[Le Siècle, 22 mars 1841.]
M. Gustave de Beaumont, député de la Sarthe, que ses travaux sur l’Irlande et sur plusieurs des graves questions de morale ou de politique dont se préoccupent les esprits éclairés ont placé au premier rang de nos publicistes, vient de nous communiquer les réflexions que lui a suggérées l’état des partis parlementaires en France. Associé constamment à l’opposition constitutionnelle par ses sentiments et par son vote dans les efforts qu’elle a tentés pour rendre quelque dignité et quelque énergie à la politique extérieure de la France, M. de Beaumont a reconnu que dans cet ordre de questions, où la diplomatie avec ses formes mystérieuses est appelée à jouer le principal rôle, le gouvernement, sous prétexte du secret qu’exigent les négociations entamées, est souvent maître de se soustraire au contrôle de l’opposition. Celle-ci, en général, ne peut intervenir avec une connaissance exacte des faits que lorsqu’ils sont accomplis, c’est-à-dire quand il n’est plus temps. Ce n’est guère qu’à la suite des longues déceptions, d’où naissent à la fin l’irritation et la défiance, que les assemblées délibérantes exercent un contrôle plus direct et plus sévère sur les affaires extérieures du pays.
Sur les questions intérieures le débat est toujours possible, toujours ouvert. L’intérêt de l’opposition est de ne jamais permettre à l’attention publique de se détourner des principes de droit et de liberté, soit que les infractions qu’ils ont reçues attendent une juste réparation, soit qu’il y ait opportunité à en réclamer le sage développement.
Quelles sont les questions, trop longtemps délaissées, vers lesquelles doit se tourner l’activité de l’opposition ? Voilà précisément ce que M. de Beaumont a voulu examiner. Nous allons le laisser formuler lui-même les conseils qu’il adresse à la chambre et aux divers partis qui se sentent également découragés et qui ont peine à se reconnaître au milieu de la confusion introduite dans leurs rangs par de nombreuses défections. Nous ne savons s’il parviendra à se faire écouter ; mais rien de plus louable assurément que le but qu’il se propose. Nous adhérons complètement, quant à nous, à cette pensée que le devoir de l’opposition constitutionnelle dans un pays libre est de préparer incessamment les réformes que comporte l’état de la société et d’accepter, à titre de progrès, toutes celles, si lentes, si modestes qu’elles soient, dont l’urgence est enfin reconnue et qui peuvent, par le consentement commun, être pacifiquement accomplies.
DE L’OPPOSITION CONSTITUTIONNELLE ET PARLEMENTAIRE.
I.
Au milieu de nos débats parlementaires, d’où sont nées tant d’impressions diverses, il est un sentiment qui a pénétré dans toutes les âmes et s’y est profondément établi : c’est la conviction que les partis ne sauraient rester dans l’état de vague et d’indécision où ils sont. Parti du ministère, parti de l’opposition, conservateurs et réformistes, tous sentent également cette vérité. Tous ont déploré avec la même amertume le fractionnement indéfini de la chambre, la bigarrure et l’éparpillement des opinions, la confusion générale des idées, le pêle-mêle des étendards. Qu’est-ce qui constitue les partis ? En quoi different-ils ? En quoi sont-ils semblables ? Voici des agglomérations de personnes ; quelle idée commune les unit ? Voici des camps opposés ; quels principes contraires les séparent ? — Des principes ! on en prononce le mot, mais qu’est-ce qui y croit ? Qui a foi dans un principe ? Telle doctrine est soutenue aujourd’hui par celui qui naguère la combattait, et elle a pour adversaire le plus ardent l’homme qui jadis en fut le défenseur. On invoque bien encore les principes ; mais comment ? On croit cette idée propre à réunir la majorité : on la prend pour drapeau. Cependant paraît-elle mal accueillie, on la désavoue aussitôt ; reprend-elle faveur, on revient à elle, jusqu’à ce qu’en présence d’un nouveau symptôme, on la renie encore une fois. Et il semble que nul ne remarque ces étranges variations devenues vulgaires à force d’être répétées. L’inconsistance est tellement usuelle qu’on ne prend même pas souci de l’excuser. C’est une nécessité que doivent admettre tous les bons esprits. Comment gouverner des faits mobiles avec des règles invariable ? Pour les hommes pratiques il n’y a point de principes, il n’y a que des expédients ; maxime évidente, contestable seulement pour quelques utopistes et quelques philosophes impropres aux affaires. Cependant la pratique des expédients ajoute tous les jours au mal qu’elle voudrait guérir. Les principes étant écartés, tout se réduit naturellement à des faits, et comme chacun se prétend plus habile que tous les autres à diriger ces faits, tout se réduit à des questions de personnes ; et enfin comme les personnes, en vertu de leur théorique pratique, ont varié sans cesse, il s’ensuit qu’on ne croit pas plus aux personnes qu’aux principes. De là la véritable cause du mal. De là l’hésitation générale des esprits et la fatigue des consciences qui ne savent sur qui et sur quoi se reposer. De là ces majorités bizarres, inattendues, contradictoires, que semble produire un hasard aveugle. De là ces accords momentanés qui ne se maintiennent qu’à la condition des équivoques ; de là ces déplacements perpétuels du pouvoir oscillant çà et là, et dont la fixation dépend d’un coup de tactique ou de stratégie. De là l’impuissance de la chambre, le découragement des esprits, pire encore que l’incertitude des opinions ; l’ébranlement du petit nombre de convictions demeurées solides ; et la disposition des âmes droites et fermes à se retirer d’une arène où la droiture et la fermeté ne sont pas comptées ; de là le découragement même des hommes les plus pratiques, attristés de voir de si petit résultats sortir de tant d’efforts, de tant de calculs, de tant d’habiletés.
Tous les partis constitutionnels sentent profondément la nécessité de sortir d’une telle situation, mauvaise pour eux, funeste au pays, dangereuse pour le gouvernement représentatif lui-même. Mais comment en sortir ?
Plus on réfléchira et plus on reconnaîtra qu’il n’existe qu’une seule issue. Le mal est venu surtout de ce que les partis ont trop délaissé les principes ; le vrai remède est d’y revenir. Il faut aujourd’hui que chaque parti reprenne le drapeau qui lui est propre et s’y attache étroitement. Il faut qu’il le déploie, non comme un moyen passager de ralliement, mais comme le signe des idées qui lui appartiennent et dont il est résolu à poursuivre l’accomplissement. À mes yeux, c’est la seule politique qui soit digne de nobles efforts ; j’ajoute qu’en ce moment c’est la seule politique qui soit habile. La pratique des expédients est usée ; il faut absolument du nouveau, et il n’y a plus de nouveau qu’une politique de principes ; en dehors des principes il n’y a plus que des intrigues.
Cette politique doit être abordée largement et sincèrement sous peine de ressembler à celle dont le vice est reconnu. Il faut que chaque parti, ministère ou opposition, proclame nettement ses doctrines et ses vœux, et que, ceci fait, il travaille constamment à leur triomphe. Il faut que les principes posés attendent qu’on vienne à eux, et non qu’ils courent après le succès. Il ne s’agit pas de conserver ou de saisir le pouvoir à l’aide de doctrines employées comme une arme de guerre, et que, par cette raison, on prend et délaisse à volonté ; il faut que le pouvoir ne soit qu’un moyen, et que le but, le but constant, invariable, soit le succès du principe. Si ces principes triomphent, il est beau de s’élever avec eux ; il n’est pas moins beau de les défendre quand tout le monde les attaque, et alors que chacun les abandonne de leur demeurer fidèle. S’il est vrai que tout parti doive désormais arborer au grand jour ses principes et y tenir, il est un autre point non moins certain : c’est que ce qu’il faut avant tout à chaque parti pour le mettre en relief, ce sont des principes sur la politique intérieure.
Sans doute les principes touchant la politique extérieure importent beaucoup ; ils sont même, à vrai dire, les plus essentiels dans tous les cas où l’existence et la grandeur nationale sont intéressées. Chaque parti doit donc avoir sur ce sujet sa règle particulière de conduite, et l’opposition a montré qu’elle avait la sienne. Il faut même reconnaître que c’est le terrain sur lequel l’opposition parlementaire et constitutionnelle s’est maintenue avec le plus de constance et de fermeté. Toujours, en présence d’une menace faite à la dignité de la France, elle s’est présentée étroitement unie. Ainsi l’opposition qui combat aujourd’hui le ministère du 29 octobre avait soutenu la politique extérieure du ministère du 1er mars, et à mon avis elle avait eu raison.
L’opposition constitutionnelle ne rêve point le retour du système conquérant. Mais si la guerre aventureuse est proscrite de son programme, elle ne croit pas encore venu le temps où la France pourra adopter la théorie pacifique et philosophique de l’honorable M. Jouffroy. Sans doute nul ne saurait en principe hésiter entre le système de la civilisation marchant escortée de la paix et de la justice, mis en opposition au système de la guerre appuyé sur la violence et sur la ruse. Mais ne conviendrait-il pas d’abord d’établir à Londres et à Saint-Pétersbourg une chaire de philosophie dont l’objet fût de mettre en honneur ces excellentes maximes ? Peut-être ceci pourrait être sollicité avec succès auprès des cours étrangères par ceux qui considèrent les voies diplomatiques comme le seul procédé possible de politique extérieure. Mais en attendant que cet idéal de la philanthropie et de la civilisation soit entré dans le droit des gens de l’Europe, l’opposition constitutionnelle pensera sans doute que la France doit défendre ses intérêts et son honneur par tous les moyens que se permettent encore les autres puissances, même par la guerre. L’opposition, qui ne veut point d’une politique belliqueuse et menaçante, repousse non moins énergiquement une politique de concessions. La France n’aspire pas à s’agrandir par la conquête, mais elle ne se résoudrait point à décliner.
Ce sere toujours un honneur pour le ministère du 1er mars d’avoir ainsi compris la politique extérieure de la France, et l’opposition constitutionnelle, en le secondant, n’a fait que suivre le principe qui, dans cette politique, lui sert de guide. C’est sous l’influence du même principe qu’elle juge aujourd’hui la situation faite à la France par le traité du 15 juillet. La France, qui n’a point cherché l’isolement, n’a point hâte d’en sortir. Si elle sent que l’Europe lui manque, on s’apercevra peut-être qu’elle manque à l’Europe. Sa politique se réduit à savoir attendre, et à attendre dans toute sa force. C’est le seul rôle qui soit habile, et le seul qui convienne à sa dignité.
Mais s’il est vrai qu’il existe sur la politique extérieure un certain nombre de principes bien opposés, il faut ajouter que ces principes ne suffiraient pas seuls pour imprimer aux divers partis qui les professent un caractère durable, et pour assurer à chacun d’eux une existence distincte et régulière. Plus on réfléchira à ce sujet, plus on sera amené à reconnaître que la manière de gouverner à l’extérieur, quelque importante qu’elle soit pour le pays et pour les partis, ne saurait à elle seule former le texte et le lien ni d’une majorité gouvernementale ni d’une minorité opposante.
Supposez une opposition bornant son rôle aux questions extérieures : quelle sorte d’action exercera-t-elle ? Une action accidentelle, passagère, incomplète. Nul incident ne se produit-il avec l’étranger, elle sera muette ; et par le fait seul de son silence, elle cesse d’exister. Elle peut sans doute conserver encore une sorte d’existence idéale dans la pensée de chacun de ses membres ; mais si elle n’a point de vie apparente et quotidienne, si elle ne se révèle par aucun acte, si elle ne se distingue de ce qui l’entoure par aucun procédé qui lui soit propre, si ses allures particulières, sa marche spéciale, ses tendances personnelles n’éclatent pas sans cesse au dehors par quelque fait extérieur, elle est bientôt comme si elle n’existait pas ; elle disparaît de la scène politique ; elle-même ne tarde pas à perdre la conscience de sa propre vie ; et le jour où une lutte de dignité nationale lui commande de renaître et de se rassembler dans toute sa force, elle ne sait plus où se retrouver ni comment rallier ses membres qu’aucune discipline habituelle ne rassemble.
Maintenant, supposez le cas le plus propre à faire sortir de la politique extérieure quelque question de principe, c’est-à-dire le cas où un événement important surgit dans les affaires du dehors. Un nuage apparaissant au-dessus de notre diplomatie, l’opposition constitutionnelle interpelle le ministère. Mais que répond celui-ci ? Que le silence lui est commandé par la gravité même des circonstances ; que des négociations sont entamées, dont toute explication intempestive compromettrait le succès. À cela l’opposition n’a rien à répliquer, et il faut bien qu’elle se résigne à attendre en silence, jusqu’à ce que les négociations et les événements aient eu leur cours, c’est-à-dire qu’il ne lui sera permis d’examiner le mal que lorsque tout remède sera impossible. Disons-le : ce qui limite étroitement l’action de l’opposition sur les questions extérieures, c’est qu’elle ne peut rien sur l’avenir, et que la seule puissance qu’elle possède s’exerce sur un passé irrévocable.
Les affaires de la politique extérieure peuvent bien de temps à autre faire naître quelques questions de principes faciles à poser ; mais en thèse générale quelles questions de principes peut-il résulter de faits transitoires, intermittents, presque toujours couverts de quelque voile, et dont la discussion ne vient jamais qu’après qu’ils sont consommés ? Les rapports avec l’étranger fournissent bien moins de principes à débattre que de faits à apprécier.
La politique intérieure, il faut bien le reconnaître, fournit seule aux partis des questions capables de les caractériser fortement et de les maintenir distinctes les unes les autres.
L’action du gouvernement dans la politique intérieure étant incessante, celle de l’opposition y est également continue. Le ministère ne saurait rien faire qui ne soit apparent à tous les yeux, ni rien entreprendre de quelque importance sans une loi, c’est-à-dire sans engager devant les chambres des débats qui font naître pour l’opposition autant d’occasions de controverse. Et non seulement l’opposition a à considérer les actes de politique intérieure qui émanent du gouvernement : il lui appartient encore de signaler tout ce que le gouvernement omet, et ce qu’il a tort de ne pas faire. L’action de l’opposition sur la politique intérieure est ainsi tout à la lois perpétuelle et très étendue.
Disons-le donc, si l’opposition peut se former à l’occasion d’une question du dehors, ce n’est que sur l’intérieur qu’elle peut vivre et durer. Aussi les hommes mêmes pour qui les questions du dedans ne sont que de peu d’importance devraient encore voir dans celle-ci le seul moyen d’unir tous les membres de l’opposition par un lien solide et permanent qui les tienne toujours prêts pour les combats éventuels de la politique étrangère.
Maintenant, quels sont sur la politique intérieure les principes que l’opposition constitutionnelle doit arborer comme drapeau, et au triomphe desquels elle doit se dévouer ? Nous voici arrivés au point le plus délicat et le plus important. Il en est en effet qui, sans nier l’utilité des principes touchant l’intérieur, soutiennent que quant à présent nulle dissidence sérieuse n’existe sur ce point entre le parti de l’opposition et celui du ministère ; à leurs yeux, aucune amélioration n’est à faire dans nos institutions, et quant aux réformes qui pourraient se pratiquer, elles sont si petites qu’elles tiendraient sur une pointe d’aiguille.
Si tel était l’état des choses, ce serait, il faut l’avouer, la preuve d’une bien triste situation pour l’opposition constitutionnelle, qui, comme on l’a vu plus haut, ne peut habituellement rien à l’extérieur, et qui à l’intérieur n’aurait rien à faire.
Mais faut-il donc entrer ici en discussion pour montrer que c’est tout simplement soutenir un non-sens que de nier la dissidence profonde qui sépare nécessairement sur la question de politique intérieure l’opposition constitutionnelle et le gouvernement ? Est-ce que le progrès et le perfectionnement, qui est la loi générale de l’humanité, n’est pas particulièrement la condition essentielle des gouvernements libres ? Et quel sera, sous le régime constitutionnel et parlementaire, le premier promoteur de ce perfectionnement, de ce progrès, si ce n’est l’opposition ? Oublie-t-on donc qu’il est de l’essence même de nos institutions que tous les partis constitutionnels aient chacun leur principe propre ? Et si, sous l’empire de ces institutions, le gouvernement est le représentant naturel de l’ordre et de l’autorité, l’opposition constitutionnelle n’est-elle pas la patronne spéciale des libertés publiques ? Quelque dévouée que soit l’opposition aux principes d’ordre, n’appartient-il pas au gouvernement de l’être encore plus qu’elle ? Quelque libéral que soit le pouvoir, l’opposition n’est-elle pas aussi de sa nature plus libérale que lui ? Ces deux puissances, dont l’une pousse incessamment la société en avant, tandis que l’autre la retient, destinées à combattre, celle-ci l’engourdissement stérile des états stationnaires, celle-là le mouvement précipité qui traîne à sa suite les révolutions violentes, ne constituent-elles pas l’âme même de notre gouvernement ?
La lutte éternelle de ces deux principes est la loi première de nos institutions, et il faut que ces deux antagonistes, qui dans notre gouvernement sont exprimés par le pouvoir et par l’opposition, se tiennent parfaitement en équilibre l’un vis-à-vis de l’autre ; car, selon que l’un des deux chancèle, c’est le principe de liberté qui périt ou le principe d’autorité qui meurt.
Certes, l’opposition constitutionnelle, naturellement gardienne des principes de progrès et de liberté, a déjà par cela même une grande et constante mission à remplir. Elle a une vigilance de tous les instants à exercer, soit qu’elle combatte les atteintes portées aux principes dont elle est dépositaire, soit que dans sa sollicitude pour les droits existants, elle travaille à conquérir des garanties nouvelles.
L’opposition constitutionnelle a donc, par sa nature même, un principe essentiel de politique intérieure. Maintenant sous quelle forme doit-elle se produire ? Sans doute elle peut à l’occasion de tous les actes ministériels faire l’application de ses doctrines ; elle peut, à propos même des questions d’affaires, montrer ses tendances libérales, car il y a dans toutes sortes de questions un côté libéral et un autre qui ne l’est pas ; elle le peut, elle le doit, c’est une partie très importante et peut-être trop négligée de ses devoirs ; mais cela ne suffit pas. Il faut pour que ce principe qui domine sa nature conserve sa puissance et sa fécondité, qu’elle le mette en saillie et en action par un certain nombre de propositions de réformes qui en soient la formule pratique. En Angleterre les whigs, qui pendant si longtemps ont formé l’opposition constitutionnelle du parlement, avaient aussi pour premier principe la réforme : mais en même temps qu’ils élevaient ce drapeau, ils y inscrivaient : Réforme du parlement, réforme de l’église, réforme des corporations municipales. Aussi leur avènement au pouvoir a-t-il signifié le triomphe de ces réformes soutenues par eux dans l’opposition, et qu’ils ont en effet réalisées au ministère.
Maintenant quelles sont les réformes intérieures qui chez nous découlent naturellement du principe de l’opposition constitutionnelle, qui peuvent se considérer comme la formule des améliorations qu’elle désire, et qui en dessinant nettement son caractère, marquent aussi le but de ses efforts ?
(La suite prochainement.)
GUSTAVE DE BEAUMONT.
[Le Siècle, 29 mars 1841.]
DE L’OPPOSITION CONSTITUTIONNELLE ET PARLEMENTAIRE.
II.
Les réformes qu’il appartient à l’opposition constitutionnelle de demander sont naturellement de deux sortes : les unes, qu’elle doit vouloir tout de suite ; les autres, qu’elle poursuit, sans que leur accomplissement immédiat soit aussi nécessaire. Le progrès étant son principe, son premier devoir doit être de veiller à ce que la société ne rétrograde pas. Si donc quelque atteinte a été portée à la constitution et aux principes sur lesquels reposent les libertés publiques, elle doit d’abord travailler à en obtenir la réparation ; ainsi, les lois de septembre, dont toutes les dispositions devront être révisées, ont, dans une certaine partie, altéré profondément l’une des institutions fondamentales de la charte constitutionnelle ; elles ont troublé l’ordre des juridictions ; elles ont changé des délits en attentats, afin de les transporter du jury à la cour des pairs ; elles en ont transformé d’autres en contravention pour les attribuer aux juges correctionnels ; et cette violation d’un principe essentiel, elles l’ont commise à l’aide de subterfuges et de fictions indignes de la franchise et de la majesté de la loi.
Le premier devoir de l’opposition est de réclamer l’abolition immédiate de ce qui, dans les lois de septembre, viole directement la charte ; à vrai dire, il ne s’agit pas ici d’un progrès à obtenir : il s’agit d’un égarement à corriger. Des pas ont été faits en arrière, il faut, pour marcher en avant, commencer par revenir au point de départ, qui est la constitution.
L’opposition constitutionnelle doit demander et demande en effet cette réparation, non comme une satisfaction vaine qu’il faille donner aux scrupules de quelques convictions timorées, mais comme le seul moyen de rentrer dans le cercle de la constitution, dont cette partie des lois de septembre a été une déviation manifeste.
L’opposition regarde comme sérieuse toute atteinte portée à l’un des principes de la charte ; et tout ce qui doit rétablir ces principes dans leur intégrité n’est pas moins grave à ses yeux. Il serait contradictoire de solliciter ce retour sans proclamer hautement son importance ; ce serait abaisser la chose qu’on veut relever, et ceux qui, en faisant cette réparation, commenceraient par la déclarer puérile, outrageraient encore le principe dont ils se diraient les vengeurs.
S’il est vrai que le premier devoir de l’opposition soit de veiller à ce que la société et le gouvernement ne reculent pas, il suit encore de là que lorsqu’un vice manifeste se révèle dans les pouvoirs constitutionnels tels qu’ils sont organisés, elle doit y porter remède. Autrement, ces pouvoirs, non seulement ne pourraient pas se perfectionner, mais ils ne se maintiendraient même pas dans leur état actuel, et risqueraient de décliner. Ici encore, c’est moins un progrès qu’il s’agit de rechercher qu’une marche rétrograde qu’il faut combattre. Ainsi, par exemple, c’est une vérité plusieurs fois reconnue, même par la majorité de la chambre actuelle, que la présence au sein du parlement d’un trop grand nombre de fonctionnaires publics affaiblit la puissance de la représentation nationale.
On suspecte l’indépendance des fonctionnaires qui votent pour le ministère ; et lorsqu’on voit quelque député promu à de hautes fonctions, on incline à penser que le mérite seul n’a pas dicté le choix du ministre.
Il suffit que de loin en loin un fait exceptionnel de cette sorte apparaisse pour qu’aux yeux du pays il se généralise ; et il s’établit peu à peu dans le publie cette triste opinion qu’il y a tout à la fois dans le parlement un fond de majorité, formé par les fonctionnaires publics, dévoué à tous les ministères, et à coté de cette phalange régulière, un bon nombre d’aspirants qui, n’étant pas fonctionnaires, sont très désireux de le devenir, et pour cela inclinés à subir les influences du pouvoir. Ceci suffit déjà pour dépouiller la représentation parlementaire de son autorité morale. Peu à peu aussi, et c’est là l’effet le plus funeste du mal qui est signalé, peu à peu l’opinion s’établit que le député vient à la chambre pour faire ses propres affaires et non pour faire celles du pays. Aux yeux du plus grand nombre, son élection, c’est le moyen sûr d’avoir un emploi ; et s’il n’en a pas obtenu un tout d’abord, c’est qu’il en attend un meilleur : ce sentiment, malheureusement si répandu, et qui, à mes yeux, est calomnieux pour l’immense majorité des membres de la chambre, est peut-être le plus dangereux pour la dignité du parlement, car il s’appuie non seulement sur quelque chose de vrai, mais encore sur les passions et sur les intérêts les plus vivaces qui soient en France.
Il n’y a en France qu’une grande carrière pour l’ambition et pour l’activité humaine : ce sont les places ; c’est dans cette arène que se précipitent avec ardeur toutes les imaginations, tous les rêves, toutes les intelligences de toute nature, de toute condition, de tout âge. C’est sur ce terrain que se rencontrent toutes les concurrences, toutes les rivalités, toutes les prétentions, tous les droits, toutes les intrigues. Eh bien, dans cette carrière où s’agitent tant d’efforts, dans laquelle chaque athlète lutte si étroitement et calcule ses chances de succès ou de revers avec tant de précision, il y a une opinion si généralement répandue, opinion fatale à la considération de la chambre, c’est que si on rencontre un député sur son chemin pour concurrent, on est sûr d’échouer contre lui, et que dès ce moment les titres et les droits ne sont plus comptés pour rien. Il y a là, qu’on prenne bien garde, un mal qui provoque impérieusement le remède. S’il est beau de mépriser la calomnie, il est plus sage d’en faire cesser les prétextes, surtout lorsque la calomnie se mêle de quelque vérité. Si le mal n’était pas attaqué dans sa racine, la représentation nationale serait menacée dans sa dignité.
Maintenant ce vice ne serait-il pas extirpé le jour où il serait établi qu’aucun député ne pourra pendant la législature être promu à aucune fonction publique (sauf les fonctions politiques de leur nature) ? C’est l’objet même de la proposition à laquelle M. Rémilly a donné son nom. Dans le système de cette proposition, tout fonctionnaire peut être député ; seulement pendant sa législature il ne saurait avancer, et tout député qui n’est pas fonctionnaire ne saurait le devenir pendant que dure son mandat. La conséquence naturelle de ces dispositions serait de rendre les petits fonctionnaires moins désireux de la députation, qui deviendrait un obstacle à leur avancement ; or, ce sont les petits fonctionnaires dont la présence importe le moins à la chambre. La députation ne cesserait pas d’être enviée par les hauts fonctionnaires, dont l’avancement est fait, et ce sont précisément ceux que la chambre doit désirer de voir entrer dans son sein.
Quel que soit, du reste, le mode sous lequel se produise cette réforme, que ce soit dans les termes de la proposition de M. de Rémilly ou sous la forme de l’extension des incompatibilités, l’opposition doit la considérer comme urgente. À coté du but à atteindre on voit clairement le moyen. Ella doit vouloir cette réforme aussi immédiate que celle des lois de septembre. Il faut en finir avec ces programmes que tout le monde signe des deux mains et que personne n’exécute. À quoi sert que chacun déclare qu’il y a quelque chose à faire si nul ne fait rien ? L’opposition doit poser de nouveau cette question et la suivre jusqu’à ce qu’elle l’ait menée à bien.
Mais si par une conséquence naturelle de son mandat l’opposition doit, parmi les réformes urgentes, placer d’abord celles qui sont plutôt réparatrices que progressives, il faut se hâter de reconnaître qu’elle représenterait mal le principe dont elle est l’expression si outre les réformes surtout destinées au passé, elle n’offrait rien d’immédiatement réalisable au présent et à l’avenir. Il ne suffit pas qu’en combattant tous les mouvements qui se font en arrière, elle empêche la société de rétrograder : il faut qu’elle la dirige en avant et pour cela il est nécessaire qu’elle propose des réformes qui soient non un retour mais un véritable progrès.
Ici encore l’opposition ne doit pas, à mon avis, demander que l’on accomplisse sur-le-champ toutes les réformes qui sont désirables. Elle ne doit vouloir la réalisation immédiate que de celles qui sont dès à présent appropriées à l’état des esprits, des mœurs et des besoins de la société.
Assurément, s’il est une amélioration qui soit en harmonie naturelle avec les devoirs et les principes de l’opposition libérale, c’est l’extension du droit électoral. Cette extension est, dans tous les pays libres où le pouvoir législatif procède de l’élection, le premier terrain sur lequel se posent tout naturellement les questions de progrès. Et comment n’en serait-il pas de même en France, où dans l’état présent de nos lois, le droit électoral est restreint à un si petit nombre ?
Cependant, de ce que l’opposition libérale veut une extension du droit électoral, s’ensuit-il qu’elle veuille immédiatement réaliser toutes les réformes dont ce droit peut être l’objet ? Combien de difficultés inhérentes à ce sujet n’ont pas encore été résolues ? Comment, en adoptant le principe, le pousser jusque dans ses dernières conséquences ? Quel esprit sensé prononce aujourd’hui le mot de suffrage universel ? Et si la réforme ne saurait être intégrale, comment la faire partielle ? Il faut une limite : où la placera-t-on ? La combinaison la plus habile et la plus juste serait peut-être d’associer le plus grand nombre des citoyens aux affaires du pays par l’élection à double degré ; mais combien d’objections ou de préjugés rencontre encore ce système ! Ce serait incontestablement un bien de transporter l’élection au chef-lieu de département ; mais l’avantage de ce changement est-il senti par un assez grand nombre d’esprits pour entrer dans le programme d’une réforme immédiate ? Faut-il conserver ou abolir le cens d’éligibilité ? Faut-il donner aux députés une indemnité pendant le temps de la session ?
Au milieu des ténèbres qui couvrent encore toutes ces questions, un seul point se présente parfaitement clair et dégagé de tout nuage.
Si l’on excepte ceux qui, par principe ou par instinct, ne veulent aucun progrès, il n’est personne aujourd’hui qui ne reconnaisse que le droit électoral devrait être concédé à tous les citoyens qui figurent sur la seconde liste du jury. Tout le monde déclare absurde et choquante une législation qui, tout en reconnaissant à un individu la capacité suffisante pour prononcer comme juré sur la vie et sur la mort de ses semblables, lui dénie la faculté de choisir un mandataire.
Cette extension du droit électoral étant possible, l’opposition constitutionnelle doit dès à présent la demander. Sans doute ce progrès n’est pas le dernier mot de la réforme électorale, mais c’est le premier pas à faire dans une voie où il est opportun d’entrer. Si l’extension du droit électoral est une question de tous les temps, elle ne vient jamais plus à propos qu’à ces époques d’affaissement universel où les pouvoirs parlementaires, participant de la langueur générale, ont besoin pour se raviver de remonter vers leur source, dussent-ils n’y retrouver que quelques gouttes de jeunesse et de vie.
Mais, dit-on, c’est une bien petite réforme ! D’abord, je ne sais si l’on peut qualifier ainsi un changement qui conférerait à des milliers de citoyens le plus important de tous les droits politiques ; mais, d’ailleurs, je ne m’arrêterai pas à cette objection, qui à mes yeux n’en est pas une. J’aime beaucoup les petites réformes. Elles ont à mes yeux des mérites précieux : le premier, c’est d’être praticables ; le second, de s’exécuter paisiblement et régulièrement. Précisément parce qu’elles sont partielles, elles sont plus mûries avant de s’accomplir ; et leur continuité a cet avantage, qu’elle accoutume l’esprit public à chercher dans des moyens légaux et pacifiques le redressement de tous les écarts et la satisfaction de tous les besoins. Il faut, du reste, se défier de ceux qui déclarent petites les réformes que l’on propose. Car, il y a deux manières de ne vouloir aucune réforme : c’est de les déclarer trop grandes ou de les dire trop petites ; d’exciter l’indifférence ou de faire peur. Et si l’on y regarde de près, on verra que la plupart de ceux qui repoussent les petites réformes veulent encore bien moins des grandes. À ce compte, il n’en serait donc jamais fait aucune ; et l’on verrait s’accréditer dans le pays cette opinion déjà malheureusement trop répandue, qu’en France, il n’y a de réformes possibles que par des révolutions.
Ce qui importe au pays, ce n’est pas que toutes les réformes à faire soient proposées et exécutées en même temps : c’est qu’il y ait toujours sous ses yeux quelque réforme en train qui soit pour lui comme le thermomètre du progrès. L’essentiel n’est pas que la société marche très vite, c’est qu’elle marche toujours. Et ce qui importe à l’opposition constitutionnelle, ce n’est pas qu’elle ait à réclamer l’exécution simultanée d’une foule d’innovations : c’est qu’elle sache poursuivre successivement et chacune en son temps toutes les réformes qui sont dans sa nuance politique et analogues à son principe. Il me semble donc que l’opposition libérale et constitutionnelle pourrait dès à présent demander trois choses : une réforme dans les lois de septembre, une réforme de la chambre élective, une amélioration dans la loi électorale. Et ce ne seraient pas pour elles de vaines théories, ce ne serait pas une tactique du moment, mais un but permanent qu’elle poursuivrait constamment, sans interruption, jusqu’à ce qu’elle l’eût obtenu. Elle ne dirait pas : Voilà mes principes, mais par circonstance je les ajourne, et je voterai pour le ministère qui ne fera rien de ce que je veux. Tout ministère qui ne ferait pas ces choses, l’opposition constitutionnelle le combattrait ; elle ne donnerait son vote qu’à celui qui voudrait comme elle leur immédiat accomplissement. Si l’opposition agissait autrement, elle retomberait dans le système des expédients, et ferait précisément comme ceux auxquels elle reproche de manquer de principes stables.
Il y a des gens qui, lorsque l’opposition gêne le pouvoir, déclarent qu’elle n’est pas pratique, et par ce seul mot ils croient avoir tout dit. C’est cependant un non-sens. Une opposition cesse d’être pratique quand elle cesse d’accomplir son mandat et lorsqu’elle manque aux conditions de son existence. Si, maîtresse du pouvoir, elle accomplit ses principes, elle est pratique. Si pour faciliter le pouvoir à quelqu’un, elle abandonne son programme, elle n’est pas pratique, elle est dupe.
Les réformes qui précèdent sont, à mon avis, celles que l’opposition devrait mettre au premier rang par deux raisons : d’abord parce qu’elles sont politiques de leur nature, et par conséquent plus propres à caractériser un parti, et en second lieu parce que pouvant être immédiatement réalisées, elles doivent l’être. Maintenant, si l’opposition constitutionnelle doit avant tout demander l’accomplissement des trois réformes qui viennent d’être exposées, il ne s’ensuit pas que ce soient les seules qu’elle doive poursuivre…
(La suite prochainement.)
GUSTAVE DE BEAUMONT.
[Le Siècle, 3 avril 1841.]
DE L’OPPOSITION CONSTITUTIONNELLE ET PARLEMENTAIRE.
III.
… Il est beaucoup d’autres réformes au succès desquelles l’opposition constitutionnelle doit dès à présent travailler.
Ainsi, pour en donner quelques exemples, si, dans les lois de septembre, la disposition qui dépouille le jury de ses attributions pour les transporter à un tribunal d’exception doit d’abord être reformée, ce n’est pas cependant la seule qui appelle une révision. Peut-on, en effet, considérer comme le dernier mot sur la liberté de la presse le taux exorbitant des amendes, l’élévation des cautionnements établis par ces lois ? Peut-on regarder comme définitive cette disposition des mêmes lois qui fixe à 7 voix contre 5 la majorité absolue nécessaire au jury pour rendre un verdict de condamnation capitale, et celle qui prescrit aux jurés l’obligation de voter secrètement ? En supposant bons de pareils principes qui touchent à ce qu’il y a de plus immuable dans la société, pourrait-on les laisser épars dans des lois de circonstances plus ou moins empreintes des passions et des violences qui les ont provoquées ? Quelque criminelles que soient certaines associations, et de quelque répression que doivent être frappés leur excès, qu’est-ce qui admettra comme régulière et normale cette disposition préventive des mêmes lois qui subordonne à l’autorisation administrative le droit même de s’associer !
Il y a donc dans les lois de septembre plusieurs réformes essentielles à faire ; à mon avis, l’opposition constitutionnelle doit les vouloir toutes. Seulement, elle en place une avant toutes les autres : celle qui a pour objet une violation plus directe de la Charte, et sur l’urgence de laquelle il existe un sentiment plus généralement établi.
Il en est de même d’un grand nombre de réformes intérieures qui, quoique très importantes, peuvent quant à présent ne pas être placées par l’opposition au premier rang, soit parce que leur solution est moins urgente et moins préparée, soit parce qu’elles sont de telle nature que tous les partis pourraient jusqu’à un certain point les proposer.
Telles sont, par exemple, la réforme du conseil d’État, le perfectionnement de notre organisation municipale, la liberté de l’enseignement secondaire, une loi qui fixe la responsabilité des ministres et des autres agents du pouvoir ; une autre loi qui détermine les bases de la procédure devant la cour des pairs, seul tribunal dont la juridiction ne soit soumise à aucune règle ; la réforme des prisons ; l’abolition de l’esclavage dans nos colonies, etc., etc.
Toutes ces réformes sont essentielles. Celles-ci importent aux principes éternels de la morale et de l’humanité ; celles-là au progrès de nos institutions constitutionnelles et au perfectionnement de notre organisation administrative et judiciaire ; toutes sont destinées à offrir de nouvelles garanties à la sûreté et à la liberté des citoyens. L’opposition constitutionnelle les veut donc, et elle doit d’autant plus y donner ses soins que, s’il en est quelques-unes que tous les partis puissent faire, elle les ferait autrement qu’eux. Elle est donc bien loin de les négliger, seulement elle comprend que toutes ne peuvent être accomplies le même jour, et il m’a semblé que tout en les poursuivant avec zèle et constance, elle ne devrait pas faire de leur réalisation immédiate une condition de son vote.
Enfin, outre ces réformes, dont les unes ne sauraient être différées, et les autres devront être plus ou moins prochainement accomplies, on peut encore en indiquer une troisième sorte dont l’opposition est nécessairement préoccupée : ce sont les réformes dont le germe se trouve dans quelque mal présent, instinctivement senti et reconnu par tout le monde, et dont le remède est tout à la fois nécessaire et inconnu.
Par exemple, chacun sent que l’un des pouvoirs constitutionnels, la pairie, recèle un vice radical qui, s’il n’est corrigé, peut amener sa ruine ; il n’est personne qui ne reconnaisse que pour elle il n’y a de condition d’existence que dans cette alternative : ou l’hérédité ou l’élection. Mais comment aborder cette question si grave aux yeux de quiconque croit à la nécessité de deux chambres dans un gouvernement libre ? L’opposition, qui ne présente pas encore la solution du problème, doit y songer : c’est une question qu’elle doit mettre à l’étude comme toutes les questions de réforme électorale, sur lesquelles l’esprit public n’est pas encore fixé. Veut-on un autre exemple ? De toutes les questions qui travaillent en ce moment la société, il n’en est certes pas de plus graves que celles qui naissent du paupérisme et de l’état physique et moral des populations manufacturières.
Les développements toujours nouveaux de l’industrie, la révolution que ces développements ont depuis un quart de siècle produite dans la condition et dans les mœurs des classes ouvrières, la concentration progressive des travailleurs sur un petit nombre de points, tous les maux de la concurrence illimitée, l’incertitude et l’oscillation des salaires, l’abrutissement d’une vie presque mécanique, l’imprévoyance, la débauche, le matérialisme d’une si grande portion de la société ; au milieu de toutes ces misères, un sourd malaise, une inquiétude vague, de grossiers intérêts d’ambition sans but et sans règle, l’excitation de ces souffrances cruelles et de ces brutales passions par d’audacieuses théories, la tendance même de ceux qui, pour remédier aux maux des populations industrielles, attaquent la liberté de l’industrie : tout cela recèle de graves problèmes sur lesquels on ferme les yeux, et qui deviennent cependant chaque jour plus menaçants. Beaucoup ne croient point à ce mal, parce qu’ils ne le comprennent pas ; d’autres qui le voient, ne sachant comment le guérir, trouvent plus commode de le nier. Mais comme disait de la terre le savant Florentin, Pur si move, on peut dire de ces questions toujours frémissantes : Cependant elles remuent. Non seulement il s’accumule de grands maux auxquels on ne porte pas de remède efficace ; mais encore, et c’est là peut-être le plus grand péril, des doctrines fausses et absolues se produisent, qui proposent pour ces maux des remèdes pires que le mal même ; et si les esprits graves tardent à aborder ces questions sociales indépendantes des régimes politiques, il est à craindre que le jour où l’on sera forcé de les résoudre, on ne les trouve d’autant plus difficiles qu’elles auront été mal posées et mal prises au début.
Ce sont encore des questions qu’il importe que l’opposition médite, et pour lesquelles il faut que, portant ses vues sur l’avenir, elle prépare des solutions.
Voilà donc trois espèces de réformes que doit vouloir l’opposition : 1° celles qu’elle demande immédiates ; 2° celles dont elle poursuit le succès sans faire de leur adoption soudaine une condition de son appui ; 3° enfin celles qui, ayant leur germe dans quelque vice des institutions politiques, appartiennent cependant à l’avenir et doivent être mises à l’étude.
Une belle tâche s’offre en ce moment à l’opposition constitutionnelle : quand de toutes parts on semble abandonner les principes pour ne suivre que les personnes, il lui convient de se préoccuper très peu des personnes et de s’attacher beaucoup aux principes.
Je ne sais si au milieu du doute et de l’inconsistance générale, quelque puissance appartiendrait à des caractères fermes et persévérants ; mais ce qui me paraît certain, c’est qu’un rôle honorable serait assuré.
Que l’opposition constitutionnelle saisisse donc fortement la mission qui lui est propre ! Dans l’ébranlement général des croyances, le goût des institutions libérales est peut-être de tous les sentiments publics celui qui s’est le plus affaibli ou corrompu ; la liberté chez nous court plus de dangers qu’on ne pense, et nul ne l’attaque ouvertement ; mais soit indifférence des uns, soit crainte des autres, soit calcul de ceux-là, elle perd chaque jour quelques-unes des garanties sur lesquelles elle repose. Si l’on en croit certains théoriciens, remarquables au moins par la constance de leurs efforts, la liberté serait une bonne chose qui aurait fait son temps ; à leurs yeux cette liberté qui repose avant tout sur le respect et l’inviolabilité des droits individuels, cette liberté telle que l’entendaient nos pères de 1789, telle que la comprennent tous les pays libres, serait une institution surannée, dont on pourrait encore garder l’image comme une sainte relique, mais dont il faudrait se hâter de répudier les maximes et les traditions. Ils voudraient à la place du principe libéral qui domine encore nos institutions et qui désormais leur paraît gênant ou stérile substituer je ne sais quelle théocratie administrative, qui, concentrant de plus en plus toute la puissance sociale entre les mains d’un seul homme, grand prêtre ou commis, prenne en tutelle 34 millions d’hommes, les plie comme des roseaux sous son omnipotence, les gouverne, les administre, les règlemente, les atteigne jusque dans le foyer domestique, brise sans pitié, au mépris même des garanties légales, tout signe d’indépendance, toute dissidence de pensée, et réduise enfin chaque individu pour le plus grand bien de tous à l’état d’atome et de poussière. Les doctrines qui tendent à l’extension indéfinie de l’autorité centrale ont, il faut l’avouer, des défenseurs très divers : on voit se rencontrer sur ce terrain les conservateur les plus obstinés, et les plus ardents révolutionnaires, qui, s’ils ont leur jour de pouvoir, ne veulent pas manquer de cette puissante machine de gouvernement ou d’oppression.
Mais ce ne sont pas pour la liberté les théories que je crains le plus ; ce qui pour elle me paraît surtout redoutable, c’est l’état même de la société à laquelle s’adressent ces doctrines ; c’est le nombre de ceux que leurs dispositions serviles attirent à toute espèce de despotisme, ou qui lui sont dévoués d’avance par la mollesse de leurs âmes, par le trouble de leurs idées, par la corruption de leurs mœurs. Quelles que soient les garanties écrites dans les constitutions, toute tyrannie est à craindre quand le fond de la société se prépare pour la recevoir.
Il existe assurément dans tous les partis des amis sincères et ardents de nos institutions libérales ; c’est cependant à l’opposition constitutionnelle qu’il appartient surtout de prendre leur défense, et ce n’es pas seulement parce que ces institutions tendent à s’affaiblir que l’opposition doit travailler à leur rendre toute leur force, il importe encore de les vivifier pour qu’elles offrent au pays, dans leur développement et dans leur progrès, un objet digne de ses plus grandes passions.
Vouloir condamner la France à vivre sur elle-même dans une prospérité matérielle et bornée serait la plus chimérique et la plus périlleuse des entreprises. La France, toute pleine des majestueux souvenirs de son passé, n’a point résigné sa grandeur. D’immenses passions s’agitent dans son sein ; après tant de triomphes, une douce vie ne suffit pas à son orgueil, et dans le repos qui suit tant d’émotions, elle s’ennuie. Malheur à qui tentera de comprimer ces passions qui, dans leur irrésistible jouissance, feraient tout éclater autour d’elle. La sagesse politique ne peut être que de leur offrir un aliment et un but.
Sans doute, ce but, cet aliment se rencontrent principalement dans toutes les entreprises que la France peut faire au dehors pour accroître sa richesse commerciale, sa puissance maritime et son influence dans le monde. Mais si quelque circonstance passagère détournait la France de la poursuite de ces grands objets, ne serait-il pas sage de diriger d’un autre côté ces passions ardentes et impétueuses qui ne sauraient sans tant de périls demeurer oisives et affamées ? Ne serait-ce pas un grand bien, si l’on parvenait à les occuper et à les nourrir, que de les préserver d’une explosion fatale en les conservant dans toute leur vigueur, exemptes de colère, d’amertume et d’injustice ? Et quel plus noble aliment pourrait leur être offert que le perfectionnement de nos institutions libérales ? Pour moi, je l’avoue, je ne connais que la liberté qui fasse équilibre à la gloire. Et, qu’on y prenne bien garde : en même temps que la liberté est pour un peuple le seul intérêt capable de balancer la gloire, elle est aussi le meilleur garant de sa puissance. Il n’est pas à craindre qu’une grande nation consente jamais à être moindre au dehors qu’elle ne le fut jadis, si au dedans elle se sent de plus en plus libre ; si chacun de ses membres se sent grandir individuellement par l’accroissement de ses droits ; si ces droits lui deviennent chers ; s’il craint vivement de les perdre ; s’il est saisi du désir ardent de les augmenter encore ; en un mot, s’il se passionne fortement pour toutes les espèces de progrès que l’on peut demander à un gouvernement libre. Je ne sais quel serait le destin d’un peuple qui, pendant le sommeil de sa gloire, laisserait sa liberté s’éteindre ou languir ; mais j’ai foi dans le retour de sa gloire et dans le maintien de sa grandeur, si je vois chez lui toujours vivaces l’amour et les passions de la liberté. Ce sont ces passions, c’est cet amour de la liberté, c’est cette crainte de la perdre, c’est ce désir de l’étendre qu’il faut qu’aujourd’hui l’opposition libérale et constitutionnelle s’efforce d’exciter au sein du pays. La liberté a besoin pour se soutenir des passions de la France. Les passions de la France et sa grandeur n’ont pas moins besoin aujourd’hui des secours de la liberté, et ce n’est pas seulement en recommandant aux peuples l’amour des institutions libérales qu’on leur en inspire le goût ; on les passionne pour la liberté en l’aimant passionnément avec eux, en respectant tous les principes qui la constituent, en honorant tous les progrès, en poursuivant avec ardeur, avec persévérance toutes les réformes.
Uu peuple ne s’attache profondément à ses institutions que lorsqu’il travaille à les perfectionner.
GUSTAVE DE BEAUMONT
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