Ernest Martineau, « De l’or et de l’argent et leur rôle comme monnaie ». Conférence du 21 juin 1888 à Rochefort. (Bulletin de la Société de géographie de Rochefort, 1888).
DE L’OR ET DE L’ARGENT ET DE LEUR RÔLE COMME MONNAIE
Conférence faite à la Société de géographie, le 21 juin 1888,
Par M. MARTINEAU, juge d’instruction à Rochefort.
Il n’est peut-être pas de question qui ait donné lieu à plus d’erreurs et d’illusions que celle de la monnaie et de son rôle dans les transactions de la vie sociale. D’excellents esprits s’y sont trompés, notamment Montesquieu, dont on a pu dire sévèrement, mais justement, qu’il n’entendait rien à la matière des monnaies ; or, les erreurs en cette matière sont particulièrement funestes, lorsque, répandues dans l’opinion publique, elles dirigent la pratique des législateurs et des gouvernements pour le plus grand malheur des peuples.
C’est ainsi que des torrents de sang ont été versés, des richesses immenses gaspillées pour avoir méconnu, dans cet ordre d’idées, la vérité économique ; si bien qu’un économiste illustre, dont la gloire grandira à mesure que ses remarquables écrits seront davantage connus et vulgarisés, Frédéric Bastiat, écrivant sur ce sujet un de ses pamphlets les plus spirituels et les plus piquants, a été amené à lui donner ce titre significatif : Maudit Argent !
Il importe donc de se faire une idée exacte du rôle de la monnaie d’or et d’argent, et de ne pas trop s’effrayer de l’aridité de cette science de l’économie politique dont on a dit avec une grande exagération, de la part de ses adversaires, qu’elle est une littérature essentiellement ennuyeuse.
Qu’est-ce donc que l’or et l’argent, et quel est leur véritable rôle en tant que monnaie ? Telle est la question, l’unique question à résoudre, et de sa solution, comme d’une source féconde, nous verrons jaillir une foule de conséquences, aussi importantes qu’inattendues.
Trois opinions principales ont été mises en avant à ce sujet : les uns considèrent la monnaie comme un signe représentatif de la richesse : nous pouvons appeler leur système du nom de monnaie-signe ; d’autres, dans un sens diamétralement opposé, regardent la monnaie comme la richesse unique et exclusive : nous appellerons leur système la théorie de la monnaie-richesse ; enfin, dans une troisième opinion, la monnaie est considérée comme une valeur intermédiaire destinée à faciliter l’échange et la circulation des autres valeurs, c’est la théorie de la monnaie-marchandise.
La première théorie, la théorie de la monnaie-signe, d’après laquelle l’or et l’argent n’ont qu’une valeur purement nominale et fictive, dépendant uniquement du bon plaisir du gouvernement, a pour elle l’autorité de Montesquieu et des rédacteurs de notre Code civil. Montesquieu dit, en effet, dans un chapitre de son célèbre livre de l’Esprit des Lois, que la monnaie est le signe représentatif des richesses ; d’autre part, dans deux articles de notre Code civil, les articles 536 et 1895, les rédacteurs se sont inspirés de la doctrine du maître ; ajoutons que des jurisconsultes éminents, MM. Demante et Mourlon, dans leurs commentaires de ces deux articles, notamment sur l’article 536, enseignent sans hésiter la même théorie.
Le système qui confond la monnaie avec la richesse tire son origine du Moyen-âge ; à cette époque de barbarie et de ténèbres, on considérait l’or et l’argent comme la richesse unique et exclusive, et cette opinion s’est maintenue dans les temps modernes, où elle est répandue, non pas seulement comme un préjugé populaire, mais comme une doctrine acceptée par des esprits d’ailleurs éclairés.
La théorie qui considère la monnaie comme une valeur intermédiaire destinée à faciliter la circulation des autres richesses est enseignée par les économistes ; depuis Adam Smith elle est acceptée par ceux qui sont versés dans l’étude de la science économique.
De ces trois opinions, quelle est la vraie, et comment dégager la vérité en cette matière ? Pour cela, il importe de soumettre ces différents systèmes à l’épreuve des faits et de la pratique ; il n’y a, en effet, de théorie exacte que celle qui fournit l’explication des faits de la vie sociale.
Mais ici se présente une objection : à en croire certains esprits, il n’y a, en matière économique, rien de certain, rien de fixe ; les intérêts des hommes sont, dit-on, essentiellement mobiles et contingents, leur règle est de n’en point avoir, et tout en cette matière relève de la volonté capricieuse et souveraine des législateurs.
Une telle objection, si elle était fondée, serait la condamnation de la science économique ; il n’y a de science possible, en effet, que, s’il y a des lois, des règles fixes dominant la mobilité et la variété des phénomènes d’un certain ordre ; il importe donc d’examiner et de discuter cette objection avec toute l’attention qu’elle mérite.
Si nous essayons de remonter à la source d’où elle dérive, nous la trouvons manifestement dans un livre célèbre du siècle dernier, dans le Contrat social, de J.-J. Rousseau.
Ce livre fameux contient cette proposition dont l’ouvrage entier n’est que le développement : « L’ordre social ne vient pas de la nature, il est donc fondé sur des conventions, sur un contrat social. »
S’il en est ainsi, si la société est le résultat d’un contrat, c’est-à-dire un état contre nature, créé artificiellement par le législateur, l’objection qui nous est faite est insurmontable ; il est clair, en effet, que, dans ce système, les intérêts des hommes en société étant réglés par des lois inventées par les législateurs, ces lois sont capricieuses et variables en ce sens que ce que le législateur ancien a créé peut être détruit arbitrairement par un législateur nouveau.
Si, au contraire, la proposition de Rousseau est fausse, si l’état social est un état naturel, il s’ensuit que les rapports d’intérêt existant entre les hommes sont régis par des lois naturelles que les législateurs doivent étudier afin d’y conformer les lois positives qu’ils établissent.
Or, pour réfuter la thèse de Rousseau, il suffit de cette simple observation que l’homme est doué par la nature de la faculté de parler, et que le langage exclut l’isolement et suppose nécessairement la vie en société.
L’état social n’est donc pas le résultat d’un prétendu contrat ; il constitue, non une organisation artificielle, mais une organisation naturelle ; dès lors, l’objection que nous avons signalée disparaît ; le corps social, comme le corps humain, est susceptible de faire l’objet d’une science d’observation, et cette science de la physiologie sociale nous l’appelons du nom d’Économie politique.
Soumettons donc les trois opinions ci-dessus indiquées à l’épreuve des faits et de la pratique. Si nous interrogeons à ce sujet l’histoire de la monnaie chez les divers peuples, aux différentes périodes de la civilisation, nous apercevons tout d’abord la plus grande variété parmi les objets admis comme monnaie : chez les peuples chasseurs on se sert des peaux, des fourrures ; chez les peuples pasteurs, du bétail gros ou petit, par exemple en Grèce, à Rome, chez les Tartares ; ailleurs on emploie le sel, des grains de cacao, etc. Cependant de bonne heure nous voyons employer les métaux, le fer à Sparte, le cuivre à Rome ; finalement les métaux dits précieux, l’argent et l’or.
Au milieu de cette variété, ce qu’il faut noter, c’est que tous les objets usités comme monnaie sont pourvus de valeur, et ainsi se vérifie déjà l’exactitude de la théorie des économistes, de la théorie de la monnaie-marchandise, à l’encontre du système de Montesquieu, du système de la monnaie-signe. La réfutation de ce dernier système se tire surtout de l’usage admis par les premiers Romains de peser le métal adopté comme monnaie, montrant par là que ce n’était pas une volonté capricieuse et arbitraire qui présidait à l’établissement de la valeur des monnaies.
Quant à l’intervention de l’État dans la fabrication, admise par les peuples civilisés, elle s’explique par cette considération que l’État intervient à titre de garantie, et pour éviter aux citoyens les lenteurs et les embarras du pesage et de l’essayage des monnaies dans les transactions multiples de la vie sociale. L’État certifie par son intervention le poids de la pièce d’or ou d’argent et son titre, c’est-à-dire la quantité d’or fin ou d’argent fin qu’elle contient.
La monnaie d’or ou d’argent est donc un lingot certifié, et non le signe d’une valeur purement arbitraire et conventionnelle, comme l’enseigne la théorie de la monnaie-signe.
Passons maintenant à l’analyse de la monnaie. Quelle est l’origine de cette institution et pourquoi la trouvons-nous dans la pratique de tous les peuples ? Pour le savoir, jetons un coup d’œil sur la société économique, observons ce qui se passe dans le domaine du travail. Le phénomène qui frappe, au premier abord, c’est celui de la séparation des occupations, de la division du travail. Chacun de nous, au lieu de produire directement tous les objets nécessaires à la satisfaction de ses besoins, se consacre à un genre déterminé de travail, embrasse un métier, une profession, travaille, en un mot, pour les autres, en sorte que la société consiste en ce que les hommes se rendent des services mutuels, travaillent les uns pour les autres.
Adam Smith, l’illustre fondateur de la science économique, a parfaitement mis en relief la puissance de cette division du travail. Cette puissance est due à ce que, lorsque les hommes se disent mutuellement : « Livrons-nous chacun à un travail séparé », la masse des produits à partager augmente, à cause de l’habileté plus grande provenant de la spécialisation du travail et de l’économie de capitaux et de temps qui en résulte également. Ajoutons que, grâce à la division du travail, les agents naturels répartis inégalement sur la surface du globe interviennent plus efficacement, et cette intervention, sous le régime de la concurrence, est et demeure gratuite dans toutes les transactions,
Telles sont les causes de cette puissance de la division du travail. Ce que nous disons de la division du travail s’applique, par identité de motifs, à l’échange, qui en est le complément et le corollaire obligé. La société, au point de vue économique, c’est l’échange ; or, l’échange se présente sous deux formes : l’échange direct, troc pour troc, et l’échange indirect, par l’intervention d’un intermédiaire. Primitivement les hommes n’ont pratiqué que l’échange direct, le troc pour troc ; sous cette forme, la division du travail est très imparfaite et les échanges très limités. Les inconvénients d’un tel système sautent aux yeux : que de difficultés, par exemple, pour un cordonnier ou pour un tailleur, lorsqu’il s’agit d’échanger directement des souliers ou des habits contre les objets multiples de consommation dont il peut avoir besoin : pain, viande, vin, etc. !
Les hommes ont donc de bonne heure senti la nécessité d’une valeur intermédiaire, d’une marchandise reçue de tout le monde, de nature à faciliter l’échange et l’usage des autres, de là l’invention de la monnaie.
La monnaie est une marchandise intermédiaire destinée à faciliter les échanges, et ainsi se trouve confirmée la théorie de la monnaie-marchandise des économistes.
Grâce à la monnaie, les échanges ont pu s’étendre indéfiniment dans le temps et dans l’espace, et ainsi la division du travail a pu atteindre ses plus grandes limites.
Les hommes ont retiré d’immenses services de l’invention de cet intermédiaire, qui est le véhicule de la circulation des richesses et, pour le comprendre, il suffit de se rappeler quelle est la puissance de la division du travail et de l’échange. C’est ainsi que l’on peut dire que, grâce à l’échange tel qu’il est facilité par la monnaie, un homme consomme, en moyenne, en un jour, des choses que, dans l’isolement, il ne pourrait pas produire en un siècle !
Les hommes, d’ailleurs, ne se sont pas bornés à l’invention de la monnaie ; ils ont imaginé également des signes représentatifs, qui sont des papiers de crédit, notamment le billet de banque.
Le billet de banque diffère de la monnaie en ce qu’il n’a aucune valeur propre et n’est qu’un papier de crédit, une promesse de payer. C’est à tort que certains auteurs lui donnent le nom de monnaie fiduciaire ; il n’est, à proprement parler, qu’un signe représentatif, et il ne vaut que par la confiance du public dans la solvabilité de ce grand établissement financier qui est la Banque de France.
Il est clair que lorsque nous lisons sur un billet ces mots : Cent francs, cela indique forcément que le billet n’est qu’une promesse de payer les cent francs, puisque le franc est une pièce d’argent pensant cinq grammes, au titre de neuf dixièmes d’argent et un dixième d’alliage. D’ailleurs l’encaisse métallique et le portefeuille de la Banque garantissent suffisamment le remboursement à vue et au porteur des billets, et c’est là ce qui explique que les billets circulent aussi facilement que la monnaie.
Les billets de banque ne sont donc pas de la monnaie, mais des signes représentatifs, tandis que la monnaie d’or et d’argent est pourvue d’une valeur propre, devant servir d’intermédiaire aux autres valeurs.
De ce que l’or et l’argent apparaissent ainsi dans toutes les transactions, certains auteurs ont conclu que la monnaie était la mesure des valeurs ; cette opinion, qui est très accréditée et que nous trouvons reproduite dans les ouvrages classiques d’arithmétique, où le franc est placé à côté du mètre, de l’are, etc., comme mesure des valeurs, est fausse et erronée. La monnaie n’est pas la mesure des valeurs, par cette raison décisive et sans réplique qu’une mesure doit être invariable et que la valeur de l’or et de l’argent varie de la même manière que celle des autres objets. En fait, depuis la découverte de l’Amérique, l’or et l’argent ont considérablement baissé de valeur et, depuis la découverte des mines d’or de la Californie et de l’Australie, la valeur de l’or a baissé relativement à celle de l’argent.
La monnaie n’est donc pas la mesure des autres valeurs, pas plus qu’elle n’en est le signe ; elle est une valeur intermédiaire, servant de véhicule à la circulation des autres valeurs.
De ce que la monnaie est pourvue d’une valeur réelle, il s’ensuit que la théorie de la monnaie-signe est fausse. Cette théorie a produit, dans l’application, les plus funestes résultats : c’est à elle que nous devons la pratique de l’altération des monnaies et du papier-monnaie.
L’altération des monnaies a été pratiquée, au Moyen-âge, par les souverains de l’Europe, et notamment par les rois de France : on sait que Philippe-le-Bel a été placé dans l’enfer du Dante, dans le cercle réservé aux faux-monnayeurs. Cette pratique se déduit très logiquement du système de la monnaie-signe : s’il est vrai que la monnaie n’est qu’un signe représentatif et n’a pas de valeur propre, ceux qui la fabriquent peuvent lui donner une valeur arbitraire et dédoubler une pièce d’un franc pour en faire une pièce à laquelle ils attribuent la valeur de deux francs ou une valeur quelconque.
La pratique du papier-monnaie se déduit également de cette même théorie : il est loisible d’attribuer à un chiffon de papier une valeur quelconque et d’en faire une monnaie, dans un système qui admet que la monnaie n’a que la valeur que l’on veut lui attribuer.
Dans notre histoire nationale, le papier-monnaie a été établi notamment à deux époques : d’abord au temps de la Régence, dans le fameux système de Law ; ensuite à l’époque de la Révolution, sous la forme des assignats.
Il est intéressant de lire, dans les Mémoires de Saint-Simon, l’histoire du système de Law ; on y voit quel fut l’engouement du public pour un système qui tenait de la magie ; les émissions s’élevèrent jusqu’au chiffre de neuf milliards, des fortunes inouïes s’édifièrent très rapidement, mais, comme les papiers de la Banque n’étaient garantis par aucune valeur réelle, la chute du système arriva rapidement et une catastrophe épouvantable s’en suivit, entraînant la ruine d’un million de familles.
Certains publicistes, examinant les causes de la chute de ce système, ont prétendu que c’était la faute des contemporains de Law, qui n’étaient pas à la hauteur de ce grand financier, donnant ainsi à entendre que le système reposait sur des bases sérieuses. Une telle opinion ne saurait être acceptée ; il n’y a rien de magique dans les opérations de crédit ; le papier d’une banque n’est qu’une promesse de payer, il ne vaut que par la confiance qu’il inspire, et pour qu’il inspire confiance, il faut que la banque ait des valeurs faites, des valeurs réelles, qui en garantissent le remboursement.
L’histoire des assignats de notre première Révolution n’est pas moins intéressante à consulter. Après une première émission de quatre cents millions d’assignats, hypothéqués sur les biens nationaux, offrant ainsi des garanties de remboursement, sauf la difficulté de réalisation du gage, d’autres émissions se succédèrent, s’élevant jusqu’au chiffre total de quarante-cinq milliards, sans garantie sérieuse de remboursement. Qu’arriva-t-il ? Une dépréciation, de plus en plus marquée, des assignats s’en suivit ; tellement, qu’en 1795 leur valeur était presque réduite à zéro : de là un krach épouvantable ; des familles innombrables furent ruinées, finalement la planche aux assignats fut solennellement brisée, en février 1796.
Tels sont les enseignements de l’histoire. Ils nous montrent combien sont dangereux les résultats des fausses théories économiques !Résumant notre doctrine sur ce point, nous disons que le papier-monnaie est un mensonge et une duperie, et que les peuples doivent soigneusement se garder de recourir jamais à un pareil expédient financier.
Si la théorie de la monnaie-signe a produit dans l’application les résultats que nous venons de signaler, la théorie de la monnaie-richesse n’en a pas produit de moins funestes. C’est au Moyen-âge qu’a pris naissance cette théorie qui confond la monnaie avec la richesse, qui considère l’or et l’argent comme la richesse par excellence, la richesse unique et exclusive d’une nation. Cette confusion est loin d’avoir été dissipée ; elle existe encore de nos jours, non seulement à l’état de préjugé populaire, mais aussi comme une opinion acceptée par de bons esprits. Elle s’explique par cette considération que, l’or et l’argent étant les instruments de l’échange, ils apparaissent dans toutes les transactions. Quand on estime la fortune des particuliers, c’est en argent que se fait cette estimation : on dit d’un tel qu’il a un million ou cinq cent mille francs ou cent mille francs de fortune ; pour dire d’un homme qu’il est riche, on dit qu’il a beaucoup d’argent. Tels sont les motifs qui expliquent, sans la justifier, la confusion de la richesse avec l’or et l’argent. Concluant d’un à tous, on dit que si un homme est d’autant plus riche qu’il a plus d’or et d’argent, une nation, qui n’est qu’une collection d’individus, doit être d’autant plus riche également qu’elle a plus d’or et d’argent.
Partant de cette donnée, voici à quelles conséquences on est conduit :
1°. En premier lieu, on doit prohiber l’exportation de l’or et de l’argent et, pour cela, défendre d’acheter des marchandises étrangères : c’est ce qu’on appelle le système prohibitif ;
2°. On doit donner aux commerçants nationaux des primes à l’exportation pour faciliter la vente de leurs produits à l’étranger.
Un tel système aboutit à un état d’antagonisme permanent entre les peuples. En effet, chaque peuple, étant désireux de s’enrichir, ne le peut faire qu’à la condition de ruiner les autres, puisque la quantité d’or et d’argent possédée par un peuple ne peut être augmentée que par la diminution de l’or et de l’argent des autres. En outre, les efforts des peuples pour se ruiner sont réciproques et se contrarient les uns les autres. Dans ce système, chacun veut vendre, mais personne ne veut acheter ; or, comme il ne peut y avoir de vendeur sans acheteur, on conçoit les difficultés auxquelles on est conduit.
À défaut de débouchés volontaires, on arrive ainsi à chercher à se créer des débouchés forcés, à lutter pour conquérir des territoires à l’effet de forcer les habitants à consommer les produits de la métropole.
Ce système, connu sous le nom de système mercantile ou de la balance du commerce, a été pratiqué par tous les peuples européens jusque dans nos temps modernes. L’Angleterre, la Hollande, la France, le Portugal, l’Espagne, en ont fait le principe dirigeant de leur politique extérieure.
L’histoire de l’Espagne est particulièrement intéressante à consulter à ce sujet. Au XVIe siècle, sous le règne de Charles-Quint et sous celui de Philippe II, après la conquête du Mexique et du Pérou, l’Espagne recueillait les produits des mines d’or et d’argent de ces contrées, et sous l’empire des préjugés existants, le système mercantile fut appliqué dans toute sa rigueur. Défense absolue fut établie d’exporter l’or et l’argent et, partant, défense d’acheter et d’importer des marchandises étrangères. En outre, les Espagnols, étant convaincus que l’or et l’argent étaient la richesse par excellence, s’abandonnèrent au penchant naturel à l’homme pour la paresse, si bien que toutes les sources de la production intérieure ne tardèrent pas à être taries. De là un appauvrissement tel qu’aux Cortès de 1594, le président des Cortès, s’adressant au roi, et lui signalant la situation économique du royaume s’exprimait ainsi :« Regno consumido y abatado del toto (ce pays est épuisé et totalement appauvri). » Voilà ce que le système prohibitif a fait de l’Espagne dans l’espace d’un siècle ! De même qu’un arbre se juge à ses fruits, c’est à ses résultats que se juge une théorie.
Il est facile, d’ailleurs, de réfuter ce système, qui repose tout entier sur une confusion : sur la confusion de l’instrument de l’échange avec les produits et les services échangés, méconnaissant ainsi le rôle véritable de la monnaie d’or et d’argent dans les transactions sociales. La monnaie est l’instrument de l’échange ; à proprement parler, elle est le véhicule de la circulation des richesses : de l’analyse que nous avons faite plus haut, il ressort qu’elle a été inventée et admise dans la pratique des peuples dans le but de faciliter les échanges.
Confondre la monnaie avec la richesse, c’est donc confondre l’instrument de la circulation des richesses avec les richesses elles-mêmes ; c’est comme si l’on confondait les charrettes, voitures et wagons de marchandises avec les produits et marchandises transportés.
L’or et l’argent à l’état de monnaie ne satisfont directement aucun de nos besoins individuels ; ils servent uniquement à satisfaire ce besoin pressant des sociétés, le besoin d’échanger. Les véritables richesses consistent dans l’ensemble des choses utiles, capables de satisfaire nos désirs et nos besoins de toute sorte, besoins physiques, intellectuels et moraux. Plus une nation a en sa possession de produits, de marchandises, d’éléments de satisfaction, plus cette nation est riche. Quant au stock monétaire, une nation a intérêt à le réduire au strict nécessaire pour les besoins des échanges et de la circulation ; l’or et l’argent sont, en effet, des métaux qui coûtent cher et pour s’en procurer, les pays qui n’ont pas de mines en exploitation sont obligés de fournir en échange des richesses effectives et coûteuses. Supposons que, le nombre des produits à échanger demeurant le même, on double le stock monétaire d’une nation, on n’aura en rien augmenté sa richesse réelle, on aura réussi uniquement à doubler le prix de toutes choses.
La doctrine de la balance du commerce avait, comme conséquence, donné naissance à une maxime que la plupart des écrivains et publicistes ont acceptée comme un dogme, et que Montaigne, notamment, a prise pour titre d’un de ses Essais : « Le profit de l’un est le dommage de l’autre. » Il est clair, en effet, que si l’or et l’argent sont la richesse réelle, comme une bourse ne se peut remplir qu’à la condition qu’une autre se vide, un homme ne peut s’enrichir qu’à la condition qu’un autre se ruine, et de même pour les rapports de nation à nation. Maxime fausse, aussi funeste qu’elle est fausse, car elle a placé les peuples les uns vis-à-vis des autres dans un état d’antagonisme permanent et inévitable !
Que cette maxime soit fausse, c’est ce qui résulte de la fausseté du système d’où elle dérive, du système de la balance du commerce. Ce qui est vrai, au contraire, et ce qui est une conséquence logique de la théorie de la richesse telle que nous venons de l’exposer, c’est qu’il y a entre les hommes et les peuples une solidarité naturelle, de telle sorte qu’à la maxime de Montaigne nous avons à opposer celle-ci : « Le profit de l’un est le profit de l’autre. »
Pour démontrer cette solidarité qui relie les hommes et les classes, il n’est pas nécessaire d’emprunter ambitieusement des éléments de preuve à l’histoire générale ; nous n’avons qu’à prendre dans notre histoire locale des exemples dont l’évidence est de nature à frapper les esprits. C’est ainsi que, depuis les ravages du phylloxera, l’appauvrissement des campagnes a nui au développement et à la richesse des villes dans les départements atteints par le fléau. De même, comme J.-B. Say le dit avec raison, une mauvaise récolte nuit à toutes les ventes, par cette raison toute simple que les produits s’échangent contre les produits.
Qu’on interroge les faits, qu’on regarde autour de soi, et on arrivera bien vite à comprendre que plus on est dans un milieu riche, plus on a de facilités pour s’enrichir ; les négociants, par exemple, savent bien que ce qui fait leur richesse, c’est la richesse de leur clientèle. Retenons donc bien cette maxime : « Le profit de l’un est le profit de l’autre, » et nous y trouverons en germe la solution du problème social. Les jalousies de nation à nation, de classe à classe, d’individu à individu, au point de vue de la richesse, sont, en effet, si cette maxime est vraie, aussi nuisibles qu’immorales. Loin de jalouser la richesse des autres, les classes pauvres doivent, au contraire, s’en réjouir, car, plus il y a de capitaux au sein d’un peuple, plus il y a d’aliments pour le travail, et plus les salaires s’élèvent, le capital étant au travail ce que le pain est à la faim.
Pour faire une exposition complète de ce vaste sujet, il y aurait lieu de discuter la question du monométallisme et du bimétallisme ; il faudrait également exposer la législation qui régit la monnaie, notamment au point de vue des règles de la fabrication et du rôle de l’État, ainsi que de celui de la commission des monnaies. Les limites d’une conférence étaient trop étroites pour permettre de traiter l’ensemble du sujet ; mais le but du conférencier serait atteint si les théories exposées par lui pouvaient inspirer aux auditeurs et aux lecteurs du compte-rendu le goût des études économiques.
Qu’on ne l’oublie pas, c’est la question sociale qui fait l’objet principal des préoccupations des hommes, surtout de cette masse de la population qui vit de salaires et pour laquelle la question du pain quotidien et de la vie matérielle est la question dominante. Or, pour la résoudre, cette question, c’est-à-dire la question des rapports des deux grands facteurs de la production des richesses, le capital et le travail, il faut étudier l’économie sociale, et c’est à elle qu’il faut demander la solution.
Il faut choisir entre l’organisation naturelle par la liberté et l’organisation artificielle que proposent les socialistes de toute nuance, c’est-à-dire l’organisation par la force et par le despotisme ; c’est la science, ce sont les faits sainement observés, qui permettront aux peuples de faire un choix éclairé.
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