’un travail si utile, et après y avoir donné cette sorte d’approbation que dicte la persuasion intime, elle l’a rendu public en adressant votre rapport au Journal d’agriculture et de commerce[1] : elle n’a pas douté qu’il ne fût reçu avec reconnaissance de tous ceux qui ne conservent des doutes que pour parvenir plus sûrement à la découverte de la vérité, et qui la jugeant digne de leur application, méritent qu’on leur en aplanisse la recherche.

Cet exemple est bien fait pour être suivi, il le sera sans doute, et contribuera infiniment à la propagation des vrais principes. Le suffrage des corps est d’un beaucoup plus grand poids que le sentiment d’un particulier, auquel on peut soupçonner ou des vues personnelles, ou un goût pour la singularité, ou de la préoccupation : la sage lenteur avec laquelle les compagnies procèdent, et la réunion des lumières, forment un préjugé en faveur de leurs ouvrages, et leur communiquent un degré d’autorité, qui sans rien ajouter à la valeur intrinsèque des moyens, en garantit la solidité, à raison de la maturité de l’examen.

Pour sentir combien la réunion des lumières et des travaux est nécessaire dans ce moment, il ne faut que considérer d’un côté l’importance et l’étendue des matières économiques, et de l’autre combien cette étude est encore peu avancée.

Revenir sur toutes les opinions reçues, les éclaircir et en démêler le vrai et le faux, reconnaître les erreurs, découvrir les vrais principes, et surtout les démontrer et les mettre à portée de tous les esprits, voilà l’ouvrage qui se présente à faire. La science économique est un vaste champ qu’il s’agit de défricher ; tous les citoyens instruits sont invités à remplir leur tâche de ce travail, et à discuter les matières pour et contre dans tous les sens ; l’ouvrage est déjà ébauché, les esprits sont favorablement disposés, et paraissent tourner vers ce genre d’étude. [2] La première préparation est même donnée ; mais que de décombres à enlever, avant que le terrain soit parfaitement aplani ! Combien d’épines et de buissons à arracher ! Combien de profondes racines à déterrer et à couper, de ravins et de souterrains à combler, de coins et de recoins à fouiller !

Pour assurer la réussite complète de ce grand ouvrage, un seul instrument suffit, la discussion libre, qui employée de part et d’autre avec un zèle égal, viendra à bout d’éclaircir toutes les matières, de réunir tous les avis en un seul, et de mettre enfin la vérité au-dessus de la contradiction. [3]

Serait-ce donc la difficulté de l’entreprise ou l’incertitude de cette science qui aurait détourné de son étude ? Mais la science économique n’étant autre chose que l’application de l’ordre naturel au gouvernement des sociétés, est aussi constante dans ses principes et aussi susceptible de démonstration que les sciences physiques les plus certaines. Il serait en effet bien étrange que les connaissances essentielles à la subsistance de l’homme, à sa propagation et à son bonheur, n’eussent pas été comprises dans la sphère de son intelligence, tandis que tant de connaissances spéculatives et de simple curiosité sont à la portée de ses recherches ; mais il est bien étonnant aussi qu’il se soit occupé de celles-ci, et qu’il en ait tant négligé une qui concerne son existence ; il est bien étonnant que cette science si intéressante pour lui soit encore enveloppée de nuages obscurs, et que l’application de ses principes au gouvernement ait paru si incertaine et ait été si variable d’un siècle à l’autre et d’une Nation à l’autre, tandis que l’on a tant approfondi les sciences contemplatives, que l’on a cultivé avec autant de soin et de succès les connaissances agréables, et qu’on a porté à leur perfection les arts les plus superflus.

La science économique, la première sans doute par l’importance de son objet, se trouvera la dernière dans l’ordre chronologique des connaissances humaines : c’est un malheur qu’il faut réparer, autant qu’il est en notre pouvoir. Faisons aujourd’hui ce qu’il serait si heureux pour nous que nos pères eussent fait ; nous en recueillerons les prémices, et nous laisserons à nos descendants ce riche héritage dans sa pleine valeur. Lorsqu’à force de discussions on sera convenu des principes, et qu’à la lumière de ces principes on aura approfondi toutes les matières, cet ouvrage assurera constamment le bonheur des hommes, et il sera de nature à durer autant que le monde : car il est impossible que les principes de l’ordre naturel dégagés de tous les prestiges de l’erreur, mis à découvert, et réduits en science exacte et démontrée, s’effacent jamais de l’esprit des hommes. 

La science du gouvernement sera alors aussi simple et aussi facile qu’elle est compliquée aujourd’hui. Un seul coup d’œil jeté sur les principes suffira pour juger et apprécier chaque opération ; les administrateurs des peuples, exempts des fautes de l’erreur et de la surprise, seront sûrs de procurer le bonheur des hommes par l’exécution des lois invariables de l’ordre naturel ; ils auront pour garant de leur gestion la volonté connue du souverain maître, dont ils tiennent leur pouvoir et dont ils sont les images.

Tel est, Monsieur, le grand ouvrage qu’il s’agit d’exécuter. C’est sans doute l’entreprise la plus méritoire, la plus fraternelle et la plus digne d’occuper les citoyens qui sont en état d’y concourir. Eh, qui peut le faire avec plus de succès que les Académies ! Pourquoi l’étude de la science économique n’entrerait-elle pas dans l’ordre de leurs occupations ? C’est à ces compagnies respectables, composées des hommes les plus instruits, et instituées pour accélérer les progrès des connaissances utiles, qu’il convient de travailler dans tous les genres à éclairer leurs concitoyens et l’humanité.

On peut, en suivant cette carrière, y moissonner autant de gloire que dans celle des autres sciences dont on s’est uniquement occupé jusqu’ici ; et remporter en outre, ce qui est infiniment plus précieux, la plus douce satisfaction à laquelle l’homme puisse ouvrir son cœur, celle d’être à jamais utile à ses semblables. Le fruit de ce travail ne vaut-il pas bien celui qu’on peut recueillir en éclairant la république littéraire sur des objets, qui le plus souvent ne sont que d’agrément ou de pure curiosité ?

L’Académie de Caen a la première donné cet exemple important ; puisse-t-il avoir des imitateurs ! Le progrès des connaissances économiques deviendrait aussi rapide que certain.

Les Sociétés d’agriculture paraissent destinées à ce genre d’étude d’une manière plus directe encore et plus particulière que les autres académies. Le titre même et le but de leur institution leur imposent le devoir de s’occuper de tous les moyens qui peuvent provoquer le rétablissement de la culture nationale, base unique des richesses et de la population. Elles font sans doute bien de s’instruire du manuel et des détails de la culture, de former une collection de matériaux et de connaissances locales, de multiplier et d’encourager les essais, et d’associer leurs réflexions à l’expérience des cultivateurs pour le succès des réformes qu’elles croient avantageuses. Mais je ne crains pas de le dire, le plus grand service qu’elles puissent rendre à la nation est de remonter aux différentes causes de l’appauvrissement de notre culture, et de rechercher tout ce qui s’oppose aux vues paternelles du gouvernement pour le rétablissement de la prospérité publique. Si pour opérer ce rétablissement, elles fondaient leur espérance sur la ressource des pratiques et des inventions nouvelles, sur les succès locaux qu’on peut obtenir par des moyens difficiles quelquefois à réaliser en grand, sur les conseils qu’on peut donner aux cultivateurs, à qui le plus souvent il ne manque que des facultés, elles ne connaîtraient ni la nature des maux ni celle des remèdes : jamais de si faibles moyens ne peuvent procurer de grands effets, et il s’agirait d’opérer une révolution. Elles ressembleraient à un médecin qui ne connaissant ni l’espèce ni la cause de la maladie, ordonnerait pour ne pas rester en défaut, des remèdes indifférents, qui aussi incapables de sauver le malade que de lui nuire, ne seraient propres qu’à l’amuser et à le flatter. Elles ont sollicité et obtenu la liberté du commerce des grains ; voilà un moyen efficace de prospérité, et nous en ressentons déjà les effets. Mais cette liberté n’est pas encore complète ; n’est-il pas de leur devoir d’éclairer la nation sur les avantages de la suppression entière des prohibitions, et de hâter ainsi le moment heureux où la prudence du gouvernement pourra la juger assez instruite pour désirer et recevoir avec reconnaissance cette dernière faveur ?

Combien dans d’autres branches ne reste-t-il pas d’opérations à faire également utiles par rapport à la valeur des denrées, à leur consommation, à la facilité des débouchés et du commerce, à la multiplication des productions, soit de celles qu’on cultive déjà, soit de celles que la température de notre climat nous permettrait de cultiver ? Mais il faut préparer ces opérations, en découvrant à la nation la nature et l’étendue de ses ressources, en démasquant les vues particulières qui s’efforcent de rendre le bien redoutable, en fixant les vrais intérêts de la société, afin qu’il ne soit plus possible de prendre le change, en dévoilant le danger des prohibitions avec lesquelles la force de l’habitude nous a comme naturalisés, en déférant à l’autorité tutélaire tous les privilèges exclusifs, qui de la part de ceux qui les ont obtenus sont autant d’actes d’hostilités contre la société, en recherchant toutes les entraves et les obstacles qui se présentent à chaque instant aux yeux attentifs, et qui forment autant d’embarras dans la circulation, d’obstructions dans le corps politique, et d’atteintes à la liberté civile. [4]

L’ouvrage est immense sans doute ; mais que ne peut-on pas entreprendre avec du travail et du courage ! La contradiction, loin de retarder le succès, est nécessaire pour l’accélérer et l’obtenir. Que de part et d’autre chacun ait la liberté d’exposer ses sentiments, de déduire ses moyens et de réfuter ceux des autres ; la victoire restera sûrement à ceux qui défendent la cause la plus conforme à l’intérêt de la patrie. En effet dans ce genre de combat, rien ne dépend du hasard et des circonstances ; rien n’est au pouvoir de la fortune : chacun trouve ses ressources dans la cause qu’il soutient.

Il est dans la nature de la vérité de n’avoir besoin que de temps pour se faire entendre, et de liberté pour s’expliquer. Son avocat est l’évidence et son Juge est la raison. Elle ne peut en reconnaître d’autre. On argumenterait en vain contre elle de l’exemple d’autrui, ou du nombre de ses adversaires. Veritas claudi et ligari potest, dit un Ancien, vinci non potest ; quia suorum paucitate contenta est, et multitudine hostium non terretur.

La vérité a certainement une merveilleuse facilité pour s’acquérir les suffrages. Mais ce n’est point lorsque la nouveauté des matières soumises à la dispute n’a pas permis à beaucoup de personnes de s’en instruire, et qu’elle tient encore en suspens une partie de ceux qui s’y appliquent, qu’il s’agit de compter les voix. De quel poids pourrait être l’opinion du grand nombre dans un temps où la discussion n’a pas suffisamment éclairci les matières ?

On ne doit pas conclure de ce que je dis ici que le nombre de ceux qui, d’après un examen sérieux, sont devenus les partisans de la liberté générale du commerce, les antagonistes des prohibitions, des privilèges exclusifs, et de tout ce qui peut enfin diminuer   la jouissance du droit de propriété des citoyens, et par conséquent la reproduction des denrées et des richesses, la population, les revenus et la puissance de l’État ; on ne doit pas conclure que le nombre de ces hommes instruits soit aussi peu considérable que quelques personnes feignent de se l’imaginer : il est visible qu’ils se multiplient de jour en jour, à mesure que la lumière acquiert plus d’éclat ; et l’on ne peut se dissimuler que dès le commencement des disputes ils ont fourni plus d’athlètes que leurs adversaires.

Ceux-ci ont cherché à se prévaloir du suffrage du peuple, (et il faut comprendre à cet égard dans cette dénomination tous ceux qui sont incapables d’entendre ces matières ou qui n’y ont jamais donné d’attention). Mais ce n’est jamais de cet ordre de personnes qu’il saut compter les suffrages dans aucun parti. Leur approbation, indifférente à obtenir, difficile à constater, aussi aisée à perdre qu’à acquérir, ne mérite pas d’être disputée. Le peuple est toujours au vainqueur. Sans aucun sentiment à lui, parce qu’il n’en approfondit aucun, il embrasse celui qui prévaut, et son consentement ajoute bien peu au mérite de la victoire. Ainsi lorsque deux armées sont en présence, les chefs de part et d’autre s’inquiètent fort peu des dispositions d’une ville voisine, qui sans fortifications et sans défense, attend l’événement pour se décider et ouvrir ses portes à celui que le succès lui donnera pour maître. C’est cependant sur cette prétendue approbation du peuple que les adversaires de la libre jouissance du droit de propriété établissent principalement leur confiance ; c’est sur elle qu’ils se fondent pour regarder comme une poignée de gens faciles à dissiper, comme des gens à systèmes[5], et prévenus d’idées toutes nouvelles, les citoyens qui consacrent leurs études et leurs travaux à démontrer que tous les hommes sont frères, qu’ils se doivent tous et réciproquement le secours de leurs services, la communication et l’échange libre de leurs richesses, que l’existence et les limites des différentes sociétés politiques, utiles et nécessaires pour déterminer dans chaque lieu quelle est l’autorité tutélaire à laquelle on doit avoir recours pour le maintien du droit de propriété, ne met entre les Nations aucune opposition d’intérêt, n’empêche pas qu’elles ne fassent toutes partie de la grande société qu’on appelle le genre humain, et ne les dispense point de la loi divine qui prescrit la liberté du commerce, de laquelle aucun État ne peut s’écarter qu’à son propre détriment.

Est-ce donc là une doctrine si nouvelle, si dangereuse, si capable de semer le trouble et qui doive exciter une si grande réclamation ? Qu’on la juge en elle-même, qu’on la juge par ses effets. Le principe de la fraternité des nations dérive évidemment de l’ordre naturel, et dès lors il est invariablement conforme à l’intérêt des nations en général, et de chacune d’elles en particulier. Si telle est son origine, comment ose-t-on le regarder comme une belle idée spéculative impossible à réaliser, et qu’il serait téméraire et indiscret à une nation d’adopter, tant qu’elle ne le sera pas par les autres ? Est-il donc au pouvoir des hommes de changer par leurs opinions la nature des choses, de faire au gré de leurs passions ou de leurs caprices un principe vrai ou faux, de lui attribuer des conséquences ou de l’en dépouiller, de le rendre applicable à la conduite, ou de le réduire à une simple vérité de théorie, et d’accorder ou de refuser aux lois divines l’autorité d’être obligatoires ? Les hommes sans doute peuvent s’aveugler et se tromper, et malheureusement ils n’abusent que trop de ce pouvoir. Mais la vérité ne serait qu’un vain nom, et son autorité serait illusoire, si elle dépendait de leurs opinions ou de leur conduite. Ce qui est vrai le sera toujours ; ce qui est obligatoire ne cesse pas de l’être, quoique contredit et méconnu. Les lois divines ne perdent ni leur existence ni leur autorité, parce qu’il plaît aux hommes de les violer ; la conduite des autres n’est point un titre pour les enfreindre ; et comme elles portent leur sanction avec elles, elles punissent les infractions, sur quelques exemples qu’elles soient fondées, attendu qu’il n’y a point d’exemple qui puisse dispenser de leur observation.

Qu’on nous cite les exceptions que souffre le principe de la fraternité des nations. Les hommes les ont tellement multipliées, qu’ils lui ont substitué dans la pratique le principe contraire de l’opposition habituelle d’intérêt, et qu’ils en ont fait la base de leur politique. Mais c’est à l’auteur même de la loi qu’il appartient d’en dispenser, et c’est la nécessité seule qui indique le cas de l’exception. Ainsi une nation qui en attaque une autre à force ouverte, constitue celle-ci dans l’état d’une défense légitime et indispensable. C’est Dieu lui-même qui autorise le droit de la guerre ; il en fait un devoir au souverain à qui il a confié le glaive pour la protection et le maintien de la société qu’il gouverne.

Mais l’acte d’hostilité que commet une nation envers une autre en l’excluant de chez elle par des prohibitions ou des impôts, en violant la loi de la réciprocité du commerce et de la liberté des échanges, n’autorise point les représailles, parce qu’elles ne sont légitimes que dans le cas d’une nécessité indispensable ; parce que loin de compenser le mal ou de le diminuer, elles ne font que l’aggraver, l’étendre et le rendre universel ; parce que cette manière de se venger et de repousser les prohibitions par des prohibitions, les impôts par des impôts, est aussi ruineuse et aussi funeste à la nation qui l’emploie, qu’à celle qui a été assez peu réfléchie pour en donner l’exemple ; parce qu’en tout état de cause, et quelle que soit la conduite des autres peuples, il est physiquement et immuablement utile à une nation d’ouvrir ses ports et d’accueillir le commerce universel, soit pour procurer à ses productions la plus grande valeur possible, soit pour payer au moindre prix possible le service d’importation ; parce qu’enfin le seul moyen de faire cesser ce genre d’hostilité est de continuer à maintenir la franchise et l’immunité du commerce, ou de les rétablir si l’on s’est laissé entraîner par l’exemple, et de prouver aux autres par les heureux effets qu’on retirera de cette modération, combien est solide et abondante la récompense attachée à l’observation invariable de l’ordre naturel.

Que l’on compare au principe si simple, si touchant et si vrai de la fraternité des nations, la politique que les hommes lui ont substituée et lui préfèrent : quelle différence dans l’origine et dans les effets ! Elle tire sa source des passions des hommes, de l’ambition, du désir de prévaloir, et tout au moins de l’erreur, du défaut d’examen et de calcul qui leur a persuadé que le mal qu’ils pouvaient faire à leurs semblables était un moyen d’accroître la somme de leur bonheur et de leurs richesses. Voudrait-on contester cette origine ? Qu’on en juge par les effets ; cette foule de maux qui en dérivent l’attestent et la démontrent.

N’est-ce donc pas cette politique qui a jusqu’à présent semé les dissensions, les haines, les rivalités, les prohibitions, les impôts réciproques sur la surface de la terre, qui a rendu les guerres si fréquentes et les traités si peu sincères et si faciles à rompre,  qui au sein même de la paix, ou plutôt dans les courts intervalles d’une guerre à l’autre, a maintenu les nations dans un état habituel d’hostilité, en leur suggérant d’attaquer leur propriété respective, de s’exclure réciproquement et de se nuire à elles-mêmes pour appauvrir les autres, comme s’il était dans l’ordre de la providence de permettre à quelqu’une de s’enrichir d’une manière solide et durable, au préjudice des autres peuples. Ces opinions si fatales au bonheur des hommes et au repos des nations, si opposées à leur intérêt commun, à l’ordre naturel et aux lois de la société humaine, qui peuvent être ignorées et violées, mais qui ne peuvent l’être impunément, sont-elles donc si fortement enracinées, qu’on ne puisse les attaquer sans paraître publier une nouvelle doctrine ? Et les hommes sont-ils si éloignés du simple et du vrai qu’on ne puisse sans témérité entreprendre de les y rappeler ?

Telle est en effet la force impérieuse des préjugés et de l’habitude. Les vraies idées du commerce, de sa nature et de ses effets, se sont tellement confondues, que les nations n’ont plus distingué ce en quoi il est nécessaire, et ce en quoi il est onéreux ; sous quel rapport il est utile de l’étendre, et sous quel rapport il est bon de le réduire ; qu’elles ont pris le change, au point d’envisager les frais qu’il occasionne comme une branche de bénéfices nationaux, qu’il était important de réserver aux négociants domiciliés chez elles, et qu’elles n’ont pas aperçu que l’effet nécessaire des précautions qu’elles prenaient pour y parvenir, était de renchérir un service dispendieux, de détruire une partie de la valeur de leurs productions, et de restreindre le commerce en lui-même. Les idées exclusives ont tellement prévalu qu’elles sont aujourd’hui une partie essentielle de la politique des nations, et de l’art de traiter et de négocier, et que l’on ne peut élever la voix en faveur de la liberté générale du commerce, encore moins conseiller à chaque nation en particulier de l’admettre indépendamment de la conduite des autres, sans s’exposer à passer pour des gens à paradoxes, sans risquer même en quelque sorte d’être regardés comme une espèce de secte réunie dans le projet insensé de réformer les opinions reçues. [6] Rien cependant n’eut jamais moins l’air de secte ; car tout esprit de secte tend à désunir les hommes, à les isoler, à les mettre aux prises ; et les citoyens auxquels on voudrait donner cette qualification, n’ont pour but que de réunir les hommes ; ils ne prêchent que la paix, la concorde, la fraternité. Aussi éloignés de tout intérêt personnel que d’aucun esprit de parti, ils ne tiennent à leurs opinions que parce qu’ils les croient vraies ; ils n’écrivent pour les soutenir, que parce qu’ils les croient importantes pour le bonheur de l’humanité.

Si la doctrine qu’ils professent paraissait d’abord extraordinaire, ce ne pourrait être qu’à raison de sa nouveauté. Mais ce caractère de nouveauté est très étranger à une doctrine qui n’est autre chose que l’exposition simple de l’ordre naturel. Elle n’est nouvelle aujourd’hui que parce que les hommes l’ont longtemps méconnue ; elle ne paraît singulière que parce qu’elle est contredite par l’usage, sans avoir jamais été développée ni approfondie. Mais plus elle semble singulière, plus il est certain qu’elle ne sera pas légèrement admise, et qu’elle ne devra ses progrès qu’à une évidence irrésistible.

L’effet que cette doctrine a produit jusqu’ici n’a donc rien qui doive surprendre ; elle étonne les uns, elle révolte les autres ; chacun en juge suivant ses dispositions.

Plusieurs y font une attention sérieuse, et leur nombre augmente tous les jours. Ceux qui lisent sans avoir un parti décidé, et qui apportent dans cet examen du doute et le désir de trouver le vrai, sont autant de conquêtes pour les écrivains qui réclament l’ordre naturel établi par Dieu même, et qui par cette réclamation sont regardés par leurs adversaires comme des novateurs. Parmi un plus grand nombre, les uns voient agiter ces questions avec indifférence, et quelques autres avec chagrin. Les premiers se contentent d’opposer aux arguments les plus pressants les raisons les plus vagues ; ils disent que si l’on s’attachait à toutes les idées nouvelles, on ne saurait bientôt plus que croire dans ce siècle où l’on met tout en question[7] ; que s’il s’agissait aujourd’hui de prendre un parti et de choisir des principes, ceux de la liberté entière seraient peut-être préférables ; mais que lorsqu’un État a suivi depuis longtemps un plan de conduite, toute innovation est dangereuse, même en mieux. [8] Quelques-uns traitent encore plus légèrement ces contestations : selon eux, ce ne sont que des pointilleries, des jeux d’esprit, propres à faire briller dans la dispute. Cette manière de juger prouve que bien des gens n’entendent point encore nos principes ; car tous ceux qui les conçoivent et qui en sentent les conséquences sont fort éloignés de regarder comme des jeux d’esprit des questions aussi importantes que celles de la source du revenu, de la nature et des effets du commerce, de la stérilité des travaux de l’industrie, etc., etc.

Mais il en est d’autres, qui fermement attachés aux maximes suivies depuis un certain temps, se fâchent d’en voir d’autres s’accréditer et gagner de proche en proche. Ils avaient regardé d’abord cette nouvelle doctrine comme un recueil d’illusions, et ceux qui en ont embrassé la défense, comme un parti de campagne que le moindre détachement dissiperait ; et sans grande précaution, ils ont mis en avant quelques-uns des leurs armés à la légère, qui se sont flattés de terminer la dispute par des négations ou par des raisons faibles et ramassées au hasard. Ils ont été piqués de la résistance ; ils ont vu qu’il s’agissait d’un combat en règle contre des gens qui, appuyés sur des principes mûrement réfléchis, faisaient bonne contenance. Ils commencent d’ailleurs à sentir et à entrevoir les conséquences pratiques de ces principes. Accoutumés au joug des prohibitions, dont l’habitude les empêche de sentir le danger et le poids, ils craignent les approches de la liberté, comme les yeux malades évitent l’éclat de la lumière. Ils tremblent, ils s’alarment sur le sort des prohibitions, et les invoquent comme une loi sacrée (voyez le Journal de mars, page 139, au milieu) à laquelle nulle circonstance ne peut donner atteinte, et contre laquelle tous les raisonnements doivent venir se briser. [9]

Parmi eux, les uns prennent le parti de répondre, et ne sauraient faire plus de plaisir à ceux qui aiment la vérité. D’autres ont recours à un argument plus simple, ils crient à l’ennui ; et ils ont raison ; rien n’est si ennuyeux que de voir des gens qui s’obstinent à nous prouver que nous avons tort, et qui viennent à bout de le persuader à un certain nombre de lecteurs. D’autres, enfin, prennent la chose plus sérieusement ; et s’armant d’un zèle amer pour le soutien de leurs opinions, ils voudraient persuader que ces disputes sont dangereuses et contraires au bien public ; le moyen qui leur plairait le plus pour les terminer, serait de faire imposer silence à leurs contradicteurs. Mais le gouvernement aussi éclairé que bienfaisant, ne voit dans ces disputes qu’une controverse très utile à la discussion des matières et à la découverte de la vérité ; il regarde de part et d’autre les athlètes comme des citoyens également animés du bien da la patrie ; et si quelqu’un d’eux demandait qu’on imposât silence à ses adversaires, il jugerait aussi défavorablement de la bonté de ses moyens, que de la sincérité de son zèle.

En effet, quel danger peut-il y avoir d’agiter et de discuter les matières économiques sous un gouvernement qui ne désire que le plus grand bien ? Que pourrait-on redouter de ces disputes entre citoyens, et qu’en peut-il arriver qui ne soit infiniment avantageux ? 

Il ne s’agit point ici d’opérer, mais d’examiner, de sonder le terrain, de porter le flambeau de la discussion partout où la contrariété des sentiments prouve que la lumière n’a point encore pénétré. Il s’agit de revenir sur les principes qu’on a suivis, particulièrement depuis un siècle ; de repasser sur toutes les opinions reçues, de les soumettre à une révision exacte, afin de ne rien admettre dont l’évidence n’ait été vérifiée, et d’appliquer le doute universel de Descartes à tous les points de la science économique. [10]

Si les anciennes maximes sont reconnues vraies, il faudra continuer de les suivre, et s’y attacher d’autant plus fermement qu’elles auront triomphé de la contradiction. Si elles sont reconnues fausses, et par conséquent contraires au bien de la société, ce sera au gouvernement à prendre les mesures et les tempéraments que lui suggérera sa prudence, et à avancer par degrés dans la carrière des réformes qu’il reconnaîtra nécessaires. En attendant, rien n’est si sage, rien ne manifeste mieux ses intentions vraiment paternelles, que la concession de la liberté de la plume, dont il résultera nécessairement un dépôt de lumières bien précieuses sur tous les points de l’administration.

Il s’élève un certain nombre de gens qui traitent formellement d’erreur ce qui est presque généralement regardé comme d’anciennes maximes, comme des principes incontestables, justifiés par l’expérience ; qui enseignent une doctrine qui paraît nouvelle, dont les conséquences mèneraient à une conduite que nos pères depuis un siècle principalement ont condamnée par leur exemple. Ces nouveaux venus doivent-ils être crus légèrement ? Faut-il sur-le-champ et sans examen innover avec eux, et adopter tous les changements qu’ils proposent ? Non, sans doute, et ils sont bien éloignés de le prétendre.

Mais si la nouveauté de leur doctrine autorise à l’examiner de plus près, elle n’est pas une raison pour refuser de les entendre. Ils ne demandent que la liberté de l’exposer, et ils désirent très sincèrement la même liberté pour leurs adversaires. Où pourrait être le danger de cette discussion ? Dans les matières de pur raisonnement et soumises à un examen public, la séduction ne peut jamais prévaloir ; et la vérité, loin d’être compromise, ne peut qu’y gagner. Que peuvent donc craindre les adversaires de cette doctrine qu’ils appellent nouvelle ? D’être accablés par le nombre ? mais ils se vantent d’être dix mille contre un ; d’essuyer un combat trop inégal ? mais dans la dispute un homme en vaut un autre, c’est la force des moyens qui donne seule la supériorité[11] ; d’être forcés de changer d’avis et de céder à sa conviction ; mais ont-ils donc ici un autre intérêt que nous, celui de voir la vérité l’emporter, soit sur les sophismes de la nouvelle doctrine, soit sur les préjugés des opinions vulgaires.

En effet, de quelque côté que soit la vérité, elle ne peut manquer de sortir avec éclat de cette épreuve. Elle a un charme secret et un pouvoir invincible sur les esprits ; tôt ou tard elle vient à bout de les soumettre : nous sommes faits pour la connaître, et lorsque nous embrassons l’erreur au lieu d’elle, c’est que sa ressemblance nous séduit et nous attache ; car la vérité n’est pas toujours également sensible et palpable ; quelquefois l’erreur prévaut sur elle par l’ignorance, s’accrédite par l’opinion, s’affermit et se consolide par l’usage ; l’erreur prend alors toutes les apparences de la vérité, et acquiert sur les esprits un empire qui semble indestructible.

Lorsque la vérité ainsi obscurcie et oubliée commence à reparaître, elle a tout le désavantage de la nouveauté, et voit s’élever contre elle cette même réclamation que l’erreur excite à si juste titre lorsqu’elle s’annonce. Ce n’est qu’à force d’examen et de travaux, ce n’est qu’au prix d’une discussion longue et pénible qu’elle reprend son autorité envahie, et qu’elle se manifeste enfin avec cette certitude à laquelle l’évidence a mis son sceau. Sa possession est alors assurée, jamais elle n’échappe après avoir été longtemps disputée et acquise par une recherche opiniâtre qu’une contradiction soutenue a rendue plus profonde et plus sérieuse.

Si la vérité doit toujours être l’objet de nos recherches ; si l’ignorance en quelque genre que ce soit n’est bonne à rien ; si l’erreur est nuisible ; de quelle importance n’est-il pas de saisir le vrai avec certitude dans la matière la plus intéressante pour le bonheur de l’humanité ! Jusqu’ici la science de l’administration intérieure par rapport aux relations qu’ont entre eux les hommes en société, à la communication des biens et des services, aux moyens de multiplier les richesses et d’en étendre la jouissance, n’a été ni discutée ni approfondie avec le soin qu’elle mérite. On a beaucoup écrit sur le droit naturel, mais on l’a toujours traité dans l’ordre moral, comme s’il s’agissait d’êtres purement intellectuels, sans songer que les hommes sont assujettis à une multitude de lois physiques ; que ces lois ayant également Dieu pour auteur, font partie de la législation divine, et qu’elles ont avec l’ordre moral, la même connexité que celle qui se trouve entre le corps et l’âme[12]. On a beaucoup discuté le droit des nations et leurs intérêts respectifs dans les rapports qu’elles ont entre elles ; mais on l’a traité comme l’on traite dans un congrès les prétentions contraires des parties belligérantes : on a supposé tous les peuples dans un état habituel et nécessaire d’opposition d’intérêt ; et l’on s’est si fort éloigné du principe si naturel, si constant et si juste de la fraternité des nations, qu’il paraît devoir être relégué dans une république imaginaire telle que celle de Platon, ou dans ce qu’on appelle les rêves de l’abbé de Saint-Pierre ; et qu’on ne peut plus concevoir que la distinction des territoires qui partagent l’univers entre les nations, la différence qui se trouve dans leur langage, leurs lois, leurs usages et leur gouvernement civil, ne les rend point étrangères les unes aux autres par rapport au commerce, et que leur intérêt respectif sera toujours de jouir entre elles de la communication la plus facile et la plus libre.

De même l’administration intérieure, dont les principes, dérivés de l’ordre naturel, sont aussi faciles à appliquer au gouvernement des peuples qu’à saisir dans la théorie, est aujourd’hui la science la plus difficile, la plus épineuse, la plus incertaine. L’exercice de cet art aussi simple que sublime, est devenu un fardeau énorme et accablant par les détails dont l’a surchargé un excès de zèle pour le bien des sujets. L’administration a cru devoir s’occuper de tout ce qui intéresse les membres de la société, et s’est crue chargée de pourvoir à tous leurs besoins, de prendre un soin direct de leur subsistance, d’entrer dans le détail de leurs occupations et de leurs travaux, de les régler et de les distribuer, de tenir les rênes du commerce, pour le laisser agir ou le restreindre à son gré. De là cette surveillance qui se porte sur tous les objets, et qui embrasse tout pour tout attirer à elle, qui statue sur la manutention des bois, des haras, la navigation, etc., qui s’étend à toutes les branches de commerce et d’industrie, qui donne des formes et des règlements à toutes les manufactures, qui s’occupe du nombre des fils qui doivent entrer dans le tissu des étoffes, etc. De là cette armée d’Inspecteurs et de Préposés, chargée de toute cette manutention, et qui ne peuvent remplir plus utilement leurs fonctions qu’en ne s’en occupant point.

Mais tous ces détails sont parfaitement étrangers à l’administration ; parce qu’ils ne sont jamais mieux ordonnés que lorsqu’ils sont abandonnés à eux-mêmes, et au libre concours des intérêts particuliers. Ce serait avoir une idée peu digne de la fonction si noble et si élevée du gouvernement, que de faire entrer des soins si minutieux dans l’ordre de ses occupations sublimes.

Tout gouvernement est institué de Dieu pour maintenir la paix et l’union entre les membres réunis du corps politique, pour assurer à chacun la jouissance pleine et entière de ce qui lui appartient, et le libre exercice de ses facultés. Sa fonction se réduit à assurer inviolablement la propriété des biens, la liberté dans l’emploi des hommes et des richesses, et la liberté des échanges, et consiste beaucoup plus en protection qu’en action.

Le gouvernement n’a autre chose à faire qu’à empêcher qu’il ne soit apporté aucun trouble à ces lois si simples et si justes de l’ordre naturel ; ni de la part des étrangers par des actes d’hostilité dirigés contre la société à laquelle il préside, ni de la part des Sujets entre eux par l’effet des passions, et surtout de la cupidité qui ne cherche qu’à envahir.

Il pourvoit à la sûreté extérieure par les forces militaires qu’il entretient pour en imposer aux sociétés voisines, repousser leurs attaques, et faire respecter sa nation.

Il pourvoit à la sûreté intérieure par le moyen des tribunaux chargés de distribuer la justice, d’assurer les propriétés par l’exécution des lois connues et communes à tous, et de punir les crimes qui exigent une vengeance publique. Plus cette administration est simple et brève, tant dans les formes que dans les degrés de juridiction, et mieux elle remplit son but.

Pour fournir à la dépense considérable qu’exige la chose publique, le gouvernement a un droit incontestable et direct sur une portion du revenu territorial, affecté par le titre le plus légitime aux charges de l’entretien de la société.

Il semble que les gouvernements approchent d’autant plus de la perfection qu’ils sont moins éloignés de la simplicité de ces principes ; et que la réforme de ceux qui s’en sont écartés consiste beaucoup moins à agir, qu’à cesser d’agir, à rétablir l’ordre naturel en supprimant toute influence de l’autorité partout où elle n’est pas nécessaire, et en laissant un libre jeu à toute la machine. [13]

Nos pères, avec beaucoup moins d’esprit que nous, avaient des vues plus saines sur les principaux objets d’économie politique, parce que sans autre examen et tout naturellement, ils suivaient à bien des égards les principes simples et invariables de l’ordre naturel, et laissaient prendre aux choses la même pente que suit un ruisseau dont rien n’arrête le cours : tout ce qui s’appelle consommation, circulation, commerce, allait de soi-même et n’en allait que mieux. [14] Depuis que l’Europe s’est policée, à force de chercher à mieux faire et de vouloir acquérir une somme de puissance et de richesses supérieure à celle que la nature nous offre, et dont un commerce libre nous assurerait la jouissance ; nous avons passé le but ; nous avons tenu la conduite d’un homme riche, qui croyant doubler son bien, en néglige l’administration pour donner dans l’illusion de la pierre philosophale, et se ruine ; nous avons perdu une partie de nos richesses, et par conséquent de notre population qui est toujours en raison des richesses.

Ce n’est pas que nos pères n’eussent aussi leur manie ; car les hommes qui pourraient passer tranquillement le peu de temps qu’ils paraissent sur la terre, et y jouir de l’espèce de bonheur dont est susceptible leur séjour ici-bas, ont, grâce à l’ignorance, toujours trouvé le moyen de se rendre malheureux : nos pères étaient conquérants, l’histoire ne présente autre chose que le récit des efforts qu’ils faisaient pour s’arracher tour à tour une ville ou une province. La guerre est un terrible fléau, mais il n’est que passager, et on ne voit pas qu’il ait beaucoup nui autrefois à la population ; au lieu qu’une erreur capitale en fait d’administration, telle que celle qui depuis un siècle avait détruit la valeur de nos grains, a des suites bien plus funestes et plus durables, quoique ses effets soient dans le commencement moins effrayants et moins visibles. Aujourd’hui, nous paraissons n’être plus agités de l’ambition des conquêtes ; on sent qu’elles n’aboutissent qu’à un épuisement réciproque : mais nous n’en éprouvons pas moins de guerres ; elles ont simplement changé d’objet. On se battait pour enlever une province, aujourd’hui l’on se dispute une branche de commerce, et l’on soutient les guerres les plus longues et les plus opiniâtres pour avoir le droit exclusif d’aller au bout du monde acheter, voiturer et revendre.

Si les principes de bienveillance, de fraternité, de concorde, ont trop peu de pouvoir sur l’esprit des hommes pour les empêcher de se nuire et de se détruire, ils sont si dociles à la voix de l’intérêt, qu’on pourrait peut-être inspirer aux nations des dispositions pacifiques, si l’on parvenait à les convaincre par le calcul, que la terre est la source unique et véritable des richesses, mais qu’elle ne les restitue qu’autant qu’elles sont consommées ; qu’ainsi restreindre la consommation, c’est éteindre la reproduction : que le commerce n’étant autre chose qu’un véhicule de la consommation, ne peut être trop libre et trop étendu ; que si les frais qu’il occasionne sont un bénéfice pour ses agents, ils sont pour les nations une dépense qu’elles supportent, soit dans leurs ventes, soit dans leurs achats, et qu’elles ont le plus grand intérêt de réduire par la concurrence ; que ce n’est donc jamais par ses frais que le commerce doit exciter l’ambition des nations agricoles, mais par ses effets relatifs à la valeur : qu’il y a mille fois plus à gagner pour elles à vendre beaucoup de la première main et à profiter sur leurs achats, qu’à procurer aux commerçants domiciliés chez elles de plus grands bénéfices de revente et de voiturage ; qu’il est contre leur intérêt sensible de restreindre le commerce en lui-même, soit chez soi, soit chez les autres par quelque genre d’exclusion que ce soit ; qu’en effet le commerce consistant en échange est nécessairement un contrat double ; qu’on ne peut l’exercer qu’avec des gens qui ont de quoi échanger ; qu’on ne peut faire un commerce étendu avec une nation pauvre ; que par conséquent chaque peuple trouve son avantage dans l’opulence de ses voisins ; que chercher à les appauvrir et à les supplanter, c’est travailler à sa ruine ; que les exclure de chez soi, c’est se fermer l’entrée chez eux ; que repousser leurs productions, c’est leur interdire la faculté d’acheter les siennes propres, c’est s’appauvrir en même-temps et se priver d’une jouissance ; que leur enlever une ressource quelconque, c’est s’en ôter une à soi-même ; que nuire à leurs richesses et à leur reproduction, c’est incendier ses propres moissons ; que leur faire la guerre, quel qu’en soit l’événement, c’est se faire à peu près autant de mal qu’à eux ; que charger d’impôts l’entrée de leurs productions, c’est leur donner l’exemple d’en faire autant, c’est renchérir la consommation de ses propres sujets, et partager avec eux le tort qu’on prétend leur faire, etc.

Si l’on pouvait persuader aux nations des principes si vrais, si conformes à l’ordre physique et à la nature des choses, ne serait-ce pas retrancher les plus fréquentes occasions de discorde et de guerre, auxquelles nous soyons exposés dans l’état actuel de l’Europe ? Quel qu’en soit le succès, il est toujours louable et utile de l’essayer.

Une doctrine aussi propre à assurer le repos des nations et le bonheur de chacune d’elles en particulier, ne peut être trop connue et trop accueillie. Le soin de la développer et de la répandre est la tâche des cœurs bien faits, des esprits éclairés et des âmes sensibles. C’est la vôtre, Monsieur, c’est celle des Académies. Tous les citoyens qui contribueront à la remplir, pourront se flatter d’avoir fait le meilleur emploi de leurs talents ; ils jouiront de la satisfaction d’avoir rendu à l’humanité le service le plus essentiel dans l’ordre terrestre, d’avoir dissipé les ténèbres de l’ignorance et de l’erreur sur les points les plus importants, d’avoir découvert la route qui mène au bonheur, et d’avoir appris aux hommes que le souverain Maître n’a point laissé arbitraires ni livré au hasard les moyens de rendre heureuse la société qu’il a lui-même établie ; mais qu’il a assujetti la science sublime du gouvernement à un ordre de lois aussi simples qu’invariables.

Je suis avec respect, etc.

 

 

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[1] Le rapport de M. Rouxelin est inséré dans le Journal d’avril 1766.

[2] « Il est aisé de remarquer aujourd’hui dans les esprits, dit un orateur célèbre, une secousse utile qui les porte à la recherche exacte de tous les grands objets de l’économie politique ; chaque siècle a son esprit et son caractère ; le prince est sur la hauteur, sa fonction est d’observer la pente et le cours du torrent et de profiter du moment de cette utile fermentation : si on le laisse échapper, l’ouvrage de l’humanité perfectionnée, reste suspendu pour des siècles. » Éloge de Monseigneur le Dauphin, par M. Thomas.

[3] Ce n’est pas qu’on puisse se flatter que de longtemps la lumière soit assez généralement répandue, pour être aperçue de tout le monde ; cela n’est pas possible : il y a toujours des gens qui, par obstination, y ferment les yeux, et ce ne sont pas les aveugles volontaires qu’il faut se flatter de guérir. Mais il se trouve partout un certain nombre d’hommes connus par leur application et la bonté de leur esprit, qui sont en possession de donner le ton dans leur canton, et d’amener à leur avis une infinité de gens ou plus superficiels et moins appliqués, ou moins capables de saisir par eux-mêmes les principes, si on ne les met à leur portée dans les conversations.

Par exemple, on peut dire que le vœu général de la nation est aujourd’hui pour la liberté du commerce des grains. Cependant il y a beaucoup de gens qui y sont encore fortement opposés, et qui ne reviendront pas sitôt de leurs préjugés : et le nombre de ceux qui applaudissent à l’exportation, sans en connaitre ni les bornes naturelles ni les effets, est encore infiniment plus grand ; de manière que si l’on ne voulait compter en faveur de cette opération, que les suffrages de ceux qui savent précisément en quoi elle consiste, on serait étonné du petit nombre de ses partisans ; cependant le vœu raisonné de ce qu’il y a de plus éclairé dans la nation, et le consentement du très grand nombre donnent droit de dire que la nation en général applaudit à cette opération.

C’est d’un suffrage du même genre que je parle ici. Il est sans doute de la prudence du gouvernement d’attendre pour l’exécution des heureux changements qu’il prépare, que la lumière ait précédé ; mais le moment d’agir n’arriverait jamais s’il fallait attendre un consentement universel. Il a su saisir le véritable point par rapport à l’exportation, il le saisira de même pour les autres opérations, et il saura nous délivrer peu à peu des liens des prohibitions et des privilèges exclusifs, à mesure que la lumière, se répandant de plus en plus, nous aura éclairés sur les avantages de la liberté.

D’ailleurs, il faut d’autant moins attendre cette universalité de consentement, que des motifs d’intérêts particuliers, plus forts que toutes les démonstrations, l’empêcheront toujours. Ceux au profit desquels les privilèges sont établis ; ceux qui jouissent de l’effet des prohibitions, ne conviendront pas sitôt que c’est un mal ; ce n’est point à eux qu’il faut espérer de persuader que la liberté serait préférable. Leurs moyens doivent être écoutés, parce que tout citoyen a droit de prendre part à une dispute publique, et que d’ailleurs la contradiction ne peut qu’être utile ; mais on pourrait dire avec fondement que s’il s’agissait de décider, leur avis ne devrait point entrer dans la balance. En effet, c’est un bien, par exemple, de révoquer une grâce accordée par surprise et contre l’intérêt public ; mais pour savoir s’il est à propos de le faire, il ne faut pas consulter celui qui l’a obtenue.

[4] Ce serait un travail bien important et bien digne d’être offert à un gouvernement aussi éclairé que bienfaisant, que celui de rechercher tous les privilèges exclusifs qui attaquent de toute part la propriété des biens, la valeur des productions, la facilité des échanges, la liberté de l’emploi des hommes et des richesses, qui entravent le commerce, qui enchainent l’industrie, qui renchérissent les services et multiplient les dépenses stériles. Le nombre de ceux qui subsistent est immense sans doute : mais ce qui mérite beaucoup d’attention, et ce qui atteste la sagesse et les lumières du gouvernement actuel, c’est qu’il serait peut-être impossible d’en trouver un de nouvelle érection, et combien n’en a-t-on pas sollicités. (Celui que l’édit de l’importation accorde à la marine nationale a probablement pour objet principal de ménager les préjugés de la nation dans les commencements d’une opération nouvelle.) C’est commencer à rentrer dans l’ordre que d’arrêter et d’empêcher l’augmentation du désordre. Sa suppression entière est un ouvrage long et difficile : il ne peut s’exécuter que par degrés ; et c’est y préparer les voies que d’indiquer le mal et de le faire connaître.

Il est des privilèges exclusifs de tout genre et de toute espèce, de toute taille, de toute figure et de toute couleur.

Il en est de nation à nation. Ils ont pour objet de réserver aux négociants nationaux telle ou telle branche de revente ou de voiturage, c’est-à-dire, de borner et de rendre moins avantageux à la nation le commerce de ses productions, en augmentant les frais du transport, au préjudice de la valeur qui est son seul intérêt. On commence à sentir que ces privilèges sont très nuisibles ; mais on n’ose donner le premier exemple de la liberté. Il s’agit de prouver qu’il est de l’intérêt de chaque nation de l’admettre sans attendre qu’elle soit réciproque.

Il en est de province à province. Ils sont de chacune d’elles autant de petites nations ennemies qui cherchent à se supplanter et à et nuire. Ils constituent les membres d’un même corps politique dans un état respectif et continuel d’hostilité. L’attachement qu’on a pour eux fait partie de l’amour qu’on a pour son pays et son canton ; il s’identifie avec ce sentiment si légitime et si louable, et lui communique une impression d’exclusion qui fait que chacun croit ne pouvoir aimer sa province et son canton qu’au préjudice des autres. Tel est le privilège qu’exerce la ville de Bordeaux sur les vins du pays supérieur, qui malheureusement sont forcés de déboucher par la Garonne : tel est celui que le Bordelais et le comté nantais exercent sur plusieurs provinces situées sur la Loire, contre lesquelles ils ont surpris la prohibition d’envoyer leurs vins dans les colonies, ou du moins l’imposition des mêmes droits qui se payent pour le transport à l’étranger : tel est celui que les pays de vignobles en général exercent contre les provinces qui fournissent des eaux-de-vie de cidre, en obtenant contre elles non seulement la défense de les exporter, mais même celle de les transporter hors du lieu de la production ; privilège qui a été si victorieusement attaqué par l’excellent ouvrage intitulé Effets d’un privilège exclusif en matière de commerce, sur les droits de la propriété, etc. dont les principes s’appliquent à toute espèce de privilège, et auquel aucun des partisans des prohibitions n’a osé entreprendre de répondre.

Il en est de particuliers à des cantons de province, qui sont dirigés contre le surplus de la province et contre les provinces voisines. Tel est celui-ci qui me tombe sous la main. La ville de Souillac, par une délibération publique, homologuée au parlement de Bordeaux, a statué qu’il ne serait débité dans son enceinte aucun vin du dehors, avant qu’il fût bien constaté que tout celui de la banlieue était bu.

Si de la division des privilèges par pays et par contrées, l’on entreprenait de descendre dans le détail, leur distribution en genre, en classe et en espèce, et la distinction de leurs différents caractères demanderaient beaucoup de recherches. Que serait-ce de leur énumération exacte !

Les uns attaquent le commerce, les autres l’industrie : cette grande division pourrait servir de tige à un arbre généalogique, que les bornes de cette note ne me permettent pas de dresser, et encore moins mes connaissances de détail. Je renonce à une entreprise supérieure à mes forces, et sans chercher à analyser didactiquement ce qui étant l’ouvrage du hasard, est très peu susceptible de méthode, je me contenterai de présenter tous ces privilèges en ballot ; un plus habile que moi pourra le délier et le détailler.

Il en est qui attaquent directement la propriété foncière, en prohibant la culture de certaines productions qui accroîtraient la somme des richesses nationales.

Il en est qui s’emparent du droit de vendre telle ou telle marchandise. Ils sont plus ou moins fâcheux, suivant la nature de cette marchandise ; ils le sont beaucoup moins si c’est un objet de luxe, que si c’était une denrée nécessaire.

Il en est qui, placés sur les chemins, en gênent la communication, et renchérissent la dépense des voyages et des transports, à la faveur d’un service qu’on se procurerait si aisément, à moindres frais, et souvent plus commodément dans un état de liberté : et de ce genre il en est qui sont établis sur la terre, il en est sur les rivières. L’air étant inaccessible aux hommes, n’a pu fournir matière à en asseoir. 

Il en est qui ont été accordés pour faciliter des entreprises, c’est -à-dire, dont le but et l’effet sont de les rendre plus fructueuses à l’entrepreneur ; car toute entreprise bien combinée et bien conduite doit rembourser ses frais et donner en outre un bénéfice proportionné à la mise, sans le secours d’un privilège. Si cette entreprise est utile, pourquoi la rendre unique ? Le premier occupant ne trouvera-t-il pas assez d’avantage dans la propriété de l’établissement, et l’intérêt de la société n’est-il pas de trouver dans la concurrence une diminution des frais ? Un homme établit des bains, et exige 3 liv. Un autre survient, et se contentant d’un moindre bénéfice, se restreint à 50 f. Le premier est forcé de baisser le prix, et ils s’efforcent de bien servir à l’envie l’un de l’autre ; voilà l’intérêt du public ; voilà le prix du service fixé et déterminé de la manière la plus légitime : si le premier, sous le prétexte de la dépense de rétablissement obtient un privilège, il devient seul arbitre du prix. Mais, dit-on, l’entreprise est impossible à soutenir sans le secours d’un privilège. Si cela est vrai, c’est qu’elle est mauvaise et impraticable ; il faut y renoncer, en attendant qu’il se présente un entrepreneur plus hardi ou qui trouvera des ressources dans une plus grande économie.

Il est des privilèges qui sont accordés à des inventeurs de secrets et de découvertes nouvelles. Mais loin de favoriser le progrès des arts et des inventions utiles, il est vrai de dire qu’ils le suspendent et l’empêchent. Car un homme qui aurait pu de son côté faire la même découverte, cesse d’y travailler quand il se voit prévenu et devancé par un privilégié.

Il en est qui sont perpétuels, et d’autres à temps fixe. Ceux-ci tomberaient d’eux-mêmes en cessant de les renouveler.

Il en est qui consistent en simple concession ; et d’autres qui forment une propriété constante entre les mains d’un possesseur, tels sont les fours, les moulins, les pressoirs banaux, dont il serait facile de permettre le rachat aux communautés.

Il en est qui sont érigés en titre d’office, et d’autres qui sont à simple brevet. 

Il en est qui ont une forme légale, des lois et des tribunaux particuliers pour en connaitre ; il en est qui n’ont qu’une existence précaire, et ils en sont plus faciles à détruire.

Il en est dont le bénéfice, qui consiste dans le surhaussement de frais causé par le défaut de concurrence, se partage entre le propriétaire du droit et un fermier ; il en est d’autres qui ne sont pas de nature à s’affermer ; les premiers font ordinairement les plus dangereux, parce que ceux à qui l’exercice en est affermé, l’aggravent et l’étendent d’autant plus aisément, qu’ils sont plus protégés et plus soutenus.

Il en est qu’on a tâché de rendre moins à charge au public en les bridant par des tarifs, que le propriétaire du privilège trouve toujours le moyen de faire fixer à son avantage ; il en est qui ne sont point de nature à être soumis à une taxation. 

Il en est dont on se rédime à prix d’argent ; et qui ayant acheté en gros la liberté des citoyens, la leur revendent en détail : il en est qui sont inflexibles, et qui ne sont pas de nature à se prêter à cet arrangement.

Il en est qui étant communs à plusieurs personnes entre lesquelles il n’y a pas une communauté entière d’intérêt, ne détruisent pas en entier la concurrence, mais la restreignent seulement et surchargent de frais superflus les marchandises et les services : il en est d’autres qui concentrés dans la main d’un seul, ne laissent aucun lieu à la concurrence. 

Du premier genre, est l’érection des maîtrises, laquelle ne permet d’exercer tel art, telle profession, ou tel commerce, qu’à ceux qui en ont acquis le droit en se faisant agréger, moyennant finance, à la communauté qui en a le privilège. L’art même de la peinture n’a pu se sauver à Paris de cette police exclusive. Les barbouilleurs de bâtiments auraient été sondés à saisir Boucher, Vernes ou Greuse la veille du jour qu’ils se sont présentés à l’Académie royale.

Du second genre sent ceux de plusieurs manufactures de draps fins, celui des glaces, etc. : cependant quelque parti qu’on embrasse sur la nature de l’industrie, il paraît également utile de la laisser libre. Si elle est pour une nation un moyen de s’enrichir, on ne peut trop faciliter et multiplier ce moyen ; si c’est une dépense stérile, on ne peut trop la réduire par la concurrence. Les glaces, par exemple, vaudraient peut-être un tiers de moins s’il y en avait plusieurs manufactures.

Il est encore des privilèges exclusifs … Il en est……. Il en est…… Il en est….

En un mot, tout est devenu privilège, et s’il est vrai que le monopole existe partout où la concurrence est détruite, on pourrait dire que tout est monopole. Il est impossible de faire un pas sans rencontrer quelques privilèges qui arrêtent, soit les hommes qui voyagent, soit les marchandises qui circulent, ou qui concentrant l’industrie en ont syndiqué les différentes branches, et empêchent de faire usage de son talent, de monter une boutique ou un métier, quiconque n’en a pas acheté la faculté.

Tous ces abus ne font pas nouveaux, ils dérivent de l’ignorance où l’on était des vraies ressources d’un État, et des principes de l’administration. Il est dit dans le préambule de l’édit de Henri III, qui érige les communautés d’arts et de métiers, que le droit de travailler est un droit royal, dont les sujets ne peuvent jouir qu’en l’achetant du souverain. Quelle idée avait-on alors du droit de propriété, et de la nature de l’autorité souveraine qui n’est instituée de Dieu que pout le protéger ? Si le droit de travailler est un droit royal, le droit de vivre est un droit royal. 

Quelque évidente que soit l’erreur de ce principe, on en a tiré mille conséquences ; toute l’industrie s’est trouvée asservie aux privilèges exclusifs ; et parce que l’on a regardé l’industrie comme productive, on a profité dans les besoins de l’État de la facilité de lever des contributions réitérées sur tous ces corps syndiqués, qui se trouvent aujourd’hui accablés de dettes et d’arrérages de rentes. Telles sont les suites d’une fausse maxime en fait d’administration. Nos villes sont tellement remplies de ces privilèges, que le détail en est innombrable. Les choses mêmes les plus nécessaires à la vie n’en sont pas exemptes. Il faut être privilégié pour vendre du pain, de la viande, du poisson. Il est facile de sentir combien cette manutention surcharge ces denrées de frais inutiles. Or si la grande valeur des productions est avantageuse, c’est relativement au prix de la première vente, parce que c’est elle qui constitue et qui forme le revenu : mais il est sensiblement de l’intérêt d’une nation de payer le moins cher possible les services de fabrication et de commerce, parce qu’ils sont des objets de dépense stérile. Le premier pas à faire vers le rétablissement de la liberté naturelle, dont il ne reste presque plus de vestiges, serait du moins d’ôter toute espèce de gêne et d’exclusion relativement à ces trois denrées principales, tant en supprimant les communautés qui en sont le débit, qu’en autorisant les villes à racheter des propriétaires les droits d’étaux, de boucherie et de poissonnerie, afin de rendre parfaitement libre la vente de ces denrées. Le monopole est si facile à pratiquer par des gens armés de privilèges, que pour éviter cet inconvénient, l’on est tombé dans un autre qui n’est guère moindre ; c’est celui de taxer le pain et la viande. Comment est-il possible à des Juges de fixer équitablement les prix dont les causes toujours variables ne sont pas soumises à l’autorité des hommes ? Comment réunir toutes les connaissances de détail nécessaires pour s’assurer chaque fois de la bonté d’une pareille opération ? Comment évaluer et peser toutes les circonstances qui influent sur le prix, calculer tous les frais et l’économie qu’on peut y mettre, et atteindre toujours ce point si important à saisir et que des lois physiques tiennent dans une variation perpétuelle. Il est impossible de statuer autrement que par approximation, et de tenir une balance exacte entre les vendeurs et le public ; et il arrive nécessairement qu’elle penche toujours en faveur des vendeurs : comme ils savent très bien leur calcul, ils ne manquent pas de se plaindre lorsqu’elle est contre eux, et le public n’est point à portée de réclamer lorsqu’elle est contre lui ; il n’est pas même en état d’en juger. Tout est donc nécessairement contre le peuple dans cette opération. Tel est l’inconvénient où l’on tombe lorsqu’on entreprend de troubler l’ordre naturel, d’attenter à la liberté des échanges, et de fixer ce qui ne peut l’être avec une entière égalité que par la concurrence. La liberté dans la fabrication, et la vente du pain procurerait sur cette denrée une diminution de prix en faveur du peuple, qui compenserait la petite augmentation qui peut résulter de la sortie des grains. Le blé pourrait augmenter d’un cinquième sans que le pain haussât de prix. Nota que la viande est encore bien plus difficile à taxer. J’ai insisté sur ces privilèges, parce qu’ils touchent et attaquent immédiatement la subsistance.

Chaque profession dans les villes a son privilège, et s’en sert soit pour brider celui des autres, soit pour s’assurer par les voies juridiques la jouissance de l’exclusion dont elle est en possession. L’exercice de ces privilèges est une source intarissable de recherches, de visites, d’inspections, de frais de régie, de saisies, de confiscations, de haines, de troubles, d’animosités, de jalousies, de procès, d’emprunts ruineux, qui présentent aujourd’hui le plus grand obstacle au rétablissement de la liberté. Les juges un peu éclairés protègent le moins qu’ils peuvent ces atteintes journalières portées à la liberté naturelle et imprescriptible : mais combien n’en est-il pas qui trouvent cette police admirable !

C’est ainsi que l’intérêt particulier aussi aveugle qu’injuste dans ses désirs, croit ne posséder que ce qu’il a seul, et ne veut jouir qu’exclusivement C’est ainsi qu’il a détruit et violé la paix, l’union, la fraternité, pour y substituer l’invasion, le trouble, le désordre. C’est ainsi qu’il a restreint, et resserré de proche en proche la société universelle, qui dans l’ordre de la providence et par rapport à la communication des biens et des services, n’est pas de nature à être bornée par les frontières qui séparent les empires et par la distinction des territoires. C’est ainsi que chaque nation, chaque province, chaque ville s’est isolée et cantonnée de manière que la société se trouve à la fin concentrée dans les membres de chacun des corps, qu’un intérêt commun réunit contre les autres, ou souvent même dans des individus.

Tous ces privilèges présentent dans l’intérieur de chaque société l’image trop vraie d’une guerre intestine. Les grands enveloppent les moindres, et tous font effort les uns contre les autres par un mouvement continuel d’action et de réaction ; ils se croisent et se choquent, se heurtent et se repoussent, et ils continueront de le faire jusqu’au moment où le prince imposera silence à tous ces intérêts divisés qui se déchirent et se dévorent, pour faire prévaloir sur eux l’intérêt général de la société, à qui seul il appartient de les comprimer et de les contenir ; jusqu’à ce qu’il brise les chaînes qui nous enveloppent par mille et mille contours, et qu’il fasse usage de son autorité tutélaire pour obliger ses sujets à vivre en paix et à savoir goûter les avantages de la liberté.

Tous ces privilèges sont très sérieux et plus ou moins funestes à la prospérité d’une nation : mais il en est aussi de plaisants.

J’ai rencontré à Paris sur le boulevard un homme qui gagne sa vie à peser ceux qui sont curieux de connaitre l’état de leur embonpoint, et de comparer leur pesanteur relative. Au fléau de la balance était attache un privilège accordé en 1724, qui lui donne le droit exclusif de peser tous les Parisiens à un sou par tête, et fait défense à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, de s’immiscer dans cet emploi, à peine de 200 liv. d’amende.

[5] Ce mot est d’autant plus commode, qu’il ne signifie rien de précis, et par conséquent il signifie tout ce qu’on veut. Il peut se prendre en bien comme il peut se prendre en mal ; mais dans ce dernier cas, il ne reçoit guère d’application à des gens qui n’avancent que des principes simples, faciles à saisir, et dont la fausseté devrait être aisée à démontrer. Nous avançons par exemple ce principe si simple, la terre est seule productive des richesses. Si c’est un système, c’est celui de la nature.

[6] « Quoi de plus insensé en effet, disent les partisans de l’exclusion, que de vouloir introduire une liberté indéfinie comme s’il n’était pas souvent de la prudence et de la bonne politique de savoir y mettre des bornes, et de forcer une partie des citoyens de faire en faveur des autres les sacrifices qu’exige le bien général, quoique ce bien puisse n’être pas aperçu par ceux qui sont incapables de combiner les rapports, et de saisir l’ensemble. Quoi de plus déraisonnable que de vouloir se refuser indistinctement aux prohibitions, dont l’usage dirigé avec sagesse, est si utile, soit comme encouragement, soit comme moyen de réserver à une nation certaines branches de commerce et d’industrie, soit comme justes et indispensables représailles ? Quoi de plus téméraire, que d’entreprendre de faire changer de sentiment aux nations les plus éclairées, et de leur persuader, que jusqu’ici elles n’ont rien compris à leurs véritables intérêts ; que la force d’un État ne consiste pas dans la quantité du numéraire, comme si l’argent n’était pas le nerf de la guerre et de toutes les entreprises ; que l’exercice du commerce, que les travaux des manufactures, même de celles qui attirent le plus l’argent des étrangers, ne sont pas des sources de richesses, que chaque nation a le plus grand intérêt de s’attribuer et de concentrer chez elle ; que la balance du commerce en argent, qui a toujours été regardée comme la preuve d’un commerce avantageux, n’est qu’une chimère ; que les gains des commerçants ne sont pas des richesses nationales ; qu’il est égal d’employer le service des étrangers ou celui des citoyens ; qu’il est même avantageux de les admettre indistinctement, comme si les sommes qu’on paye aux autres, ou qu’on manque de gagner, n’étaient pas une perte réelle pour l’État ; comme s’il n’était pas utile de faire son ouvrage soi-même, et d’embrasser tous les travaux qu’on peut exécuter : que l’intérêt des cultivateurs et des propriétaires constitue l’intérêt de la nation ; comme s’il n’était pas plus figé de le balancer avec celui des autres classes ; comme si l’attention et les faveurs du gouvernement ne devaient se porter que sur une partie des sujets ; comme si les négociants et les artisans n’étaient pas également citoyens, et ne partageaient par les impôts avec les propriétaires et les cultivateurs, et à leur décharge ; comme s’ils pouvaient être en état de les payer, et même d’assurer par le bénéfice de leur consommation le revenu des propriétaires, si on laissait passer une partie de leurs gains aux étrangers qui ne consomment point au profit de l’État, et ne contribuent en rien à ses charges, au lieu de prendre toutes les précautions pour réserver à la nation et concentrer chez elle toutes les branches possibles de commerce et d’industrie, etc., etc. »

Ce n’est pas faute de saisir les moyens de nos adversaires que nous sommes d’un avis différent. Le point fondamental qui nous divise est de savoir s’il y a une ou plusieurs sources de revenu. Si ce point était convenu, toutes les questions seraient bientôt décidées. Nous soutenons qu’il n’y a de source de revenu que là où il y a création et production, et que partout ailleurs il n’y a que circulation et que dépense ; mais nos adversaires croient voir un accroissement de richesses dans la distribution et l’emploi des richesses ; ils multiplient la source en autant de branches qu’il y a de divers genres d’occupations dans la société, comme un homme qui voyant une infinité de canaux qu’on a tirés par des saignées d’une rivière voisine, et qui viennent s’y réunir à quelque distance après avoir arrosé les terres, prendrait tous ces ruisseaux pour autant de rivières séparées, sans remonter à la source dont ils dérivent. Malgré toutes ces prétendues sources de richesses, il est malheureusement trop vrai que nous n’en sommes pas plus riches ; nous le sommes même d’autant moins, que séduits par cette illusion, nous voulons multiplier ces moyens fictifs et imaginaires de richesses aux dépens de la véritable et unique source que nous appauvrissons.

Mais parmi nos adversaires, on dit qu’il peut en être pour qui les prohibitions ne sont rien moins qu’un moyen fictif et imaginaire de s’enrichir : en ce cas, ils auraient très grande raison d’en soutenir la réalité, puisqu’ils la toucheraient du doigt.

[7] Le goût de recherche et de discussion est en effet celui de notre siècle ; mais on ne peut nier qu’il ne soit très utile, pourvu qu’il ne se porte que sur des objets compris dans la sphère du raisonnement ; car tant que la faculté de raisonner est libre de part et d’autre, la vérité qui a seule le privilège de mener l’évidence à sa suite, est sûre de triompher de l’erreur.

[8] Quoique tout ce qui tient à l’art de conduire les hommes soit de la plus grande importance, il est cependant dans l’ordre de la législation des parties indifférentes, en quelque sorte, si on les compare à d’autres. Par exemple, notre législation civile ne semble qu’un assemblage informe, et elle est plus l’effet du hasard et des circonstances que de la réflexion : la multiplicité incroyable de nos lois, la bizarrerie et la contrariété de nos coutumes locales est sans doute un inconvénient, et même un mal ; car plus la machine est organisée simplement, et mieux elle va : mais ce mal n’est point un obstacle fort sensible à la prospérité d’une nation et au bonheur des sujets. Dès que ces lois singulières sont observées, et qu’elles assurent d’une manière connue et constante la propriété des biens, la justice distributive est également rendue. Pierre succède au lieu de Jacques ; tel bien est propre, tel autre est acquêt ; un acquéreur est supplanté par un retrayant ; la liberté de tester est plus ou moins étendue, etc. On s’arrange sur ce pied : tout cela vu en général, est assez indifférent. Mais il n’en est pas ainsi des principes économiques ; ils touchent immédiatement à la subsistance des hommes, à leur bonheur, à leur multiplication, à la force et à la puissance de la société ; et le choix des principes est là de la plus grande importance : un principe mal vu a dans les conséquences pratiques qu’on en tire les suites les plus étendues et les plus fâcheuses. S’il gène la circulation, la consommation, l’emploi des hommes et des richesses, il attaque ce qui constitue essentiellement l’existence de la société, la propriété des biens, la valeur des denrées, l’abondance du revenu, la reproduction des richesses ; il devient une cause de stérilité et de dépopulation, dont les effets plus ou moins funestes s’accroissent par une progression insensible : il faudrait pour y remédier, remonter à la cause, et souvent les vrais principes méconnus depuis longtemps, sont dans un si grand éloignement, qu’on ne peut les apercevoir. Qui pourrait, par exemple, apprécier et combiner les suites du faux principe d’après lequel on a dans le siècle dernier interdit la sortie de nos grains, et ensuite concentré leur circulation dans l’intérieur de chaque province ? Qui pourrait calculer les charrues qui ont été renversées, et les bestiaux qui ont cessé d’exister ? Qui pourrait évaluer la diminution de nos richesses en cette partie depuis un siècle, et les reflets compliqués et innombrables de cette perte immense sur la consommation des autres productions sur l’industrie, sur le commerce, sur la population. Si ce plan de conduite avait été adopté d’après le principe, que la terre n’est pas la seule source de richesse, que les travaux de l’industrie et des manufactures sont également productifs pour une nation : y aurait-il rien de plus important et de plus urgent que d’éclairer la nation sur ce point, et de démontrer d’une manière palpable combien le Gouvernement actuel a sagement fait de changer et de principe et de conduite ?

[9] Les lois prohibitives seraient-elles donc prises dans la nature pour être décorées du titre de loi sacrée ? 

[10] « L’art de procurer aux sociétés la plus grande somme de bonheur possible, est une des branches de philosophie des plus intéressantes ; et peut-être dans toute l’Europe est-elle moins avancée que n’était la physique à la naissance de Descartes. Il y a des a des préjugés non moins puissants à renverser ; il y a d’anciens systèmes à détruire ; il y a des opinions et des coutumes funestes, et qui n’ont cessé de paraître telles que par l’empire de l’habitude. Les hommes réfléchissent si peu, qu’un mal qui se fait depuis cent ans, leur parait presque un bien. Ce serait une grande entreprise d’appliquer le doute de Descartes à ces objets, de les examiner pièce à pièce, comme il examina toutes ses idées, et de ne juger de tout, que d’après sa grande maxime de l’évidence. » Éloge de Descartes par M. Thomas. 

[11] En effet, c’est uniquement la solidité des moyens qui tôt ou tard assure la supériorité : si les partisans de la liberté et du droit de propriété ont paru quelquefois des controversistes redoutables, c’est qu’ils partent de principes aussi simples que certains, et dont il n’est aucune conséquence régulièrement tirée, qu’ils n’avouent, parce qu’ils ne les ont avancés qu’après les avoir mûrement approfondis. Ils sont donc en état d’avoir une dialectique serrée et pressante. Ils s’en servent également, soit pour établir leur sentiment, soit pour réfuter celui des autres, soit pour attaquer, soit pour se défendre, Si on leur passe un principe, ils vous mènent à perte de vue, et quelquefois plus loin qu’on ne voudrait aller ; si on le conteste, ils le prouvent par des raisons qui plus d’une fois ont embarrassé leurs adversaires. Si on leur oppose l’usage et l’exemple, ils répondent qu’un fait n’est pas la preuve du droit, et que de ce qu’on pratique une chose, il ne s’ensuit pas qu’elle soit bonne. Si leurs adversaires mettent en avant un principe contraire au leur, ils le prennent à la rigueur, et le pressant avec force, ils en font sortir une foule de conséquences dont la fausseté évidente suffit pour faire rejeter le principe. Jamais ils ne reculent ; attaqués de toutes parts, ils n’ont pas encore perdu un pouce de terrain. Sans s’entendre, sans se concerter, sans se connaître, ils se sont trouvés parfaitement d’accord dans leurs principes et dans leur logique ; aucun d’eux n’a désavoué son compagnon d’armes, et n’a rien avancé qui ne soit avoué de tous.

Au reste, il serait injuste de chercher cette identité exacte jusques dans les données et les calculs, qui lorsqu’ils ne sont que des suppositions sont arbitraires. 

[12] Par exemple, le luxe est aussi funeste dans l’ordre physique que dans l’ordre moral, et si l’on vouloir en approfondir la cause, ce serait d’après les principes économiques qu’il faudrait la chercher : on la trouverait dans les différentes causes qui appauvrissent une nation, qui détruisent la valeur et par conséquent la culture, qui déprécient les héritages, et font plus rechercher les richesses pécuniaires que les richesses foncières ; qui cumulent l’argent par tas, et l’empêchent de retourner rapidement à la terre qui le fournit ; qui multiplient les revenus fictifs, l’usure et l’agiotage ; qui à raison de la difficulté de subsister dans la profession la plus honnête et la plus fructueuse à la société, déplacent les hommes et les forcent de quitter les campagnes pour peupler les villes, de chercher une ressource précaire dans des travaux stériles et variés à l’infini, et de s’évertuer pour faire naître des fantaisies à un petit nombre de riches : enfin l’on verrait constamment se réunir les deux excès opposés du luxe et de l’extrême pauvreté. 

[13] J’ai eu occasion d’entendre la lecture d’un mémoire de M. Poivre, directeur de la Société royale d’agriculture de Lyon, sur l’état de la culture, c’est-à-dire des richesses, de la prospérité et de la puissance des différents peuples de l’Afrique et de l’Asie, dont il a parcouru ou habité les pays, et dont il a étudié les lois et les mœurs en observateur profond et éclairé. Ce voyageur philosophe a saisi admirablement les avantages et les défauts de tous les gouvernements ; et appliquant à chacun d’eux les grands principes de la liberté et de la propriété, il juge de l’état de chaque nation par celui de sa culture, et il démontre en même temps qu’on doit juger de l’état de sa culture par les principes de son administration, et en calculer la prospérité ou la décadence par les degrés de liberté et de sûreté dans la propriété des biens que les lois assurent à chaque peuple.

Les réflexions judicieuses et courtes de cet écrivain méditatif, et plus souvent même encore la manière dont il a observé les faits, et dont il sait les lier et les enchaîner avec les principes, répandent plus de lumière, renferment plus d’instructions, et donnent plus à penser que toutes les relations des voyageurs ordinaires et les méditations des politiques. Il serait en droit d’intituler son ouvrage, la science économique démontrée par les faits. S’il se conforme aux désirs de tous ceux qui ont eu l’avantage de l’entendre, il ne tardera pas à enrichir le public d’un ouvrage si utile.

[14] Bien des gens regarderont comme un paradoxe d’avancer que du temps de nos pères le commerce auquel le gouvernement ne donnait aucune attention, n’en allait que mieux. À peine, dira-t-on, avait-on l’idée du commerce dans ces temps grossiers et barbares. Il est bon de s’expliquer autant que les bornes d’une note le permettent.

Si l’on n’entend par commerce que le commerce extérieur et étranger, il est certain qu’il était bien moins étendu. Le nouvel hémisphère n’était pas découvert : on n’allait pas au fond du nord et à l’extrémité de l’Asie chercher à grands frais les fourrures précieuses, et ces superfluités qui sont l’aliment du luxe : le commerce maritime était presque resserré dans la Méditerranée. Chaque nation concentrée chez elle vendait peu au-dehors ; et même il faut convenir que la communication intérieure était très gênée par les péages que les seigneurs de potes chacun dans leur canton établissaient de toute part. C’était sans doute un des grands abus du gouvernement féodal. Il a diminué peu à peu à mesure que l’autorité s’est réunie et affermie dans la main du souverain : et nous devons espérer de le voir disparaître en entier, lorsque le gouvernement trouvera la nation assez éclairée sur ses intérêts pour en solliciter la suppression, et pour sentir qu’il lui serait beaucoup plus avantageux de payer directement sur les revenus tout l’impôt nécessaire à la dépense publique, que d’en fournir une partie par des moyens qui nuisant à la valeur des denrées, détruisent infiniment plus de richesses et de revenu qu’ils ne procurent à l’État de véritables ressources.

Mais il était alors un principe de prospérité plus efficace pour soutenir la valeur des denrées et leur reproduction abondante, que ces obstacles quoique multipliés n’avaient de pouvoir pour la détruire.

Si d’un côté le transport des productions au loin était bien moins étendu et moins facile ; de l’autre, on n’avait pas besoin de recourir à ce débauché éloigné. Si la circulation intérieure était souvent chargée de péages et d’impôts ; on était peu dans le cas de les payer, et la valeur des denrées n’en souffrait qu’une légère diminution, parce que la consommation se faisant sur les lieux, réparait avec avantage le défaut ou la surcharge du transport. En effet, les campagnes étaient beaucoup plus peuplées, elles étaient habitées par les propriétaires, leur consommation assurait les reprises des cultivateurs, et la formation d’un revenu abondant, dont la distribution se faisant sur les lieux au profit de tous ceux qui vivaient sur la dépense des propriétaires, allait droit à la reproduction, et procurait un débouché bien plus favorable que celui qui résulte du commerce extérieur. En effet, plus la consommation est voisine de la production, et plus elle est favorable, plus la valeur est forte ; car elle est toute entière au profit du premier vendeur, elle n’est surchargée d’aucuns frais de transport, d’aucun service intermédiaire.

Or dès que la consommation était plus forte à raison d’une plus grande population, à raison du rapprochement, à raison de la facilité des échanges sur les lieux, et de la faculté de consommer plus universellement répandue, à raison de la distribution plus égale et du meilleur emploi des richesses, qui se portaient moins en faux frais de tout genre et en dépense de luxe ; il s’ensuit qu’il y avait plus de valeur, plus de richesses et plus de productions échangeables : dès lors il y avait plus de commerce proprement dit. Car l’échange ou la vente de la première main est le commerce primitif et fondamental : c’est lui qui fixe la valeur des denrées relativement aux reprises des cultivateurs et au revenu des propriétaires, c’est-à-dire, aux richesses d’exploitation et aux richesses disponibles. Le commerce de revendeur n’est que subséquent au premier, et il n’existe qu’après lui ; son utilité est cependant sensible par rapport à la valeur des productions, soit qu’il mette en réserve dans des temps d’abondance, soit qu’il les transporte et les distribue dans l’intérieur de la société, soit qu’il aille au dehors leur chercher des consommateurs. Dans ce dernier cas il s’exerce sur un excès de productions qui ne trouvant pas de débouchés au-dedans nuirait à la valeur s’il n’était exporté. Le commerce extérieur dont on a fait dans ces derniers temps un objet principal, et dont chaque nation se montre si jalouse, n’est donc qu’une branche très particulière et très peu étendue du commerce général d’une nation, et n’est qu’un supplément à la consommation intérieure dont on s’est beaucoup moins occupé, Le droit de jouir de la liberté du commerce extérieur est en tout état de cause indispensablement nécessaire, pour conserver l’uniformité du prix qui est plus soutenue lorsque les denrées participent au prix universel d’échange, que lorsque la faculté de les échanger est bornée dans les limites d’un territoire quelconque. Mais l’exercice actuel du commerce extérieur peut et doit être souvent très-inutile ; la faculté seule suffisant pour faire jouir habituellement les productions du plus haut prix permanent possible : et il est exactement vrai de dire que dans un grand Empire agricole, un grand commerce effectif au-dehors est en même temps l’effet et la preuve d’une grande misère intérieure : car la quantité de l’excès des productions dénote un défaut de consommation intérieure, qui procède certainement de l’appauvrissement de la culture, de la modicité du revenu et de l’impossibilité où sont les propriétaires qui reçoivent peu, de dépenser beaucoup au profit des classes salariées, lesquelles voient porter au loin des productions qu’elles désireraient vainement consommer ; et qui si elles en avoient la faculté, seraient consommées par elles avec beaucoup plus d’avantage relative ment à la culture, à la valeur et à l’aisance générale de la nation. Ce ne sont donc pas les consommateurs qui manquent, mais les consommateurs doués de la faculté de consommer. La science économique n’a d’autre objet que d’indiquer les moyens d’étendre cette faculté, dont l’effet est ensuite l’augmentation réelle du nombre des consommateurs, Elle ne recommande si fort la liberté du commerce extérieur, que pour faire monter au plus haut prix possible la valeur des productions, de laquelle résulte dans l’intérieur plus de richesses, plus de revenu, plus de faculté de dépenser, et par la suite une moindre nécessité de recourir à une consommation éloignée, ou plutôt une moindre quantité de productions à exporter, quoique la liberté du commerce extérieur soit toujours également indispensable.

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