Face à l’insalubrité, aux maladies et aux épidémies, l’intervention de l’État est parfois légitime, considèrent les membres de la Société d’économie politique examinant cette question en 1892. L’État est parfaitement dans son rôle, par exemple, lorsqu’il assure l’écoulement des eaux ménagères. Mais qu’il ne tâche pas, dit Frédéric Passy, de nous protéger nous-mêmes contre nos propres fautes, au risque d’affaiblir la puissance de la responsabilité individuelle. Qu’il ne se comporte pas non plus dans ce mandat, dit un autre, comme un pompier qui inonde et détruit tout un mobilier pour éteindre un feu de cheminée. Car son intervention a ses bornes.
De l’intervention de l’État dans les questions d’hygiène publique
SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE
SÉANCE DU 5 AVRIL 1892
(Annales de la société d’économie politique, année 1892.)
La séance est présidée par M. Frédéric Passy, membre de l’Institut, président.
Le président met aux voix l’adoption du sujet de discussion proposé par le secrétaire perpétuel et qui a pour auteur M. Charles Lucas, architecte. La question est celle-ci : De l’intervention de l’État dans les questions d’hygiène publique.
Voici l’exposé fait par M. Ch. LUCAS.
Il s’est surtout préoccupé, en faisant inscrire cette question à l’ordre du jour de la Société d’Économie politique, du mouvement d’opinion que surexcite, depuis quelques années, le dépôt, devant le Parlement français, de projets de loi sur l’hygiène et sur la santé publiques. Il a cherché à s’éclairer sur la part qui pourrait et devrait être faite à la protection de la propriété privée, dans la discussion de ces projets de loi, contre les envahissements de l’État ; ces envahissements se montrent menaçants dans des projets dus, les uns à des hommes politiques et les autres à des hygiénistes, mais à leur préparation ne semble, en aucun cas, avoir collaboré efficacement un véritable législateur ayant souci du respect dû à la propriété privée et des garanties dont s’est toujours efforcé de l’entourer notre droit français; on n’a pris en rien conseil d’un architecte expérimenté, alliant à ce respect les données pratiques d’une bonne et hygiénique construction et une entente suffisante du plan général d’assainissement d’une cité.
Cette question de l’intervention de l’État dans les questions d’hygiène publique, que réveille à nouveau le dépôt fait par le gouvernement, à la Chambre des députés, le 3 décembre 1891, d’un projet de loi pour la protection de la santé publique, avait été inscrite sous ce titre : Jusqu’à quel point l’État peut-il intervenir LÉGITIMEMENT dans les questions d’hygiène publique, au questionnaire de la Section des Sciences économiques et sociales du Congrès des Sociétés savantes de 1891 ; devant un bureau où siégeaient nos collègues, MM. Ém. Levasseur, Frédéric Passy, Ch. Tranchant, Lyon-Caen, Th. Ducrocq et Cl. Juglar, elle a donné lieu alors à l’échange de vues élevées, dans un débat auquel ont pris part plusieurs membres de notre Société et qui semble avoir établi, ainsi que le faisait pressentir le titre donné à la question, que là encore, comme partout où il s’agit de la connexité de l’intérêt général et des intérêts privés, il y aurait lieu surtout, à côté du principe même de la légitimité de l’intervention de l’État, de préciser les limites de cette intervention, de définir les garanties dont elle doit être entourée et de sauvegarder, autant que possible, cet autre principe si fécond de l’initiative et du dévouement individuels à opposer à la tutelle trop envahissante, et par suite abusive ainsi que trop coûteuse, de l’État.
À propos du dernier projet de loi pour la protection de la santé publique, M. Ch. Lucas présente les quelques réflexions que voici :
Certes, l’intervention de l’État est des plus légitimes lorsqu’il s’agit d’imposer l’adduction d’eau potable ou l’évacuation d’eaux contaminées et de matières ou de détritus dont la stagnation est dangereuse pour la santé publique ; on ne peut nier, non plus, la légitimité de cette intervention lorsqu’il s’agit de mesures prophylactiques, vaccination et revaccination, destinées à protéger la santé de l’enfant, de l’adulte ou de l’homme fait dans les agglomérations placées sous la haute direction et la responsabilité de l’État et qui s’appellent l’école, la caserne, le navire ; voire même aussi lorsqu’il s’agit de désinfection ou d’isolement à la suite de décès occasionnés par des maladies contagieuses ; seuls une saine appréciation de l’utilité de ces mesures et un soin extrême dans leur application sont à souhaiter ; mais, à côté de cette nécessité reconnue et acceptée de l’intervention de l’État qui semble parfois exercer le mandat qu’il a reçu dans l’intérêt de tous, à la façon du pompier qui inonde et détruit tout un mobilier pour éteindre un feu de cheminée, n’y a-t-il pas lieu de s’émouvoir de cette tendance trop souvent générale de certains auteurs de projets de loi qui, à notre époque, s’efforcent d’armer l’État, à l’aide de phrases confuses et de prescriptions mal définies, ou de règlements d’administration publique n’offrant guère plus de garanties aux intéressés, du pouvoir exorbitant de mettre la main sur la propriété privée, à la suite de constatations faites par des commissions nommées par un ministre ou par des préfets, et à la suite de jugements rendus par des juges de paix, eux aussi, nommés par un ministre et sous l’empire de quelles préoccupations électorales parfois ? Et quand, à côté de ces sources d’abus, on voit ces mêmes projets de loi suspendre les garanties habituelles de notre droit français et enlever à des propriétaires expropriés à la suite de déclarations d’insalubrité rendues sommairement, sans appel et sans recours sérieux, sans une enquête où ils puissent se défendre, quand on voit enlever à ces propriétaires cette garantie de préemption que leur assuraient les articles 60 et 61 de la loi du 3 mai 1811 sur l’expropriation pour cause d’utilité publique, garantie qu’avait suspendue, une première fois et par simple voie d’amendement intervenu dans la discussion, la loi du 13 avril 1850, relative à l’assainissement des logements insalubres, on se demande, pour peu que l’on se rende compte du mauvais état hygiénique du plus grand nombre des communes de France et de l’état politique parfois si troublé de ces mêmes communes, quels abus monstrueux ferait naître et développerait une telle loi si elle était votée !
En outre, dans l’exposé des motifs du projet de loi pour la protection de la santé publique, on trouve un paragraphe faisant miroiter les travaux d’assainissement entrepris, c’est possible, dans l’intérêt général, et sans aucune arrière-pensée politique, comme pouvant, à l’aide de contributions perçues sur les propriétaires riverains, devenir « une source de profits, soit pour la commune, soit pour le concessionnaire qui aurait accepté de les entreprendre à ses risques et périls » ; dans le texte même du projet de loi, art. Ier, §4, ne voit-on pas proposer, dans le cas où un conseil municipal ne se déciderait pas à exécuter, dans les trois mois, des travaux ordonnés par le Comité consultatif d’hygiène, que la dépense occasionnée par ces travaux « pourra être mise intégralement à la charge de la commune dans les conditions de la loi du 16 septembre 1807 », cette loi relative au dessèchement des marais, et que, d’après l’exposé même des motifs du projet de loi actuel, on n’a appliquée que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles, ou mieux, qu’en définitive on n’ose pas appliquer, mais qui est toujours en vigueur ; son article 36 porte que l’administration publique « aura égard, lors de la rédaction du rôle de la contribution spéciale destinée à faire face aux dépenses de ce genre de travaux, aux avantages immédiats qu’acquerraient telles ou telles propriétés privées, pour les faire contribuer à la décharge de la commune dans des proportions variées et justifiées par les circonstances », article dont le suivant, l’article 37, complète les tendances à l’arbitraire en chargeant de son exécution les préfets et les conseils de préfecture.
M. Ch. Lucas estime qu’il y aurait dans une telle intervention de l’État, si elle était affirmée à nouveau et confirmée par un texte législatif, et si elle s’étendait sur des données aussi difficiles à apprécier et à limiter que des conditions d’insalubrité, surtout si cette intervention était entourée d’aussi peu de garanties que les comporte le dernier projet de loi gouvernemental pour la protection de la santé publique ; il estime, disons-nous, qu’il y aurait là un danger réel, capable d’engendrer les plus grands abus, d’amener les plus actives divisions au sein même des plus petites communes et de surexciter chez tous, administrateurs et administrés, des convoitises plus dangereuses pour la morale publique que les causes d’insalubrité auxquelles on aurait voulu remédier ne l’eussent été pour la santé de tous.
Le titre même de la question proposée semblait comporter une extension considérable du sujet. C’est ce qu’a cherché à faire remarquer M. Charles Letort, en demandant d’abord à M. Ch. Lucas s’il entendait que la discussion fût cantonnée dans l’examen des empiètements de l’État sur la propriété immobilière sous prétexte de protéger la santé publique.
Le sens même de l’expression « hygiène publique » indiquait, ajoute M. Letort, tout un ensemble de mesures préventives propres à garantir plus ou moins bien les citoyens d’un pays contre les maladies, surtout contre les affections contagieuses. Il y a des mesures applicables aux hommes mêmes, d’autres qui portent sur les animaux, d’autres sur les consommations, etc. Il y en a qui n’ont de portée qu’à l’intérieur du pays et d’autres qui sont d’intérêt international, etc.
M. Ch. Lucas se défend d’avoir voulu limiter le sujet, et il se déclare désireux de voir quelques-uns de ses confrères développer d’autres faces de la question.
M. Alfred Neymarck rappelle qu’il est facile, dans des questions ainsi posées, de connaître par avance l’opinion de la grande majorité des membres de la Société d’économie politique.
Sans doute, dit-il, la liberté est un principe absolu et les partisans de l’intervention de l’État, sous quelque forme qu’elle se manifeste, sont nombreux dans notre Société d’économistes ; mais encore conviendrait-il de bien définir comment ce principe peut s’accorder avec les règlements nécessaires aux grandes agglomérations d’hommes.
Le rôle de l’État doit-il se borner à la stricte observation des prescriptions de l’hygiène publique ? N’a-t-il pas aussi pour mission de veiller à l’hygiène morale et d’assurer à ces deux points de vue la salubrité de la rue ? M. Alfred Neymarck demande à M. Frédéric Passy de vouloir bien nous exposer ses vues à cet égard.
M. Frédéric Passy, sans méconnaître le droit et le devoir de l’État d’intervenir dans une certaine mesure pour éviter des dangers qui ne pourraient être évités sans cette intervention, croit qu’il y a à se méfier de la tendance qui vient d’être signalée. Et ce n’est pas seulement la propriété matérielle qui se trouve menacée, c’est aussi la liberté individuelle et par suite le ressort moral et la famille elle-même. Lors d’une des dernières invasions de choléra, on se rappelle peut-être les propositions qu’avaient formulées M. Paul Bert pour empêcher la contagion. Il ne s’agissait de rien moins que de faire prescrire à la famille du malade dans quelle pièce de son appartement celui-ci serait soigné et d’interdire aux autres membres de la famille non atteints encore de l’approcher. Il est vrai que le médecin chargé par l’administration de formuler ces prescriptions aurait été de maison en maison et par conséquent aurait pu propager la contagion. Consulté un jour sur ce projet par M. Paul Bert dont il était alors le collègue, M. Passy lui répondit : « Si j’avais le malheur de voir un de mes enfants atteints du choléra, et si vous prétendiez venir empêcher son frère ou sa sœur de le soigner, je vous mettrais tout simplement à la porte, ou plutôt, puisque tout ce qui a approché les cholériques est porteur de contagion, je vous brûlerais avec votre caoutchouc isolateur pour vous empêcher de promener l’épidémie sur vos pas. »
Encore une fois, dit M. Passy, je ne nie point que l’État n’ait quelque chose à faire. Assurer l’écoulement des eaux ménagères, empêcher les accumulations d’immondices qui peuvent devenir des foyers d’infection, protéger, en un mot, chacun et l’ensemble, contre les préjudices qui peuvent leur être causés par la faute des autres, c’est son devoir. Mais quand il prétend nous protéger nous-mêmes, il dépasse souvent la limite et va parfois à l’encontre de son but. J’ai déjà rappelé, dit M. Passy, ce que disait un jour notre collègue M. Vée, ancien pharmacien et ancien adjoint d’un des arrondissements de Paris, alors directeur d’un des services de l’Assistance publique : « Nous forçons des propriétaires à assainir des logements que nous trouvons défectueux et par suite les locataires à les abandonner, d’abord parce que les travaux ne permettent point de les habiter pendant qu’ils s’exécutent, et ensuite parce que le loyer s’en trouve augmenté. Ces logements sont moins imparfaits, c’est incontestable, mais où va le locataire expulsé qui y était accoutumé et qui n’en trouve plus d’autre ? » Ce n’est que petit à petit que ces modifications peuvent se faire ; et il est malheureusement trop vrai que le mieux est souvent l’ennemi du bien. Or l’État ou les administrations se font des plans et des systèmes qui ne tiennent pas suffisamment compte des diversités de lieux et des conditions des personnes. On l’a bien vu lors du grand mouvement des constructions scolaires. On avait adopté des règles uniformes de hauteur, de cubes d’air, etc. Très à propos dans les agglomérations, ces règles n’étaient pas toujours aussi à propos dans les petites communes rurales où l’air extérieur abonde ; et elles empêchent parfois de réaliser, sans écraser les finances de la commune, des améliorations très sérieuses. L’uniformité que la centralisation entraîne avec elle est par elle-même un danger, car si l’État se trompe, il se trompe en grand et la variété est un des éléments du progrès.
Quant à l’hygiène morale de la rue dont a parlé M. Neymarek, c’est une autre question dont M. Passy connaît toute l’importance, mais qu’il ne faudrait point, sous peine de mettre de la confusion dans la discussion, mêler à la question de l’hygiène matérielle.
M. Limet qui a été, en Amérique, longtemps directeur de l’Abeille de la Nouvelle-Orléans, parle spécialement des quarantaines et des abus monstrueux auxquels se livrent les Bureaux de santé existant dans toutes les villes aux États-Unis.
Il rappelle quelques épisodes pittoresques des épidémies de fièvre jaune auxquels il a jadis assisté à la Nouvelle-Orléans, épidémies pendant lesquelles régnait un véritable affolement, pendant lesquelles on voulait, par des cordons sanitaires et l’emploi de la force armée, empêcher toute circulation des personnes et des choses, etc.
Il se déclare, du reste, absolument opposé à ces mesures aussi inutiles, selon lui, que rigoureuses. Tout au plus admet-il, avec restrictions, les quarantaines maritimes, sous expresses réserves.
M. Edmond Duval, directeur du Mont-de-Piété, est d’avis que l’État ne doit pas se désintéresser des questions « d’hygiène sociales ». Il doit même intervenir, dans l’intérêt de la majorité des citoyens.
Il y a simplement là une question de mesure.
M. Duval rappelle qu’à l’étranger, notamment en Angleterre et en Allemagne, les autorités sont armées de pouvoirs très étendus en matière surtout de maladies contagieuses.
Dans quelle mesure, dit-il, cette intervention doit-elle s’exercer pour protéger la santé publique sans nuire, autant que possible, aux intérêts privés : là est la question.
À l’étranger, notamment en Angleterre et en Allemagne, les mesures de salubrité et d’hygiène sont rigoureusement exécutées. À Londres, dans un pays où la liberté individuelle est peut-être respectée plus que partout ailleurs, ces mesures sont appliquées avec une extrême rigueur et l’autorité des magistrats s’exerce en tout lieu, sauf dans les immeubles appartenant à la Reine, lit-on dans les « Acts ».
Dans ce pays, où bon nombre de jeunes gens sont logés dans des familles, en garni, comme on dit en France, l’application des mesures d’hygiène n’est pas sans conséquences coûteuses pour les locataires.
J’ai connu un jeune employé de banque, atteint de fièvre scarlatine et immédiatement transporté à l’hôpital français, n’ayant pas séjourné, par conséquent, dans l’immeuble, pendant la période contagieuse de la maladie, obligé cependant de payer les frais de restauration complète de sa chambre.
À Berlin, le service de désinfection est également très rigoureux. On procède d’office à cette opération, avec des précautions minutieuses ; des voitures, couleur chocolat, enlèvent tout ce qui peut être transporté à l’étuve municipale : tentures, mobilier, etc. Les employés procèdent sur place à la désinfection rigoureuse des locaux. Les objets enlevés sont rapportés, après épuration, par des voitures de couleur différente.
Les précautions les plus minutieuses sont prises pour qu’il n’existe aucun contact entre les employés, avant et après l’opération de désinfection. Il est vrai de dire qu’à Berlin les étuves dans lesquels on opère ces épurations sont défectueuses.
En France, cette intervention des municipalités pour enrayer les maladies contagieuses, est loin d’être aussi stricte.
Ne faut-il pas le regretter ? Ne serait-il pas préférable que les appartements où auraient vécu des habitants atteints de maladies contagieuses, fussent assainis d’office dans l’intérêt des futurs locataires et même dans l’intérêt, bien entendu, du propriétaire ? Il existe des étuves municipales, des prescriptions hygiéniques fort peu connues et dont l’emploi facultatif n’offre que des garanties incomplètes.
Le législateur français s’est montré jusqu’ici plus réservé que le législateur étranger.
L’administration a pris des mesures utiles dont les bons effets sont manifestes, mais ne serait-il pas désirable qu’il y eût, par exemple, une inspection plus rigoureuse des garnis, avec une réglementation plus sévère ?
Combien de fois de malheureux locataires n’ont-ils pas dû coucher sur des matelas malsains, dans des draps abandonnés la veille par un précédent locataire transporté à l’hôpital ?
M. Duval raconte alors, ce qui intéresse vivement l’assistance, les mesures organisées par lui au Mont-de-Piété de Paris depuis 1887.
Les matelas, lits de plumes, oreillers, etc., sont assurément déposés au Mont-de-Piété, dans un grand nombre de cas, après un décès ou une maladie qui a épuisé les ressources de la famille. Les matelas et lits de plume sont reçus sans être enveloppés, de sorte que le voisinage d’un matelas contaminé peut suffire pour transmettre les germes d’une maladie contagieuse à un matelas sain juxtaposé.
En 1887, des étuves d’épuration par la vapeur sous pression ont été installées dans les différents établissements à magasins de l’administration, et chaque année 50 000 ou 60 000 objets de literie sont ainsi assainis.
M. le Dr Bertillon déclarait, dans ses publications statistiques sur la mortalité, que cette réforme n’avait pas été sans influence sur l’amélioration de la santé publique.
Les expériences de M. le professeur Grancher ont démontré l’efficacité du système d’épuration par les étuves Geneste et Herscher.
Il n’est pas douteux que le Mont-de-Piété ne détruise ainsi un grand nombre d’invisibles microbes. Mais ce qui est d’une constatation plus facile, c’est que les insectes qui se trouvaient précédemment en innombrables quantités dans les gages de cette nature ont complètement disparu. Dans les magasins spéciaux où sont placés les matelas, l’odorat n’est plus désagréablement affecté par les odeurs ammoniacales qu’on y respirait antérieurement.
Peut-être l’État devrait-il imposer des mesures analogues à l’Hôtel des Ventes.
C’est dans ces conditions que l’intervention de l’État paraît nécessaire à l’orateur.
Dans les campagnes, elle n’est pas moins utile. Là, plus qu’ailleurs les précautions d’hygiène sont négligées. En effet, si dans les villes l’administration intervient rigoureusement, par exemple, pour obtenir l’étanchéité parfaite des fosses d’aisances, en est-il de même dans les petites communes ? Assurément non.
Je me souviens, dit l’orateur, d’avoir vu la population d’un chef-lieu de canton de Seine-et-Marne, puiser avec confiance les eaux sulfureuses d’une source qui devait ses prétendues qualités à des infiltrations des fosses d’aisances environnantes.
N’est-il pas encore du devoir de l’administration de surveiller les emplacements des lavoirs publics ou autres, dont les eaux souillées vont souvent, par leurs infiltrations, contaminer les sources qui servent à la consommation des habitants ?
C’est dans cet ordre d’idées que M. Duval juge légitime l’intervention des autorités, quand bien même les mesures à prendre pour la sauvegarde de la collectivité léseraient quelques intérêts privés.
M. L. Lallemand, lui, ne désapprouve pas tout à fait ces idées et admettrait assez quelques-unes de ces mesures ; mais, dit-il, la bureaucratie, l’haïssable bureaucratie, s’empare des pouvoirs qu’on lui confie et en fait un épouvantable abus.
Il fait alors une vive critique du projet, qu’il déclare monstrueux, d’un ministère de l’assistance et de l’hygiène publiques, qui implanterait en France la charité légale et organiserait une véritable tyrannie. Il y a déjà bien assez de bureaux qui fonctionnent au ministère de l’intérieur, et dont la tendance est, naturellement, d’inventer du travail, des attributions pour les inspecteurs et les employés, afin qu’ils aient l’air, au moins, de servir à quelque chose.
M. Passy reprenant la parole s’associe volontiers à une partie des critiques qui viennent d’être formulées. L’État, cela est trop certain, et l’administration sont, comme nous tous, exposés à se permettre ce qu’ils ne permettent pas aux autres. J’ai présidé jadis, dit M. Passy, une de ces commissions locales de surveillance du travail des enfants qui auraient pu rendre de très grands services, si les fonctionnaires administratifs qu’elles devaient aider et renseigner ne s’étaient trop souvent attachés, par jalousie d’influence, à entraver et à annuler leur action. Nous signalions dans les établissements particuliers des dispositions dangereuses, des courroies à portée de la main ou de la tête des ouvriers, des engrenages non enveloppés ; et dans les établissements publics, dans les expositions, comme l’Exposition maritime et fluviale aux Champs-Élysées, nous rencontrions tout ce que nous étions chargés d’interdire pratiqué au grand jour avec la complète approbation de l’administration. Les visiteurs, femmes, enfants, pressés les uns sur les autres, circulaient au milieu des engrenages et des courroies, contre lesquels aucune précaution n’avait été prise.
De même M. Duval vient de signaler les excellentes mesures d’épuration de la literie qu’il prend au Mont-de-Piété. On ne peut qu’y applaudir. On ne peut qu’approuver également les mesures de désinfection qui commencent à être prises dans les logements où s’est produit un cas de diphtérie, de variole ou d’autres maladies infectieuses. Rien de plus juste non plus, sans obliger une famille à abandonner ses malades ou à les faire transporter à l’hôpital, au risque de les tuer en route, que d’exiger qu’un écriteau mis sur la porte avertisse de la présence dans la maison d’un cas de rougeole ou de scarlatine. Mais il n’y a pas bien longtemps, à supposer que cela ait complètement cessé, qu’aucune précaution n’était prise par l’administration pour empêcher la propagation des maladies par une voie bien autrement dangereuse. Les diphtériques, les scarlatineux et le reste étaient apportés aux hôpitaux dans des voitures prises sur la place, et la voiture retournait à sa station sans avoir subi aucune désinfection.
Ce seraient là pourtant des mesures bien simples ne portant aucune atteinte à la liberté individuelle, et, avant de recourir à toutes ces prescriptions dont on nous menace, on pourrait bien au moins commencer par se mettre à l’abri de la responsabilité qu’entraînent de pareilles négligences.
Est-il toujours bien sûr d’ailleurs, reprend M. Passy, que l’administration ait toute l’initiative et toute l’infaillibilité qu’elle s’attribue ? Et il cite à ce propos une anecdote qu’il a déjà contée ailleurs. À une certaine époque, sous l’Empire, un proviseur intelligent, désolé de l’état révoltant et malsain des lieux d’aisances de son lycée, avait demandé au ministre la permission d’y porter remède par quelques travaux très intelligemment conçus et faciles à exécuter. Bien qu’il eût fait largement ses preuves en mainte occasion, il lui fut répondu qu’une haute commission était chargée d’étudier le meilleur système à appliquer à tous les lieux d’aisances des lycées de l’Empire. J’ignore, ajoute M. Passy, si la haute commission a jamais conclu, mais en attendant ses conclusions « ça pue toujours, disait le proviseur, et qui sait si en laissant un peu mes collègues et moi chercher chacun de son côté, on n’aurait pas trouvé mieux et à moins de frais que ce qu’on nous imposera aux calendes grecques ».
Je vais peut-être dire une énormité, ajoute encore M. Passy, mais est-il bien sûr que nos réseaux d’égout soient aussi favorables à l’hygiène qu’on se le figure ? Je ne veux pas reprendre devant la Société la grande question de l’envoi des eaux d’égout dans les terrains de Gennevilliers et d’Achères, ni celle du tout à l’égout que je persiste à considérer comme aussi détestable qu’eût été simple et efficace le tout par l’égout.
Mais, lorsque l’on sait, comme cela est constaté dans les rapports de M. Brouardel et d’autres, qu’il y a telle partie d’égout dans Paris d’où les matières mettent six semaines à atteindre l’extrémité du réseau, n’est-on pas tenté de se demander si l’on a fait autre chose que d’aggraver le mal en le cachant, et si jamais on supporterait à l’air libre, dans un ruisseau, la moitié de la fermentation putride que l’on entretient à plaisir loin des yeux du public ? Si bien que ces égouts si vantés peuvent devenir dans certains cas des agents d’infection. On s’est étonné, lors d’une des dernières épidémies de choléra, de voir particulièrement frappés les beaux quartiers hauts des environs de l’Étoile. L’explication est très simple. L’égout faisait cheminée et les gaz méphitiques venaient aboutir aux points les plus élevés.
Donc laissons à l’État, et demandons-lui tout ce qui est de préservation générale, mais comptons surtout sur l’initiative privée et n’abandonnons pas tout à l’action administrative.
M. Clément Juglar vient alors refaire avec une railleuse énergie le procès à ce pauvre État, qui fait si mal ce dont il se charge.
Il fait remarquer que puisque l’État intervient par des règlements obligatoires il devrait au moins prêcher d’exemple. Or, dans la plupart des commissions de l’État ou des communes, pour ne pas dire dans toutes, tient-on compte des prescriptions hygiéniques pour la ventilation et le chauffage ? S’occupe-t-on des conditions nécessaires pour une facile et commode circulation sans se trouver sans cesse en présence de différences de niveau, qui réclament des marches, des contremarches, des paliers avec des couloirs obscurs et souvent sans issue ? Pour citer un exemple, que l’on visite la nouvelle Sorbonne et les petites salles que l’on décore du nom d’amphithéâtre.
Si, dans ce palais, la ventilation est insuffisante, elle n’est pas aussi mauvaise que dans toutes les maisons et les hôtels des grands boulevards. Là, vu la cherté du terrain, on a supprimé les cours et les jardins, on les a remplacés par des courettes, espèce de puits, où se trouvent réunis tous les tuyaux de descente d’eau des cuisines, des cabinets et le courant d’air ascensionnel pour la ventilation.
Or c’est par là et non par la façade que l’air, aspiré comme par un tuyau de cheminée, pénètre chargé de miasmes dans les appartements !
Faut-il s’étonner si les maladies n’épargnent pas les grands quartiers. Sous prétexte d’appliquer une hygiène aussi mal entendue, en remettre le soin aux administrations municipales et aux commissions parmi lesquelles se rencontrent des gens peu honorables (faut-il rappeler les scandales d’une certaine école municipale, la souscription d’un des derniers emprunts de la ville de Paris, les dépenses irrégulières), c’est abandonner une partie du droit de propriété par suite de contacts incessants avec les agents municipaux.
L’État cependant a le droit d’intervenir, mais il doit le faire avec une mesure, une prudence et une impartialité qu’on ne rencontre pas toujours aujourd’hui.
M. Duval ajoute, que les Anglais, en réalité, ne font pas mieux que nous, et que leurs Commissions non plus ne valent pas mieux.
Enfin M. Fréd. Passy résume la discussion et la séance est levée à 11 heures moins quart.
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